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Les impossibles autoportraits de Claude Cahun

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Texte

Scène du miroir

1 Si nous feuilletons un album d’autoportraits, qu’ils soient peints ou photographiés, nous remarquons que le miroir est un élément fréquent, puisqu’il est l’instrument qui nous permet de nous voir, donc l’élément primordial d’« auto ». Un peintre se peint grâce à un miroir, un peintre en train de se peindre « à travers » le miroir est donc une scène assez typique de l’autoportrait. Mais ne soyons pas dupes : il s’agit d’une scène, donc d’une mise en scène. Un tableau montrant le peintre en train de se peindre à l’aide d’un miroir n’est point la garantie de l’auto-portrait. Il est toujours possible que ce soit une autre personne qui l’ait peint. L’identification ne peut que rester probable. Dans le cas d’autoportrait, il faut toujours l’élément extrinsèque - le titre - qui le désigne. « Le statut de l’autoportrait de l’autoportraitiste gardera toujours un caractère d’hypothèse. […] on doit toujours dire de l’autoportrait : "s’il y en avait...", "s’il en restait". » 2

Dans le cas de la photographie, certains dispositifs de la prise de vue permettent l’identification d’un autoportrait. Mais dans ce cas, la possibilité de composition devient très réduite. D’autant que si la photo veut montrer le photographe en train de se photographier (équivalent d’un peintre en train de se peindre), l’appareil cacherait une grande partie du visage du photographe. Le sujet de la photo deviendrait le « faire » et son instrument, non pas le personnage. Tel serait la condition contradictoire de l’exercice photographique d’un autoportrait.

En ce qui concerne les différentes difficultés que rencontre l’exercice d’un autoportrait et des problèmes de son identification dans la photographie et la peinture, nous pouvons ajouter que, dans la peinture, si l’autoportrait garde toujours un caractère d’hypothèse, il est en quelque sorte déjà signé, puisqu’il s’agit de la touche de la main du peintre. Tandis que dans la photographie, à part certains dispositifs particuliers (le photographe en train de prendre la photo dans un miroir sous un angle précis), non seulement l’identification reste toujours, comme pour la peinture, hypothétique, mais de plus, puisque c’est un travail de la lumière, le photographe n’aura jamais l’occasion de signer.

Après ce détour sur l’autoportrait en général, dans la peinture et dans la photographie, nous nous interrogeons sur la double absence de la scène de réflexion et de l’appareil photo dans les autoportraits de Claude Cahun. La première apparaît une seule fois (cette scène figure en réalité sur trois photos dans le catalogue raisonné, mais elles sont visiblement les tirages de cadrages différents d’un même négatif), le deuxième est complètement absent. Nous venons d’évoquer l’importance du miroir pour la réalisation et la « crédibilité » d’un autoportrait, quant à l’instrument, il constitue l’attribut du personnage d’un (auto)portrait. D’autant plus que, si nous replaçons l’auteur dans son contexte historique, il s’agit d’une époque où les femmes de la bourgeoisie n’avaient pas si facilement un métier, encore moins celui de photographe. De ce fait, se montrer avec son instrument non seulement désigne le métier, mais encore est la marque solennelle d’un statut social. Il ne manque effectivement pas d’exemples de femmes photographes qui se photographient avec leur appareil photo (nous pensons par exemple à Ilse Bing, autoportrait de 1931, et à Imogen Cuningham, autoportrait de 1920). Sur ces photos, nous constatons l’effort des auteurs pour combiner à la fois le besoin de se montrer comme sujet, et celui de la mise en scène de la prise de vue.

Or, on aurait beau vouloir croire que l’on peut se peindre ou se photographier grâce à un miroir, cela ne pourrait être vrai que par une sorte de complaisance. Car l’image reflétée n’est jamais la même que celle devant le miroir. Elle est toujours à l’envers. De plus si le corps est visible à nous-même sans l’aide d’un miroir, le visage, quant à lui, nous reste pour toujours invisible. Beaucoup d’études ont abondamment parlé de ces difficultés complexes et des stratagèmes qu’adoptent certains peintres, par exemple montrer le visage à l’envers tel qu’il est reflété (peut-on faire autrement ?) et corriger le reste du corps. Ainsi Louis Marin écrit-il : « le miroir […] pose le problème théorique et technique, indissolublement théorique et pratique, d’une dé-collation et d’une re-collation, d’une dé-capitation et d’une re-capitation » 3 .

