« Je ne voudrais coudre, piquer, tuer qu’avec l’extrême pointe. Le reste du corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de soi-même. »
A ce tranchant du sujet - non, pas tranchant, le tranchant c’est encore le fil et le continuum -, disons plutôt, à ce pointu du sujet, Claude Cahun se sera exercée de singulière façon : aiguisant l’oeil du photographe ; aiguisant le style de l’écrivain ; l’un et l’autre, l’un par l’autre. Signant comme on se saigne, celle qui naît Lucy Schwob en 1894 (fille de Maurice Schwob, nièce de Marcel Schwob), puis qui acère le nom : Claude Courlis pour la première publication au Mercure de France ; puis Daniel Douglas, en référence au désastreux amant d’Oscar Wilde, pour un article paru dans la revue La Gerbe ; puis le pseudonyme Claude Cahun, en hommage au grand-père maternel Léon Cahun, conservateur à la Bibliothèque Mazarine ; puis le « Soldat sans nom » pendant l’Occupation pour les actes de résistance sur l’île de Jersey.
Tant il est vrai que s’émousse vite la pointe extrême et qu’il faut, de nouveau, à tout moment, la porter au plus acéré. À l’adhérence, à l’adhésion minimale de ce piqué de sujet, fou, fiché, fichu sujet.
Le corps sans reste, sans suite, sans perte de temps, qu’est-ce à dire ? C’est chercher le corps-phénomène, ici-maintenant, son phainestai, son apparition, à l’instant advenant, c’est vouloir l’espace sans le temps, l’étendue en un clin, l’instant tétanisé, l’instant : point. L’épuisement instantané.
Telle est la pratique du portrait, de l’autoportrait photographique de Claude Cahun qui prend l’art aux mots, portrait : pour traire, arracher le corps au corps, retirer un extrait de corps -- non pas un objet plénier, mais un point de concentration des rayons lumineux. Une précipitation du sujet photographique comme on dit en chimie lorsque la réaction prend corps. Un précipité-sujet.
La facture du portrait avec Claude Cahun ne se mesure pas à la mimèse, à sa capacité ou son incapacité mimétique, ni à quelque fidélité ou non. C’est un portrait fugitif, portrait transfuge adressé vers son point de fuite.
Claude Cahun se photographiant -- se prenant, se sur-prenant - ce n’est pas l’image dans le miroir reproduite, c’est la figure spectrale, le corps atomisé par le passage à la lumière. Réduit à rien -- à res. Chose. Quelque chose.
Le portrait photographique procède ici par déduction. Retrait. Tel un jeu d’infirme : comme l’enfant à cloche-pied ou à colin-maillard, la photographe se fait borgne (N° 18) 1 ... et voyante, se fait chauve (N° 10), se fait théâtre, persona c’est-à-dire visage et masque, se fait autre : altérée, masculin, androgyne, marionnette, prédateur-et-proie, bourreau-et-victime (N° 68). Se fait juif (N° 6).
« Distribuer le gâteau en retranchant ma part. Si un cube n’entre pas dans ma construction, je le supprime. Un à un je les retire tous […].
Je me fais raser les cheveux, arracher les dents, les seins - tout ce qui gêne ou impatiente mon regard - l’estomac, les ovaires, le cerveau conscient et enkysté. Quand je n’aurai plus qu’une carte en main, qu’un battement de cœur à noter, mais à la perfection, bien sûr je gagnerai la partie. »
(Aveux non avenus, p. 35)2
L’exercice photographique de Claude Cahun fait de l’autoportrait un alloportrait, un étrange étranger.
L’autoportrait met en jeu un sujet qui est l’écho du sujet et tient tout à la performativité du fait que l’image est travaillée en ses reflets répétés et non pas selon les lois de la réduplication. Valéry : « Le moi n’est qu’un écho » (Cahiers), le je plus encore qui tient tout à la performativité. L’auto-allo-portrait ne s’inscrit pas au lieu redoublé du même (Narcisse) mais au lieu déplacé de l’autre (Écho). Où la répétition fait autrement sens. Et autrement que sens. Fait-avec. Compose. Déménage les sens.
