Pour commencer, il me semble utile de présenter l’auteur du poème Francis Jammes (1868 - 1938). Il est considéré comme le représentant de ce qu’on appelle l’école naturiste connue pour son retour aux valeurs les plus simples, et qui échappa au flot immense des écoles, des mouvements ou des styles poétiques au tournant des 19e et 20e siècles en France. Francis Jammes 1 , poète d’inspiration catholique, est l’auteur du manifeste protestant du jammisme dans lequel il écrivit : « Dans ce siècle chacun fonde une école littéraire. Qui veut me suivre dans l’intention de ne fonder aucune d’elles, qu’il m’écrive à l’adresse : Rue Saint-Pierre, Orthez, Basses-Pyrennées » 2 . L’oeuvre de Jammes célèbre la vie quotidienne et ordinaire, elle évoque la nature dans sa simplicité, choses pour nous si communes et familières que souvent leur sens nous échappe.
Un des poèmes les plus représentatifs de l’oeuvre poétique de Jammes intitulé Prière pour aller au paradis avec les ânes provient de son deuxième recueil poétique Le Deuil des Primevères (1898-1900). Le poème fait partie du cycle Quatorze prières. Une partie de ce cycle, y compris notre poème, a été traduite en slovaque par Karol Strmeň et en tchèque par Svatopluk Kadlec. La traduction slovaque est parue dans le livre intitulé Čistiny v nebi (1999), la traduction tchèque provient du livre Od rána do večera (1966).
La compréhension du sens d’un texte original est une condition absolument nécessaire à la bonne traduction et à la bonne critique de traduction. Une lecture interprétative nous servira donc de point de départ avant de confronter ensuite les solutions traductologiques.
Voici la prière de Francis Jammes:
Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : « Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles. »
Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.
Le poème comprend deux strophes inégales (12 + 21), écrites dans le système de versification syllabique (surtout caractéristique de la poésie française). Le caractère spirituel du poème est souligné par le nombre des vers, qui correspond à la longueur de la vie terrestre de Jésus Christ : 33 vers pour les 33 ans de Jésus.
Le poème raconte une histoire simple. Le sujet lyrique rêve ou imagine son voyage ou plutôt son arrivée au paradis. Comme le titre l’annonce, il aimerait aller au paradis avec des ânes - les animaux les plus humbles du monde. Les ânes incarnent ici le symbole de l’innocence et de l’humilité extrême, ce que l’on peut mettre en parallèle avec le chemin et le destin du Christ.
Dans la première strophe, le poète annonce dans une grande simplicité le noyau de sa prière adressée à Dieu par l’intermédiaire des ânes qu’il a élus comme ses compagnons, voire ses guides pour aller au paradis. Dans le sixième vers, nous lisons :
« Je prendrai mon bâton et sur la grande route // j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis : // Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis ».
Le bâton, seul objet que le poète emmène pour ce voyage extraordinaire, renvoie sans doute au conseil adressé par le Christ à ses apôtres et successeurs dans le Nouveau Testament :
« Il leur prescrivit de ne rien prendre pour le voyage, si ce n’est un bâton; de n’avoir ni pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture » 3 .
Quelques lignes plus loin, le poète explique les raisons de sa tendresse pour les ânes en s’adressant ainsi à Dieu:
« Que je vous apparaisse au milieu de ces bêtes // que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête // doucement, et s’arrêtant en joignant leurs petits pieds // d’une façon bien douce et qui vous fait pitié ».
Le poète ne prie pas seulement pour aller dans les cieux avec eux. Voulant se présenter devant Dieu dans la plus grande humilité, il désire devenir lui-même un âne :
« et faites que, penché dans ce séjour des âmes, // sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes ».
