Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais donner quelques précisions sur les termes du titre proposé dans cette intervention : genre et fait religieux. Le genre, on l’a déjà dit, est un terme venu des pays anglo-saxons qui s’acclimate lentement en France. Je retiendrai ici l’acception du genre renvoyant à la construction sociale de la différence des sexes, de ces identités sexuées codifiées, un processus qui s’inscrit dans le temps long des sociétés humaines. Cette construction prend des formes diverses, variables selon les contextes sociaux, économiques, politiques et culturels. En histoire, nous sommes attentifs à la diversité des situations vécues par les groupes et les individus. Ainsi, pour une femme mais aussi pour un homme, aussi bien au 21e siècle qu’au Moyen Âge, le rang dans la famille, le statut personnel (être marié ou pas) l’appartenance sociale, professionnelle, religieuse (la liste n’est pas exhaustive) sont des paramètres qui dessinent un paysage souvent plus varié que ne le suggèrent les grands modèles explicatifs fournis par les sciences sociales. Ainsi, le concept de patriarcat très utilisé par la pensée féministe des années 1970-1980 n’est pas forcément pertinent pour lire les sociétés occidentales contemporaines.
La réflexion en terme de genre, en histoire, est féconde car elle nous incite à ne pas isoler les femmes comme objet de l’investigation historique, ce qui n’empêche pas de focaliser certaines recherches sur les femmes afin de les rendre visibles dans le récit historique comme l’a bien montré Françoise Thébaud 1 . Il s’agit donc de questionner, d’analyser les relations entre les hommes et les femmes, aussi bien dans l’ordre des pratiques sociales que dans le champ du symbolique où le religieux est très présent dans les sociétés anciennes. Le genre est donc une catégorie utile pour l’avancée de la réflexion, encore faut-il éviter une lecture univoque et dogmatique. Ainsi, la logique constructiviste poussée à l’extrême, affirme que la différence des sexes n’est que le produit d’une construction sociale ou discursive (voir la pensée dite post moderne) et que finalement la catégorie de sexe n’a pas de réalité tangible. C’est faire l’impasse sur la différence des corps et des expériences particulières à chacun des deux sexes. On peut certes affirmer que les différences morphologiques en hommes et femmes sont mineures, il n’empêche que le fait de donner naissance à des enfants est bien une différence majeure qui a questionné toutes les sociétés et qui est pour quelque chose dans la sujétion des femmes (voir les travaux de Françoise Héritier 2 ). Sans nier que la maternité est pensée et construite par les sociétés, pensons à l’importance de la figure de la Vierge à l’enfant dans l’iconographie catholique et orthodoxe, on ne peut éluder cette expérience propre aux femmes qui a fait l’objet de travaux historiques fort riches à la frontière de l’histoire, de l’ethnologie et de l’anthropologie.
Pour ce qui concerne le fait religieux, deux dimensions sont ici envisagées. D’abord, une dimension institutionnelle : les sociologues des religions parlent de systèmes religieux. Les Églises et tout particulièrement l’Église catholique ont été - elles le sont moins aujourd’hui - des institutions très puissantes, liées au pouvoir politique, actives dans le champ culturel, social et économique. Le discours religieux a pris une part importante dans la manière de penser la place respective des hommes et des femmes, voire dans la justification de la soumission des femmes. Les sources ne manquent pas, du côté de l’iconographie religieuse et des textes produits par les clercs, sur les représentations du masculin et du féminin qui ont nourri l’imaginaire des sociétés. Mais il y a une autre dimension du fait religieux : ce qui concerne l’expression collective ou individuelle, de la foi, de la croyance. On se place ici plutôt du côté des fidèles, hommes et femmes porteurs de cultures religieuses qui ont marqué et marquent encore les sociétés, même quand celles-ci sont fortement sécularisées (cas de la France ou de la Tchéquie). On peut alors s’interroger sur le genre des pratiques religieuses, de l’expression de la dévotion.
