Conférence prononcée au Colloque de Presov « Tolérance et différence » organisé par le Département de langue et de littérature françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de Presov, les associations Jan Hus et Sens Public, avec le soutien de l’Ambassade de France en Slovaquie, en septembre 2006.
Textes recueillis et édités par Carole Dely.
Dans Les Liaisons dangereuses, deux personnages notamment suscitent les réactions, admiratives ou indignées, des lecteurs : c’est le fameux « couple chasseur » formé par le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil. Or, dans ce duo libertin, il existe une différence fondamentale, à savoir que le vicomte est un homme et la marquise une femme. Deux libertinages donc, l’un masculin et l’autre féminin, qui supposent des comportements différents et qui entraînent également des conséquences différentes.
Pour un homme, le libertinage est le moyen de briller dans le monde ; sa « réputation » dépend du nombre et de la publicité de ses entreprises de séduction. Et plus sa conduite est scandaleuse, plus il est admiré par l’entourage. La société mondaine se fait ainsi « complice » du libertinage : tout en prétendant condamner le vice, elle juge avec indulgence le comportement scandaleux des hommes. Même le « parti prude » ne refuse pas de recevoir des libertins tels que Valmont ; Mme de Volanges avertit la présidente de Tourvel de la noirceur de l’âme du vicomte, mais elle avoue :
Sans doute, je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout ; c’est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous savez comme moi, qu’on passe sa vie à les remarquer, à s’en plaindre et à s’y livrer.
(lettre XXXIII)1
Or, cette société frivole qui se montre si tolérante face aux dérèglements des hommes, juge beaucoup plus sévèrement le comportement des femmes. C’est pourquoi Mme de Merteuil doit paraître comme une femme aux mœurs irréprochables. Pour mieux berner son entourage, elle fait partie des « prudes » ; nous savons effectivement que dans la société, on la donne pour exemple de la conduite la plus respectable. Aux yeux du monde, la marquise paraît aussi « invincible » que Mme de Tourvel.
Ainsi donc, à la différence du vicomte de Valmont, Mme de Merteuil est obligée d’agir en secret absolu, afin de garder sa réputation de femme vertueuse. Cette nécessité exige d’elle beaucoup plus d’ingéniosité, de prudence et de finesse dans la réalisation de ses projets que n’en a besoin son homologue masculin. C’est pourquoi la marquise a établi sa vie sur des « règles » et des « principes » profondément médités, et surtout rigoureusement respectés : car la moindre faute signifierait pour elle la « mort sociale ». Dans la fameuse « lettre-confession » (LXXXI), Mme de Merteuil explique à Valmont le secret de sa réussite : faire les premiers pas tout en jouant la timidité ; ne jamais rencontrer en public l’amant « en titre » ; ne jamais écrire 2 ni laisser aucune trace de sa défaite ; s’arranger pour que les amants qu’elle veut quitter aient la responsabilité de la rupture, ou les surprendre en secret pour les forcer au silence. Aussi la marquise croit-elle son savoir-faire bien supérieur à celui de son complice :
Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare.
(lettre LXXXI)
Il serait cependant faux de croire que le libertinage de Mme de Merteuil relève du simple dévergondage ou encore du goût de « former » les jeunes gens (comme c’est souvent le cas des femmes expérimentées en stratégie amoureuse, telle Mme de Lursay dans les Égarements du cœur et de l’esprit). Pour la marquise, c’est une sorte de revanche qu’elle prend par rapport aux mœurs hypocrites de la société mondaine. Dès sa première jeunesse, elle a compris que, pour apprendre la vérité, il ne fallait pas se fier aux apparences :
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
(lettre LXXXI)
Comme toutes les jeunes filles, la future marquise était curieuse d’apprendre ce qu’étaient les plaisirs de l’amour dont elle entendait si souvent parler autour d’elle. Mais elle s’est vite rendue compte que « l’amour que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs n’en est au plus que le prétexte » (LXXXI). Dans les rapports amoureux, tels que les définit la société mondaine, la femme n’est pas égale à l’homme ; c’est ce que Mme de Merteuil rappelle à Valmont :
Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. À la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité : et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?
