La « décennie perdue », ou comme un parfum de déclin
Formalisé par le premier ministre Kakuei Tanaka (1972-1974), le modèle égalitariste nippon a, après-guerre, reposé sur une politique de redistribution très particulière qui associait les administrations, les hommes politiques, les entreprises du BTP, voire la mafia, et dont tout un chacun pouvait tirer parti. L’objectif était simple, si ce n’est louable : redistribuer vers les régions les fruits de la croissance économique, générée principalement dans cette sorte de mégalopole discontinue s’étalant de Tōkyō à Fukuoka (sud de l’Archipel), au travers d’importants projets de travaux publics, afin de favoriser un développement équilibré du pays. Cela a contribué à faire naître cette vaste classe moyenne à laquelle la majorité des Nippons ont longtemps eu le sentiment d’appartenir. Le très influent homme politique Shin Kanemaru ira même jusqu’à affirmer : « La construction des routes relève du travail des hommes politiques », une priorité pour se faire élire, puis réélire. C’était là la recette de l’égalitarisme à la japonaise, modèle attelé au fil des décennies à un édifice politique gangrené par la corruption, les gabegies, les cartels ou les rivalités. Pendant ce temps, l’Archipel s’est vu recouvrir de toujours plus de béton.
Au demeurant, ce système s’est sclérosé dès l’éclatement, sur la fin des années 1980, de la Bulle spéculative et le ralentissement de la croissance, et le Japon s’est lentement enfoncé dans ce que d’aucuns ont alors appelé la « décennie perdue ». Comme en France à partir du second mandat de Jacques Chirac, le pays se croit alors sur le déclin et le moral des Nippons chute au plus bas, sorte de sinistrose qui grève les esprits et génère une peur du changement, que l’on estime alors nécessairement violent. L’économie est marquée par une croissance poussive, si ce n’est négative. Et le système bancaire, miné par les créances douteuses, en vient à constituer l’une des plus graves menaces financières pour l’économie mondiale à l’orée du 21e siècle. Selon l’hebdomadaire britannique The Economist 1 , le PIB du Japon aurait été près de 25% plus important, en termes réels, s’il avait évité le malaise de cette « décennie perdue ». En termes nominaux, le PIB nippon demeure, en 2005, plus bas que son niveau de 1997 - il faut tenir compte de la déflation -, quand sur la même période, celui des Etats-Unis a crû de 50%. Surtout, d’après une étude citée dans le même article, destruction de richesses, déflation, persistance d’une croissance faible et détresse financière ont été le prix à payer de cette période d’immobilisme.
Les politiques visent alors plus que jamais à construire, en injectant toujours plus de fonds publics dans des projets colossaux, mais sans jamais vraiment s’attaquer aux problèmes structurels. En 2001, le secteur de la construction en est encore à générer une part importante du revenu du pays. Mais, de fait, la dette publique finit par dépasser 160% du PIB, le Japon devenant le pays industriel le plus endetté au monde. Or, dans le même temps, baisse de la natalité et vieillissement de la population rendent urgente une réorientation des crédits publics.
Tout ne se réduit certes pas au primat économique. Si le coût financier a été énorme, il faut toutefois prendre en compte le fait que cette décennie d’immobilisme, de marasme, a permis au Japon de préserver malgré tout son tissu social. Au pire de la crise, le chômage n’atteint pas 6%. Et n’importe quel étranger de passage dans l’Archipel est, aujourd’hui encore, confondu par le sentiment de sécurité qui règne dans les rues du Japon, les « zones de non droit » n’existant bien sûr pas. En outre, les infrastructures dans leur ensemble ont été bien conservées à l’échelle nationale, et la confiance continue à régner dans les rues, en témoignent les distributeurs de boisson présents tous les cent mètres dans les grandes villes, et que l’on n’a jamais vu disparaître en dépit des quantités d’argent qu’ils contiennent.
Bien évidemment, le discours des Nippons aujourd’hui est parfois plus amer que le constat des étrangers : c’était « mieux avant ». Mais il semble davantage s’y mêler l’expression d’une nostalgie vis-à-vis d’un modèle d’après-guerre où l’égalitarisme était le projet politique dominant, et une torpeur suscitée par des médias uniquement préoccupés de mettre en valeur des crimes sordides ou spectaculaires, mais pourtant peu fréquents statistiquement par rapport à d’autres grands pays industrialisés.