René Zazzo nous rappelle que le mot visage, visus en latin, est le participe passé de videre, voir. « Le visage est donc ce qui est vu. » 4 Or, je ne peux jamais me voir directement, et celui que je vois dans (comme si le miroir avait un dedans !) le miroir n’est jamais « mon » visage que voient les autres. « Mon » visage m’est inconnu, il est toujours de l’autre, pour l’autre. Ainsi, « visage » implique intrinsèquement le rapport avec autrui - l’autre est la condition de mon visage -, et le paradoxe : je suis privé de celui qui me désigne et représente le plus. Je suis aveugle de mon propre visage.

Ici, nous devons mentionner la dissociation de la notion de miroir et de miroir objet. En effet, celle-là n’est pas l’exclusivité de celui-ci, le miroir plan ne concerne que sa partie visuelle. La notion de miroir s’étend dans le sens de « tout ce qui nous réfléchit ». C’est notamment dans les études concernant les jeunes enfants que cette notion plus large est primordiale. Françoise Dolto a bien souligné que ce qui importe dans le développement d’un enfant est « un miroir de son être dans l’autre » 5 . Dans l’univers d’un jeune enfant, c’est la personne (généralement la maman) qui s’occupe de lui, qui est miroir. Leurs réflexions se renvoient dans leur rapport. C’est un miroir relationnel.

Nous trouvons par ailleurs le passage suivant dans Jeu et réalité de D. W. Winnicot : « dans le développement émotionnel de l’individu, le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère ». 6 Le visage de la mère reflète son rapport avec le nourrisson, il est pour ainsi dire le premier miroir d’un individu. Il nous faut d’ailleurs rappeler que le jeune nourrisson connaît son visage par ses sensibilités internes mais pas visuellement, il n’a aucune idée encore de l’image de son visage. Cette connaissance visuelle est acquise seulement à l’âge de deux ans par la majorité des enfants (à 16-18 mois chez les plus précoces). Tandis que la reconnaissance de la mère est acquise bien avant six mois. 7 Mon premier visage est celui de maman.

Pour passer à l’étape de se reconnaître visuellement, la scène se passe devant un miroir. Mais il ne suffit pas de mettre l’enfant tout seul devant celui-ci, il faut l’accompagner 8 , la personne accompagnatrice est dans la majorité des cas la mère. C’est par ce visage qu’il connaît si bien, ce visage de la maman, apparaissant dans le miroir à côté de son propre visage, que l’enfant apprend à se reconnaître visuellement.

Nous notons ici que, si nous disons que nous ne pouvons nous voir que grâce à la réflexion, où est impliqué nécessairement un tiers (ce qu’est souvent le miroir), dans cette scène de face à face avec le miroir, scène de faire connaissance avec le miroir, c’est le visage de maman qui joue le rôle du tiers qui permet que cette connaissance se concrétise.

Ainsi, toute tentative de se voir, de se connaître, implique intrinsèquement le voir, le connaître d’autrui. Au sens double génitif du terme. Il n’y a pas de connaissance directe possible, il faut toujours passer par l’Autre. L’Autre est la condition de ma vue, il est ma mémoire, il est mon miroir, il est mon image. Mon visage m’est ainsi doublement invisible : non seulement je ne peux le voir directement, mais de plus, je vois toujours l’Autre.

Quant à la pratique de s’autoportraiturer, il s’agit d’une pratique foncièrement basée sur la réflexion (réflexion réelle dans la pratique picturale, ou réflexion imaginaire qui ressemble plus à un mirage ou à un fantasme dans un exercice photographique). De ce fait, quand le portrait tourne son regard vers les spectateurs, ceux-ci, c’est-à-dire nous, sont en effet son miroir. Dans ce cas-là, c’est notre portrait que nous regardons.

