Conférence prononcée au Colloque de Presov « Tolérance et différence » organisé par le Département de langue et de littérature françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de Presov, les associations Jan Hus et Sens Public, avec le soutien de l’Ambassade de France en Slovaquie, en septembre 2006.
Lorsque Michaël Walzer rédigea, en 1997, son Traité sur la tolérance, il commença par un « envoi » très intéressant, écrivant : « En tant que juif américain, j’ai d’abord grandi en me considérant comme objet de tolérance. Ce n’est que bien plus tard que j’ai également reconnu en moi le sujet, l’agent ayant lui-même vocation à en tolérer d’autres, y compris certains de mes coreligionnaires juifs qui se faisaient de la judéité une idée radicalement différente de la mienne. » 1 Michaël Walzer insiste sur la position subjective : le fait d’être sujet. Il souligne, ce faisant, que celui qui peut n’être pas toléré n’est pas passif, s’il demeure impuissant. Car s’il ne peut influer sur la perception d’autrui, il n’est pas, pour sa part personnelle, une chose, mais un sujet qui, à son tour, tolère ou non certains plutôt que d’autres. Il insiste donc sur le fait que la tolérance est, dans le fond, quand elle est abordée sous l’angle individuel, affaire non pas seulement de rapport (objectif) mais de position (subjective).
Si, en effet, la tentation est grande de croire que ce sont les minorités qui font, ou non, l’objet de la tolérance de la majorité, alors que la colonie présente, bien au contraire, le phénomène inverse de l’exclusion - notamment juridique, du côté des sans droit - d’une majorité par une minorité, la tentation est grande, également, et elle est parfois inaperçue, de penser la tolérance comme concernant les autres, ceux qu’on pourrait appeler, derrière Foucault, les anormaux. Pour le dire autrement, la tolérance, comme la différence, se conjuguent ordinairement à la troisième personne. Les penser, pourtant, oblige à les envisager à la première personne d’abord, à la seconde ensuite, à la troisième enfin. La première personne désigne celui qui parle, la seconde renvoie à celui auquel on s’adresse, la troisième, enfin, désigne celui dont on parle, celui qui est, dans l’interlocution, absent 2 . Pour les conjuguer, je me fonderai sur trois textes littéraires, sur trois courts récits de Franz Kafka : Un rapport pour une académie, Chacals et Arabes, Dans la colonie pénitentiaire. Les deux premiers récits ont été publiés ensemble en 1917 : ils vont de pair. Le troisième est antérieur dans la rédaction, mais il ne fut pas publié avant 1919. Les trois nouvelles concernent, sous des angles différents, la colonie. Les trois régions évoquées sont l’Afrique subsaharienne, dite « noire », la Palestine, et, enfin, les Tropiques, vraisemblablement les Indes orientales. Les trois nouvelles concernent, également, les différences. Celles-ci, en effet, ne sont pas des données. Les différences sont des phénomènes d’institution dont le caractère - plus ou moins - premier en fait des faits instituants . C’est sur les différences, en effet, que se fondent la classification de choses, l’ordre du monde et, par là, le partage de la raison.
Première séquence : à la première personne
A la fin du XIXe siècle, les Européens découvrent les sujets de leurs empires coloniaux lors d’exhibitions qui ont lieu dans des parcs zoologiques, comme à Paris ou à Hambourg, ville à laquelle Kafka, dans Un Rapport pour une académie, fait explicitement référence ; mais aussi, comme à Londres, dans des « aquariums », ou encore, dans de pseudo villages reconstitués en pleine ville. A Paris, dès 1877, le Jardin Zoologique est employé pour montrer des « exotiques » entre hippopotames, girafes, autruches et autres palmiers. Jules Lemaître écrit par exemple, dans une texte intitulé « Les Achantis au Jardin d’Acclimatation », publié le 19 septembre 1887, les lignes suivantes : « Ces exhibitions ne donnent pas une fière idée de l’humanité. Les Achantis sont affreux. - Vous me direz qu’ils nous trouvent peut-être fort laids de leur côté, qu’ils ont raison, et nous aussi, que la beauté est une idée toute relative, etc. - Eh bien ! non, je maintiens qu’ils sont affreux. (…) En somme, ces bons Achantis sont déplaisants à voir, non parce qu’ils ont des têtes d’animaux, mais parce que, ayant ces têtes, ils ont cependant l’air d’être des hommes. » 3 Devant la prolifération des images, Achille Mbembé a pu faire part de son irritation, de son embarras et, pour finir, de son impuissance. « Ce qui m’irrite le plus dans tout ceci, a-t-il déclaré 4 , c’est que l’Autre, parce qu’il a des moyens que je n’ai pas, s’autorise à me renvoyer à la figure une image qu’il a fabriquée de moi, sans que je lui ai demandé quoi que ce soit.(…) Il veut m’obliger à me convaincre que « je suis vraiment à l’image de ce qu’il a fabriqué ». Non seulement il veut me convaincre de cela, dans le sens d’une persuasion, mais il me force à adhérer à ce qu’il a décidé que je suis, à répéter cela pour mon propre compte, à le mimer, comme condition pour qu’il me laisse les apparences de la vie sauve. Ce qui m’irrite et me révolte, c’est de réaliser cette impuissance ; de découvrir que, en réalité, quoique je fasse, il a les moyens de faire ce qu’il veut, de « valider », de façon autoritaire, les fables qu’il raconte à mes dépens. »