Des réformes nécessaires
L’idée d’un possible déclin, qui a hanté les Japonais, a sans doute beaucoup fait pour leur donner envie de rebondir. Si le tissu social a donc été préservé, le but et la nécessité des réformes ne pouvaient concerner que l’économie, sous de nombreux aspects.
Le contenu des réformes de l’équipe de Koizumi, qui va prendre le pouvoir au printemps 2001, peut se résumer en trois points : éponger les créances douteuses ; créer un système économique adapté au 21e siècle ; réformer les finances publiques, c’est-à-dire, en finir avec la dispendieuse politique des travaux publics. De fait, il fallait mettre fin pour cela à l’accroissement effroyable de la dette publique, par des politiques économiques plus rigoureuses ; privatiser le système postal, qui se serait écroulé à l’horizon 2010 à force de financer des projets au rendement médiocre ou négatif, et la Régie des autoroutes, qui allaient recouvrir complètement l’Archipel ; enfin, moderniser la fonction publique, en passant du dirigisme étatique à la fonction de stratège, avec des effectifs plus réduits et en décentralisant davantage. D’autre part, il apparaissait indispensable d’assainir le système financier, qui était au bord de l’implosion.
Dès avant son arrivée, Junichirō Koizumi, véritable loup solitaire dans le monde politique nippon, se forge intuitivement une conviction, selon laquelle il faut réformer les finances publiques. Mais aussi privatiser la Poste, ce qui est là son vieux cheval de bataille.
Et si, après guerre, Tanaka Kakuei a enfermé le Japon dans un « tout social », Koizumi referme cet épisode de l’histoire du Japon en transformant le modèle japonais, en le faisant désormais reposer sur les mécanismes du marché, d’une économie compétitive et concurrentielle. Au reste, il va mener pour cela une vraie guerre contre tous ceux qui ont intérêt au statu quo : les politiques de tous bords, y compris ceux de son propre parti - le Parti libéral démocrate (PLD) -, les administrations, les entreprises de construction et les régions elles-mêmes. Dans cette bataille pour les réformes, son style va marquer les esprits. Le combat le plus emblématique reste celui mené pour la privatisation de la Poste, qui se voit rejeter en août 2005 par la Chambre haute japonaise, où le parti au pouvoir dispose pourtant de la majorité. Qu’importe ! Koizumi dissout la Chambre basse et organise des élections anticipées, véritable référendum pour faire « avaliser » cette réforme par les Japonais eux-mêmes. Et le pari est gagné, puisque il remporte une victoire extravagante.
Les réformes semblent avoir porté leurs fruits. Tirée par la croissance chinoise et le dynamisme de l’économie américaine, ainsi qu’une vaste restructuration du secteur privé entreprise dès les années 90, l’économie nippone se redresse lentement. Au demeurant, en juin 2007, le gouvernement de Shinzō Abe (élu en septembre 2006) annonce que le Japon a achevé l’année fiscale 2006-2007 avec un taux de croissance annualisé de 3,3%. Mises face à ces bons chiffres, mais aussi face au problème démographique, les entreprises nippones manifestent de plus en plus le désir de recruter des employés sur des contrats solides, et non plus à temps partiel. Pour preuve, le taux de chômage a atteint son plus bas niveau depuis mars 1998, à 3,8%, le taux le plus faible des pays du G7 ! L’investissement reprend lentement. Les ménages sont également plus confiants, en dépit de faibles hausses salariales qui les mécontentent et alimentent la thèse d’une « fracture sociale » naissante au Japon.
Dans ses mémoires publiés en décembre 2006, l’ancien ministre Heizō Takenaka, qui avait la charge de mener les grandes chantiers politiques, suggère pour sa part de poursuivre le scénario du « cercle vertueux » : poursuivre les réformes, redynamiser l’économie, réduire le fardeau des taxes.