Ce poème est conçu comme une prière. Du point de vue formel, le genre de la prière est accentué par les répétitions du nom de Dieu et de la formule religieuse « faites que » (répétée quatre fois). Sur le plan thématique, c’est par l’opposition du haut et du bas, du ciel et du terrestre, du paradis et de l’enfer, de Dieu et des hommes, mais surtout celle entre Dieu et le poète Francis Jammes. À cette classification échappent les animaux terrestres - les ânes - chose remarquable car ils représentent ainsi la sphère du haut et non celle du bas comme c’est le cas dans l’acception courante. La structure du texte est en ce sens ambivalente : le bas peut être le haut et le haut peut être le bas. Ceci rappelle un principe fondamental des poèmes de la Renaissance, aussi de la prose de Rabelais dans le chef-d’oeuvre français du 16e siècle, Gargantua et Pantagruel , ce principe de renversement entre le bas et le haut y étant très présent.
Dans le poème, le contraste et le paradoxe sont les moyens de construction principalement utilisés pour réunir des antagonismes essentiels tels que la vie et de la mort, la mort et la joie, et même l’image de l’âne et le Christ. Le poète se sert de la métaphore pour renverser le sens ordinaire des mots. Par exemple dans la métaphore du cinquième vers : « au Paradis, où sont en plein jour les étoiles », le poète suggère que les étoiles, symboles du ciel, devraient briller même dans la journée, par quoi il souligne la beauté du jour ordinaire. On observe aussi un renversement de sens dans le deuxième vers avec l’enjambement « que ce soit par un jour où la campagne en fête poudroiera », qui donne à voir que le jour de fête ne serait pas pour le poète un dimanche, journée de repos pour les chrétiens, mais un jour d’activité ordinaire sur une route remuante de voyageurs et d’animaux aidant les hommes à porter des fardeaux.
Dans la version originale du poème, l’opposition binaire des mots âne et âme est renforcée par leur ressemblance linguistique. Pour mieux souligner cette analogie, le poète les a positionnés dans la partie finale du poème dans la rime déjà évoquée : « et faites que, penché dans ce séjour des âmes, / sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes ». Ainsi, l’âme et l’âne deviennent dans le poème comme des mots synonymes, inséparables au point que le premier n’a pas de sens sans le deuxième. Avoir l’âme d’un âne est pour le poète le désir unique. L’image de l’âne comme compagnon sur le chemin de la foi n’est de plus pas fortuite dans la poésie de Jammes, la grande fréquence de son apparition dans ses vers en fait le roi des animaux 4 .
*
Après l’étude interprétative du poème original, nous proposons l’analyse comparative de deux traductions différentes (slovaque et tchèque) de ce poème. Comparons d’abord le titre du poème: contrairement au traducteur tchèque Kadlec qui le traduit par la phrase optative « Abych šel do ráje s osly » (en français mot à mot : « Que je vienne au paradis avec les ânes »), le traducteur slovaque Strmeň opte pour la traduction « Modlitba za milosť prísť do neba so somármi ». Il laisse ainsi intact le mot prière et conformément à l’original, cette version traduit bien le caractère religieux du poème, tandis que chez Kadlec la conjonction abych (en fr : « que + subj. ») exprime davantage l’idée d’un désir humain quelconque.
Bien que dans le texte original de Jammes le mot prière n’apparaisse explicitement que dans le titre, la formule religieuse « faites que » incline à entendre qu’il s’agit bien d’une prière. Dans la traduction slovaque, on constate à cet endroit un changement par rapport au texte de Jammes : là où Kadlec sauvegarde une seule formule pour traduire « faites que », « dej (ať) » (répétée quatre fois), Strmeň recourt à l’emploi de cinq termes différents : « dovoľ mi », « nech je to », « daj », « prijmi nás » et « rozkáž aby » [en français mot à mot « permet-moi », « que ce soit », « donne », « accueille-nous » et « ordonne que »]. Cette version présente une plus grande variété non seulement par rapport à la version tchèque de Kadlec, mais aussi par rapport au texte original français. La solution du traducteur tchèque (c’est-à-dire son souci de maintenir une seule formule) peut être comprise comme le souci de mettre l’accent sur la fonction répétitive et incantatoire, caractéristique de la prière, tandis que le choix de Strmeň s’appuie sur la pluralité de termes permettant d’exprimer la prière en slovaque. Cette solution nous semble plus fonctionnelle et adéquate que celle de Kadlec, à qui la langue tchèque pouvait pourtant offrir de semblables possibilités dont il n’a donc pas profité. Il faut ajouter ici que le choix de Strmeň, d’exprimer une même chose par plusieurs variantes, va dans le sens de la tradition littéraire et traductologique en cours depuis la deuxième moitié du 20e siècle, caractérisée par l’effort maximal de rapprocher la poésie de la langue parlée.
