Les catégories du masculin et du féminin ont, dans le discours philosophique, un statut pour le moins problématique, puisqu’elles y interviennent à titre d’arguments tout en étant fortement investies par les préjugés qui résultent de la domination masculine et servent à l’entériner. Comme si, au moment d’user de ces catégories, la vigilance critique, constitutive du projet philosophique, se relâchait et perdait sa raison d’être. Pour rendre compte de cet affaiblissement (coupable) de la veille critique, un argument sociologique peut être avancé : les philosophes étant massivement des « hommes », ils tirent profit de la domination masculine et aident à sa légitimation en véhiculant, sous des formes plus ou moins raffinées, les préjugés qui la confortent. Cette explication ne manque jamais d’être, à la fois, valide et insuffisante. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi le discours philosophique refoule son acuité critique à propos des catégories du masculin et du féminin, tout en l’exerçant à l’occasion, par exemple, des notions du bien et du mal, tout aussi susceptibles d’être partie prenante d’une idéologie de la domination. Les catégories du « masculin » et du « féminin » recèlent une spécificité dont il faut rendre compte pour comprendre la conduite d’évitement de la caste philosophique à leur endroit. En première approche, l’exceptionnalité des catégories du masculin et du féminin semble être due au fait que ces notions appartiennent tout entières à l’ordre du préjugé ; les soumettre au traitement requis par la rigueur philosophique obligerait alors à s’en débarrasser. Cette hypothèse nous confronte à son tour à l’alternative suivante : soit, la seule négligence des philosophes est à l’origine de leur désintérêt pour ces catégories et les condamne à reproduire les concernant l’opinion, soit, ce détournement du regard critique révèle une difficulté avec laquelle le discours philosophique se débat sans avoir les moyens de la réduire. Ce discours n’est évidemment pas le seul à éprouver cette difficulté, mais dans la mesure où il se revendique comme réflexif et critique, il apparaît logique d’exiger de lui plus de rigueur que de l’opinion, ou même de la science. Le problème peut alors être formulé comme suit : quelle nécessité propre au discours philosophique le conduit à laisser intacts les préjugés qui confèrent sens aux notions de masculin et de féminin ?
Je propose de croiser les regards de Sartre et Beauvoir avec l’espoir de fournir quelques éléments de résolution de ce problème.
Les preuves sont nombreuses qui permettent d’établir que Sartre adhère spontanément à ce que Michèle Le Doeuff nomme « l’idéologie masculiniste » : « J’entends par masculinisme en général l’affirmation d’une domination du masculin sur le féminin, et aussi le fait de prendre cette première ‘supériorité’ comme référence pour affirmer d’autres suprématies, qui apparemment n’ont rien à voir avec la dualité des sexes » (M. Le Doeuff, l’Étude et le rouet, Paris, éditions du Seuil, 1989, p. 94). En même temps que les femmes, sont dépréciés d’autres hommes, comme « le vulgaire », « l’ homme de la rue », les détenteurs d’autres savoirs, sinon d’autres formes de discursivité. Lorsque que Hobbes confond la théologie catholique avec des « histoires de bonne femme », il combine les deux exclusions et affiche une double supériorité, envers les « bonnes femmes » et envers les « papistes ».
Dans l’Être et le néant, Sartre insiste, comme on le sait, sur « l’obscénité du sexe féminin », celle de toute chose béante, avec ce commentaire : « c’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous ; en soi la femme appelle une chair étrangère qui doive la transformer en plénitude d’être par pénétration et dilution » (l’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1965, p. 706). Par son sexe même, la femme ne peut prétendre atteindre la plénitude que par l’action valorisante du sexe masculin. N’est-ce pas là une simple transposition du discours aristotélicien, qui réserve la forme au principe mâle et englue la femelle dans la seule matière, simple potentialité et saisissable par l’unique moyen de la comparaison ? Aristote ne se contente d’ailleurs pas de distribuer les différences entre mâles et femelles selon la dualité de la supériorité et l’infériorité, il décrit la femelle comme défectueuse, voire monstrueuse :
« Mais de plus, le mâle et la femelle se distinguent par une certaine puissance et un certain manque de puissance (en effet, ce qui est capable de réaliser une coction, de faire prendre forme, et d’émettre un sperme qui contienne le principe de la forme, c’est le mâle. Par ‘principe’ j’entends non pas l’origine d’où vient, comme d’une matière, un produit semblable au générateur, mais le premier moteur, qu’il puisse exercer cette action en lui-même ou dans un autre être. Au contraire ce qui sert de réceptacle, mais ne peut donner une forme ni émettre du sperme, est la femelle) ».