Une photo non datée (Nº 254) 9 attire notre attention en raison de sa singularité dans l’ensemble de l’œuvre. Elle n’est apparemment pas un portrait, mais en sachant qu’il s’agit d’un travail de Claude Cahun, en connaissant ses autres travaux (ou pour quelqu’un qui a tout simplement feuilleté l’album dans l’ordre et trouvé cette photo vers la fin), notre regard sur cette photo est affecté par les autres photos. Après avoir vu tant de déguisements, dans lesquels se manifestent une telle lucidité stridente et un tel acharnement sur l’art et sur soi-même, nous sommes frappés par la simplicité de style de cette photo et son atmosphère paisible, presque spirituelle (remarquons que se reflète sur le miroir, au centre de la photo, une fenêtre pleine de lumière sur laquelle se dessine un croix...). Cette photo nous montre un miroir dans lequel se reflète une chambre lumineuse presque vide, elle exprime une intimité touchante. Est-ce cela le portrait, l’épilogue, de tous ces portraits précédents ? Une intimité, mais personne.

Le style simple de cet exemple nous bouleverse, or c’est une photo faussement simple. Car il s’agit d’une scène de réflexion d’une double perspicacité : un miroir nous invite à s’y refléter (puisqu’un autoportrait est toujours celui du spectateur) ; une photo de miroir n’est pas un miroir (une photo de moi n’est pas moi). Et la quasi-absence du miroir et l’absence totale de l’appareil (ainsi que la scène du sujet avec son activité ou son attribut) dans les autoportraits de Claude Cahun ne font que souligner davantage cette lucidité perçante de l’auteur vis-à-vis de l’image spéculaire et de l’image de soi.

Une autre photo datée de 1928 (Nº 268) attire notre attention tout comme l’absence de la scène de réflexion de l’auteur l’a fait. En effet, il s’agit d’une image dont nous pourrions attendre (en pensant à une pratique générale d’autoportrait) que ce soit l’auteur lui-même qui s’y représenté. Mais c’est de sa compagne (de plus souriante, expression que nous ne trouvons jamais dans les autoportraits de Claude Cahun). Nous pouvons refaire, mais dans l’autre sens, le cheminement de connaissance visuelle de « mon visage » que nous venons d’exposer : puisque l’image de mon visage est toujours celle de l’Autre ; celle de l’Autre est celle de la femme que j’aime ; tu es mon Autre ; ton visage est mon visage primordial.

Quant à la photo Nº 291 (1928), il s’agit vraisemblablement d’un montage (vu la discontinuité de la balustrade) des deux photos sur lesquelles figurent séparément Claude Cahun et sa compagne, posant presque au même endroit d’un balcon. La première regarde le spectateur (le miroir), la deuxième la regarde. La composition de cette photo produit un mouvement rythmique (les lignes verticales du paravent, de la balustrade et des silhouettes des personnages). Et elle semble nous montrer que les deux personnages se réfléchissent en cadence. Cette photo ne s’inscrit-elle pas aussi dans le sillon de l’apprentissage de « mon visage » ? C’est la scène de la connaissance avec le miroir. C’est la fois où je découvre pour la première fois mon visage. Si je me vois, c’est parce que je te vois. Je ne puis me reconnaître que parce que je te reconnais. Tel serait donc le paroxysme d’un sentiment amoureux ?

Scène des genres

Prenons un autre exemple, un autoportrait de 1928 (Nº 46). Sur cette photo, le modèle androgyne se trouve devant un miroir et nous regarde. Il se montre (ce qui implique déjà deux niveaux différents de représentation) à l’endroit et à l’envers (toute image spéculaire est à l’envers), il/elle montre son endroit et son envers. Ce qui est déjà suggéré par la main tenant le bas du col : la main droite (gauche pour le personnage dans le miroir) semble prise dans un mouvement pour retourner le vêtement, et une partie du col et du haut de la chemise est montré recto et verso. Regardons de plus près cette photo : pour le personnage dans le miroir, la lumière semble venir du côté droit de la photo, vu l’éclairage du front et des cheveux du personnage, et l’ombre de son nez, de sa joue, ainsi que de sa main. Or si nous regardons le personnage devant miroir, l’hypothèse de cet éclairage est perturbée : si la lumière vient effectivement du côté gauche (en symétrie par rapport au côté droit du miroir) - une lumière qui a d’ailleurs apparemment bien éclairci les cheveux du modèle -, pourquoi les côtés gauches du front ainsi que du nez du modèle sont-ils ombrés ? Nous pouvons en déduire que la photo a été manipulée au moment du tirage, ou bien que le modèle a été maquillé de façon particulière pour cet effet.

