Conférence prononcée au Colloque de Presov « Tolérance et différence » organisé par le Département de langue et de littérature françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de Presov, les associations Jan Hus et Sens Public, avec le soutien de l’Ambassade de France en Slovaquie, en septembre 2006.
Textes recueillis et édités par Carole Dely.
Les textes de la théorie et de la critique littéraire françaises des années 1960 et 1970 (Roland Barthes, Paul Ricœur, Gérard Genette et autres), sont devenus des « classiques » en France et en Europe occidentale. Nous savons par exemple que les recherches narratologiques de Genette (dans ses Figures) ou de Todorov sont aujourd’hui une méthode « scolaire » d’analyse textuelle. Or, ces textes commencent à être plus systématiquement traduits en Europe centrale, notamment en Slovaquie, depuis seulement une dizaine d’années ; plus exactement depuis la fin des années 90. Il se produit donc une situation assez curieuse : ces textes ou les synthèses sur ceux-ci - qui ont joué un rôle important, voire presque« révolutionnaire » dans la pensée critique des années 1960-1980 - se retrouvent souvent pour la première fois dans un autre espace culturel avec un décalage de plusieurs décennies.
Bien sûr, ces textes étaient partiellement connus chez nous aussi dans les années 1960 et jusqu’à la moitié des années 1970 (moins entre 1975-1989, pour des raisons politiques), cela surtout grâce à des revues littéraires comme Slovenské pohlady et la Revue de la littérature mondiale, et aussi, il faut le souligner, grâce à des traductions tchèques qui étaient et sont toujours encore plus nombreuses. Mais, à cette époque, il n’y avait pas de traductions en livres, outre que ce n’est qu’au sein d’un milieu étroit de spécialistes, littéraires, linguistes ou philosophes que ces oeuvres étaient répandues. Parmi eux, seuls les connaisseurs de la langue française (comme par exemple les critiques littéraires Nora Krausová ou Valér Mikula), ou ceux qui lisaient les textes en traductions allemandes en adoptaient plus largement l’optique méthodologique : Nora Krausová, dans les années 1970-80, adoptait partiellement la narratologie de Genette dans ses travaux sur la catégorie du narrateur 1 , et Valér Mikula, dans les années 1980, l’épistémologie ou la psychanalyse des éléments de Gaston Bachelard 2 .
Aujourd’hui - en publiant des livres traduits - les textes peuvent être lus et connus par tous ceux qui s’intéressent à la littérature, sans devoir connaître la langue originale. Les textes peuvent ainsi trouver un plus large écho, mais ce décalage de plusieurs dizaines d’années peut signifier aussi que les problèmes théoriques qui y sont traités risquent de n’être plus « à l’ordre du jour », si j’ose dire, ni dans leurs pays d’origine ni dans la théorie en général.
Or, plus que le décalage dans le temps, ce sont les différences de culture et de tradition (littéraire, théorique, critique, terminologique) qui séparent encore davantage les textes originaux de leurs versions étrangères ; et c’est en particulier ce point de vue - traduction comme transition d’un espace culturel à l’autre (dans le temps), nécessitant entre autre l’innovation du vocabulaire et l’acceptation des différences - que je voudrais aborder dans mon exposé en prenant pour exemples quelques ouvrages récemment traduits en slovaque.
Pour parler d’une façon plus concrète, un certain nombre de livres de la théorie littéraire française ont été traduits dans la dernière décennie et en particulier ces trois dernières années, en 2004, 2005 et 2006, surtout dans la collection Anthropos de la maison d’édition Kalligram. Il y eut la première traduction du livre de Paul Ricœur, le troisième volume de son Temps et Récit. Les deux premiers volumes ont été publiés en tchèque 3 , l’auteur de la traduction est le philosophe Jozef Sivák. Il s’agit ensuite de la première traduction de Gérard Genette en slovaque, celle de son mince ouvrage récent, Métalepse, de la figure à la fiction (2004), traduit en 2005 par Andrej Záthurecký ; puis d’un livre synthétique sur l’Écriture fragmentaire de Marie Susini-Anastopoulos, traduit en 2005 par Mária Vargová 4 ; et enfin du livre d’Antoine Compagnon Le Démon de la théorie 5 , ouvrage synthétique sur les étapes décisives de la théorie littéraire française et mondiale, traduit en 2006 par moi-même.