Ainsi de la troisième oreille de Claude Cahun (N° 46). Chez Nietzsche, on le sait, la « troisième oreille » est celle qui entend le rythme d’une phrase, les voix du texte, c’est l’oreille de poésie, de prosodie. Dans la scène de Claude Cahun, l’oreille rythme l’autoportrait un peu autrement. Otoportrait ou otophotographie : le sujet fait plus d’un et pas deux. Inconvenance de l’oreille au milieu de la figure-reflets, impudeur du creux exhaussé, minuscule vagin, point de naissances nouvelles, omphalos du visage.
C’est le portrait de l’autoportrait, c’est-à-dire : un autoportrait en partie -- réduit, déduit, altéré et greffé. Greffe d’une troisième oreille qui est sur la frontière. Elle lui appartient et non ; à laquelle des deux appartient-elle ? Elle appartient au reflet répété, mettant en relation de réciproque reflet les deux têtes. L’oreille est ailleurs, prêtée.
L’écho du portrait (ce qui fait auto) passe par le conduit auditif. La photo semble avoir retourné l’oreille comme elle retourne l’œil (contre-narcisse : distraite du miroir). L’intérieur tourné vers l’extérieur. Pavillon dehors, la figure s’appareille de la propre oreille. Elle est en sur-écoute. Elle appareille, elle a mis voiles ; elle passe à l’autre comme on dit passer à l’ennemi. L’appareillage de l’œil par l’oreille inscrit le portrait à l’enseigne de l’ « écouter voir » : c’est-à-dire par surenchère synesthésique des sens et effet de révélation : « Parle un peu que je te voie » (parole attribuée par Erasme à Socrate, en fait attestée chez Apuléius).
Il y va d’une tympanisation de l’image : de la mise au secret du sujet. Car la bouche murmure à l’oreille et le regard fait passer à l’oblique jusqu’à l’antre du secret. Le contour du visage, surexposé, au plus grand risque, tend à s’effacer par excès de lumière.
L’autoportraitiste a l’oreille à l’œil.
Prise au détour d’elle-même, elle est la double scène comme dans un double-bind : qui des deux miroirs fera mon portrait, le regard de l’autre (spectateurs que nous sommes vers elle qui se tient détournée), ou l’aveugle reflet qui prête l’oreille ?
L’auto-portrait, dans ce geste retourné de l’auto, est inachevable.
L’écriture aphoristique de Claude Cahun écrivain relève du même geste de création autobiographique retourné / détourné.
L’instantanéité, la mise en écho, les variations eurythmiques du texte sont, en littérature, quelques-uns des effets que produit l’aphorisme : c’est la forme que privilégie Claude Cahun, notamment dans Aveux non avenus qui est un ensemble autobiographique. Le choix est insolite pour un récit de soi qui cherche d’ordinaire à creuser extension et continuité du sujet raconté. L’aphorisme dissocie (apo) et arrête (orizô). C’est façon d’élaborer le sujet de l’écriture par l’infirmation, la séparation et la couture, le silence.
« Je suis dans le poing et dans la plaie ; je me reconnais ici, là et partout. »
(p. 95)
« Un nouveau verbe, un nouvel objet - et le même sujet. Toujours le même enchaînement de plaintes »
(Ibid.)
« Signalement :
Front moyen
Yeux moyens
Intelligence moyenne
Sensibilité peu marquée
Oreilles grandes
Lèvres mobiles, langue souple
Mains prestes, mains de jongleur -- pour l’Olympia ou le vol à la tire
Signe particulier : une ligne de vie faisant le tour du pouce. »
(p. 219)
Avec la phrase-sentence, la vie est sous le coup d’arrêt, le coup de l’arrêt de mort. Le sujet est saisi sur le champ : dans l’accroc du temps, achronie, personne et non-personne. Ou impersonne.
C’est le décentrement qui fait lieu (N° 128).
Certains effets photographiques, retravaillant la composition par cadrage, découpe, collage-montage, emportent l’auto-portrait au plus grand risque, au plus loin à la proue : hors-je. Où performer n’opère plus la réunion momentanée d’un sujet.
C’est ici l’auto-portrait du vivant explosif, qui est trace, empreinte, poussière, cendre.
Faire œuvre à la proue de soi-même, c’est se voyager, se doubler, se galoper, sans le garde-fou d’une protection narcissique. Le vivant exposé jusqu’à l’explosion présente le corps coupable, démembrable, disséminable - telle une force de résistance et de désistance infinie.