À la différence du poème original de Jammes qui est syllabique, la traduction de Strmeň est syllabotonique, écrite pour l’essentiel en pied iambique de 11 et de 13 syllabes. Il est à noter que le traducteur slovaque perturbe la division formelle originale en deux parties du poème, d’où le caractère fluide de sa version. Même si la traduction conserve la pause dans les vers, celle-ci ne se trouve pas toujours au milieu, mais conformément à la conception plus moderne de l’alexandrin romantique, elle succède soit à la cinquième, parfois à la septième syllabe, ce qui produit aussi des effets contre l’automatisation rythmique. La traduction tchèque suit le schéma du poème original avec un rythme également syllabotonique (absent chez Jammes), à l’aide de la forme ascendante du pied iambique, basée sur l’alternance des syllabes accentuées et non-accentuées, représentée dans les traductions tchèques des drames en vers par Otokar Fischer et connue pour son rythme régulier.
Il est également intéressant de lire qu’à la différence du poème de Jammes dans lequel Dieu est vouvoyé, le sujet lyrique tutoie Dieu dans les deux traductions. Ceci est dû à l’habitude traditionnelle des slovaques et des tchèques, y compris au début du 20e siècle, de tutoyer Dieu, ce qui peut résulter de leur relation plus personnelle avec Dieu en général. Le vouvoiement de Dieu par le sujet lyrique chez Jammes est-il stylistiquement intentionnel ou bien naturel ? Autrement dit, est-ce que l’individu français du début du 20e siècle vouvoie Dieu, sachant que le croyant d’aujourd’hui (d’après les plaquettes de prières actuelles) le tutoie ? C’est une question délicate et la réponse serait difficile à vérifier, et le lecteur pourrait rétorquer ici qu’il s’agit avant tout d’une affaire somme toute individuelle (autrement dit que c’est à chacun de nous de choisir le façon de parler avec Dieu). Mais pour une part, tutoyer ou vouvoyer Dieu est en effet une habitude culturelle contractée, et différente suivant telle ou telle nation. Conservons donc l’hypothèse que le sujet lyrique de Jammes vouvoie Dieu conformément à l’habitude religieuse de l’époque. De ce point de vue, les choix de traduction des traducteurs tchèque et slovaque apparaîtront comme des substitutions correctes et justes.
L’organisation phonique des traductions
Dans le travail de traduction le niveau euphonique du poème, que l’on parvient en général le plus difficilement à réaliser, se découvre dans la fréquence intensifiée de quelques sons, comme va le montrer un bilan statistique de la fréquence des phonèmes dans la traduction de Strmeň et de Kadlec. Ce bilan nous dévoilera aussi s’il y a un lien et lequel est entre ces phonèmes et la sémantique des mots-clés du poème (par excellence le couple des mots âme - âne). Cependant, notons que même si dans la traduction le respect de la construction langagière euphonique du poème original augmente la qualité esthétique du poème traduit, il arrive souvent que le traducteur soit amené « dans l’intention de maintenir le niveau sémantique à renoncer aux valeurs euphoniques de l’original 5 » (Slobodník, 1990, p.82).