(Aristote, De la génération des animaux, IV, 1)
En revanche, lorsque Sartre s’intéresse à la sexualité, il s’émancipe d’abord de la différence des sexes. J’y reviens.
« […] dans le système existentialiste, prévient Michèle Le Doeuff, aucune oppression n’est pensable, et pas plus celle des femmes qu’aucune autre ; en revanche une relation terrifiée des hommes au corps des femmes s’y exprime et fonde une hiérarchie ontologico-charnelle entre le masculin et le féminin ».
(Op. cit., p. 74)
Que l’existentialisme rende impensable l’oppression en général, et celle des femmes en particulier, est un reproche classiquement adressé à l’argumentation sartrienne par la critique féministe : la thèse de la liberté absolue a pour conséquence de rendre le sujet indifférent à la diversité des situations. En d’autres termes, l’éthique de l’authenticité neutralise l’efficience des déterminations sociales et historiques au profit d’une forme, somme toute classique, de volontarisme. Si Sartre ne propose pas une théorie, explicite et systématique, de l’être femme ou de la différence des sexes, les exemples d’analyse phénoménologique qui mettent en scène des femmes dénoncent les présupposés de leur auteur ; la femme est toujours vue comme corps, et corps sexué. Selon le diagnostic sartrien, la femme frigide souffre d’une mauvaise foi pathologique, qui la pousse à nier « farouchement » son plaisir contre l’ « évidence », le témoignage de son mari qui assure que sa femme a donné des signes objectifs de plaisir. Le récit du mari a, forcément, valeur de vérité, tandis que celui de la femme, de « sa » femme, s’abîme dans le mensonge à soi. Il est à remarquer que dans le Deuxième sexe, Beauvoir utilise la référence à Steckel dans un sens différent.
La présentation du mensonge à soi requiert également une mise en scène, qui distribue les rôles conformément aux rapports sociaux de domination, de hiérarchie et d’ascendance. La doctrine de la mauvaise foi suppose, en effet, une conscience qui sait mieux que les autres consciences ; cette conscience clairvoyante ne gagnant sa crédibilité que parce qu’elle répond aux stéréotypes du pouvoir. « Cette supériorité est nécessaire, car si l’on supprimait le savoir-mieux d’une conscience absolument dans le vrai, la notion même de mauvaise foi disparaîtrait, au profit d’une doctrine relativiste » (M. Le Doeuff, Op. cit., p.87-88).
L’assimilation de la femme au corps sexué relève d’ailleurs d’une catégorie élaborée par Sartre, le « solipsisme de fait », « les autres, ce sont ces formes qui passent dans la rue, ces objets magiques qui sont susceptibles d’agir à distance et sur lesquels je peux agir par des conduites déterminées » (l’Être et le néant, op. cit., p.449). Les autres ne sont que des fonctions : le garçon de café est par sa vocation à servir les consommateurs. Dans les descriptions phénoménologiques proposées par Sartre, les femmes sont saisies dans leur fonction d’intéresser le désir d’un amant éventuel, qu’elles déçoivent au bout du compte en s’y dérobant de manière malhonnête. Non seulement les deux figures féminines sont croquées dans leur seule dimension sexuelle, mais elles en troublent le trait. Si l’on accepte, poursuit M. Le Doeuff, de définir l’existentialisme comme une théorie mégalomaniaque du sujet (« rien d’étranger n’a décidé ce que nous sommes »), il apparaît que la « femme » intervient de façon contradictoire dans les moments décisifs où cette mégalomanie se pose en s’opposant ; elle s’affirme par le moyen de la mauvaise foi de personnages féminins, qui offre à cette occasion le contraste nécessaire à la définition de l’authenticité comme « reprise de l’être pourri par lui-même » (l’Être et le néant, op. cit., n.1, p.111). Simple illustration d’un principe général : « quand un philosophe parle des femmes, son discours se déploie en dehors des exigences théoriques usuelles » (M. Le Doeuff, Op. cit., p.82).