Une image photographique est toujours le négatif du négatif. 10 Si au moment du tirage, nous perturbons ce passage du négatif au « positif », par exemple par inversion ou solarisation (qui peuvent être seulement partielles), nous obtenons des résultats qui varient entre une image négative et une image positive, et qui ne semblent ni négatifs ni positifs, et négatifs et positifs. Dans cette photo, l’effet d’inversion est partiel, de plus les parties foncées de la chemise ont des degrés de gris bien différents, tout cela renforce encore plus ce côté ni...ni, et...et de l’image. Il faut encore ajouter que l’effet est largement nourri par cette chemise où alternent carreaux clairs et carreaux foncés, car, mise à part les gris déroutants, ce motif est presque « réversible » : semblable aussi bien en négatif qu’en positif, ce qui ne fait que brouiller davantage le passage entre les deux.

Enfin, par la mise en œuvre de tous ces procédés, les deux visages, au lieu d’être symétriques, comme ils seraient supposés être en raison de la présence du miroir, se répondent en une forme de variation rythmique : ils ont presque le même contour, même zone d’ombres (notamment sur le front et le nez), et même oreille. L’oreille dans le miroir attire d’ailleurs particulièrement notre attention : d’une part, pour des raisons de composition, elle se trouve sur la ligne médiane de la photo ; d’autre part, elle est comme partagée par les deux visages. De plus, en raison de ses reliefs bien relevés et sa proximité avec le cadre du miroir, cette oreille fait effet de trompe-l’œil et tend à sortir de l’espace du miroir. Ainsi, cette oreille, lieu entre dedans et dehors, devient un véritable passage non seulement entre ces deux visages mais aussi entre des espaces différents. Et serait-ce l’hommage discret de la photographie, art visuel, à ce que pourrait être un art de l’écoute ?

Par ailleurs, le fait de montrer deux visages non symétriques met également l’accent sur l’aspect illusoire du miroir et par conséquent sur l’aspect trompeur de l’autoportrait par miroir. L’auteur (se) réfléchit, fait réfléchir, et fait réfléchir ses photos. Ses photos sont des lieux de réflexions. Réflexion à l’envers telle que produit le miroir, réflexion à l’inverse telle l’image sur la pellicule - et leurs infinies et indéfinies variantes. Réflexions sur les réflexions, ainsi que réflexions sur les propres moyens de la photographie. Ses photos constituent ainsi une surface de réverbérations, naissantes et effervescentes.

Ainsi, cette photo est non seulement la scène du neutre, de l’entre, mais encore celle des réflexions par excellent. Entre les genres, entre à l’endroit et à l’envers, entre l’endroit et l’envers, entre les inversions, entre les niveaux fictionnels, entre symétrique et rythmique, et peut-être aussi entre les sens. Cette œuvre nous montre que tout peut (se) réfléchir autrement, et formule ainsi également un appel à la vigilance et à une éthique de différe/ance.

Une photo de 1939 (Nº 218) nous montre un crâne pris en plein jour entouré de fleurs sensuels. Est-ce elle ? Est-ce il ? Un crâne est l’androgynie par excellence. Et est-ce enfin le dernier masque qui voit le jour ? Est-ce un portrait de ruine ? « Ruine : plutôt cette mémoire ouverte comme un œil ou la trouée d’une orbite osseuse qui vous laisse voir sans rien vous montrer du tout. » 11 L’auteur a pris soin de bien l’ornementer (analogue au déguisement dans les autoportraits ?), nous remarquons notamment une forme de cœur couronnant la trouée du nez, et les orbites emplies d’une matière sombre. Ce crâne a un cœur et deux yeux.

« Nous ne voyons pas l’œil humain comme un récepteur. Lorsque tu vois l’œil, tu vois quelque chose en sortir. Tu vois le regard de l’œil. » 12 Ici, nous avons le sentiment que les yeux du crâne absorbent notre regard, il n’y a pas un regard qui sort pour croiser le nôtre. Et c’est justement par cette absence de regard que nous voyons enfin l’œil.