Le bilan statistique nous montre que l’instrumentation des phonèmes de la traduction slovaque se découvre le plus sur la fréquence de la consonne non-accentuée s (allitération du son s), éventuellement de la consonne š et de la voyelle a (assonance du son a). Il est remarquable que si l’on attribue à cette lettre s/š la lettre z et son alternance ž, nous obtenons le nombre surprenant des consonnes sifflantes du poème - il s’agit de 96 cas. Ce constat nous mène à conclure qu’il y a une combinaison intentionnelle de certains phonèmes dans la traduction slovaque, comme l’attestent les différents mots du poème : Bože, pozveš, z ciest sa práši, zastať až, somáre oslovím, stred cesty, sršne, stisnú, sklonia, tisíce uší, stánku duší, skvieť sa krásou... De plus, ces phonèmes se trouvent dans l’archisème du poème âme - âne ainsi que dans les positions de rime navždy - práši, hviezdy - cesty, duší - uší, Bože - koše, slizu - hmyzu, trasú - krásu qui dans le poème soulignent l’opposition principale entre le ciel et la terre, mais aussi la proximité paradoxale de l’âme, du sublime et de l’âne en tant qu’être bas. En comparaison du poème original dont les phonèmes les plus fréquents sont r, l, p, e, a, i, nous constatons donc que le dispositif euphonique du poème dans la traduction slovaque est plus marqué, d’autant plus qu’il entoure l’archisème évoqué.
Si l’on examine maintenant le dispositif euphonique de la traduction tchèque, celui-ci s’appuie sur les lettres s/z et leurs alternances š/ž (99 au total) dont la fréquence dans le dernier quatrain culmine au nombre incroyable de dix-neuf fois : « a dej, ať skláním se v tom šťastném sídle duší / k stříbru Tvých Božích vod jak osli dlouhouší,/ až budou zhlížeti svou krásnou ubohost / v čirosti lásky trvající na věčnost ». De plus, comme nous l’avons déjà vu dans le cas de Strmeň, les consonnes sifflantes se trouvent dans les mot-clés du poème, intentionnellement posées dans les rimes, c’est-à-dire dans les mots constituant l’archisème du poème : « (sídle) duší - (osli) dlouhouší ». Par ailleurs, dans la traduction de Kadlec il y a fréquemment une allitération des dentales t - d avec les alternances ť - ď (« ať stanu před Tebou uprostřed celých davů »). Mais au premier plan on trouve également les phonèmes h - ch induits par l’emploi fréquent du génitif, éventuellement du sixième cas des adjectifs (par exemple hodných, plechových, husích, nejistých, mokvavých, etc.), typiques pour les langues à déclinaisons. L’instrumentation euphonique des phonèmes se montre aussi grâce à la répétition des voyelles - des assonances de la lettre i (chci sám si vyvolit jak libo bude mi; těch, kteří nosili na bocích břímě nůší) et de la lettre e, en sachant qu’il y a aussi des lignes assonantiques des phonèmes o et u, apparents par exemple dans les vers suivants : « Popadnu svoji hůl a půjdu po silnici; k stříbru Tvých Božích vod jak osli dlouhouší; až budou zhlížeti svou krásnou ubohost », qui soulignent les mots sémantiquement importants du poème.
On peut constater globalement que les deux traductions présentent une organisation euphonique assez semblable et que les concrétisations euphoniques correspondent adéquatement avec l’image phonique du poème original, qui reflète lucidement le message central, les mots les plus porteurs du poème, ainsi que l’archisème âme - âne (dans l’original), rendu par duša - somár (en slovaque) ou bien duše - osel (en tchèque).
Le système de rime dans les traductions
Bien qu’au début de la traduction de Strmeň on aperçoive une alternance des rimes féminines (navždy - práši) et masculines (doteraz - až), la rime féminine, plate et le plus souvent pauvre prédomine - l’assonance convient beaucoup mieux au style de Jammes que la rime riche.