A croire que Milton Friedman s’est trompé
Mais plus qu’aux réformes elles-mêmes, qui sont après tout « dans l’ère du temps », c’est sur la méthode Koizumi qu’il vaut de s’arrêter.
Exception qui confirme peut-être la règle, Koizumi oppose un démenti puissant à l’idée de Milton Friedman, exposée dans La Tyrannie du statu quo, selon laquelle une équipe dirigeante dispose de cent jours pour mener des réformes. Le premier ministre nippon brise cette règle en s’attaquant à de grands chantiers tout au long de ses quelques... 1900 jours de règne.
De fait, il « relance » périodiquement les cent jours grâce à des cycles médiatiques créés à partir d’événements à l’impact fort auprès de l’opinion publique. C’est plus ou moins là ce que les médias nippons vont appeler le Koizumi gekijô, « le théâtre Koizumi », une pièce en plusieurs actes qui se joue sur cinq années, et mue par une volonté politique, celle d’avoir le soutien du plus grand nombre de citoyens/électeurs/sondés pour mener des réformes, gagner des élections et demeurer populaire, cercle vertueux ou vicieux, selon sa couleur politique. En effet, avec le soutien des Nippons, Koizumi s’inscrit dans la tradition de Machiavel : « Le Prince a […] peu à craindre les conspirations lorsque son peuple lui est attaché ; mais aussi il ne lui reste aucune ressource, si cet appui vient à lui manquer » (in Le Prince, chapitre XIX). Koizumi, soucieux tout autant de détruire le jeu des factions de son propre parti, qui a régné sur la vie politique nippone presque sans discontinuer depuis 1955, que de contenir la résistance des administrations, des hommes politiques et d’autres groupes d’intérêts, n’a qu’un seul joker en main : (prétendre) incarner la volonté du peuple. Car quel homme politique oserait alors se suicider électoralement ou médiatiquement en niant les intérêts de ce dernier ?
De fait, et c’est là un des secrets de sa recette, Koizumi est omniprésent dans tous les médias qui comptent : deux « points presse » quotidiens pendant cinq ans, le matin pour la presse écrite, le soir pour la télévision ; une « newsletter » hebdomadaire, au travers de laquelle il s’adresse de manière simple et directe à ses abonnés, qui atteindront un temps les deux millions ; et la radio, pour laquelle il enregistre une série d’émissions sur le thème des réformes. Les réformateurs principaux interviennent également partout au cours de son règne, notamment dans les émissions télévisées de grande audience. Télégénique, Koizumi ne manque par ailleurs jamais l’occasion de se faire photographier avec une célébrité de passage. Son taux de soutien oscille ainsi en moyenne entre 40 et 60%, mais dépasse même 85% à ses débuts !
Plus impressionnant, Koizumi arrive également à modifier peu à peu le sentiment de l’opinion publique sur des sujets centraux. Ainsi, comme le rappelle le quotidien économique Nihon Keizai Shimbun 2 , concernant l’envoi de troupes en Irak, en décembre 2003, ils sont près de 32% à soutenir l’initiative, contre près de 52% à être contre. En février 2004, les opinions se croisent, et ils sont désormais près de 43% à soutenir l’initiative, contre 42% à être contre. Concernant la dissolution, en 2005, de la Chambre basse au cas où la loi de privatisation de la Poste serait rejetée : en juillet 2005, ils sont près de 65% à s’opposer à l’idée, contre un peu plus de 22% à la soutenir. En août 2005, le mois où a lieu la dissolution, ils sont plus de 50% en faveur, contre environ 31% en défaveur. Enfin, vis-à-vis de la sixième visite de Koizumi au sanctuaire Yasukuni, un symbole du patriotisme nippon, le 15 août 2006 : en juillet 2006, ils sont près de 55% à être contre, face à près de 27% de soutien en faveur du pèlerinage. Or, en août 2006, ils sont près de 50% à se montrer en faveur du geste, contre environ 35% à être défavorables à la visite. Les Japonais sont donc d’abord très critiques, mais mis devant le fait accompli, leur opinion change du tout au tout. D’où l’idée que Koizumi est un politicien qui aime à passer en force sur des projets qui lui tiennent à cœur. Le coût politique à souffrir est négligeable. Il est vrai que le peuple nippon, qui apparaît parfois comme apolitique, fait moins souvent montre de résistance que ceux d’autres pays asiatiques, comme la Corée du Sud, Taiwan ou la Thaïlande. Mais le résultat est là. Koizumi donne même ainsi l’impression de consulter le peuple régulièrement et de l’associer aux grandes décisions.