(lettre LXXXI)
S’indignant du fait que l’homme peut, impunément, disposer de sa conquête selon son caprice du moment, la marquise décide de ne jamais subir une pareille humiliation et d’imposer ses propres « règles du jeu ». Elle refuse de devenir une de ces femmes « imprudentes, qui dans leur Amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur » (LXXXI). Pour la marquise, l’amour devient ainsi une sorte de lutte personnelle, où elle prétend inverser les rôles et « faire de ces hommes si redoutables le jouet de [ses] caprices ou de [ses] fantaisies » (LXXXI).
Or, nous avons déjà insisté sur le fait que Mme de Merteuil ne peut pas agir ouvertement. Ainsi elle ne change rien à la structure apparente des relations sociales qui rendent la femme dépendante de l’homme. Sa stratégie consiste à duper ses partenaires, à leur laisser l’illusion du pouvoir, tout en contrôlant la situation. Lorsqu’elle veut quitter Belleroche, son amant actuel, elle doit mettre en œuvre tout son savoir-faire pour que l’initiative de la rupture vienne du chevalier :
[…] j’ai employé, tour à tour, la froideur, le caprice, l’humeur, les querelles ; mais le tenace personnage ne quitte pas prise ainsi : il faut donc prendre un parti plus violent ; en conséquence je l’emmène à ma campagne. […] Là, je le surchargerai à tel point, d’amour et de caresses, […] que je parie bien qu’il désirera plus que moi la fin de ce voyage […]
(lettre CXIII)
L’art de la marquise repose sur une parfaite maîtrise des apparences ; mais, de ce fait, elle se trouve dans une situation paradoxale. Car aux yeux de ses amants, Mme de Merteuil se voit réduite à l’image de ce qu’elle méprise le plus : une « femme sensible » qui se laisse séduire par les déclarations d’amour passionnées. Si différente des autres femmes, elle est pourtant obligée de jouer leur rôle. C’est pourquoi plusieurs critiques ont tendance à considérer son libertinage comme « incomplet » 3 ou même « strictement impossible » 4 , du fait d’être privé de la reconnaissance publique. Il n’en reste pas moins que ces critiques ne jugent la conduite de la marquise que du point de vue des règles prescrites au libertinage masculin. Mme de Merteuil ne pourrait-elle pas trouver la satisfaction dans la conscience de sa propre supériorité et dans le fait de rester toujours la maîtresse de la situation ?
Au demeurant, la conduite de la marquise ne reste pas sans témoins car, nous le savons bien, elle en a un dans le vicomte de Valmont. Ils forment un couple en apparence parfait : l’un et l’autre sont extrêmement intelligents, connaissent la nature humaine et ne se font plus d’illusions sur la sincérité des sentiments. Cependant, il y a une part de nonchalance dans le comportement de Valmont, que nous ne trouvons pas chez Mme de Merteuil. Pour le vicomte, le libertinage est un jeu sans conséquences ; pour la marquise, en revanche, il a une signification différente, nous pourrions dire presque vitale. C’est pourquoi, malgré les apparences, c’est la marquise qui a la position la plus fragile dans le couple. Ne pouvant compter sur la reconnaissance publique de ses actes, elle a besoin de Valmont : il est le miroir dans lequel elle peut contempler avec une satisfaction orgueilleuse ses propres « prouesses » ; bien plus, il est le seul qui connaisse le vrai visage de cette « fausse prude ». Ils sont uniques l’un pour l’autre : Valmont parce qu’il est assez intelligent pour mériter la confiance de la marquise ; Mme de Merteuil parce qu’elle est la seule à lui être égale dans l’art du mensonge et de la séduction.
Nous savons toutefois que cette relation exceptionnelle finit par une déclaration de guerre. Et la question qui se pose a souvent été rebattue : la conduite de la marquise pourrait-elle être expliquée comme vengeance d’une femme amoureuse ? En effet, la plupart des partisans de l’hypothèse d’une « marquise amoureuse » argumentent par une citation qui paraît incontestable :
Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que c’était l’amour, j’étais heureuse ; et vous, Vicomte ?...
(lettre CXXXI)
Mais de là à conclure que Mme de Merteuil est éperdument amoureuse de Valmont ? Souvenons-nous que cette lettre est la réponse à celle où le vicomte crie sa victoire sur Mme de Tourvel, et où il avoue avoir ressenti quelque chose qui ressemblait au bonheur, quelque chose qu’il n’avait jamais senti auparavant auprès d’une femme ; c’est-à-dire même pas auprès de la marquise. Mme de Merteuil ne pourrait-elle pas vouloir rappeler à Valmont les moments qu’ils avaient vécus ensemble, pour le détourner des pensées à la tendre présidente ?