Un Rapport pour une académie est un texte qui subvertit ce principe 5 . C’est un texte qui retourne, comme un gant, la position du colonisateur. Kafka, en effet, donne la parole, et transforme du coup en sujet, celui qui, généralement, est condamné au mutisme, celui qui, ordinairement, n’est qu’un objet de discours, ce qui est la marque discursive de sa dévaluation sociale, politique, anthropologique. Il s’agit en effet du discours d’un « intégré » ou d’un « assimilé », tenu à la première personne. Un singe humanisé s’adresse à d’honorables académiciens et leur livre un « rapport sur (sa) vie antérieure » : quand il était singe. La parole émane donc de quelqu’un (…) qui - enfin ?- peut s’exprimer en nom propre, ou plutôt presque propre puisqu’il s’agit d’un surnom 6 , et en première personne. Cette parole est l’équivalent, dans le texte de Kafka, d’une « poignée de main » car celle-ci est « un témoignage de franchise ». La poignée de main, confesse cet ancien singe, est la première chose humaine qu’il apprit 7 . Elle marque le début, en lui, d’un changement considérable. A charge de revanche, il entend compléter cette « poignée de main » érigée en concept par des « paroles franches ». Parler franchement, c’est décrire la trajectoire d’un être d’abord exclu de l’humanité (un singe est sans raison) puis admis dans la communauté des hommes à la condition qu’il sache se comporter comme il faut en société. Parler franchement, c’est rendre compte d’un processus d’acculturation. Nulle plainte dans le propos, nulle accusation. Ni plaidoyer, ni réquisitoire : un simple « rapport ». Pourtant, la difficulté est grande pour celui qui, ayant connu deux états, ne peut parler de l’un qu’avec les mots de l’autre : « Aujourd’hui, précise-t-il, je ne peux bien sûr que décrire avec des mots humains ce que je ressentais alors en tant que singe, et je le déforme nécessairement ; pourtant, même si je n’ai plus accès à ce qui était alors la vérité du singe, elle se trouve au moins dans la direction que je décris, cela ne fait pas le moindre doute. »
Ce que le personnage évoque pour commencer, ce sont les marques des coups qui lui ont été portés : une tache et une claudication. Cette personne, ce singe, originaire de la Côte de l’Or, ou Golfe de Guinée, raconte, sur la foi de témoignages de tiers, comment il fut capturé : alors qu’il courait, avec d’autres, il reçu deux coups de feu, deux balles, l’une l’atteignant, grièvement, à la hanche,le laissant à tout jamais boiteux ; l’autre le blessant, sans gravité, à la joue. Il lui est resté, depuis, comme marque de sa différence, « une grande cicatrice rouge » sur sa « peau rasée », une tache rouge sur la joue. C’est ainsi qu’on lui donna le nom de Rotpeter, Pierre le rouge. Le récit de Kafka articule tous les registres et, peut-être, toutes les dimensions, de la tolérance et de la différence. La colonie est un ailleurs : Golden Cost. Elle est également peuplée d’autres êtres, tous, plus ou moins singes 8 . C’est pourquoi, du reste, Kafka fait mention de l’entreprise Hagenbeck. Karl Hagenbeck (1844-1913), qui était directeur de cirque et marchand d’animaux, ouvrit, en 1907, le parc zoologique de Stellingen, à Hambourg. Edmund Hüsserl disait : « il n’y a pas de zoologie des peuples ». Ce qu’il entendait dire, c’est que cette zoologie n’existe pas en droit. En fait, bien au contraire, la zoologie des peuples est l’un des masques, et l’une des expressions, de l’intolérance et, aussi, comme le dit si bien Kafka, de l’indifférence. Importe-t-il de blesser certaines personnes ? Voilà qui ne fait, au vrai, ni chaud ni froid à ceux qui organisent et effectuent ce genre de safari. Les Européens allèrent même jusqu’à concevoir et réaliser des zoos humains pour exhiber tous ces « types » et toutes les « scènes » 9 qui leur sont adjointes. La Vénus hottentote, « capturée » en Afrique du sud, fut montrée partout, jusque, comme le singe de Kafka, sur une scène de music hall. De nombreux Africains, des Calédoniens furent ainsi déplacés, et, sauvagement, montrés aux yeux aveugles des Européens. Les expositions coloniales furent également l’occasion pour la France, notamment, de prouver, non seulement sa propre grandeur et son propre prestige mais, aussi, de montrer les populations conquises comme des populations soumises.
Les « paroles franches » de Rotpeter n’excluent pas la critique. A la réserve près que cette critique est, dans sa bouche, une défense, la réponse à une accusation. Que lui reproche-t-on en effet ? On lui reproche de « montrer l’impact de cette balle ». On attend, autrement dit, de lui qu’il fasse comme s’il n’avait jamais été blessé. Il devrait, en d’autres termes, se comporter comme s’il n’avait pas souffert. Il devrait faire bonne figure, en toutes circonstances. S’il montre l’impact qu’a laissé la blessure, il est accusé d’avoir encore trop de « singitude » en lui, et pas assez d’humanité.
« Dans un article écrit par un de ces innombrables braques qui se déchaînent contre moi dans les journaux, j’ai lu récemment, déclare-t-il aux vénérables académiciens, que ma nature de singe n’était pas encore totalement réprimée ; la meilleure preuve étant que j’aime à enlever mon pantalon quand j’ai de la visite, pour montrer l’impact de cette balle. Ce genre d’individu mériterait qu’on lui fasse sauter l’un après l’autre, d’un coup de pistolet, chaque doigt de sa petite main d’écrivaillon. Car moi, je peux me permettre d’ôter mon pantalon devant qui je veux ; on ne verra rien d’autre qu’une fourrure bien soignée et la cicatrice laissée par... disons, pour choisir ici un terme approprié, mais qui ne donne lieu à aucun malentendu... laissée par un coup de feu criminel. »
La vérité, en effet, ne peut taire ni cacher le crime. C’est pourquoi ce singe véritablement savant considère que « tout est parfaitement visible ; rien n’a besoin d’être dissimulé ; lorsque la vérité est en jeu, on renonce aux manières les plus raffinées, quand on a l’esprit relevé. » Autrement dit, Rotpeter tient, contre les faux-semblants inhérents à la vie sociale, contre la cécité - ne voir ni blessure ni cicatrice - qui accompagne tous les mauvais coups politiques et sociaux, un discours qui ne serait pas du semblant. Comment décrire l’état de celui qui est, par sa capture même, colonisé, pris pour une fraction de territoire, presque une propriété ? Un animal en cage. « Pour la première fois de ma vie, dit le singe, je n’avais pas d’issue ; en tout cas, je ne pouvais pas avancer tout droit. » Tout mouvement est, d’une manière ou d’une autre, contraint. Il est non seulement contraint mais, faute d’issue, inutile et vain.