En 1975, « Simone de Beauvoir interroge Jean-Paul Sartre » à propos de la « question des femmes » (Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p.116-132). Lorsque Beauvoir lui fait remarquer qu’à la relecture de ses œuvres, on trouve « des traces de machisme, et même de phallocratie », Sartre, d’abord réticent, veut bien croire que c’est vrai. C’est indéniable. Sur la question de savoir si la lutte autonome des femmes doit être considérée comme première, ou seconde, par rapport à la lutte des classes, Sartre fait d’abord une concession, pour maintenir à la fin de l’entretien (il a le dernier mot) que la lutte des femmes ne pourra gagner en cohérence qu’articulée sur la lutte des classes. Cet entretien laisse ainsi apparaître la divergence d’appréciation théorique et politique entre Beauvoir et Sartre, la première s’étant alors engagée résolument dans le soutien de la lutte autonome des femmes, tandis que Sartre est resté fidèle au schéma « classiste », que les féministes ne se privent pas de dénoncer comme « masculiniste ». Sartre est décidément plus à l’aise avec les délires maoïstes qu’avec la radicalité féministe.
Quant à la prégnance de la phallocratie dans l’œuvre de fiction de Sartre, Andrew N. Leak, dans l’article « Femme(s) » qu’il livre au Dictionnaire Sartre (sous la direction de F. Noudelmann et G. Philippe, Paris, Honoré Champion, 2004, p.185-186), la met en évidence : « Il y a une nette dissymétrie entre personnages masculins et personnages féminins dans la fiction et le théâtre de Sartre. Tandis que les premiers sont principalement définis par leurs actions et les choix que ces actions expriment, les seconds ont une marge de manœuvre fort limitée : les hommes font, les femmes sont. Tandis que les premiers sont massivement présentés de l’intérieur (par le jeu des focalisations), les seconds sont présentés de l’extérieur, comme des objets » (Op. cit., p.185). Dans l’univers fictionnel de Sartre, les femmes sont rangées sous l’exclusive catégorie de l’Autre, par quoi se signale l’oppression que les femmes subissent sous la domination des hommes dans le Deuxième sexe, écrit par Simone de Beauvoir. Sartre aurait mérité d’être épinglé en compagnie de Montherlant, D. H. Lawrence, Claudel ou autres, dans la troisième partie du premier volume du livre, « Mythes ». Aussi faut-il s’étonner, avec A. N. Peak, de voir Sartre soumettre les femmes à quelques stéréotypes essentialistes, rapportés à l’opposition principielle de la physis et de l’antiphysis, alors que, philosophe et théoricien du roman, il récuse toute forme d’essentialisme. N’est-ce pas donner raison au jugement de M. Le Doeuff : quand il s’agit des femmes, le philosophe perd toute raison.
Un dernier exemple : analysant le statut du personnage de Jessica dans les Mains sales, nous avions, avec Françoise Bagot, constaté que celui-ci embarrassait Sartre. D’un côté, Jessica est dans le rôle féminin classique, faire-valoir qui déclenche l’intervention de la contingence permettant à Hoederer et Hugo de mourir en héros sartriens convaincus, de l’autre, elle est un personnage qui bouge, le plus remuant de toute la pièce, au point que Sartre ne sait trop quoi faire d’elle et la renvoie bien platement chez son père. Ce qui est intervention de la contingence, dans le cadre des relations entre le dirigeant-immanquablement-lucide et l’intellectuel-inévitablement-bourgeois, est un acte de liberté pour Jessica. C’est son mouvement choisi qui projette la contingence entre eux deux. Un personnage qui intervient en contrepoint. Si la pièce marque l’entrée de Sartre en politique, son allégeance aux normes du réalisme politique, Jessica, par son refus d’être, perturbe le bel ordonnancement du tout-politique et en dénonce, par avance, les illusions menaçantes. Installé dans le tout-politique, Sartre laisse échapper Jessica (voir F. Bagot et M. Kail, Jean-Paul Sartre, Les Mains sales, Paris, PUF, Études littéraires, 1992, p.79-107). Aura-t-il été jamais capable de la rejoindre ?