Si les nombreux tableaux consacrés aux « vanités » ou aux « trois âges de la vie » (l’enfance, la maturité, la vieillesse, parfois même la mort) constituent un rappel de momento mori, et évoquent le passage du temps, la fugacité de la vie humaine, et la corruption du corps, les œuvres de Claude Cahun présenteraient plutôt « les trois genres du moi » : féminin, masculin, neutre, et montrent leur mise en scène, leur simulacre, leur spectre, et leur artifice. Si les bio-graphies (et les auto-bio-graphies) s’inscrivent dans la veine des vanités, les auto-portraits de Claude Cahun ne constitueraient point son auto-bio-graphie, mais plutôt son auto-graphie. Il s’agit plus de la question de « graphe » que de celle de « bio », plus de celle de trace que de celle d’histoire. Il s’agit donc moins de la fugacité du temps et de la vie humaine éphémère, que d’instants épiphaniques en fugue. Les instants qui se dérobent : apparaître (en enlevant la robe) pour disparaître (en s’effaçant). L’apparition disparaissante : nous parlons alors de lumière, donc de photographie.

Toute image photographique est toujours naissance, double naissance même : l’image naît une première fois dans le bain de développement, sur la pellicule, monde inversé. Elle naît une seconde fois dans le bain de révélation, sur le support du tirage, monde d’inversion du monde inversé. Et l’art photographique est l’art qui fait (a)percevoir l’apparaître, et la trace du passage du temps et de l’invisible au visible. Tout cela fait écho avec « genre » : naissance, origine, étymologiquement (genus).

Dans les « trois genres », puisque conventionnellement, il n’y en a que deux, c’est bien sûr le troisième, le neutre, qui est souligné. L’étymologie de neutre, neuter, signifie ni l’un ni l’autre. Selon la logique binaire (féminin/masculin), nous pensons tout d’abord que le genre neutre ne serait ni féminin ni masculin. Or selon la même logique de ni...ni, ce serait ni féminin ni masculin, et ni ni féminin ni ni masculin. Encore un tour de plus, ce serait l’absence et la présence à la fois de cette distinction féminin/masculin. Ce serait donc ni féminin ni masculin et féminin et masculin, asexué et bisexué tout à la fois. Le neutre oblige en effet nos pensées à toujours s’interroger encore en amont. C’est un entre de toutes parts. Dans les portraits photographiques androgynes de Claude Cahun, c’est le neutre qui entre en scène, et c’est la scène de l’entre ; c’est « la scène des genres » 13 , leurs naissances et spectres.

Regard de Méduse

Claude Cahun tente de montrer ces scènes au moyen de l’œil cyclope de l’appareil photo, et pour elle-même, c’est un œil absolu qu’elle cherche à avoir. Elle dénonce le miroir : « Une feuille de verre. Où mettrai-je le tain ? en deçà, au delà ; devant ou derrière la vitre ? / Devant. Je m’emprisonne. Je m’aveugle. […] / Derrière. Je m’enferme également. Je ne saurais rien du dehors. […] / Laisser la vitre claire, […] / Alors, casser les vitres. […] » 14 L’auteur veut se voir directement sans intermédiaire, et ne veut pas d’une vitre partielle et trompeuse. L’autoportrait de 1938 (Nº 88) montrant son visage derrière un cadre rond (qui fait penser au cadre d’un miroir) n’est-elle pas une illustration de ces propos ?

Non seulement elle veut se scinder pour se voir, mais de plus, elle veut un œil qui voit partout, qui se sait, qui se voit. Le photomontage de 1929-1930 (Nº 226) - qui est d’ailleurs la première planche dans Aveux non avenus - n’a-t-elle pas une allure d’allégorie sacrée ? Dans cette œuvre, l’œil - de Claude Cahun, nous le reconnaissons - tenu des deux mains, suggère l’omniscience, il voit toute métamorphose d’elle-même, et il voit également le monde.

Rappelons-nous également le photomontage de 1929-1930 (Nº 235) dans lequel les ventres porteurs de fœtus sont en forme de globes oculaires. Faut-il être né dans l’œil pour y voir mieux ? Est-ce un souhait de l’omnipotence accordé à l’œil ?

Dans un autre photomontage de la section II « MOI-MÊME (faute de mieux) » 15 daté également de 1929-1930 (Nº 228), nous voyons son visage dans son œil. Elle est dans l’œil (son existence tient à l’œil et elle se trouve dans l’œil), et l’œil la saisit directement. Quant à la figure en haut, nous remarquons que sur l’index pointé figure le passage dans le livre où elle met en formule mathématique : « Je suis (le "je" est) un résultat de Dieu multiplié par Dieu divisé par Dieu. » 16 D’ailleurs, dans le photomontage qui inaugure la section IX du livre, nous lisons la phrase « OTEZ DIEU IL RESTE DIEU », cependant, nous trouvons un des titres de la section suivante - la dernière partie du livre : « OTEZ DIEU IL RESTE MOI ». Le souhait de se voir directement serait de se voir tel que Dieu se voit et se sait.