« Il paraît, dit le singe, d’après ce qu’on m’a raconté par la suite, que je faisais particulièrement peu de bruit, d’où l’on conclut soit que je ne survivrais pas longtemps, ou bien, si j’arrivais à dépasser la première phase critique, que je serais très facile à dresser. »
Le singe survécut, et étouffa ses sanglots. Le singe ressent-il de la haine ? Pas du tout. Parlant de l’équipage du bateau, il considère que « ce sont de braves gens, malgré tout ». C’est le malgré tout qui compte.
La grande force du texte de Kafka tient aussi à la façon dont il distingue alors, subtilement, issue 10 et liberté. Lorsque Kafka tente de dire la différence de l’issue et de la liberté, il recourt à une métaphore. Il assimile la liberté à une « souveraine maîtrise du mouvement », une maîtrise que l’on observe chez les trapézistes et qui arracherait des hurlements de rire inextinguible à des singes... Pour Kafka, en effet, on peut vivre sans liberté, mais on ne peut survivre sans issue. Etre sans issue est la condition de celui à qui on a ôté la liberté, celui qu’on a, au propre ou au figuré, enfermé dans une cage, placé dans une prison. Etre sans issue, c’est ne pas pouvoir sortir, certes, mais c’est aussi avoir perdu son origine. « Issu de » signifie qui est né de, ou sorti d’un personne, d’une espèce etc. Il s’agit, pour le singe, d’une filiation empêchée, d’une transmission entravée. Annulation de toute différence, l’intolérance touche l’être humain en son cœur : dans sa filiation, dans ses « génies ancestraux ». Le singe n’est pas sans identité (il est toujours trop singe pour être honnête...) mais il est sans origine : ce qu’il est, il l’est par accident d’abord, par nécessité ensuite. Ni choix, ni volonté dans sa conduite : telle est la contrainte de base. La question qui se pose pour lui, que soulève l’issue c’est : comment s’en sortir ? On est sans issue, en effet, quand on est bloqué sans en découvrir la raison. On est sans issue quand on est bloqué sans raison. Reste donc à se procurer de toute urgence une issue. La voici :
« Toujours contre la paroi de cette caisse : j’en aurais crevé, c’est sûr. Mais chez Hagenbeck, la place des singes, c’est entre les parois d’une caisse : donc, je cesserai d’être un singe. Un beau raisonnement, et limpide, que j’ai concocté à partir de mon ventre, car les singes pensent avec leur ventre. »
On peut penser en effet avec des organes variés, la tête, pour les plus chanceux, le cœur, pour les plus sensibles, le ventre, pour les plus éprouvés.
La seule issue, pour celui qui est sans issue, est donc de se transformer. L’ « Africain », le colonisé est contraint au changement. Il doit impérativement ne plus être ce qu’il est. Il doit, pour survivre, s’abandonner lui-même. « Aujourd’hui, confesse le singe, je le vois très clairement : sans le plus grand calme intérieur, je n’aurais jamais pu m’en sortir. D’ailleurs, tout ce que je suis devenu, je le dois peut-être à ce calme qui s’empara de moi après les premiers jours, là-bas sur le bateau. » L’autre option eut été de chercher à s’évader. Mais sortir de la cage n’est pas échapper au monde. L’évasion représente donc, au fond, un « acte désespéré ». Cette grande transformation, ce passage d’un genre à l’autre, cette élévation dans l’humanité, le singe la décrit alors avec force de détails, et de perspicacité. Ce singe est d’un réflexivité extraordinaire, comme s’il se regardait non pas avec les yeux d’autrui, mais sous toutes les coutures, dans tous ses attitudes, ses procédés, ses ruses inconscientes. Ainsi, dit le singe, « je ne calculais pas vraiment à la manière des hommes, mais sous l’influence de mon entourage, je me comportais comme si j’avais calculé. » Il ne faut pas confondre, en effet, calcul d’intérêt et nécessité de trouver une issue. Pour effectuer un calcul d’intérêt, en effet, il faut être libre.
Celui qui ne calcule pas observe et imite. Rien de plus facile. Les aveux du singe en disent long sur les manières discrètes de s’adapter sans s’en apercevoir, de s’intégrer sans trop d’efforts, de se confondre sans trop de difficulté. Ces manières sont d’autant plus discrètes et sont d’autant plus éloignées des calculs qu’elle ne se fondent pas sur de grandes espérances. Lorsque Kafka entend mettre les points sur les i, il souligne que, « comme la liberté est l’un des sentiments les plus sublimes qui soient, l’illusion qui en résulte est aussi des plus sublimes ». En revanche, « même si cette issue devait être une illusion ; écrit-il, l’exigence n’était pas grande, l’illusion ne le serait pas davantage. » L’observation permet donc de s’orienter dans une direction précise, d’ordonner le mouvement, de se faire, par là, une raison.
Le plus facile à imiter sera de cracher, le plus difficile de boire de l’alcool. Devenir un buveur expérimenté ouvre les portes de l’humanité. Les professeurs expérimentés ne manquent pas. « Je le répète, dit le singe, cela ne me faisait pas envie, d’imiter les hommes ; si je les imitais, c’est parce que je cherchais une issue, pour cette unique raison ».
Voici comment se fabrique le complexe du colonisé :
« Ah ! quand on est obligé, on apprend ; quand on veut trouver une issue, on apprend ; on apprend sans se ménager ! On se surveille, on se mène à la trique, on se met en pièces à la moindre tentative de résistance. Je me débarrassai à une vitesse folle de ma nature de singe. (…) Grâce à un effort qui est resté jusqu’ici unique sur cette terre, j’ai atteint le niveau de culture moyen d’un Européen. Peut-être qu’en soi cela ne signifie rien, mais c’est tout de même quelque chose, dans la mesure où cela m’a permis de quitter ma cage et de trouver cette issue singulière, cette issue dans l’humanité. »
Mieux vaut quelque chose plutôt que rien. Ce succès, pour relatif qu’il soit, n’en est pas moins indéniable. Le déracinement porte ses fruits. Le singe est enfin toléré dans la société. Un seul bémol : la vie privée. C’est sans doute l’un des moments les plus poignants du récit car le singe vit avec une petite chimpanzé à demi-dressée. Bonheur public, misère privée. Que dit le singe, en effet, pour finir ? « Dans la journée, je ne veux pas la voir ; car elle a dans les yeux l’air déboussolé de l’animal dressé, perturbé ; je suis le seul à m’en apercevoir, et je ne le supporte pas. » Terrible conclusion de l’assimilation.