À la suite de ce relevé, incomplet, des « ratés sexistes » dans l’œuvre de Sartre, qui convergent vers l’assignation du féminin à l’« éternel féminin », il faut tenter d’en saisir la ou les raisons. Intrinsèques ou extrinsèques, pour autant qu’un tel partage des motifs se révèle valide... Sartre donne l’impression de penser contre ses principes, et de se priver du même coup d’une cible qui, si elle avait été visée, n’aurait pas manqué d’être atteinte. Quelle meilleure occasion, en effet, pour un anti-essentialisme résolu de démontrer sa légitimité que de s’en prendre à l’ « éternel féminin » ? Comment comprendre que Sartre échoue à appliquer ses propres principes là où leur mise en œuvre se traduirait par la plus grande efficacité ?
Ne manquons pas de constater que l’infidélité de Sartre lui-même à ses propres principes n’est pas exceptionnelle, puisque ses engagements politiques relèvent le plus souvent d’un volontarisme que son argumentation philosophique a pourtant discrédité. Pour la critique féministe, telle qu’elle est exprimée par Michèle Le Doeuff, il ne s’agit pas d’infidélité mais d’une insuffisance philosophique qui maintiendrait la pensée sartrienne dans le champ théorique de l’idéalisme classique.
Ces dernières remarques ne nous conduisent sûrement pas à adopter l’attitude du censeur intransigeant, elles suggèrent d’abord de ne pas exagérer la puissance de la pensée, qui n’est qu’un des modes d’être de l’existant, et sa capacité à produire des effets hors de son champ propre. Ensuite, de mettre l’accent sur la grande difficulté qu’il y a à tenir une position anti-essentialiste ; la culture, le langage, la facilité nous poussent à nous accommoder d’un parti pris essentialiste, autrement plus confortable ; la philosophie existentialiste est d’ailleurs soucieuse de rendre compte de ce choix de la facilité essentialiste. Enfin, d’identifier une tension propre à l’anti-essentialisme sartrien, qui retient de lui être plus strictement fidèle. Je voudrais développer ce dernier point qui semble le plus prometteur.
Michèle Le Doeuff analyse le discours philosophique comme un discours articulé sur le désir de complétude, qu’il échoue à satisfaire. Il masque cet échec en rejetant en son dehors, en particulier et avec un bel entêtement, les femmes : « L’impuissance de la spéculation philosophique, la fragilité de toute construction métaphysique, la faille, la déchirure qui travaillent tout ‘système du monde’ ne sont pas radicalement inconnues du philosophe. La référence à la femme (ou à tout autre sujet ‘inapte’ à la philosophie) permet de méconnaître cette impuissance, puisque la voilà projetée, après avoir été radicalisée, sur un sujet qui se situe en deçà de la recherche des vérités spéculatives » (M. Le Doeuff, l’Imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980, p.148). Lorsqu’elle soumet la philosophie sartrienne à cette grille d’interprétation, elle ne prend pas en compte le trait singulier de celle-ci, son inachèvement. Inachèvement si constant, qu’il s’impose comme un trait constitutif de cette philosophie, et oblige à considérer que Sartre s’est montré lui-même méfiant à l’égard de l’ambition « logocentriste » du discours philosophique. L’inachèvement devient alors le signe positif de la mesure toujours plus exigeante des conséquences du parti pris anti-essentialiste, dont Simone de Beauvoir élargit la portée jusqu’à affronter la question de la différence des sexes.