En comparant les rimes des deux traductions, on voit que chez Strmeň trois mots en fin de vers n’ont pas trouvé leur partenaire rimique (gate, rozkáž, duší) ; il s’agit donc de rimes solitaires, tandis que chez Kadlec tous les mots en fin de vers créent des rimes. C’est cependant le poème de Jammes qui invite parfois à ne pas situer la rime dans la traduction. C’est par exemple le cas du couple étoiles - route, uni seulement par le phonème t, celui du son u et de la douce assonance du e muet qui ne se prononce pas à la fin des vers dans la poésie française. Aussi n’est-il pas pris dans la décompte des syllabes dans le vers. Un autre élément poétique à respecter dans la traduction est la présence de la « trinité » rimique pantalons - font - ronds que le traducteur tchèque a rendu le plus adéquatement avec la rime parfaite construite sur les mêmes positions pán - ran - stran. Le traducteur slovaque, en revanche, résout la difficulté avec la rime de moindre qualité: svätí - detí - duší dont le troisième membre déborde un peu.
Voilà quel est l’usage des rimes dans le poème original et dans la traduction en sachant que « l’équivalence des rimes de l’original et de la traduction » (Slobodník, 1990, s. 72) n’est pas jugée d’après le nombre des rimes sauvegardées par rapport à l’original, puisque le critère de valeur des rimes dans la traduction est la représentation « des mots au sens plein qui chargent sémantiquement et rythmiquement le vers 6 ». Parmi les rimes les plus réussies et saisissantes dans la traduction slovaque, il y a la rime hviezdy - cesty qui est à un niveau sémantique identique et à un niveau euphonique assez semblable à la rime étoiles - route. Il en va de même avec la rime de Strmeň priatelia - raja, qui propose un remplacement sémantiquement parfait du couple amis - paradis, et la rime porteuse du poème v duši - uší (écho) dont le deuxième membre exprime de façon métonymique pars pro toto les ânes. On observe ici un changement intéressant : tandis que dans l’original cette rime majeure se trouve à la fin du poème comme son aboutissement logique, tout en attestant cette alliance rare entre l’homme et l’âne, Strmeň la situe au milieu du poème, ce qui du point de vue sémantique ne gêne cependant pas, ni non plus l’écoulement naturel du poème. Par contre, dans la traduction de Kadlec on trouve la rime plus épanouie, plus baroque et sémantiquement identique : (v tom šťastném sídle) duší - (jak osli) dlouhouší, dans ce cas située dans la même position que dans l’original. Il s’agit d’une rime inventive d’une exceptionnelle qualité puisqu’on y retrouve l’opposition centrale du poème duša - osol (dlhouchý) (en fr. âne - âme) et en même temps l’écho qui est un accord phonique maximal. Nous le considérerons donc à juste titre comme le bijou de toutes les rimes des deux traductions. En outre les rimes inventives comme celle-ci enrichissent non seulement la traduction, mais aussi le répertoire des rimes dans la langue donnée qui resterait appauvrie et statique sans traductions.
Même la qualité et la typologie des rimes des deux traductions étudiées ne respectent pas la prépondérance évidente du poème original 7 . En effet, au respect de la versification française il y a trois rimes riches, six rimes suffisantes et sept rimes pauvres - assonances. Il est évident que les rimes assonancées y prédominent. Pourtant, ceci ne gêne pas la qualité des rimes en général puisque, comme nous l’avons suggéré, la précision des rimes n’est pas proportionnelle à leur qualité. Ce qui importe en premier lieu est le sens des mots utilisés dans les rimes (A. Valcerová), eu égard aussi à l’originalité de leur construction, à leur industrie.