La différence des sexes au coeur du fait religieux
Je m’en tiendrai à la tradition chrétienne, celle que je connais le mieux et qui fait l’objet de mes recherches. Dans toutes les grandes religions, la différence des sexes est très présente dans les grands récits de la Création du monde comme ceux de la Genèse, 1er livre de la Bible. Le premier récit de la Genèse dit « Dieu créa les êtres humains à sa ressemblance ; il les créa homme et femme ». La dualité du genre humain est ici clairement énoncée sans hiérarchisation explicite de l’un par rapport à l’autre. Mais c’est le second récit qui a été retenu par la tradition chrétienne, celui qui met en scène la création d’abord de l’homme puis de la femme comme aide et compagne qui apparaît donc en position seconde. À cela s’ajoute l’affaire de la faute originelle. Les pères de l’Église, aux premiers temps du Christianisme, ont lourdement insisté sur la part prise par Ève, la première femme. D’où la suspicion à l’égard du sexe féminin, tentateur, dangereux et à l’égard de la sexualité en général, qui a marqué la culture chrétienne. On retrouve donc, aux origines même des religions dites du Livre (Judaïsme, Christianisme et Islam) ou du moins dans l’interprétation longtemps dominante de leurs grands textes fondateurs, ce que Françoise Héritier a appelé la valence différentielle des sexes. Il faut préciser bien sûr préciser que ces religions sont apparues et se sont développées dans une aire géographique qui va de la Méditerranée orientale au Golfe arabo-persique, dans des sociétés patriarcales, au sens strict du terme.
Une des traductions concrètes de la position subalterne des femmes, au plan religieux comme dans d’autres domaines, est leur impossible accès à la sphère du sacré dans des religions monothéistes où la figure du Dieu unique est masculine, même quand celle-ci n’est pas représentée : cas de Yahwé ou de Allah. La situation est différente dans les religions polythéistes de l’Antiquité gréco-romaine où des femmes, dans certaines conditions, pouvaient être porteuses du sacré et présentes dans les espaces sacrés. Cette exclusion des femmes est liée à la question de l’impureté des femmes, très présente dans la tradition juive et en Islam mais aussi dans d’autres contextes culturels et religieux. Aujourd’hui, c’est bien en raison de leur sexe et au nom d’une longue tradition de strict partage des rôles entre hommes et femmes, justifiée par un discours très construit autour de la différence des sexes, que l’Église catholique romaine continue de refuser l’ordination des femmes aux ministères consacrés : être prêtre, pour une femme, est toujours impossible voire impensable, vu de Rome.
Il n’est donc pas surprenant que la critique féministe qui s’est développée au 20e siècle dans le monde occidental et au-delà, ait été sévère à l’égard de ces systèmes religieux et en particulier à l’égard de l’Église catholique romaine. Mais on peut aussi remarquer que le féminisme comme pensée de l’émancipation des femmes, du Deuxième sexe (titre du livre de Simone de Beauvoir paru en 1949), est né et s’est d’abord développé dans des sociétés anglo-saxonnes de culture protestante, où l’idée de l’autonomie et du libre-arbitre des individus a aussi concerné les femmes qui ont accédé de manière précoce à un certain nombre de droits. La vision très critique du fait religieux, en particulier en France, pays marqué par l’affrontement entre la République et l’Église au tournant du 20e siècle peut expliquer le peu d’intérêt, dans un premier temps, de l’histoire des femmes et du genre pour la question religieuse, une situation qui évolue justement depuis quelques années comme en témoignent les deux numéros de la revue CLIO « Histoire, Femmes et Sociétés : Femmes et religions » en 1995 et « Chrétiennes » en 2002.
Une ouverture entre l’histoire des femmes et du genre et l’histoire religieuse
Jusqu’aux années 1990, ce sont deux champs de recherche qui en France n’ont guère eu de contacts. Bruno Dumons montre comment, en France, l’histoire des femmes fut liée à ses débuts aux mobilisations féministes mais aussi à l’histoire sociale dont la grille d’analyse était teintée de marxisme dans les années 1960-1970. D’où une vision négative de l’univers religieux : la religion « opium du peuple », comme disait Marx, est renvoyée à un passé révolu 3 . C’est aussi ce qu’ont dit les pionniers de la sociologie. Dans la pensée féministe qui s’exprime en France dans les années 1970, le religieux est synonyme d’oppression des femmes mais il n’est guère un objet d’intérêt en terme de recherches. En revanche, dans les Women studies qui se développent à la même époque dans les universités américaines ou canadiennes, l’analyse du rapport des femmes à l’univers religieux a été un objet de recherche légitime n’excluant pas bien sûr une vision critique du rôle des religions dans la situation faite aux femmes. D’autre part, l’histoire religieuse n’a pris en compte que tardivement (dans les années 1980-1990) la dimension sexuée des sociétés. On peut le dire aussi de l’histoire politique et de la science politique française particulièrement en retard dans ce domaine. Une situation qui a sans doute à voir avec la culture politique française de l’universalisme républicain attachée à la figure du citoyen, individu libre et débarrassé de toute attache particulière, qui dans les faits ne pouvait qu’être un individu masculin (les Françaises ne sont devenues citoyennes qu’en 1944).