Cette interrogation s’inscrit dans la perspective ouverte par le refus de l’essentialisme, l’affirmation d’un « anaturalisme » (néologisme que je préfère au seulement réactif « anti-naturalisme ») strict, qui substitue la notion de monde à celle de nature. En dépit de son antériorité chronologique, le monde est un contemporain logique du sujet ; le monde et le sujet ne peuvent être séparés, car ils ne valent l’un l’autre que par la relation qu’ils entretiennent. La relation est la réalité.
Alors que nous venons de croiser un Sartre attaché au partage traditionnel des qualités entre le féminin et le masculin, lorsque le même entreprend l’analyse de la sexualité et du désir nous le découvrons s’émancipant de ces catégories qu’il juge inadéquates. Sartre désexualise le désir, et du même coup atténue la pertinence de la différence des sexes.
« Il faut renoncer d’emblée à l’idée que le désir serait désir de volupté ou désir de faire cesser une douleur. De cet état d’immanence, on ne voit pas comment le sujet pourrait sortir pour ‘attacher’ son désir à un objet. Toute théorie subjectiviste et immanentiste échouera à expliquer que nous désirions une femme et non simplement notre assouvissement. Il convient donc de définir le désir par son objet transcendant ».
(J-P. Sartre, l’Être et le néant, Op. cit., p.453)
Avec ce refus, inaugural, de la thèse immanentiste, Sartre installe le désir dans l’ordre de l’existence et le considère comme animé par le mouvement de la transcendance. Puisque le désir est existence, il relève quant à son analyse des concepts qui permettent d’appréhender l’intentionnalité. En d’autres termes, il importe de le délester de toutes les charges de la facticité. Aussi serait-il erroné de croire que le désir impliquerait par lui-même l’acte sexuel, car ce serait alors rabattre le désir sur l’instinct, avec une origine et une fin, physiologiques. L’objet transcendant visé par l’intentionnalité désirante est le corps comme totalité organique, ou forme, en situation, et non comme pur objet matériel, puisqu’un tel objet n’est pas en situation : « un corps vivant comme totalité organique en situation avec la conscience à l’horizon du corps désiré : tel est l’objet auquel s’adresse le désir » (Ibid., p.454). L’être qui désire emprunte un mode particulier de l’existence, grâce auquel la conscience se fait corps (« la conscience se fait corps », ne signifie bien évidemment pas que « la conscience est corps », comme l’impliquerait la confusion entretenue entre le désir et l’acte sexuel). Il est alors loisible à Sartre de dégager la signification du désir : se faire chair en présence d’autrui pour s’approprier la chair d’autrui ; la chair étant « contingence pure de la présence » (Ibid., p.458). Un corps incarné n’est pas seulement débarrassé de ses vêtements, mais encore de ses mouvements. Le désir s’offre ainsi comme une tentative d’incarnation du corps sous l’action des caresses. Si la conscience se choisit désir, c’est avec le projet de « posséder » le corps de l’autre, alors que la conscience de celui-ci, précise Sartre, s’est elle-même identifiée à son corps. Le désir inspire la mise en œuvre d’une réciprocité d’incarnation choisie :
« Tel est l’idéal impossible du désir : posséder la transcendance de l’autre comme pure transcendance et pourtant comme corps ; réduire l’autre à sa simple facticité, parce qu’il est au milieu de mon monde, mais faire que cette facticité soit une apprésentation perpétuelle de sa transcendance néantisante ».
(Ibid., p. 463-464)
Le désir n’est autre qu’une tentative, vouée à l’échec, comme l’enseigne l’ontologie existentialiste, de réaliser l’unité synthétique du pour-soi et de l’en-soi.
« […] le désir est à l’origine de son propre échec en tant qu’il est désir de prendre et de s’approprier. Il ne suffit pas en effet que le trouble fasse naître l’incarnation de l’Autre : le désir est désir de s’approprier cette conscience incarnée. Il se prolonge donc naturellement non plus par des caresses, mais par des actes de préhension et de pénétration. La caresse n’avait pour but que d’imprégner de conscience et de liberté le corps de l’autre. À présent, ce corps saturé, il faut le prendre, l’empoigner, entrer en lui. Mais du seul fait que je tente à présent de saisir, de traîner, d’empoigner, de mordre, mon corps cesse d’être chair, il redevient l’instrument synthétique que je suis ; et du même coup l’Autre cesse d’être incarnation : il redevient un instrument au milieu du monde que je saisis à partir de sa situation ».