Il faut comprendre que jusqu’alors, la marquise occupait une place unique dans la vie de Valmont. C’était une femme dont l’intelligence et la malignité étaient supérieurs à tout ce qu’il connaissait. Si toutes les femmes étaient pareilles pour lui, elle, en revanche, était sur un piédestal. Or, d’un jour à l’autre, cette déesse du libertinage se trouve détrônée par une femme qu’elle méprise, à cause d’un sentiment auquel elle ne croit pas.
Mme de Tourvel a séduit Valmont par la sincérité de son amour ; et la sincérité est la seule chose dont la marquise est incapable. Dans ce roman, tout paraît séparer la tendre présidente de la cynique marquise ; or, quelque improbable que cela puisse paraître, il existe quelque chose que ces deux femmes partagent : le sentiment de la différence. Si l’une s’écrie « mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? » (LXXXI), l’autre demande de « ne pas [la] confondre avec cette foule de femmes » (XLI). Mme de Merteuil se voit prise de colère lorsque Valmont semble oublier qu’elle n’est pas comme les autres femmes, et Mme de Tourvel exige qu’il ne la confonde pas avec ses conquêtes. Dès le début, la marquise sent que la présidente a une valeur exceptionnelle pour Valmont. C’est pourquoi elle essaie d’abord de le dissuader de son projet, puis de l’inciter à en finir le plus vite possible, espérant qu’une fois Mme de Tourvel séduite, elle ne sera plus pour le vicomte qu’une femme « ordinaire ».
Mais au moment où elle reçoit la lettre dans laquelle Valmont lui chante sa victoire sur Mme de Tourvel (lettre CXXV), la marquise se rend compte de l’ampleur du danger. Son silence trahit le choc qu’elle a subi, car Valmont doit écrire une deuxième lettre pour qu’elle lui réponde enfin (lettre CXXXI). Elle fait encore une dernière tentative pour le ramener, en essayant de jouer sur le souvenir des temps où ils étaient amants. Cependant, la réponse du vicomte lui fait comprendre qu’elle l’avait définitivement perdu. Se réveille alors en elle une terrible volonté de vengeance. Elle ne connaît que trop bien le vicomte pour savoir que son orgueil de libertin est plus fort en lui que tous les autres sentiments (d’autant plus que ce même orgueil l’empêche de s’avouer à lui-même l’amour qu’il ressent pour Mme de Tourvel : car devenir amoureux, c’est l’échec total pour un libertin) ; il lui suffit donc de jouer sur sa vanité pour l’inciter à envoyer une lettre de rupture à la présidente. Cependant, en détruisant sa rivale, Mme de Merteuil fait un coup désespéré : elle sait bien qu’il n’y a plus d’avenir possible pour elle et le vicomte.
Il y a une autre question qui a été souvent posée : pourquoi la marquise, une fois qu’elle a obtenu que Valmont quitte Mme de Tourvel, refuse-t-elle de renouer avec lui ? La réponse semble pourtant claire : Mme de Merteuil est une femme extrêmement fière ; elle ne consentirait jamais à s’humilier au point de devenir la maîtresse d’un homme qui est amoureux d’une autre femme. Elle préfère lui déclarer la guerre plutôt que de jouer le rôle d’une « remplaçante ».
La marquise a toujours renié un sentiment dont elle n’a pas voulu devenir la victime, puisqu’il n’était pas autre chose qu’un « jeu » destiné à perdre les femmes. Le vicomte était pour elle le partenaire idéal, désabusé comme elle-même par l’expérience du monde. Mais il s’était fait surprendre comme un « écolier », ayant même eu l’inconscience d’étaler devant elle les sentiments qu’il ressentait pour la première fois dans sa vie. Pour Mme de Merteuil, il ne pouvait pas y avoir de trahison plus grande ; et la blessure ne pouvait pas rester sans vengeance. Car Valmont était le seul devant lequel elle avait ôté son masque ; le seul à qui elle a dévoilé son âme (au moins une grande partie) ; le seul, enfin, à qui elle avait fait confiance. Malgré l’armure de cynisme et de méchanceté, elle l’a laissé s’approcher d’elle plus que quiconque ; et cela, elle ne l’a pas fait sans raison. Pouvons-nous dire que cette raison était l’amour ? Nous n’oserions pas affirmer une chose pareille, personne ne pouvant connaître la véritable Mme de Merteuil. Mais nous oserons dire qu’elle avait l’âme plus humaine que certains ne voudraient le croire.