Quant aux « vrais ouvrages classiques » de la théorie française, ils sont toujours encore rares en traduction slovaque, par exemple ceux de Roland Barthes : si on ne prend pas en considération les nombreux essais publiés en revues littéraires, il n’existe pour le moment qu’un recueil de ses travaux publié en livre, traduit par Anna Blahová et Marián Minárik en 1994, qui contient Le degré zéro de l’écriture, Critique et Vérité, Le Plaisir du texte et quelques essais plus courts 6 . Ses ouvrages sont en revanche beaucoup plus systématiquement traduits en tchèque. Et un autre livre « classique », La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard, a été traduit en 1990 par Michal Bartko 7 . Mais les grands ouvrages de Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Julia Kristeva, Philippe Sollers ou Emile Benveniste attendent encore leur version slovaque.
Quant à la philosophie française des années 1960-1990, elle est présentée et traduite depuis la fin des années 1980 beaucoup plus systématiquement : à commencer par Les Mots et les Choses de Michel Foucault, traduit par Miroslav Marcelli en 1987 8 (rééd. Kalligram 2001), puis furent traduits des ouvrages de Gilles Deleuze, Jacques Derrida, François Lyotard ou Claude Lévi-Strauss à partir des années 1990.
Les théories littéraires française et slovaque
Pour revenir à la théorie et à la critique littéraire, en dépit de ce nombre assez restreint d’ouvrages récemment traduits, ne peut-on dégager plusieurs points communs concernant leur transfert d’un espace culturel à l’autre ?
Dans la suite de mon exposé, je voudrais dans un premier temps porter attention sur quelques points communs entre les traductions récentes, puis montrer les différences essentielles entre les deux traditions de la théorie littéraire, et pour finir parler de quelques problèmes terminologiques concrets.
Pour ce qui est des points communs :
- En comparaison avec le passé, où les textes traduits de ce type se trouvaient isolés (dans les revues, etc.), il existe maintenant plusieurs ouvrages qui adoptent une vision en quelque sorte similaire. Celle de la pensée critique occidentale issue des années 1960 et 1970, avec une terminologie qui est sinon contiguë, au moins partiellement superposée ou bien issue d’une même tradition, la linguistique de Saussure et dans un sens plus large de la tradition du structuralisme et du poststructuralisme français 9 .
- Même s’il s agit parfois de textes assez récents - comme celui de Compagnon ou le dernier texte de Genette, écrits il y a à peine dix ans -, ils résument d’une manière ou d’une autre toute la tradition critique française des années 1960-1980 ; aussi les différences de temps et de tradition (littéraire, critique, théorique) qui séparent les originaux de leurs traductions sont-elles d’autant plus saisissables.
- Cette différence est très visible surtout au niveau du vocabulaire et de la terminologie : de nombreux termes des textes français sont apparemment (ou à première vue) intraduisibles, car les réalités qu’ils désignent semblent manquer dans notre réflexion, ou sont tout au moins chez nous réfléchies d’une façon différente. J’en parlerai plus en détail. Pour le moment, je ne cite que l’exemple de plusieurs termes liés avec la catégorie de l’auteur et de l’intention, telle « intention en acte » 10 , car les questions concernant l’intention - surtout la thèse de la « mort de l’auteur » - étaient chez nous débattues différemment, sans qu’il y ait eu la même ferveur qu’en Occident et en France dans les années 1960 avec Barthes, Ricœur ou Riffaterre. Bien que la tradition de l’herméneutique issue des idées de Husserl et d’Ingarden ait été présente chez nous, il s’agissait avant tout de redéfinir le canon de la littérature nationale et mondiale après la Révolution de velours en 1989, laquelle était liée à la remise en cause de l’autorité du « sujet parlant ». C’est notamment à cette époque que les théories de Bachtin, les définitions du postmodernisme, de l’intertextualité ainsi que, très partiellement, la théorie française, ont commencé à être débattues.