(Ibid., p.468)
La sexualité pervertit le désir, elle signe l’échec inévitable du désir, même si certains de ses éléments, en particulier son caractère de processus involontaire (« Il est donc absolument nécessaire qu’elle [la sexualité] ne se fasse pas volontairement, c’est-à-dire que nous ne puissions en user comme d’un instrument, mais qu’il s’agisse, au contraire, d’un phénomène biologique et autonome dont l’épanouissement autonome et involontaire accompagne et signifie l’enlisement de la conscience dans le corps » (Ibid., p.466)), réfléchissent la nature du désir. L’intervention de la sexualité détourne le désir de son projet en le soumettant à des exigences qui lui sont étrangères (procréation, caractère sacré de la maternité, force exceptionnelle du plaisir provoqué par l’éjaculation, valeur symbolique de l’acte sexuel) et interrompt la réciprocité de l’incarnation, but propre du désir. Rupture de réciprocité que le sadisme illustre parfaitement. Le sadique, qui refuse sa propre incarnation, prétend s’approprier l’incarnation de l’autre. Pour ce faire, il n’a d’autre ressource que de manipuler le corps de l’autre par le moyen de la torture. Le sadique ne peut, en effet, rendre présente à autrui son incarnation que sous la forme de l’obscène, qui appartient, souligne Sartre, au genre du disgracieux. Alors que dans la grâce, la liberté contient la facticité, le sadique vise à faire qu’en l’autre la facticité déborde la liberté. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant, le sadique ne cherche pas à abolir la liberté de celui ou de celle qu’il torture, il veut contraindre cette liberté à s’identifier, par son mouvement propre, à la chair torturée. Par quoi il ne peut que manquer son but : d’une part, la manipulation du corps de l’autre, son instrumentalisation, fait obstacle à son incarnation, d’autre part, plus le sadique s’emploie à manier l’autre, plus cette liberté lui échappe.
La virtuosité conceptuelle, virevoltante et séduisante, n’empêche pas de soupçonner que Sartre est confronté à une difficulté qu’il contourne plutôt que de l’aplanir : il ne peut « sauver » le désir qu’en « sacrifiant » la sexualité. Le désir n’est intégré dans l’ordre de l’existence qu’au prix du rejet de la sexualité dans l’ordre du physiologique.
Alors que Sartre a eu l’audace intellectuelle de capturer la transcendance pour la confondre avec l’être même de l’homme, et ainsi mettre fin au « flottement » de cette transcendance, tour à tour « transcendance par le bas » et « transcendance par le haut », il peine à intégrer, dans son architecture conceptuelle, la sexualité. Si bien qu’il l’abandonne à un état de « sexualité flottante », laquelle vient perturber le beau projet du désir, sans que le processus par lequel elle s’articule sur le désir soit précisément décrit. Sartre cherche à l’évidence à se démarquer de la conception freudienne, qui sans se confondre avec un biologisme n’en postule pas moins l’autonomie de la sexualité. Le développement (l’histoire) de la sexualité fournit alors l’axe sur lequel l’individu s’appuie et s’oriente pour se définir et établir des relations avec les autres. Ainsi s’arrête-t-il à différents stades, qui sont autant de moments de la sexualité, même si leur contenu ne saurait être épuisé par la mise en rapport d’un comportement et d’une zone érogène. Les descriptions freudiennes s’inspirent incontestablement d’un présupposé évolutionniste, et s’encombrent de cette normativité rigide qu’un tel présupposé ne manque pas d’imputer. Sans partager ce présupposé évolutionniste, Sartre n’en maintient pas moins la sexualité dans une position d’extériorité (par rapport au pour-soi) et lui réserve un statut comparable à bien des égards à celui que lui ménage la conceptualisation freudienne. Peu importe, dès lors, que dans un cas, freudien, la sexualité normalise, tandis que dans l’autre, sartrien, elle dérange, car, dans ce dernier cas, la vocation normalisatrice est confiée au désir. Or, ni Freud, ni Sartre ne parviennent ou ne cherchent à se départir des préjugés qui se confortent dans l’expression des conceptions les plus classiques de la différence sexuelle. Conceptions contre lesquelles, en revanche, Beauvoir s’élève tout en se recommandant de la « morale existentialiste ». Elle doit cette lucidité critique à sa compréhension de la sexualité comme moment du pour-soi.