Au demeurant, selon une émission de la chaîne TV Asahi 3 consacrée au leader nippon, celui-ci lisait les journaux nippons au quotidien pour alimenter ses stratégies. Il aurait par ailleurs utilisé à fond les enquêtes d’opinion, que lui fournissait un organe du Cabinet, à l’avance, avant même de passer à l’action. Ce, surtout à partir du renvoi de la populaire Makiko Tanaka, fin janvier 2002. Il mène même des enquêtes pour savoir comment augmenter son taux de soutien, pour savoir quels sont les gestes ou les personnalités qui l’aideraient à cette fin, sur le modèle de la Maison Blanche, d’après une stratégie initiée par l’administration Clinton (1992-2000), et qui s’est révélée payante, selon un conseiller de l’ancien président américain.
Mais au-delà des seules réformes, Junichirō Koizumi est resté une véritable « machine à gagner des élections » : en cinq ans, son administration fait face à deux élections législatives et à deux élections sénatoriales, au cours desquelles son parti affiche grâce à lui des résultats plus que corrects dans la plupart des cas. La dernière, une législative en septembre 2005, est même remportée avec un succès exceptionnel. Si les députés et les sénateurs conservent leurs sièges, c’est bien à Koizumi qu’ils le doivent, ce qui tend à faire taire les critiques. D’ailleurs, son Cabinet a eu le plus fort taux de soutien sur la durée. Aussi bien, l’opposition dans son ensemble (au sein du parti au pouvoir, ainsi que parmi les ministères et les autres partis politiques) est restée sans voix pendant cinq ans face à une stratégie nouvelle et énergique. Celui qui aurait voulu démonter les stratégies du premier ministre Koizumi n’aurait donc eu qu’une seule méthode : le défaire au plan médiatique.
En fait, dès avant son élection, Koizumi attire à lui des Nippons qui s’intéressent peu à la politique, et c’est là sa grande force après une décennie au cours de laquelle nombreux sont ceux à s’être éloignés de la politique. Au printemps 2001, les gens se rassemblent pour ses interventions publiques, un phénomène médiatique est en train de naître. Et un engrenage se met en place aussitôt : les médias montrent ces images de foules et amplifient ce faisant son influence. Même la jeunesse branchée du quartier de Shibuya, à Tōkyō, l’écoute et le prend en photo !
Alors que l’électorat traditionnel du PLD était ancré dans les campagnes nippones, Koizumi récupère à lui l’électorat urbain, facilitant de facto la mise en œuvre de réformes qui ne déplaisent pas aux citadins mais ne sont guère favorables aux régions. D’où la fuite de cet électorat vers le Parti démocrate, qui fait aujourd’hui campagne, à l’approche des élections sénatoriales de juillet 2007, sur les thèmes d’antan du PLD !
Enfin, Koizumi n’oublie pas de s’entourer de personnalités charismatiques : la populaire Makiko Tanaka, connue pour son franc-parler, le soutient à ses débuts ; Heizō Takenaka, grand maître des réformes pendant cinq ans, est également un universitaire pédagogue qui a beaucoup fréquenté les plateaux de télévision ; le célèbre écrivain Naoki Inose devient conseiller du premier ministre et mène pour lui la réforme des Autoroutes ; enfin, le successeur de Koizumi, Shinzō Abe, connu et apprécié pour son intransigeance face à la Corée du Nord, est propulsé sur le devant de la scène politique dès 2003. Pour n’en citer que quelques uns.
Si panache et charisme sont deux vieilles qualités du politique que possède Koizumi, s’y ajoute la ruse, dont l’anecdote suivante rappelle qu’il a su faire usage : plein d’audace à la suite de la dissolution de la Chambre basse, en août 2005, il utilise les mêmes affiches électorales qu’en avril 2001, lors d’une élection surprise, pour gagner du temps sur ses adversaires, pris au dépourvu en plein mois d’août.