- Il peut aussi y avoir des notions qui existent dans les deux langues, mais qui ont des sens (ou des nuances sémantiques) différents. L’exemple symptomatique est l’expression « la science littéraire », qui est aujourd’hui peu utilisée par la pensée littéraire française, car connotée par une époque historique précise, celle du positivisme-lansonisme de la fin du 19e siècle. Par contre, en slovaque, l’expression générale « literárna veda » est tout à fait neutre pour désigner la recherche, les études littéraires, se trouvant bien sûr en relation directe avec la tradition allemande du 19e siècle - Literaturwissenschaft.
- Un autre exemple est celui des différences entre les notions de théorie et de critique littéraire. La triade théorie-critique-histoire, qui, chez nous, désigne la division traditionnelle des domaines de la recherche littéraire, n’est pas toujours compatible avec la compréhension qu’en a la pensée littéraire française. En effet, la notion de la critique littéraire, dans la pensée française, désigne souvent ce que nous comprenons par la théorie littéraire 11 . C’est-à-dire que même la notion de la critique, par exemple dans l’expression « l’école de la critique des variantes » se traduit en slovaque par le mot théorie, teória variantov 12 , et ce qu’on appelle en français la théorie, est souvent désigné souvent chez nous par le mot global la science. Et vice-versa, ce que nous appelons la critique n’est dans le vocabulaire théorique français que sa partie, à savoir les comptes-rendus, la presse littéraire, la réflexion de la littérature contemporaine.
- Nous pourrions ainsi continuer à énumérer des exemples, sans parler des divisions plus subtiles entre les notions telles que la théorie littéraire et la théorie de la littérature, strictement séparées dans le vocabulaire théorique français (et chez Compagnon, par exemple), mais auxquelles notre tradition est encore peu sensible et qui n’ont pas vraiment d’équivalents 13 .
Ainsi, nous pouvons nous rendre compte du fait que la tradition de la recherche littéraire (la théorie et la critique) et son vocabulaire ont été chez nous formés par d’autres impulsions qu’en France, ou plus généralement qu’en Europe occidentale.
La théorie littéraire slovaque : ses sources
Très brièvement et superficiellement - et sans parler de l’histoire littéraire, qui est dans la plupart des pays traditionnellement orientée sur le « patrimoine » de sa propre littérature - la critique et la théorie de la littérature se sont formées chez nous à partir de l’entre-deux-guerres. D’abord à travers la réflexion sur la poétique classique de la division en genres (et la poétique historique), qui a beaucoup influencé la critique académique jusqu’à nos jours ; et plus tard, dans les années 1960, à travers le structuralisme tchèque (Jan Mukarovský, Miroslav Cervenka, Felix Vodicka), ainsi qu’en partie par le Cercle linguistique de Prague et la « poétique linguistique » de Roman Jakobson. Mais dans les années suivantes, la théorie littéraire s’est beaucoup plus orientée sur le formalisme russe (Viktor Chklovski, Tynjanov) - par exemple dans la conception de la poétique historique de Mikuláš Bakoš - que sur le structuralisme français, mettant plutôt l’accent sur la versologie et les questions formelles de la littérature (comme la théorie du vers et les genres en général). Les aspects « narratologiques » - à l’exception des recherches de Nora Krausová - ou bien la philosophie de la langue (Benveniste et d’autres), comme parties essentielles de la pensée française, sont donc restées pour un assez long temps un peu dans l’ombre. L’école originale de la « communication » formée par František Miko et Anton Popovic à l’Université de Nitra (à partir de 1968), issue notamment du formalisme russe, mais aussi partiellement de l’esthétique de la réception (Hans-Robert Jauss) et du structuralisme tchèque (Felix Vodicka), orientait, il est vrai, la théorie vers l’analyse du texte, mais ne travaillait pas - sauf à de rares exceptions - avec la terminologie et la réflexion de la théorie française des années 1960-80 (à savoir, la philosophie de la langue, la sémantique structurale, la sémiologie, la poétique). C’est plutôt dans le domaine de la philosophie, de l’esthétique ou même de la linguistique que ces termes et cette réflexion se sont depuis un certain temps plus visiblement établis.