Une référence est ici particulièrement pertinente, l’essai que Simone de Beauvoir consacre à Sade (Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, Idées, 1972). Dans cet essai, elle se démarque d’autant plus de l’analyse freudienne qu’elle insiste sur la sexualité. Elle récuse le point de vue des commentateurs qui prétendent expliquer l’attitude politique de Sade et ses choix esthétiques en les rapportant à sa sexualité comme si celle-ci ouvrait sur les motivations de Sade. Ces critiques s’empêtrent dans le schéma évolutionniste freudien. Pour Beauvoir, la sexualité ne saurait offrir une clef, puisqu’elle doit être elle-même l’objet d’une analyse, qui ne manquera pas de l’insérer dans le projet qui anime la vie de Sade. À cette condition, Beauvoir peut soutenir que la sexualité est l’expression de la liberté :
« Nous avons peut-être l’habitude de penser la sexualité comme une énergie, une urgence, quelque chose d’inconscient, de physique, en deçà du contrôle conscient, un surgissement de la nature, ou une région psychique préconsciente habitée par le besoin et le désir. […] Prétendre que la sexualité appartient au domaine de la liberté ne revient pas à dire que l’on se tienne à distance et que l’on décide, d’un point de vue instrumental, ce que sa propre sexualité sera. La liberté ne se confond pas avec un choix délibéré et d’ordre instrumental ».
(Judith Butler, « Beauvoir on Sade : making sexuality into ethic », in The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, edited by Claudia Card, Cambridge University Press, 2003)
Ce commentaire de J. Butler souligne, fort opportunément, l’originalité de la position beauvoirienne, qui se garde aussi bien de l’évolutionnisme que du volontarisme. Le premier appréhende, en effet, la sexualité comme opérant à la manière d’une transcendance par le bas, enclave naturelle innervée dans la spiritualité humaine, sphère autonome obéissant à ses propres lois. Tandis que le second dresse, face aux assauts de la sexualité, le rempart des valeurs morales, sans expliquer comment celles-ci peuvent mordre sur cette puissance étrangère, et la retenir dans son élan.
Beauvoir procède donc à une inscription de la sexualité dans le pour soi. Elle ne s’avise pas d’établir d’abord la sexualité dans son identité biologique pour décrire ensuite comment les constructions sociales sont venues se greffer sur celle-ci et lui ont donné sens, elle montre comment la sexualité n’a de réalité que d’être investie d’une signification. Tel est bien le mouvement par lequel il y a toujours déjà un « monde », et non pas d’abord une « nature », humanisée par après.
« Assurément, la sexualité joue dans la vie humaine un rôle considérable : on peut dire qu’elle la pénètre tout entière […] L’existant est un corps sexué ; dans ses rapports aux autres existants qui sont aussi des corps sexués, la sexualité est toujours engagée ; mais si corps et sexualité sont des expressions concrètes de l’existence, c’est aussi à partir de celle-ci qu’on peut en découvrir les significations : faute de cette perspective la psychanalyse prend pour accordés des faits inexpliqués. […] Il ne faut pas prendre la sexualité comme une donnée irréductible […] ».
(Simone de Beauvoir, le Deuxième sexe, I, Paris, Gallimard, Folio, 1986, p.87-88)
Beauvoir anticipe ainsi sur les difficultés que la pensée féministe contemporaine reconnaît dans la distinction trop schématiquement problématisée entre sexe et genre, en identifiant dans la dualité générique une projection de la différence sexuelle. Le genre a fini par adopter lui-même une forme substantialisée.