Deuxième séquence : à la deuxième personne
Le 22 avril 1917, Kafka envoya le Rapport pour une académie, ainsi que douze autres textes, à Martin Buber, pour sa revue mensuelle Der Jude (Le Juif). Celui-ci publia le Rapport et Chacals et arabes sous le titre : Deux histoires d’animaux, dans les numéros d’octobre et de novembre 1917. Kafka adresse, 12 mai 1917, à Martin Buber, la requête suivante : « Je vous demande de ne pas nommer ces textes des allégories. Si vous voulez un titre pour les deux, peut-être : Deux histoires d’animaux. » La revue est une revue sioniste. Après le monologue d’un singe déraciné, le texte Chacals et Arabes propose un dialogue entre le narrateur et des chacals. Sur quoi porte l’entretien ? Sur les Arabes ! C’est une autre façon, pour Kafka, de penser la colonie. La colonie n’est pas ici un territoire conquis, elle est un rêve à venir et, on le comprend mieux dans cette fable, une utopie. Pour autant, puisque toute colonie porte sur un territoire, et puisque aucun territoire n’est inhabité - le désert n’existe pas : c’est une catégorie politique qui permet de contourner les problèmes posés par la propriété 11 -, il est impératif de donner un statut aux habitants du territoire en question. C’est l’objet de Chacals et Arabes. Le texte est un dialogue entre le narrateur, le « Seigneur », un voyageur juif, et le chef d’une bande de chacals. Celui-ci exprime sa haine des Arabes. Mais, discrète ironie du récit, après avoir entendu le point de vue des chacals, le narrateur entendra, pour finir, le point de vue des Arabes, auxquels Kafka donne le dernier mot.
Tout commence, en Palestine, par l’insomnie du narrateur. Campant dans une oasis, il est surpris par une meute de chacals. Le plus âgé s’adresse à lui. Le narrateur est, à l’entendre, attendu de toute éternité. Mais par qui ?
« Je suis heureux, dit le vieux chacal, de pouvoir encore te saluer ici. J’en avais presque abandonné l’espoir, car nous t’attendons depuis un temps infini ; ma mère t’attendait, et sa mère déjà, et toutes les mères avant elle, jusqu’à la mère de tous les chacals. »
Kafka fait du narrateur, entendant ce ramage, quelqu’un de sceptique et d’étonné qui précise n’être venu du grand Nord que par hasard. Il oppose ainsi le hasard à la prédestination et inscrit en cela la contingence dans l’histoire. C’est alors que le vieux chacal s’adresse à lui, et, comme pour mieux fonder son attente, s’emploie à discréditer les Arabes habitant la région. Peut-on en dire du mal à haute et intelligible voix ? A-t-on le droit de médire sans se préoccuper d’être entendus de ceux dont on parle ? Quand le narrateur enjoint le chacal de ne pas parler si fort, celui-ci considère que le pire n’est pas de dire du mal des Arabes, mais de vivre avec eux.
La problématique est sensiblement différente de celle qui caractérisait le Rapport. Dans le Rapport, la parole du singe aborde un sujet social et anthropologique. C’est une parole tenue rétrospectivement. La situation du singe est saisie dans un retour en arrière. Dans Chacals et Arabes, au contraire, le dialogue est plutôt prospectif, il porte sur le présent (la présence des Arabes) et l’avenir (la présence du narrateur, ange de la bonne nouvelle, ou de l’heureuse arrivée). La question qui est soulevée n’est ni sociale, ni anthropologique ; elle est politique et concerne la constitution de l’ennemi. Arrivé en terre sainte, le narrateur doit être mis au fait et connaître ses ennemis. Telle est la position « amicale » qu’adopte le chef des chacals. Du coup, le narrateur est placé, par le chacal, dans l’obligation de se prononcer. Le narrateur va-t-il acquiescer à ce discours ? Va-t-il se placer du côté des Européens ou du côté des Arabes ? Aux dires du chacal, l’intelligence du Nord ne se trouve pas chez les Arabes, qui n’ont pas « la moindre étincelle d’intelligence », ils sont souillés, ils sont impurs. Il faut donc prendre leur sang, tout leur sang. « Nous savons, reprit l’ancien, que tu viens du Nord, et c’est précisément cela qui fonde notre espoir. Il y a là-bas une intelligence qui ne se trouve pas ici parmi les Arabes. De leur orgueil froid, tu le sais, one ne peut faire jaillir la moindre étincelle d’intelligence. Ils tuent les animaux pour les manger, et la charogne, ils la dédaignent. » 12
Ce discours place le narrateur dans la position d’arbitre dans un conflit. Plus exactement, le voyageur est à la fois juge et partie puisqu’il vient du Nord et est attendu. Comment va-t-il trancher ? Va-t-il tolérer une telle haine ? « C’est possible, répond-il, très possible, je ne prétends pas porter de jugement sur des choses qui me sont aussi extérieures ; on dirait qu’il s’agit d’un conflit très ancien. » 13 Aucune distance n’est tenable. Voulant se lever, le narrateur sent que des crocs transpercent sa veste et le forcent à écouter ce langage. La difficulté tient, également, à ce que les intentions des chacals manquent de clarté. Veulent-ils massacrer les Arabes ? Le vieux chacal s’en défend. C’est alors qu’il implore le voyageur en ces termes : « Seigneur, il faut que tu mettes fin au conflit qui déchire le monde. Tel que tu es, tu corresponds à la description qu’ont donnée nos ancêtres de celui qui le fera. Il faut que les Arabes nous accordent la paix ; un air respirable ; un horizon purifié, sans aucun d’eux à portée de vue ; sans le moindre gémissement de mouton égorgé par un Arabe. »
Le vieux chacal souhaite purifier le territoire. Il souhaite que la présence des Arabes soit invisible et inaudible. Il souhaite pour cela que leur gorge soit tranchée. Le vieux chacal demande au narrateur de trancher la gorge des Arabes avec une paire de ciseaux, et lui fait présenter « une petite paire de ciseaux de couture couverts de vieille rouille ». Il souhaite, pour tout dire, une intervention divine qui débarrasse la terre de cette mauvaise engeance.