Les nouvelles traductions de la théorie littéraire arrivent donc dans un climat qui n’est pas encore bien préparé à les accueillir (surtout parmi ceux qui ne sont pas romanistes, germanistes, anglicistes, etc.) et leur réception se heurte parfois à cette tradition théorique différente, voire à des préjugés. Je cite un exemple terminologique : la traduction du mot focalisation, terme narratologique de Genette, se traduit depuis longtemps en allemand également par focalisation (utilisé entre autre par Wolfgang Iser ), et de même en slovaque par fokalizácia ; mais ce mot a soulevé une polémique lors d’une soutenance de thèse (de la germanistique) à cause de sa forme prétendument trop « latinisée ».
Ainsi, si accepter une vision différente des phénomènes de la théorie et de la critique littéraires demande bien sûr un élargissement d’horizon des connaissances, cela demande aussi une certaine tolérance envers cet « autre » qu’est une nouvelle terminologie, en même temps qu’une autre vision. Celle-ci, il faut l’avouer, est toujours encore assez lentement acceptée, surtout par la critique académique traditionnelle - représentée en premier lieu par les manuels de la théorie littéraire pour les étudiants, les ouvrages synthétiques, les histoires littéraires ou les dictionnaires des termes littéraires. Tous ces ouvrages restent toujours encore en quelque sorte enfermés dans la théorie classique de division en genres et dans la versologie - c’est à dire la théorie du vers - issue, comme nous l’avons dit, du structuralisme inspiré par le formalisme russe.
Pour donner un exemple concernant la terminologie, le Dictionnaire de la théorie littéraire 14 de l’auteur Peter Valcek, publié en 2000 et 2003, est le premier ouvrage qui prenne en considération la terminologie de la nouvelle critique française ou celle du New Criticism américain, en définissant des mots comme discours, hypertexte ou close reading.
Le Démon de la théorie et les problèmes terminologiques
Dans la dernière partie de mon exposé, à l’aide de quelques exemples terminologiques pris surtout du livre d’Antoine Compagnon Le Démon de la théorie, et en révélant quelques problèmes auxquels je me suis moi-même heurtée, je voudrais donc très brièvement essayer de montrer, modestement, comment le type de travail qu’est la traduction peut aider beaucoup dans cette acceptation des différences et des innovations de vocabulaire. Car la traduction, nous le savons bien, n’est pas seulement un transfert linguistique, mais avant tout un transfert culturel.
Le livre Démon de la théorie avec le sous-titre Littérature et sens commun est un livre de synthèse et de revalorisation de « l’aventure théorique » du 20e siècle, et en particulier des trois décennies clés de la nouvelle critique française (les années 1960, 1970 et 1980). Compagnon y parle de la plupart des problèmes, idées et termes utilisés par la théorie et la critique occidentales en intégrant un grand nombre de citations d’auteurs français, tels Roland Barthes, Gérard Genette, Paul Ricœur, Tzvetan Todorov, Emile Benveniste, Michael Riffaterre, etc., mais aussi allemands (Hans-Robert Jauss, Wolfgang Iser), anglo-américains (John R. Searle, Northrop Frye, Christopher Prendergast, Stanley Fish, Nelson Goodman, etc.), ou russes (Michail Bachtin, Yuri Lotman, Viktor Chklovski), sans parler des philosophes, sociologues, linguistes, essayistes, romanciers, poètes... L’ampleur de la réflexion - et de sa synthèse - ainsi que le nombre de termes utilisés sont assez représentatifs, je suppose, pour nous montrer les différences de traditions littéraires, et par la suite terminologiques, mentionnées plus hauts.