« Je vais soutenir l’idée, prévient C. Delphy, que dans la plupart des travaux actuels [1989], y compris féministes, sur le genre, on trouve un présupposé non examiné : celui d’une antécédence du sexe sur le genre, et que si ce présupposé est explicable historiquement, il n’est plus justifiable théoriquement. Son existence constitue un frein à penser le genre, c’est-à-dire à examiner toutes les hypothèses sans parti pris préalable ; le flou de la conceptualisation est lié - dans un lien de causalité réciproque - aux contradictions que l’on relève dans le domaine politique entre le désir de se débarrasser de la domination et la peur de perdre des catégorisations qui semblent fondamentales. Le point commun aux impasses intellectuelles et aux contradictions politiques est l’incapacité ou le refus de penser de façon rigoureuse le rapport entre division et hiérarchie ».
(Christine Delphy, l’Ennemi principal 2, Penser le genre, Paris, éditions Syllepse, 2001, p.243)
La proposition qui symbolise l’ouvrage fondamental de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », établit assurément la distinction entre le sexe et le genre. Distinction qui renforce la thèse fondamentale de l’ontologie existentialiste, selon laquelle le pour-soi surgit de l’en-soi à la faveur d’un processus de néantisation, en manifestant l’efficacité de son mode opératoire. Cette thèse impose en effet de renoncer aux conceptions qui postulent un engendrement du pour-soi comme effet d’une cause ou conséquence d’un événement, d’une cause ou d’un événement réputés appartenir à l’ordre de l’en-soi. De telles conceptions organisent la confusion entre l’antériorité logique et l’antériorité chronologique : que cette dernière doive être accordée à l’en-soi est une évidence, que chronologie et logique soient considérées comme superposables est une faute. Beauvoir assume pleinement la « morale existentialiste » lorsqu’elle écrit dans l’Introduction du Deuxième sexe : « leur [celle des femmes] dépendance n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée » (Op. cit., p.18). À partir de quoi, elle met en cause, dans les trois premiers chapitres de son ouvrage, le discours de la biologie, celui de la psychanalyse et le discours du matérialisme historique, qui ont en commun de conclure de l’en-soi au pour-soi. Simone de Beauvoir rappelle, toujours dans cette Introduction, le jugement de Poulain de la Barre : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie » (Op. cit., p.22). Les analyses qu’elle incrimine ne manquent pas d’aboutir, par leur parti pris théorique même, à une justification de l’oppression des femmes par les hommes. Décidément, rigueur intellectuelle et probité politique ne sauraient être tenues séparément.
Dans un article très suggestif (« Sex and Gender in Simone de Beauvoir’s The Second Sex », in Yale French Studies, « Simone de Beauvoir : Witness to Century », 72,1986, 35-49), J. Butler montre comment l’analyse beauvoirienne du processus à la faveur duquel un être devient son genre, insiste sur l’ambiguïté interne du genre, à la fois projet et construction. Une telle compréhension du genre enrichit la conception existentialiste du choix, choisir un genre correspondant à une incorporation (embodiment) de possibilités dessinées à l’intérieur d’un système de normes profondément ancrées. Si une telle interprétation ne va pas sans difficulté, il n’en reste pas moins que les propositions beauvoiriennes à propos du corps comme une indépassable « perspective » et comme « situation » indiquent que, pour elle comme pour Sartre, la transcendance doit être comprise en termes corporels. La détermination attentive du concept de « corps » permet à Beauvoir de dépasser la polarité des genres, figée entre une désincarnation masculine et une assignation du féminin au corporel. Le choix d’un genre n’est pas le fait d’une conscience désincarnée surplombant un ensemble d’entités génériques, il consiste en la réinterprétation d’une histoire culturelle que le corps a « existée ».
Autant dire que Beauvoir fait franchir un pas, théorique et politique, décisif à cette morale existentialiste dont elle se réclame, et qui nous semble devoir être référée non plus à la philosophie sartrienne, mais à la philosophie beauvoiro-sartrienne.