Le cliché présente ici un ensemble de mouvements non cohérents, non homogènes, non subsumables par quelque entièreté du corps. La taille démesurée du pied reste incompatible avec celle du bras. L’Arena, tel est le titre, indique la lutte, le déchirement, mais aussi le sable, celui de la clepsydre aussi bien que la poussière du corps retournant à poussière. L’Arena, c’est aussi la plage -- et la page, -- l’exposition. Page/plage blanche ou porteuse de tracés qui vont, s’effaçant, traces de vie, de pas, de plus jamais. Vanité des vanités, tel est le portrait de cette photographie.
Autoportrait du vivant explosé, explosif : le temps peut y être aussi bien celui de la mémoire que celui de la prémonition, temps de la traversée aussi bien que du traversable, temps du sujet à revenances marchant sur ses pas déjà.
Claude Cahun, on l’entend, photographie aussi avec l’oreille : avec les signifiants de la langue dans l’oreille.
Cette composition est le portrait de l’autportrait qui ne sera jamais qu’une hantise du sujet -- une image hantée par du sujet. Pas même : par le désir d’une présence élémentaire, une énergie atomique sans précédent. Elle incite le regard du spectateur au déplacement sans fin : car, moins le corps est là et plus on l’a à l’œil ; plus il est innombrable (grains de sable), moins il est effaçable.
Gravé dans le sable, c’est l’autoportrait d’une désistance du sujet.
L’énergie atomique des corps élémentaires, Claude Cahun sait aussi l’appeler par des montages-collages où l’autoportrait fait du sujet foule -- contrairement à la singularité requise par l’exercice. Motif, tesselle, carte à jouer, image découpée, voilà que l’image relève de l’ordre rythmique, de l’ordre du dessin aussi, d’une dessination-destination.
La scénographie du corps passe par le corps, passe la scène, passe tout anthropomorphisme et anthropocentrisme.
Coupable, l’image aussi découpe : des champs de forces, des territoires tensionnels, l’à-plat des espaces.
C’est le principe même du reflet qui est en question : question de tain. Où mettre le tain ? Comment faire jouer les lois des ombres et de la lumière ?
Claude Cahun fait table rase des miroirs, glaces, psyché : elle opte pour les fugitifs, pour la photographie telle une vitre claire : ne fixant rien, laissant transparaître. Tout. Effacement et inscription.
Elle opte pour le tout-à-l’instant et le réduit-à-rien.
« Une feuille de verre. Où mettrai-je le tain ? En deça, au delà ; devant ou derrière la vitre ?
Devant je m’emprisonne. Je m’aveugle. Que m’importe, passant, de te tendre un miroir où tu te reconnaisses, fût-ce un miroir déformant et signé de ma main ? […]
Derrière. Je m’enferme également. Je ne saurai rien du dehors.
Laisser la vitre claire, et selon les hasards et les heures voir confusément, partiellement, tantôt les fugitifs et tantôt mon regard. Réciprocité parfaite. »
(p. 29)
Claude Cahun opte décidément pour l’instabilité : du portrait et de toute œuvre d’art.
Elle photographie l’ombre, les ombres, les errantes, composant avec la face cachée du sujet qui s’expose - se surexpose - au premier plan. Non sans oublier ce serment (aphoristique) qui fait de l’art photographique non pas un geste voyeur mais une voyance, un geste qui se tient à son équateur :
« Ne jamais lâcher l’ombre pour la proie. » (exergue à VI, X.Y.Z.)
« Me faire un autre vocabulaire, éclaircir le tain du miroir, éloigner de l’œil, me flouer, au moyen d’un muscle de raccroc tricher avec mon squelette...
[…] De toutes façons, me caresser à rebrousse-poil comme hier et toujours. »
(p. 235)
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Toutes les références aux photographies de Claude Cahun renvoient au catalogue raisonné publié en annexe à Claude Cahun Photographe, Paris Musées/Jean-Michel Place, 1995. Pour certaines d’entre elles, des liens ont été insérés permettant de les consulter directement en ligne. ↩
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Toutes les citations sont tirées de Claude Cahun, Aveux non avenus in : Claude Cahun. Écrits, édition préparée et établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002. ↩