a) L’un des plus grands problèmes terminologiques était la traduction de l’expression le sens commun qui figure dans le sous-titre, et qui figure donc l’un des mots-clés du texte : le sens commun est une notion bien neutre, « commune », même banale, provenant de la langue courante, mais qui est devenu « un terme » depuis un certain temps, et cela d’abord dans la terminologie américaine des sciences cognitives (Lacoff & Johnsson), soit le « common sense » (les idées reçues, les topoï, les stéréotypes de la pensée « non-théorique »), qui, il est vrai, ne figurait pas parmi les termes des théories des années 1960-1970, mais qui résume cependant bien l’idée principale du livre, à savoir la confrontation de la théorie et du commun, de l’ordinaire, auquel toutes ces théories se heurtaient et que Compagnon utilise exactement dans ce sens. En slovaque, l’équivalent neutre - le « bon sens » (zdravý rozum) - n’était pas acceptable parce qu’il ne contient pas cette signification commune qui s’oppose au théorique : pensée théorique vs pensée (sens) commune. Suite à des consultations avec les spécialistes, philosophes, « cognitivistes », littéraires, j’ai finalement adopté l’expression bežné myslenie qui, à mon avis, exprime le mieux cette antinomie (binarité) du théorique vs du commun, dans toutes les nuances sémantiques du texte. Et bien entendu, cette expression, très neutre, très « commune », ne se trouvait pas jusqu’à maintenant dans le vocabulaire de la pensée littéraire slovaque.
Cet exemple peut nous montrer pars pro toto (de nombreux termes) à quel point la comparaison de notre tradition littéraire avec l’« autre », donc ici la pensée occidentale (française et anglo-américaine) nécessite d’être repensée, rediscutée et aussi unifiée au niveau du vocabulaire.
b) Un autre exemple qui montre l’instabilité de la terminologie est celui du mot récit, bien fréquent dans toute la nouvelle critique ainsi que dans l’histoire littéraire française, et que chaque chercheur tend à utiliser à sa manière. Quand j’ai voulu m’inspirer des traductions slovaques récentes mentionnés plus haut, j’ai trouvé par exemple des variantes comme « itérarne rozprávanie », c’est à dire « narration littéraire » chez Jozef Sivák dans sa traduction du Temps et Récit de Ricœur (Cas a literárne rozprávanie) ; ou bien dans un passage d’ouvrage historique consacré au même livre de Ricœur, la traductrice avait gardé la forme française récit (Cas a récit u P. Ricouera 15 ), ou bien encore, dans les extraits de l’essai de Roland Barthes Introduction a l’analyse structurale des récits, récit est traduit comme rozprávanie (narration) 16 , de même que dans le livre de Compagnon ou dans la monographie de Miroslav Marcelli sur Roland Barthes Prípad Barthes 17 (Kalligram 2001).
Cette instabilité terminologique est visible aussi dans les « vocabulaires » élaborés par certains traducteurs ou spécialistes - Jozef Sivák pour Ricœur, Miroslav Marcelli pour Barthes 18 , bien qu’il s’agisse d’un travail très utile pour les autres lecteurs ainsi que pour les traducteurs.
Voilà donc comment la terminologie, même en ce qui concerne l’une des notions les plus fréquentes (le récit), demande à être harmonisée, et peut l’être en premier lieu grâce et par le moyen des traductions de plusieurs ouvrages d’un même auteur. Et c’est bien justement à cause du manque de « normes » de traduction que certains termes, même connus depuis longtemps, posent souvent des problèmes - comme par exemple la distinction de l’antinomie barthienne la langue/le langage (jazyk/rec) qu’il convient de différencier de l’antinomie langue/parole de Saussure (elle est traditionnellement traduite chez nous par jazyk/rec, mais la traduction aujourd’hui recommandée par les spécialistes est celle de jazyk/prehovor 19 ) ; sans parler bien sûr de nombreux termes et « semi-termes » de Genette, de Ricœur et avant tout de Barthes, comme « le pli critique » (kritický záhyb), « la bathmologie » ou « l’effet du réel » - qu’on ne peut que traduire littéralement.