« Comment fais-tu donc pour supporter le monde, crie le vieux chacal, toi dont le cœur est noble et les entrailles sensibles ? Leur blancheur n’est que saleté ; le noir chez eux est saleté ; leur barbe est une horreur ; on a la nausée en regardant le coin de leurs yeux ; et s’ils lèvent le bras, c’est l’enfer qui surgit de leurs aisselles. »
Les Arabes sont dégoûtants, ils sont répugnants, ils sont puants. Ils sont affreux. Comment faire passer un tel discours ? La description de Kafka est saisissante de vérité. Il décrit, en effet, les ruses, c’est-à-dire les tours et les détours de l’intolérance. Les chacals en effet ne parlent pas, ils hurlent, ils se mettent à pleurer, ils sanglotent. Ils présentent leur haine comme une souffrance atroce. Ils cherchent à faire pitié au narrateur, à le faire passer de leur côté. Le narrateur, pourtant, n’a pas bougé. Le dialogue était un dialogue de sourds.
C’est alors qu’un Arabe arrive, le guide de la caravane, faisant fuir la meute de chacals. Il est, dans le récit, l’ironie du sort. Loin d’ignorer ce qui se trame contre lui, il s’en amuse, ne prenant pas la haine des chacals au sérieux.
« Ainsi, Seigneur, toi aussi tu as vu et entendu ce spectacle, dit l’Arabe avec un rire aussi gai que le permettait la réserve habituelle de sa tribu. - Tu sais donc ce que veulent ces bêtes ? lui demandai-je. - Bien sûr, Seigneur, dit-il, c’est de notoriété publique ; tant qu’il y aura des Arabes, ces ciseaux arpenteront le désert, jusqu’à la fin des temps ils l’arpenteront avec nous. »
Et il poursuit ainsi, avec autant d’humour que d’intelligence :
« Chaque Européen se les voit présenter pour cette grande mission ; chaque Européen est celui qui leur semble appelé à l’accomplir. »
Chaque Européen apparaît donc, entre Chacals et Arabes, comme le tiers qui règlera, dans le sang, la situation, en faisant disparaître toute une population. Chaque Européen est un tiers inclus (contradictoire). Chaque Européen est censé faire ce que les Chacals disent, chargé d’accomplir ce qu’ils appellent de leurs vœux. Du coup, aucun Européen ne peut être, à proprement parler, un tiers. Enfin, et c’est un paradoxe, les Arabes aiment les chacals pour cette raison, parce qu’ils sont fous, parce que leur espoir est insensé. S’adressant au voyageur, le guide l’interpelle : « Tu les as vus. Des bêtes prodigieuses, n’est-ce pas ? Et comme elles nous haïssent ! »
Le guide fit apporter un chameau mort pendant la nuit. Devant lui, les chacals « avaient oublié les Arabes, oublié leur haine, la présence de ce cadavre âcre et fumant supprimait tout le reste et les ensorcelait. » Tant qu’il y aura des hommes... Et tant qu’il y aura des chameaux...
Troisième séquence : à la troisième personne
Cette nouvelle, Kafka la compose entre le 15 et le 18 octobre 1914, soit trois ans avant les deux textes précédents. Il l’achève en février 1915. Elle ne fut pas publiée avant mai 1919, aux éditions Kurt Wolff, dans une collection de luxe. Mais, le 10 novembre 1916, à Munich, Kafka en donna une lecture publique à la Galerie Goltz, dans le cadre d’une « Soirée de littérature moderne », à laquelle Rilke, selon toute probabilité, assista. Le public est choqué. Les critiques sont désapprobatrices.
Dans la colonie pénitentiaire est un tiers texte. Aucun animal à l’horizon. Nous sommes, entièrement, chez les hommes. Le récit soulève la question de la possibilité du témoignage et de l’intervention du tiers. Ce n’est pas un singe qui raconte son calvaire et son acceptation tardive par les hommes. Ce n’est pas un échange sur des ennemis déclarés. C’est le récit de la visite qu’un voyageur fait dans une colonie pénitentiaire et de sa découverte d’un supplice singulier. Dans une période qui est celle d’une guerre mondiale, Kafka fait du personnage central non pas un acteur, mais un spectateur 14 . Est-il un témoin ? Rien n’est moins certain. Il finira par s’enfuir. Le texte de Kafka met également en scène un officier, en charge du bon déroulement des opérations dans la colonie. Cet officier explique et commente, à l’intention du voyageur, et pour solliciter son approbation, le fonctionnement d’une singulière machine dévolue à l’inscription de la loi sur le corps des condamnés. Quel est donc le point de vue non pas des colons, mais des coloniaux ? Non des civils, mais des militaires ? Non pas de ceux qui exploitent les terres - et les hommes-, mais de ceux qui organisent et administrent la colonie ? Le texte de Kafka présente un condensé de la colonie. C’est très subtilement que Kafka, qui est alors « en panne » d’inspiration, et qui restera à jamais mécontent de l’épilogue du récit, propose un tableau de la colonie, fut-elle pénitentiaire. Peut-être, en un sens, colonial et pénitentiaire s’équivalent-ils. Dans la colonie pénitentiaire n’apparaît pas comme un rêve à proprement parler mais plutôt comme un cauchemar. Réalisation déguisée d’un désir refoulé comme dirait Freud... Cet effet de cauchemar est renforcé, comme partout chez Kafka, par l’atopie (relative on le verra) du récit. Nulle part : la localisation est presque indifférente. Marthe Robert l’a souligné :
« Si les lecteurs allemands pouvaient lire Le Médecin de campagne ou La Colonie pénitentiaire dans le texte, ce n’était pas là pour eux une littérature nationale, mais un produit en quelque sorte frontalier, à quoi des différences de tournures et de tempérament donnaient un goût presque exotique. » 15
Elle relève que tous les lecteurs de Kafka, presque, et y compris les plus savants d’entre eux, comme Bernard Groethuysen, font de cette caractéristique inédite dans la littérature une évidence, ne s’intéressant ni à l’auteur ni au contexte, tombant ainsi dans le piège de l’abstraction. Effectivement, comme elle le dit si justement, « Kafka parlait au "monde" dans un langage qui semblait ou bien précéder la confusion des langues ou bien y mettre fin. Comme il ne gardait sur lui aucune trace de son origine, rien d’une quelconque appartenance terrestre, on en vint à lui reconnaître une sorte de droit d’extraterritorialité. » 16 L’extraterritorialité apparaît, chez Kafka, comme la caractéristique la plus apparente de la colonie. Cela ne veut pas dire que la colonie ne soit pas située sur le globe terrestre. Bien au contraire. Cependant, la colonie est un endroit véritablement coupé du monde. C’est même une coupure dans le monde, une coupure non seulement politique et sociale, mais juridique et économique. Dans la colonie pénitentiaire, la question de la langue et du lieu est décisive : c’est en français, sous les tropiques, que s’expriment l’officier et, certainement aussi, le visiteur, puisqu’il le comprend. Le condamné, en revanche, ne parle pas français. La colonie, c’est un lieu tiers (ce n’est ni sur le territoire national, ni en terre étrangère) marqué par le divorce linguistique (ce que parlent les uns n’est pas compris par les autres, et inversement). Mais peut-être aussi, dans la nouvelle de Kafka, le français est-il une langue internationale, une langue tierce qu’on utilise quand on ne veut pas être compris, précisément, de tiers, ici le soldat et le condamné.