Mme de Merteuil est-elle un « bourreau » ? La réponse est sans doute affirmative : c’est elle qui a rédigé la fatale lettre envoyée par Valmont à la présidente de Tourvel ; c’est elle qui a eu l’idée de corrompre la naïve Cécile de Volanges ; c’est elle, enfin, qui a détruit l’amour naissant entre deux jeunes innocents, Cécile et Danceny. Mais la marquise est aussi une « victime » : celle de son propre système. Malgré toute son intelligence et toute sa science, elle n’a pas réussi à fixer Valmont. La libertine a pour ainsi dire « tué » la femme : le vicomte estime la libertine, mais il ne voit pas la femme. Il ne regarde jamais la marquise comme il regarde Mme de Tourvel. En effet, tout le monde connaît sa déclaration orgueilleuse : « je puis dire que je suis mon ouvrage » (LXXXI). L’ « ouvrage » est presque parfait, à un détail près : en créant son propre personnage, Mme de Merteuil a coupé tous les ponts qui pourraient la mener vers un sentiment sincère quelconque.
La plupart des lecteurs jettent en général un regard horrifié sur la marquise, en qui ils ne voient qu’un « monstre ». Or, comme le remarque Jean Fabre, « la marquise n’est pas de ces monstres qui font peur, mais peut-être seulement pitié » 5 . Mme de Merteuil est au fond une héroïne tragique dans le roman de Laclos, héroïne qui a décidé de jouer avec les règles (im)morales d’une société corrompue, mais qui n’a jamais pu atteindre la plénitude de l’être dans un sincère dévouement à un autre être humain.
Bibliographie
COULET Henri, Le roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 2000, p. 431-440.
DAGEN Jean, « D’une logique de l’écriture : Les Liaisons dangereuses », in : Littératures, no4, 1981, p. 33-52.
DURANTON Henri, « Les Liaisons dangereuses ou le miroir ennemi », in : Revue des Sciences Humaines, no153, 1974, p. 125-143.
FABRE Jean, « Les Liaisons dangereuses, roman de l’ironie », in : Missions et démarches de la critique. Mélanges offerts au professeur J.A. Vier, Paris, Klincksieck, 1973, p. 651-672.
Laclos et le libertinage, Actes du colloque du bicentenaire des Liaisons dangereuses, 1782-1982, Paris, PUF, 1983.
PAPPAS John, « Le moralisme des Liaisons dangereuses », in : Dix-huitième siècle, no2, 1970, p. 265-296.
POMEAU René, Laclos ou le paradoxe, Paris, Hachette, 1993.
STACKELBERG Jürgen (von), « Le féminisme de Laclos », in : Thèmes et Figures du Siècle des Lumières. Mélanges offerts à Roland Mortier, Genève, Droz, 1980, p. 271-284.
VERSINI Laurent, Laclos et la tradition. Essai sur les sources et la technique des Liaisons dangereuses, Paris, Klincksieck, 1968.
Le roman le plus intelligent. Les Liaisons dangereuses de Laclos, Paris, Champion, 1998.
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Toutes les citations des Liaisons dangereuses renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Choderlos de Laclos, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1979. ↩
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La marquise, en rédigeant la lettre LXXXI, paraît oublier cette première prudence. Ce sera justement son « autobiographie libertine » qui la perdra dans l’opinion publique ; cette lettre est donc celle qu’il ne fallait pas écrire. Au demeurant, nous pourrions dire cela de toute sa correspondance avec Valmont. Or, il est vrai, comme le remarque Jean Dagen, qu’ « une Merteuil logique rend le roman impossible ». (« D’une logique de l’écriture : Les Liaisons dangereuses », in : Littératures, no4, 1981, p. 45) ↩
-
Henri Duranton, « Les Liaisons dangereuses ou le miroir ennemi », in : Revue des Sciences Humaines, no153, 1974, p. 138. ↩
-
Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 2000, p. 436. ↩
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Jean Fabre, « Les Liaisons dangereuses, roman de l’ironie », in : Missions et démarches de la critique, Paris, Klincksieck, 1973, p. 665. ↩