Statistiquement on peut constater qu’à la différence de la traduction de Strmeň où le pourcentage des rimes précises et imprécises d’après la classification slovaque est 9 : 6, et où trois mots en fins de vers ne forment pas de couple, le traducteur tchèque précise clairement les rimes originales. En effet dans la version de Kadlec il y a de façon incroyable treize rimes précises pour seulement trois rimes imprécises, dont deux échos (uší - nůší, uší - dlouhouší). La tendance à préciser les rimes dans les traductions slovaques et tchèques est un phénomène naturel, lié aux lois de la langue et à la tradition de la mise en rimes. Tandis que dans la prononciation française beaucoup de phonèmes se perdent (par exemple le e muet, les consonnes nasales, les consonnes finales), les langue slovaque et tchèque (où tous les phonèmes se prononcent) ne permettent pas de les supprimer.
Quant à la fonction rythmique des rimes, en comparaison du poème original où alternent plus ou moins les rimes féminines et masculines (il n’y a pas une parfaite régularité puisque le nombre des rimes féminines augmente à la fin du poème), Kadlec s’efforce d’alterner ces rimes de façon beaucoup plus systématique (la proportion en est 8 : 8) que Strmeň. En effet dans le texte de Strmeň il y a treize rimes féminines en tout, ce qui témoigne de sa volonté de rester fidèle à l’harmonie du style poétique de Jammes et d’adapter sa traduction à l’esprit moderne de la poésie du début du 20e siècle, qui voulait se libérer de la rigidité normative des dogmes littéraires précédents.
Le maintien de l’aspect philosophique
Dans une dernière remarque, nous aimerions préciser si et comment les traducteurs ont réussi à sauvegarder l’aspect philosophique du poème, à travailler avec l’espace sémantique non seulement dans ses détails (c’est-à-dire au niveau des éléments poétologiques comme la rime, le rythme et l’euphonie), mais aussi dans l’espace du vers, de la strophe ou encore du poème en son entier. Nous savons qu’excepté le thème de Dieu, la poésie de Jammes parle de la beauté de l’ordinaire extraordinaire, ou même de la divinité de l’ordinaire. Ce coloris original du poème doit être respecté dans la traduction. Chez Strmeň il est bien exprimé avec la rime plech - mech, maringotky - hrotky ainsi qu’avec le couple déjà mentionné hviezdy - cesty (en français : fer-blanc - soufflet, charrette - bidon, étoiles - routes). De plus, le poète exprime cette idée déjà au début du poème lorsqu’il rêve de venir chez Dieu « un jour où la campagne en fête poudroiera », donc un jour de fête ou de dimanche particulier où la grande route poudroiera par l’agitation des gens, des chariots et des bêtes de somme (n’oublions pas que le poème a été écrit dans les années 1898 - 1900, quand les voitures et les routes asphaltées n’existaient pas). À la différence de l’expression de Strmeň « nech je to vo sviatok, keď z ciest sa práši » qui est sémantiquement identique et conforme au vers paradoxal du poème original, Kadlec ne maintient pas cette image lorsqu’il traduit ce vers de façon neutre « dej, ať je slunný den a sváteční kraj plane » (en français « faites que le jour en soleil et la campagne en fête flambe »), ce qui n’évoque aucunement ce trait typique du poète qui renverse le sens ordinaire des mots, en abaissant « le haut » (le dimanche) pour valoriser métaphoriquement les gens en activité sur la route et la peine humaine.