Le texte n’a pas, comme son titre l’indique, la colonie pour objet. La colonie est, en effet, le lieu ou la scène d’une confrontation. La colonie elle-même n’est, pour commencer, qu’un paysage : un « vallon sablonneux et cerné de tous côtés par des pentes pelées et abruptes » 17 . Ce n’est qu’ensuite que le récit évoquera les « premières maisons de la colonie » et « la maison de thé » 18 . Cette description devait être précédée, selon les indications que Kafka donne à son éditeur Kurt Wolff, « un espace blanc assez important, en le remplissant par exemple d’astérisques ». Il y a, en effet, un blanc, un hiatus, une solution de continuité, entre le désert de sable et les premières maisons de la colonie, dans la ville portuaire. Ce que l’écrivain montre, c’est l’envers et l’endroit de la colonie. Le voyageur finit au port : à bon port. Il est sauvé. Mais de quoi ? Un espace blanc sépare deux mondes, celui des condamnés, et celui des habitants. Celui des militaires, et celui des civils. Celui de la campagne et celui de la ville. Celui, enfin, des vivants et celui des morts (ou inversement).
La colonie est le cadre de la rencontre entre un « visiteur en voyage d’étude », un « grand chercheur », un « grand savant », et un « officier », un homme qui officie dignement, à la tête d’un « appareil » dont le texte est indéchiffrable. L’officier est un homme du pays, c’est pourquoi il est en uniforme. « Ces uniformes sont vraiment trop lourds pour les tropiques, dit le voyageur au lieu de l’interroger sur l’appareil, comme il s’y attendait. » « Certainement », répondit l’officier, « mais ils représentent notre pays : nous ne voulons pas être coupés de notre pays natal. » 19 Le voyageur éprouve de l’admiration pour « cet officier sanglé comme pour la parade dans son étroite vareuse ornée de lourdes épaulettes et de longues fourragères, qui lui détaillait son affaire avec tant d’entrain. » 20 La colonie, définie comme un espace de représentation nationale, est ainsi déterminée comme un territoire de l’imaginaire. La continuité, en effet, de la colonie et du pays, l’absence de coupure n’est pas, en réalité, réelle, même si elle est objective : elle est seulement imaginée 21 . L’absence de coupure est (forcément) mise, artificiellement, en image.
Si l’officier est un national, le voyageur, en revanche, est un étranger. Parce qu’il est doublement étranger, et au pays, et à sa colonie, il est indécis. Que doit-il faire ? La colonie, en effet, fait disparaître rapidement tout discernement. « Quoi ? dit soudain le voyageur. Y avait-il eu quelque chose d’oublié ? Un mot décisif ? Une manœuvre ? Une aide ? Qui pourrait voir clair dans cette confusion ? Maudit climat des Tropiques, qu’es-tu en train de faire de moi ? Je ne sais pas ce qui m’arrive. Mon discernement est resté chez nous, dans le Nord. » Lorsque Kafka écrit ces quelques lignes, il est en train de composer Dans la colonie pénitentiaire. Ces lignes sont en marge du récit, elles n’ont pas été publiées. Ce qui s’y entend distinctement, c’est le fossé qui écarte le Nord des Tropiques : un fossé tel qu’il en vient à suspendre, in situ, tout discernement. Affaiblissant son discernement, cet écart affecte la subjectivité du voyageur. Et encore, le voyageur ne fait-il que passer dans la colonie. Il n’y réside pas et sera même pressé de partir, après avoir reçu un aperçu édifiant des us et coutumes coloniales et pénitentiaires. Qui pourrait voir clair dans cette confusion ? En quoi la chaleur tropicale transforme-t-elle ? Imputer au climat, on le sait, le pouvoir d’influer sur les conduites humaines, c’est faire du ciel le responsable des égarements des hommes.
Mais la rencontre est, dans le fond, manquée. Le voyageur et l’officier sont en porte-à-faux. Il ne partagent à proprement parler ni le même temps, ni le même lieu, ni la même action. Le temps de l’officier est celui d’un éternel après. La colonie a son paradis perdu dans un passé proche. En effet, l’officier inscrit tout son comportement dans l’héritage de l’ancien commandant. « Je n’exagère pas, déclare-t-il 22 au visiteur, en affirmant que l’organisation de toute cette colonie pénitentiaire est son œuvre. ». La cohérence de l’organisation est telle qu’aucun successeur ne peut « rien changer à cet état de choses ». L’organisation se présente comme une machine infernale, une organisation sans sujet. Un empire de l’administration. Mais, au grand regret de l’officier, si l’on peut, dans une colonie, tout faire, on ne peut pas, cependant, faire n’importe quoi. Il y a toujours une limite, fut-elle ultime, au déchaînement de la violence. Il y a toujours une certaine mesure faute de laquelle la souffrance infligée n’aurait plus le sens qu’on veut lui donner. L’officier, pour cela, suit un ensemble d’instructions extrêmement compliquées.