Une histoire des femmes et du genre sans la religion est-elle possible ? Comment analyser le processus de scolarisation des filles au 19e siècle ou les modes particuliers d’encadrement de la main-d’œuvre féminine dans les usines de la Révolution Industrielle sans prendre en compte la place tenue par les religieuses dans l’enseignement mais aussi dans le monde du travail ? Comment analyser le vote des Françaises dans les années 1950-1960, vote modéré souvent favorable à la démocratie chrétienne puis au Général de Gaulle, si l’on ne tient pas compte de la pratique religieuse plus élevée des femmes ? Autre piste, parmi les raisons de la difficile réception du message féministe (le terme féminisme est connoté péjorativement, toujours aujourd’hui en France, y compris parmi les femmes) n’y aurait-il pas l’héritage d’une culture catholique féminine plutôt allergique à la critique féministe qui prenait pour cible, dans les années 1970, la famille et le couple considérés comme la prison des femmes, une vision fort éloignée justement de celle des femmes catholiques.
La prise en compte de la dimension religieuse fait son chemin, depuis quelque années, dans les travaux en histoire des femmes et du genre : sur les associations féminines catholiques 4 , sur les femmes protestantes qui ont joué un rôle important dans la professionnalisation du travail social 5 et la construction de l’État providence. Les protestantes, très minoritaires en France mais très actives, ont aussi joué un rôle moteur dans les années 1950 pour diffuser les méthodes modernes de régulation des naissances, s’inspirant des pays anglo-saxons pionniers dans ce domaine 6 . Le lien est ici explicitement établi ici entre une éthique de la maîtrise de soi et le contrôle des naissances présenté comme un élément clé du bonheur conjugal que la culture protestante a valorisé de manière précoce.
On pourrait aussi poser la question : l’histoire religieuse sans les femmes est-elle possible ? L’approche institutionnelle du religieux, objet de nombreux travaux en histoire religieuse, a pu évacuer sans trop de difficultés la question des femmes et du genre, en particulier dans le monde catholique où l’Église comme institution est un monde masculin. Il y a pourtant des femmes dans le clergé catholique, les religieuses sont très nombreuses en France et en Europe au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle. Il est intéressant de noter que le regard porté sur ces femmes a évolué. Les représentations des religieuses dans la société française ont longtemps oscillé entre une vision noire (celle de La religieuse de Diderot,) ou condescendante (les « bonnes sœurs » de la tradition anticléricale et la vision hagiographique de la tradition catholique avec les « martyres » de la Révolution française ou les aventurières des missions catholiques). Les travaux d’histoire des deux dernières décennies proposent une analyse beaucoup plus nuancée. Elle fait la part des contraintes exercées sur ces femmes mais montre aussi comment l’entrée dans les ordres religieux a pu constituer, pour des jeunes filles de milieux populaires et de régions rurales pauvres, un moyen d’échapper à la contrainte familiale et conjugale et à la misère 7 . Quant aux femmes mieux dotées socialement qui entraient dans les congrégations, elles avaient l’occasion d’exercer des responsabilités qui n’avaient guère d’équivalents dans la société de leur temps : c’est le cas des mères supérieures de congrégations, des religieuses missionnaires dans l’Empire colonial. Plus près de nous, quand on analyse le fonctionnement de l’Église catholique à la fin du 20e siècle, on s’aperçoit que ce sont « les femmes qui font tourner l’Église » pour reprendre un expression d’Étienne Fouilloux 8 . En effet, ce sont elles qui assurent largement la transmission de la foi et de la culture religieuse 9 . Parmi les éléments de « la crise catholique » analysée récemment par Denis Pelletier 10 , il en est un que l’on a peut-être sous-estimé : celui de la désaffection des femmes qui se sont éloignées sans bruit de l’Église à cause du décalage grandissant entre le discours de Rome refusant toute limitation « artificielle » des naissances et les aspirations à plus d’autonomie des femmes des années 1960-1970 : Martine Sevegrand a bien montré la déception des catholiques français face à l’encyclique Humanae Vitae de 1968 11 . On peut noter que ce texte s’adresse « aux vénérables frères, patriarches, archevêques, évêques... au clergé et aux fidèles du monde catholique et à tous les hommes de bonne volonté ». Dans les principes doctrinaux énoncés, il est question de « paternité responsable » mais point de maternité. C’est un discours de clercs masculins s’adressant à des hommes sur une question qui concerne au premier chef des femmes.