c) Sur l’ambivalence des mots neutres/savants : en traduisant la pensée critique française, on rencontre aussi un phénomène spécifiquement terminologique, lié à l’ambivalence des mots neutres qui peuvent devenir des « termes » savants. De fait, la plupart des auteurs de la nouvelle critique française, issus de la philosophie de la langue, travaillent avec ce phénomène linguistique de manière intentionnelle (Barthes, Ricœur, mais aussi Compagnon). Ceci est rendu possible par le fait que le français, langue romane provenant du latin, dispose de mots ordinaires qui contiennent une ambivalence ou polyvalence toute naturelle - ils peuvent s’utiliser comme mots neutres dans le langage commun et comme « termes » dans les langues de spécialité. Je prends un exemple pour tous, le mot représentation et le verbe représenter, très fréquent dans la théorie française, qui provient du mot latin repraesentare (12e s.), et qui peut avoir la signification neutre de « rendre présent, rendre sensible », ou de « montrer, exposer (sur scène) », mais aussi d’« imiter, reproduire, figurer, exprimer » 20 , etc.
La langue slovaque connaît aussi le mot provenant du latin reprezentovat, reprezentácia. Mais celui-ci, même s’il contient les significations principales du mot français (zobrazovat, napodobnovat, prezentovat na scéne), ne possède cependant pas cette ambivalence naturelle entre la signification savante et commune : il évoque sans univoque, directement, le langage scientifique.
Et nous savons que les textes de la nouvelle critique se caractérisent en particulier par tout un jeu avec les significations des mots et leurs nuances sémantiques, calembours, jeux de mots, mots-valise, sens pervertis, souvent aussi par l’ironie et les sarcasmes... Et le côté « sérieux », « scientifique » des mots, n’est qu’une partie de l’énoncé complexe et contradictoire. Ainsi, en utilisant trop fréquemment en slovaque ces mots provenant du latin, donc en évoquant le côté savant de l’énoncé, on risque de faire perdre au texte les niveaux importants de sa signification, non seulement terminologique, mais aussi stylistique, connotative, et surtout sémantique.
Mais je ne veux pas ici entrer plus avant dans les détails, ni parler des difficultés syntaxiques et stylistiques (comme l’argumentation logique combinée avec l’ironie, la complexité et la binarité des phrases longues...), liés à la spécificité des textes de la nouvelle critique française, et qui sont nombreuses.
Conclusion
Pour conclure, je voudrais simplement dire que ce type de travail qu’est la traduction, comme transfert d’un espace culturel à un autre dans le temps, ne sert pas, comme nous l’avons vu, seulement à élargir l’horizon des connaissances et à la complétisation du vocabulaire. En effet, en introduisant dans un autre contexte culturel des termes « nouveaux », qui désignent des réalités différemment réfléchies (par et sur la littérature), et même s’agissant de textes qui sont déjà un peu éloignés du discours littéraire contemporain (comme la critique des années 60 et 70 en France), on les fait agir aussi sur son propre « champ littéraire ». Certes, ces nouveaux termes peuvent dans un premier temps se heurter à la vision traditionnelle et provoquer la discussion, mais en élargissant le domaine de la réflexion et en acceptant des différences, ils peuvent contribuer à des redéfinitions (de la théorie, mais aussi de la littérature proprement dite), et ainsi élargir, modifier ou même changer un domaine aussi délicat que ne l’est celui de la vision de son propre « patrimoine » littéraire.
Bibliographie
COMPAGNON Antoine : Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris, Seuil 1998.
Démon teórie. Literatúra a bežné myslenie. Bratislava, Kalligram 2006, traduit par Jana Truhlárová.
RICOEUR, Paul : Temps et récit. Volume III Paris, Seuil 1983-1985.
Cas a literárne rozprávanie. 3 Bratislava, IRIS 2004, traduit par Jozef Sivák.
GENETTE, Gérard : Metalepse. De la figure à la fiction. Paris, Seuil 2004.
Metalepsa. Od figúry k fikcii. Bratislava, Kalligram 2005, traduit par Andrej Záthurecký.