Du populisme ?
Cette quantité d’exemples soulève le problème de la « moralité » de cette stratégie médiatique, si tant est que morale et politique puissent faire bon ménage ensemble. Les critiques n’ont d’ailleurs pas tardé à fuser : Koizumi était, selon beaucoup, un banal populiste, un simplificateur d’enjeux.
En fait, de prime abord, on ne peut accuser les médias nippons d’avoir été liés à des groupes ou à des intérêts particuliers, ou de s’être laissés censurer pendant ces cinq années ; la presse écrite, notamment, peut compter sur des lecteurs qui se dénombrent en millions, voire dizaine de millions, selon les journaux. D’où une solide indépendance - contrairement aux groupes français -que compromet pour autant l’existence de clubs de journalistes très fermés, qui les poussent à ne pas tout divulguer de ce qu’ils savent. Le fait n’est pourtant pas nouveau, et l’équipe de Koizumi a davantage joué la carte de la transparence au plan des réformes économiques. L’on doit davantage regretter que les médias n’aient pas su réagir de manière plus intelligente face à des stratégies déjà éprouvées ailleurs - avec des Bill Clinton ou des Tony Blair, par exemple -, et aient seulement privilégié le jugement normatif : « Il faut faire ceci ou cela, et non pas ce que fait le gouvernement ». Ou encore un manichéisme réducteur : « Cette réforme est réussie, ou ne l’est pas ». Jugement simpliste, qui ne tient pas compte du caractère progressif d’une réforme, qui met toujours du temps avant de faire sentir ses effets, et mésestime la réalité du peu de marge que laisse souvent la décision politique. Quant au caractère « sensationnel » donné par Koizumi à ses initiatives, n’était-ce pas précisément le fait des médias de l’atténuer, de le tempérer ? Au demeurant, sans volonté des médias nippons, il n’y aurait pas eu une telle médiatisation de la geste koizumienne.
Les médias japonais ont-ils été victimes de pressions politiques ? On ne doit certes pas oublier le scandale qui a notamment impliqué l’actuel premier ministre, Shinzō Abe, et qui fut accusé d’avoir demandé à réviser un documentaire historique. Mais il est plutôt marginal, et loin du thème des réformes menées par l’équipe de Koizumi. Un autre scandale a éclaté après son départ, concernant des « town meetings » truqués. Mais ce sont, à ce jour, les rares exemples connus. Pas vraiment de quoi soutenir l’argumentaire d’un système de manipulation généralisée.
Et les Japonais ont-ils été dupes de la stratégie médiatique employée par leur premier ministre ? Une enquête publiée en ligne peu avant son départ par le Yomiuri online 4 s’attarde sur les impressions que Koizumi a laissées de son style politique. (Les sondés pouvaient sélectionner jusqu’à trois réponse). Dans l’ordre, pour les Nippons : 1. Son usage (« tsukaikata ») des médias a été habile (pour 46% des sondés) ; 2. Ses initiatives ont frappé (45%) ; 3. Ses méthodes ont privilégié le passage en force (« gôin ») (29%) ; 4. Il a fait preuve d’un leadership manifeste (26%). Peu crédules, les Japonais n’en ont pas moins apprécié son travail dans leur ensemble (66%), contre une minorité de mécontents (30%). Et parmi les enjeux politiques que le gouvernement Koizumi a engagés, ceux sur lesquels il a particulièrement produit des résultats (plusieurs choix étaient proposés) sont, selon les sondés : la privatisation de la Poste (43%) ; le problème de la Corée du Nord (28%) ; la privatisation de la Régie des autoroutes (21%). A noter qu’il s’agissait là d’enjeux dont la médiatisation a été forte.
Bilan intéressant d’électeurs citoyens qui ont été plus clairvoyants qu’on pourrait le penser. Au reste, jamais les Nippons n’ont eu avant lui autant d’opportunités pour juger par eux-mêmes de ce qui se faisait. La transparence a été la règle pour nombre des réformateurs issus de la société civile, qui ont fait un usage important d’Internet pour mettre des données clés en ligne.