Quelques pistes de réflexion à propos des travaux récents
Tout d’abord sur le grand partage des sexes dans la relation au sacré qui était l’un des fils rouges du numéro 2 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés en 1995. Le phénomène n’est pas propre au catholicisme. Il y a souvent deux manières différenciées selon le genre d’accéder au sacré, à Dieu : aux hommes le sacerdoce (chez les catholiques et les orthodoxes), aux femmes le contact direct par la prophétie, la voyance. Les apparitions mariales dans l’Europe des 19-20e siècles sont massivement le fait de femmes et surtout de jeunes filles. Le grand pèlerinage dans l’île grecque de Nissyros en l’honneur de la Vierge Marie, le 15 août 12 montre clairement ce partage entre des femmes occupées à leurs dévotions dans le monastère et des hommes affectés aux préparatifs de la fête mais exclus de cette intimité avec la Vierge, sorte de monopole des femmes devenues ici des médiatrices du sacré. On constate que dans les Églises protestantes l’accès des femmes à la fonction de pasteur (depuis 1965 dans l’Église Réformée de France) coïncide avec une accentuation de la sécularisation de la figure du pasteur qui n’a plus, depuis la Réforme, le caractère sacré du prêtre. Les femmes pasteurs ont tendance à insister sur l’écoute et l’accompagnement en prenant leurs distances avec le modèle traditionnel du prédicateur-docteur. La féminisation de cette fonction renforce encore le processus de désacralisation déjà très ancien dans la tradition réformée 13 . On peut souligner que la demande d’accès de femmes catholiques à la prêtrise s’accompagne souvent d’une critique sévère de cette sacralisation du prêtre, contraire selon elles à l’esprit même du message évangélique 14 . L’arrivée des femmes à de nouvelles positions dans la sphère religieuse aurait-elle pour effet de faire reculer la dimension sacralisée du fait religieux ?
Autre piste de réflexion, la présence de femmes actives, engagées, inventives dans la sphère religieuse : c’est le fil directeur du numéro 15 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés en 2002. Des recherches récentes ont mis en lumière les multiples activités et les formes d’intervention des femmes dans la sphère religieuse qui parfois mettent en cause les grands partages traditionnels entre les sexes. Dans un livre passionnant paru en 1997, l’historienne américaine Nathalie Zemon Davis a montré à travers trois destinées étonnantes de femmes - une juive, une catholique et une protestante, comment la religion a pu être un moyen d’échapper aux contrainte de la vie conjugale et familiale, même si elle en créait aussi par ailleurs 15 . Le récent volume de CLIO donne à voir des figures de femmes qui se rebellent, parfois au péril de leur vie. C’est le cas de cette protestante « huguenote », brûlée à Paris en 1559, qui prend la parole, tient tête aux clercs, se montre plus courageuse que son mari et entre ainsi dans la galerie des femmes martyres qui tiennent une place importante dans l’imaginaire protestant français où les figures féminines sont rares du fait du refus du culte de la Vierge et des saintes. Dans le Mexique colonial du 17e siècle, une religieuse d’un couvent de Mexico, Sor Juana Ines de la Cruz, connue pour ses nombreux écrits, se permet de congédier son confesseur jésuite en demandant clairement le droit à l’étude pour les femmes à qui Dieu, dit-elle, a donné aux femmes comme aux hommes l’intelligence. Il est aussi des femmes qui trouvent dans la sphère religieuse un espace d’action et d’expression, voire de reconnaissance. Il y a le cas célèbre de Thérèse d’Avila, figure forte du Siècle d’or espagnol, à la fois grande mystique et entrepreneuse en religion : elle réorganise le Carmel dans le contexte de la Contre-réforme catholique en imposant une règle beaucoup plus stricte. Rapidement canonisée après sa mort, en 1622, elle sera proclamée trois siècles plus tard en 1970, docteur de l’Église ; c’est aussi le cas de Thérèse de l’Enfant Jésus, carmélite française morte très jeune à la fin du 19e siècle. Avec la dévotion à l’Enfant Jésus pratiquée dans la France de la fin du 17e siècle, des femmes comme Mme Guyon, amie de Fénelon, ont pu un temps contourner la médiation obligée du clergé