Mais c’est un pari intenable : « Œ - En vain j’essaye de remettre mon corps à sa place (mon corps avec ses dépendances), de me voir à la troisième personne. Le je est en moi comme l’e pris dans l’o. » 17 L’auteur se résigne : il est impossible de séparer le je et le moi, tout comme la lettre est siamoise. De plus, la lettre Œ suggère l’œil : le passage exprime ainsi également la frustration due à son impuissance de se chercher au moyen de l’œil. Par ailleurs, la phrase qui fait suite à ce passage est « sortir de l’O... ». Sortir de l’O désigne cette volonté de se scinder pour s’examiner, mais cela fait également allusion à la naissance, leitmotiv que nous avons constaté dans plusieurs photos.

Cette impossibilité de se voir est-elle ma blessure originaire ? Ou davantage, la naissance est-elle déjà ma blessure originaire ?

Prenons un autre exemple : un autoportrait de 1927 (Nº 36). Sur cette photo, le modèle habillé tout en noir laisse paraître seulement son visage et ses bras tenant une boule. Le modèle ne porte pas de masque, mais il fait de son visage un masque : ses cheveux se fondent dans le fond noir, et la ligne séparant les cheveux et le visage est tracée de telle sorte que celui-ci a un véritable contour de masque. De plus la peau des bras est ternie, la blancheur plâtreuse du visage est la seule partie réfléchissant intensément la lumière. Une forme imprécise se dessine sur la curieuse boule dans les bras du modèle. Cette boule fait penser à l’objectif de l’appareil photo, et sa surface fait effet de miroir convexe. Il s’agit d’ailleurs du même geste pour tenir le globe dans le photomontage (Nº 226).

Un miroir dans la composition permet de montrer le hors-champ. Il permet aux spectateurs d’apercevoir ce qui leur est caché - parfois le peintre ou le photographe lui-même. Et il introduit un autre point de vue permettant ainsi de créer un réseau complexe de relations entre les personnages. De plus, souvent, les spectateurs voient ce que voient les personnages, ce qui permet de produire une narrativité. Dans le cas du miroir convexe, il permet d’introduire un maximum d’éléments possibles.

Dans la photo que nous sommes en train d’analyser, le miroir convexe, au lieu de nous dévoiler quelque chose, creuse plutôt le mystère. Dans une photo de face, nous attendons de voir au moins l’appareil photo. Mais, ici, nous n’arrivons pas à trancher sur la nature de ce que nous voyons. Par ce mystère, c’est plutôt l’absence qui est soulignée. Par ailleurs, cette boule suggère l’objectif, de ce fait, le personnage que nous voyons se désigne comme l’auteur photographe, et non pas comme modèle. Davantage encore, par ce renvoi de reflet, c’est aussi une double absence qui est suggérée : devant l’objectif il n’y a personne, derrière l’objectif il n’y a personne non plus.

Cette scène de réflexion souligne le fait que se voir, s’autoportraiturer doit toujours passer par un intermédiaire. Et pour cet exemple-là, c’est de plus, toujours un exercice de l’absent. Or, l’intermédiaire qu’est le miroir ne peut que nous enfermer, nous guillotiner. Nous ne pouvons donc que nous voir en visage mort, c’est-à-dire en masque. Il est impossible de se voir vraiment. Toute tentative de se voir, de se portraiturer, ne peut que transformer le regard en celui de Méduse car il est pétrifiant. Chaque fois que nous nous voyons dans un miroir, nous rencontrons cet impossible regard à la fois médusant et médusé. Le moment du déclenchement de la prise de vue serait alors le moment de trancher ce regard médusant médusé, le moment de la coupe de la tête de Méduse.