En vérité, Koizumi ne s’est pas plié aux volontés des Nippons en allant systématiquement dans leur sens, ce que l’on pourrait qualifier de « populisme », mais au contraire, a mené ses propres réformes de manière volontariste.
La tentation nationaliste
Epinglé pour ses visites au sanctuaire Yasukuni, symbole du patriotisme, l’ancien premier ministre Koizumi a souvent été jugé sévèrement par l’ensemble des médias étrangers à cause de ce geste. Ce pèlerinage a d’ailleurs constitué la plus grosse polémique diplomatique et médiatique lors de son passage au pouvoir.
Au demeurant, on est plus qu’en droit de reprocher à un personnage à l’instinct politique si précis par ailleurs de n’avoir pas imaginé de solution meilleure, ou d’alternative, aux visites dans ce sanctuaire où, parmi les 2,5 millions d’âmes de soldats tombés à la guerre, sont honorées depuis la fin des années 70 celles d’une dizaine de criminels de guerre. Non loin du sanctuaire proprement dit, un musée militaire revisite sans gêne aucune l’histoire du Japon impérial et offre une vision plus qu’édulcorée du rôle qu’a eu le pays dans la Seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui encore, il demeure difficile d’interpréter avec certitude le sens de ces visites. Koizumi avait promis dès avant son élection de s’y rendre, s’assurant par cette promesse le soutien de l’Association des anciens combattants, une manne plus qu’indispensable au plan électoral pour celui qui était décrit comme un « loup solitaire » au sein de son parti.
Koizumi était-il pour autant un nationaliste pur et dur ? A tout le moins, issu de l’aile libérale de son parti, Koizumi n’a jamais jugé « nécessaire » l’enseignement du patriotisme à l’école. Il a du reste ajourné les débats à son sujet en juin 2006, sur la fin de son mandat. Il s’en est par ailleurs toujours tenu aux excuses exprimées par les gouvernements précédents, et n’a pas fait montre de révisionnisme dans ses déclarations, pas plus qu’il n’a fait l’apogée du militarisme.
Pour autant, il est indiscutable que le nationalisme nippon s’est réveillé au cours de ses cinq années au pouvoir. Et l’on observe aujourd’hui une dérive nationaliste forte au sein du gouvernement de Shinzō Abe, au pouvoir depuis septembre 2006 et soucieux de réécrire l’histoire pour « sortir le Japon du cadre d’après-guerre » et en faire un « beau pays » qui se serait débarrassé de ses complexes liés à sa défaite, en 1945. Si les critiques du journal de gauche Asahi sur les premiers mois du règne d’Abe ont permis de faire disparaître les conseillers d’extrême-droite les plus acharnés, les orientations actuelles font froid dans le dos. Et la présence d’Abe à la tête du Japon eût-elle été possible sans la présence de Koizumi avant lui ? Rien n’est moins sûr.
Mais au-delà du simple calcul électoraliste, il n’apparaît pas déraisonnable de penser que le geste de Koizumi s’inscrit dans une certaine continuité politique. En effet, depuis 1945, qu’ont fait nombre de premiers ministres nippons ? Ils ont œuvré à restaurer le pouvoir de l’Etat (« kokken »). Rétablir l’autorité de l’Etat, sa souveraineté, intégrer le Japon à l’ONU, récupérer l’île méridionale d’Okinawa, rétablir les liens diplomatiques avec les pays d’Asie du Sud Est, la Corée du Sud, la Chine, etc., telles ont été les « missions parallèles » des premiers ministres nippons : outre le pilotage du pays, ils devaient le relever peu à peu de la défaite.
Pour sa part, Koizumi s’est occupé de restaurer l’autorité du premier ministre. Et ses visites au sanctuaire peuvent également être interprétées comme un geste de dirigeant soucieux d’honorer ceux qui sont morts pour la patrie, ainsi que le fait par exemple un président français quand il se rend sur la tombe du Soldat inconnu.