Le voyageur, quant à lui, est pressé. Il est pressé d’en finir avec la colonie. Au début, il était, à l’égard de l’appareil, « manifestement indifférent ». « Il n’avait pas fait très attention » à la herse. Le soleil, du reste, comme dans L’Etranger de Camus, l’empêchait de se concentrer. Petit à petit, il commence à s’intéresser un peu plus à l’appareil. « L’officier qui avait à peine remarqué l’indifférence manifestée d’abord par le voyageur, écrit Kafka, sentit en revanche très bien que son intérêt s’éveillait ; il interrompit donc ses explications pour laisser au voyageur le temps d’examiner l’appareil à loisir. » 23 La première partie du récit, et de l’échange entre l’officier et le voyageur, concerne l’appareil. La seconde partie va concerner la procédure. Ce n’est que par adjonction que le voyageur s’intéresse au condamné, soit que celui-ci soit rapporté à l’appareil, soit qu’il soit rapporté à la procédure. L’officier, en effet, entend bien expliquer la base de la procédure. Mais il commence, paradoxalement, par la fin. La procédure judiciaire se clôt par une condamnation : « la loi que le condamné a transgressée, la herse la lui inscrit dans le corps » 24 . Cette condamnation est précédée d’un verdict mais le condamné ne le connaît pas. Car, selon l’explication fournie par l’officier, « il serait inutile de le lui annoncer. Puisqu’il va l’apprendre dans son corps. » Le condamné ne sait pas même qu’il est condamné : « il n’a pas eu la possibilité de présenter sa défense, dit l’officier en détournant les yeux, comme s’il se parlait à lui-même et ne voulait pas faire honte au voyageur en lui racontant des choses qui, de son point de vue, allaient de soi. » 25 Et si toute défense est inutile, c’est parce que « la faute ne fait jamais de doute ». Le fonctionnement de la colonie est ainsi présenté, de façon explicite, par Kafka, ce qui correspond, on le sait, à ses hantises les plus profondes, comme un régime dans lequel l’ignorance est la règle : tous sont censés ignorer la loi. Le condamné verra ainsi inscrit physiquement, en lui, « honore ton supérieur » : ce qui est, non une loi, mais un ordre, non une règle, mais un commandement, une injonction, un impératif. L’officier lui aussi, qui s’en remet à l’appareil et à son mode d’emploi détaillé, presque indéchiffrable.
Ce n’est pas l’appareil mais ce sont les informations qu’il reçoit de la procédure qui font basculer le voyageur. Le premier signe de son désaccord est le moment initial de sa transformation en témoin. « Il faut pourtant qu’il ait eu la possibilité de se défendre » 26 dit-il, à propos du condamné, à l’officier colonial. Mais le voyageur « n’était pas satisfait par les informations concernant cette procédure. Bien sûr, il devait admettre qu’il s’agissait d’une colonie pénitentiaire, et qu’en pareil lieu il fallait appliquer des mesures spéciales et procéder en toutes choses selon l’usage militaire. » 27 Effectivement, l’exception est la règle. Les usages militaires sont prépondérants, les usages civils quasi absents. Le voyageur aimerait, lui aussi, s’en remettre à un tiers pour régler le différend. En effet, si l’officier cherche à faire du voyageur un allié, contre le nouveau commandant de la colonie qui désapprouve ces condamnations et ces procédures ; qui apparaît, ainsi, comme un personnage progressiste qui attend (ceci est à interroger) de pouvoir mettre un terme à ces procédés barbares autant qu’expéditifs ; le voyageur, quant à lui, lorsqu’il est placé, par l’officier, au pied du mur, espère pouvoir trouver en ce tiers absent qu’est le commandant, un allié virtuel, possible, voire probable. Il espère trouver un tiers qui lui éviterait les désagréments qu’il y a à être témoin. Alors que l’exécution, à peine commencée, est interrompue par une panne technique, Kafka décrit ainsi la position inconfortable du voyageur (car ce n’était pas un voyage d’agrément...) :
« Le voyageur réfléchissait : c’est toujours un problème d’intervenir de façon décisive dans les affaires d’autrui. Il n’était ni membre de cette colonie pénitentiaire, ni citoyen de l’Etat auquel elle appartenait. S’il s’avisait de condamner cette exécution ou même de s’y opposer, on pouvait lui dire : Tu n’es pas d’ici, tais-toi. » 28
Il n’y a pas de témoin, en effet, sans cas de conscience. Et il n’y a pas de colonie sans témoin. Comment le voyageur raisonne-t-il ? Comme tout un chacun. Que pourrait-il, en effet, répliquer à l’objection ? « Il n’aurait rien eu à répliquer, écrit Kafka, il aurait juste pu ajouter qu’en effet il ne se comprenait pas lui-même, car son seul but en voyageant était d’observer, et nullement de réformer par exemple les institutions judiciaires d’autres pays. » Toutes les variantes du texte montrent combien le voyageur répugne à s’engager comme témoin, à se sentir, en d’autres termes, impliqué dans ce qu’il voit. Kafka envisage plusieurs possibilités. Il imagine ainsi que le commandant envoie chercher le voyageur, et il écrit : « Il sauta sur ses pieds, tout ragaillardi. Il dit, la main sur le cœur : « Que je sois un chien si je tolère cela ! » Puis il prit ces mots à la lettre et se mit à courir de tous côtés à quatre pattes. Mais il faisait un bond de temps en temps, s’arrachait positivement du sol, se suspendait au cou de l’un des messieurs, s’écriait tout en larmes : « Pourquoi faut-il que tout cela m’arrive, à moi ! »n et se hâtait de rejoindre son poste. » 29 Le voyageur aurait, tout simplement, préféré de pas être là. Il préfèrerait faire comme si de rien n’était. Dans une autre version, Kafka envisage l’issue suivante :
« Si son bateau s’était glissé jusqu’à lui à travers ces sables impraticables pour le recueillir, il eût été comblé. Il serait monté à bord, mais, en montant, il aurait fait un dernier reproche à l’officier pour son exécution cruelle du condamné : "Je le raconterai chez moi", aurait-il ajouté en élevant la voix pour être entendu du capitaine et des matelots qui se penchaient curieusement par-dessus le bastingage. » 30
S’il n’intervient pas, ici et maintenant, pour empêcher la perpétration d’un supplice criminel, le voyageur souhaite pouvoir, plus tard et ailleurs, dire ce qu’il a vu. Dans la colonie pénitentiaire voit, en définitive, le voyageur s’enfuir au plus vite de ce funeste lieu, empêchant quiconque de le suivre. Il ne fait aucun doute que le condamné, le sujet colonial, est un tiers absent. Il ne fait aucun doute, non plus, que la colonie est frappée par l’absence de tiers. En témoigne la singulière mais banale attitude du voyageur, du « visiteur en voyage d’étude », du « grand chercheur », du « grand savant ». Au lieu de prendre parti, il en a pris son parti.