SUSINI-ANASTOPOULOS, Marie : L’Écriture fragmentaire. Paris, PUF 1997,
Fragmentárne písanie. Bratislava, Kalligram 2005, traduit par Mária Vargová.
FOUCAULT, Michel : Les Mots et les Choses. Paris, Gallimard 1966.
Slová a veci. Bratislava, Kalligram 2000, traduit Miroslav Marcelli et Mária Marcelliová.
MARCELLI, Miroslav : Prípad Barthes. Bratislava, Kalligram 2001.
VALCEK, Peter : Slovník literárnej teórie. I-II. Bratislava, vyd. Spolku slov. spisovatelov, 2000, 2003.
Le Petit Robert : Dictionnaire de la langue française. Paris, 1989.
Traduction tchèque : Cas a literární vyprávení. Oikhomene, Praha I-II.
Traduction slovaque : Cas a literárne rozprávanie. Bratislava, IRIS 2004, traduction Jozef Sivák.
-
Nora Krausová : Rozprávac a románové kategórie. Bratislava, 1975. ↩
-
cf. Valér Mikula : Hladanie systému obraznosti. Smena. Bratislava 1987. ↩
-
Paul Ricoeur : Temps et Récit . Paris, Seuil 1982-1985. ↩
-
Gérard Genette : Métalepse. Paris, Seuil 2004 ; Françoise Susini-Anastopoulos : L’Écriture fragmentaire. Paris, PUF 1997 ; Jean Leduc : Les Historiens et le Temps, Paris, Seuil 1999. ↩
-
Antoine Compagnon : Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris, Seuil 1998, réed. Points 2001, 314 s. ↩
-
Roland Barthes : Rozkoš z textu. Bratislava, Slovenský spisovatel 1994. ↩
-
Gaston Bachelard : Poetika priestoru ; Bratislava, Slovensky spisovatel 1990. ↩
-
Michel Foucault : Slová a veci. Bratislava, Slovenský spisovatel 1987, réedition Bratsilava, Kalligram 2001. ↩
-
En dehors de la théorie littéraire, ce sont aussi, par exemple, l’ouvrage théorique sur l’art de Georges Didi-Hubermann Devant le temps paru en 2006 et traduit par Radana Šafárová, ou l’ouvrage de Jean Leduc sur Les Historiens et le Temps, traduit en 2006 par Jana Levická (Kalligram, Bratislava). L’édition Anthropos commence déjà présenter sytématiquement la pensée littéraire, artistique, historique, sociologique mondiale. ↩
-
cf : Intention en acte : in Compagnon. Démon de la théorie, op. cit. p. 74, traduction : « cinná intencia » (après les consultations avec des philosophes slovaques), p. 68. ↩
-
p.ex. la critique des variantes de Gianfranco Contini - doit se traduire comme « teória variantov » ; c’est à dire par le mot « théorie » (Compagnon, p. 7). ↩
-
Ibidem, p. 7. ↩
-
La théorie de littérature : les tropes et les normes poétiques - la compréhension de la littérature, la Poétique. La théorie littéraire : ou les théories d’approche du texte, critique de l’idéologie, analyse linguistique : Cf Compagnon : 1998 ; op. cit. p. 24. ↩
-
Peter Valcek : Slovník literárnovedných termínov. Bratislava, Vydavatelstvo Spolku slovenských spisovatelov, 2000, 2003. ↩
-
In : Jean Leduc : Historici a cas (Les Historiens et le Temps), Bratislava, Kalligram 2005, s, 191, traduit par Jana Levická. ↩
-
Par exemple dans Compagnon, op. cit., p. 297. ↩
-
Miroslav Marcelli : Pripad Barthes (Le Cas Barthes). Bratislava ; Kalligram 200. ↩
-
voir M. Marcelli ; op. cit. ; p. 311-317. Paul Ricoeur ; traduction slovaque, op. cit. p. 367-377. ↩
-
voir M. Marcelli, op. cit. p. 312-313. ↩
-
voir : représenter, représentation. in : Dictionnaire de la langue française. Petit Robert, 1989, p. 1676-1677. ↩