Le successeur de Koizumi, Shinzō Abe, s’est d’ores et déjà occupé de l’armée, en faisant de l’Agence de défense un ministère à part entière, qui doit gagner de fait en autonomie. Son souhait affiché de modifier la Constitution, qui s’est traduit par le vote, mi-mai 2007, d’une loi pour permettre un référendum (sur cette question notamment), va très exactement en ce sens. Présenté comme un geste de conciliation, il ne s’est pas rendu au Yasukuni mais s’est contenté d’y déposer une offrande, geste ambigu, en mai 2005. La liste est encore longue : établir un traité de paix avec la Russie ; tenter de normaliser les relations diplomatiques avec la Corée du Nord ; construire une relation solide avec la Chine ; mieux définir la place du Japon en Asie et dans le monde...
Que le Japon veuille s’extirper des débats sur la guerre est légitime, plus de soixante ans après sa défaite. Mais qu’il abandonne ces débats aux nationalistes ne présage aucunement qu’il s’assure de sortir réellement du « cadre d’après-guerre », comme le souhaite Shinzō Abe. Au contraire. Plus il s’éloigne de l’histoire, et plus on le contraindra à revivre et à assumer sans cesse sa responsabilité passée.
Koizumi ne pouvait pas l’ignorer. S’il était souvent intransigeant, attaché à certaines valeurs, son style, souvent mêlé de panache et d’invention, aurait pu permettre au Japon de trouver une alternative, plutôt que d’abandonner cet enjeu à la frange la plus droitière de son parti.
La nostalgie Koizumi ?
Comparé à son prédécesseur, le premier ministre Shinzō Abe fait pâle figure. Tombant de scandale en scandale, son gouvernement a mis quelques mois à peine pour dilapider tout le soutien qu’avait su capitaliser Junichirō Koizumi en étant au pouvoir. Koizumi s’éloigne, et c’est le PLD qui voit les abstentionnistes et les « désillusionnés » de la politique s’éloigner avec. En janvier 2007, l’élection d’un indépendant, qui n’a bénéficié d’aucun soutien politique, au poste de gouverneur de Miyazaki (sud de l’Archipel), après, précisément, des révélations liées à un scandale politique, a rappelé aux partis cette vérité, amère pour certains : Les tréteaux du théâtre Koizumi ont été débarrassés. Le spectacle est fini. Ironie du sort, le nouveau gouverneur n’est rien autre... qu’un ancien comédien. Abe devra donc se trouver un nouveau style, bien à lui, s’il veut s’inscrire dans la durée.
A moins qu’il ne soit déjà trop tard : les élections sénatoriales de juillet 2007 seront un cap important pour le gouvernement actuel, qui n’ose plus parler d’enjeux clés, comme la hausse de la TVA. L’impatience des Japonais à l’égard d’une classe dirigeante de nouveau centrée sur elle-même pourrait s’exprimer lors de ce scrutin clé. Abe semble avoir compris cela quand il s’emploie par exemple à promouvoir une réforme limitant la pratique de l’amakudari (« pantouflage » à la nippone), initiative appréciée de l’opinion. Difficile pour autant d’étouffer le bruit des scandales ce faisant.
Il apparaît tout aussi probable que les Japonais exprimeront tôt ou tard une forme de nostalgie à l’endroit d’un Koizumi resté populaire lors de son départ. C’est là cependant un pronostic qui s’éloigne quelque peu de notre sujet, qui était de montrer qu’un pays industriel majeur a pu se réformer tout en restant attaché à ses valeurs, mais qu’il a fallu que son dirigeant invente une nouvelle méthode pour cela.
La politique japonaise a changé. Pour comprendre l’Archipel tel qu’il sera dans dix ou quinze ans, il nous a semblé indispensable de nous arrêter sur ces cinq années qui sont apparues comme une rupture dans les politiques menées depuis l’après-guerre et ont sans doute donné naissance à un autre Japon, plus dynamique, plus sûr de lui, et à même de faire face aux défis que lui pose le 21e siècle.
-
Cf. « Time to arise from the great slump » in The Economist, 20 juillet 2006. ↩
-
Nihon Keizai Shimbun, édition du soir du 22 août 2006. ↩
-
Cf. TV Asahi du 20 septembre 2006 au soir. ↩
-
Cf. Yomiuri online, www.yomiuri.co.jp, 14 septembre 2006. ↩