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Michaël Walzer, Traité sur la tolérance , nrf/essais Gallimard, 1998, trad. Chaïm Hutner, p. 9. ↩
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Emile Benveniste a montré, dans ses Problèmes de linguistique générale, la dissymétrie de la troisième personne par rapport aux deux premières. La troisième personne, en effet, n’est pas une personne : c’est - seulement - un sujet. ↩
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Cité dans Eric Deroo avec la collaboration de Sandrine Lemaire, L’illusion coloniale, Tallandier, 2005, p. 57. ↩
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Achille Mbembé « Regard : images coloniales sur l’Afrique noire »n article qui reprend en partie le contenu d’une intervention qu’il fit au colloque « Images et colonies », en 1993, in Images et colonies (1880-1962), Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962 Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau dir. BDIC-ACHAC, 1993, pp. 280-285. ↩
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Je cite Kafka dans l’édition française établie par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent Franz Kafka Récits, romans, journaux, La Pochothèque, Librairie générale d’édition, 2000. ↩
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L’artiste Chéri Samba a intitulé une de ses toiles « Falsifier un nom, c’est dénaturer son porteur » (1997). Il y écrit : « Falsifier un nom, c’est dénaturer son porteur et ses génies ancestraux lui tournent le dos. Samba signifie : explorer, acquérir, prendre possession. Mais quelqu’un vient et dit qu’il faut prononcer ce nom comme Zamba, alors tout change parce que Zamba indique le nid d’oiseau ou de rat. Il suffit donc d’une seule lettre à un nom pour dénaturer le porteur de celui-ci. » On comprend aisément l’importance des transcriptions. Cf J’aime Chéri Samba, Actes sud/Fondation Cartier pour l’art contemporain, André Magnin dir., 2004, p. 86-87. ↩
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Les hommes ont appris au singe la poignée de main, mais n’est-ce pas le singe qui leur apprend à parler vrai ? ↩
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Lorsque Voltaire, par exemple, s’interroge sur l’existence des noirs, dans son Essai sur les mœurs, il finit par soutenir que les albinos, qu’il juge comme étant au dernier rang de l’espèce humaine, comme étant la lie de l’humanité, sont le fruit « d’amours abominables de singes et de filles ». ↩
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Pensons aux cartes postales coloniales intitulées « scènes et types ». ↩
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En marge du texte, on trouve ce dialogue (« je »-« tu »...) : « A- pas d’issue, donc ? B - je n’en ai trouvé aucune. A - Et pourtant, de nous tous, tu es celui qui connais le mieux la région. B - Oui. » Franz Kafka, Récits, romans, journaux, La Pochothèque, 2000, p. 1108. ↩
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C’est ce que l’on peut observer à l’œil nu en examinant les premières phases de la colonisation française en Algérie et à la loupe en lisant les rapports que Tocqueville a consacrés à cette colonisation. Cf Tocqueville, Sur l’Algérie, introduction et notes Seloua Luste Boulbina, Garnier Flammarion, 2003. ↩
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Franz Kafka, Récits, romans, journaux, La Pochothèque, 2000, p. 1058. ↩
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L’ancienneté est, dans ces textes de Kafka, une observation récurrente qu’on retrouve Dans la colonie pénitentiaire : « Bien que la maison de thé ne fut guère différente des autres bâtiments de la colonie, tous en piteux état hormis les constructions princières du quartier général, elle fit tout de même sur le voyageur l’impression d’un souvenir historique, et il sentit la puissance des époques révolues. » p. 1014. Du reste, dans les deux textes un « ancien » est présent, chacal dans le premier cas, commandant dans le second. ↩
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On ne peut pas ne pas penser aux Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, qui date à peu près de la même époque (1906) et aborde également le problème de l’intolérance sous l’angle du témoin. Alors que, dans un collège d’Autriche, Reiting et Beineberg, « les dictateurs d’aujourd’hui in nucleo », selon la formule de l’écrivain, martyrisent leur jeune condisciple - juif - Basini, Törless ne dit mot et... consent. ↩
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Marthe Robert « Kafka en France » in Obliques n°3, 1978, pp. 3-10. ↩
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Et pourtant, comme elle le fait remarquer, Franz Werfel prédisait : « Personne ne comprendra Kafka au-delà de Tetschen-Bodenbach. »... ↩
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Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire in Récits, romans, journaux, La Pochothèque, 2000, p. 985. ↩
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Ibid. p. 1014. ↩
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Ibid. p. 986. ↩
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Ibid. p. 987. ↩
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C’est ainsi que l’on édifie, dans la colonie, des bâtiments qui, eux aussi, représentent le pays. ↩
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Ibid. pp. 986-987. ↩
-
Ibid. p. 989. ↩
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Ibid. p. 990. ↩
-
Ibid. p. 991. ↩
-
Ibid. p. 991. ↩
-
Ibid. p. 992. ↩
-
Ibid. p. 998. ↩
-
Ibid. p. 1109. ↩
-
Ibid. p. 1111. ↩