Avant de clore cette étude, regardons un dernier exemple : un autoportrait de 1925 (Nº 18). Dans cette photo, le modèle semble être pris dans un globe, et il a un œil aveuglé, blessé, rayé, vidé par le reflet de la lumière. Tandis que son autre œil se trouve sur la frontière du clair et de l’obscur et nous regarde avec sérénité. Le globe suggère à la fois la volonté de se saisir par l’œil (globe oculaire), la boîte noire de l’appareil photo et le miroir (par sa surface réfléchissante). Cette photo serait-elle une sorte de résumé de la pratique de l’autoportrait photographique ? A savoir : tout autoportrait est un portrait d’aveugle ; tout miroir nous aveugle, nous emprisonne, nous décapite ; toute tentative de se voir voit une blessure et un regard pétrifié ; mais il y a toujours et encore un œil qui regarde et persiste.


  1.  Cette étude sur Claude Cahun est la trace de séminaires sur « Les Créatrices surréalistes » et « Qu’est-ce qu’une œuvre ? » qui ont eu lieu à l’Université Paris VIII - Vincennes à St Denis en 2002-2003. Voir aussi le texte publié dans la Revue Sens Public : Mireille Calle-Gruber, Créer à la proue de soi-même. L’oeuvre photographique de Claude Cahun , Sens Public, mars 2007.

  2.  Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1990, Paris, p. 68.

  3.  Louis Marin, Détruire la peinture (1977), Flammarion, Paris, 1997, p. 168.

  4.  René Zazzo, Reflets de miroir et autres doubles, coll. « Croissance de l’enfant. Genèse de l’homme. » Puf, Paris, 1993, p. 11.

  5.  Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Editions du Seuil, coll. « Point », Paris, 1984, p. 148.

  6.  D. W. Winnicot, « Le rôle de miroir du visage de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », in Jeu et Réalité (1971), Editions Gallimard, Paris, 1975, p. 153. Les italiques sont dans le texte.

  7.  René Zazzo, op. cit. p. 221 et p. 162.

  8.  Sinon il se peut qu’il se perde dans le miroir, avec de graves conséquences. Voir l’exemple donné par Françoise Dolto, op. cit. p. 148.

  9.  Toutes les références aux photographies de Claude Cahun renvoient au catalogue raisonné publié en annexe à Claude Cahun Photographe, Paris Musées/Jean-Michel Place, 1995. Pour certaines d’entre elles, des liens ont été insérés permettant de les consulter directement en ligne.

  10.  Nous rappelons que même les diapositives sont d’abord des négatifs puis traités et transformés en positifs.

  11.  Jacques Derrida, op. cit. p. 72. L’italique est dans le texte.

  12.  Wittgenstein, cité par Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Galilée, Paris, 2000, p. 80.

  13.  Cette expression fait évidemment penser à « la scène de genre » qui est un genre dans la peinture. Nous choisissons volontairement cette locution pour mieux faire ressortir l’ambiguïté et la polysémie de ce mot problématique qu’est genre.

  14.  Aveux non avenus (1930), reproduit dans Claude Cahun, Ecrits (p.161-436), édition présentée et établie par François Leperlier, Editions Jean-Michel Place, Paris, 2002, p. 209.

  15.  Ibid. p. 206.

  16.  Ibid. p. 214.

  17.  Ibid. p. 430.

Lai Yi-lin
Wormser Gérard masculin
Les impossibles autoportraits de Claude Cahun
Lai Yi-lin
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2007-03-23

Si nous feuilletons un album d'autoportraits, qu'ils soient peints ou photographiés, nous remarquons que le miroir est un élément fréquent, puisqu'il est l'instrument qui nous permet de nous voir, donc l'élément primordial d'« auto ». Un peintre se peint grâce à un miroir, un peintre en train de se peindre « à travers » le miroir est donc une scène assez typique de l'autoportrait. Mais ne soyons pas dupes : il s'agit d'une scène, donc d'une mise en scène. Un tableau montrant le peintre en train de se peindre à l'aide d'un miroir n'est point la garantie de l'auto-portrait. Il est toujours possible que ce soit une autre personne qui l'ait peint. L'identification ne peut que rester probable. Dans le cas d'autoportrait, il faut toujours l'élément extrinsèque - le titre - qui le désigne. « Le statut de l'autoportrait de l'autoportraitiste gardera toujours un caractère d'hypothèse. […] on doit toujours dire de l'autoportrait : "s'il y en avait...", "s'il en restait". »

Cahun, Claude (1894-1954)