Une autre modification à relever est l’ajout fait par Strmeň dans le dixième vers pour créer une rime « k čistej vode », qui est absente dans le poème original. On ne la sent pas superflue dans la mesure où elle participe à créer l’image du pays de Dieu où ne devrait couler que de l’eau pure. A plusieurs endroits aussi, le traducteur slovaque surinterprète légèrement le sens de certains mots, par exemple lorsqu’il gradue l’idée de la pitié pour les têtes humbles des ânes jusqu’aux larmes et à la détresse : « až je mi do plaču a ťažko v duši ». Un élément surinterprétatif se montre aussi lorsque Strmeň concrétise l’expression « de petits pantalons », désignés pour les blessures purulentes des ânes faits par l’insecte, par « hrubé konopné gate » (en fr. « les pantalons épais de chanvre »), ce qui peut être vrai en pratique mais n’est pas dit dans l’original. Une solution de traduction un peu ridicule, sûrement due à l’inattention du traducteur slovaque, est l’expression « les ânes avec le foetus dans le corps », au lieu de dire « les ânesses avec le foetus ». Malgré cette inattention, le traducteur slovaque a sauvegardé le sens général du vers, contrairement au traducteur tchèque dont le choix de traduction dans le même vers produit un glissement de sens : « oslice plné jako měch » (les ânesses pleines) - l’adjectif n’évoque pas à mon avis le sens de l’adjectif « enceinte » dans la langue tchèque. Malgré tous ces exemples, nous pensons que la tendance de Strmeň à surinterpréter le texte original ne contredit pas le poète, mais qu’elle témoigne au contraire de sa compréhension au sujet de la description des ânes.
Nous apprécions en particulier la correspondance d’idées des deux traducteurs dans le dernier quatrain du poème, et surtout la solution excellente trouvée par Kadlec pour exprimer la plus belle image du poème, celle qui illustre le désir suprême du poète et se trouve soulignée dans l’original par l’archisème dans la position de rime :
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel
Kadlec traduit par une expression encore plus figurée, en laquelle nous relèverons le maintien du couple clé par la rime parfaite : uší - dlouhouší.
a dej, ať skláním se v tom šťastném sídle duší
k stříbru Tvých Božích vod jak osli dlouhouší,
až budou zhlížeti svou krásnou ubohost
v čirosti lásky trvajíci na věčnost
Conclusion
Pour conclure, nous pouvons dire que les deux traductions du poème Prière pour aller au paradis avec les ânes de Francis Jammes respectent globalement le message du poème. La traduction slovaque nous semble cependant plus naturelle, formellement plus pure, figurée et fluide. La version tchèque reflète les problèmes du traducteur à l’égard de la syntaxe naturelle (anacoluthes). Puisque Jammes est un poète cristallin au niveau de la sémantique, sa forme doit rester claire elle aussi. Même si la traduction slovaque est légèrement archaïque, Strmeň travaille plus librement avec la syntaxe, afin de nous rapprocher au plus près du sens poétique et d’actualiser et moderniser la traduction. Cette intention s’explique en partie du fait que sa version est de vingt ans plus tardive que la traduction tchèque qui, excepté la création poétique visible à la fin du poème, a tendance à rester trop servile de certaines règles littéraires dans le passage d’une langue à l’autre.
Concluons que les traducteurs ont tous deux bien accompli leur tâche de traduction, en préservant l’effet esthétique et l’espace sémantique du poème non seulement au niveau des idées, mais aussi sur le plan des moyens linguistiques et poétologiques.
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-
Cf. Zuzanna Malinovska : Prosté posolstvo poétu pokory, Čistiny v nebi, Verbum n° 12, 2001, pp. 92-101. ↩
-
F. Jammes: Čistiny v nebi, Petrus, Bratislava 1999, s. 163. ↩
-
Le nouveau Testament, Evangile selon Marc 6-8, éd. L’association internationale des Gedeons, 1984, p. 47. ↩
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Dans la poésie de Jammes, hormis l’image de l’âne, on trouve d’autres animaux comme un petit veau prêt à être tué, le chien fidèle du poète etc. que l’on peut trouver dans les poèmes comme La Conclusion; Mon humble ami, mon chien fidèle; C’était affreux, qui se trouvent parmi les traductions de Karel Čapek dans Francouzské poesie écrit en 1957. ↩
-
Traduit par l’auteur de cette étude. ↩
-
Traduit par l’auteur de cette étude. ↩
-
Les rimes pauvres et parfois aussi les rimes suffisantes correspondent dans la versologie slovaque aux rimes imprécises - cela dépend du type de la rime. ↩