masculin, mais cette expérience, à certains égards émancipatrice, s’est achevée sur le silence imposé à ces femmes d’Église 16 . Beaucoup plus près de nous, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, des femmes protestantes luthériennes inventent des rituels où il est question de Dieu au féminin. Elles construisent une pratique religieuse qui se revendique du féminisme en voulant rompre clairement avec la tradition patriarcale longtemps prégnante dans le christianisme 17 . On peut, dans le même ordre d’idées, évoquer les théologiennes féministes qui relisent et réinterprètent les textes bibliques dans une perspective féministe mais le dialogue reste difficile avec les théologies plus classiques. Ces exemples suggèrent que la soumission requise des femmes qui était jusqu’au 20e siècle la règle dans la tradition chrétienne n’a pas toujours fonctionné. Elle fut mise en cause parfois de manière précoce, là, et dans d’autres domaines que l’histoire des femmes et du genre met peu à peu en lumière.
On peut aussi s’interroger sur les manières différentes de penser la différence des sexes, selon les cultures religieuses. Dans un récent travail sur deux revues féminines des années 1950-1960 en France, l’une catholique, l’autre protestante 18 , j’ai été frappée par l’insistance catholique sur l’irréductible différence entre les sexes qui s’accompagne de la valorisation de la figure de la mère, laquelle n’est plus invitée, comme au 19e, au sacrifice de soi. Fait intéressant : un document de l’Église catholique de France sur le thème de la différence des sexes, paru en 1994, fait explicitement référence aux travaux de Luce Irigaray, grande figure du féminisme de la différence. Cette différence, fondée sur une anthropologie des sexes très élaborée, est présentée de manière très positive, comme la garantie de la capacité à accueillir l’autre, celui qui n’est pas le même (par exemple l’étranger). Le refus du PACS ou de l’homoparentalité par l’Église catholique repose sur le même argumentaire. La posture différentialiste est aussi présente dans les organisations féminines catholiques qui ont soutenu le mouvement pour la parité hommes/femmes en politique. En revanche, il semble qu’il y ait une préférence protestante, en France, pour la problématique de l’égalité entre les sexes, du moins dans le protestantisme libéral de l’Église réformée de France car le protestantisme est divers. La différence des sexes n’est pas niée, elle est dite mais elle demeure seconde quand il s’agit d’accéder à des droits mais aussi d’exercer des devoirs. On retrouve la préoccupation de l’autonomie de la personne, homme ou femme. Mais en même temps, la culture protestante en privilégiant la réussite des couples et en s’intéressant un peu moins à la famille a quelques difficultés avec la femme célibataire (sujet de réflexion important dans la revue Jeunes Femmes des années 1950) dont le statut de femme pourrait devenir problématique. Une constat à relier à l’allergie protestante au vœu de chasteté (les pères fondateurs de la Réforme se sont mariés). La figure de la célibataire est moins problématique du côté des catholiques qui ont une longue tradition des femmes consacrées dont la féminité est moins mise en doute.
Il est important d’interroger le fait religieux, les cultures religieuses, sur leur manière de penser la différence des sexes car nos sociétés sont encore largement héritières de normes et de valeurs produites par ces cultures. L’ouverture d’un champ - ici la recherche historique avec la rencontre devenue possible entre histoire des femmes et du genre et histoire religieuse - et le dialogue avec les sciences sociales - les outils de l’anthropologie, de la sociologie, mais aussi de la philosophie sont précieux - s’avèrent indispensables et d’autant plus nécessaires quand il s’agit d’aborder un sujet aussi ample et passionnant que celui de la différence des sexes.
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Françoise Thébaud, Écrire l’Histoire des femmes , ENS Éditions, 1998. ↩
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Françoise Héritier, Masculin/féminin, la pensée de la différence , Odile Jacob, 1996. ↩
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Bruno Dumons, « Histoire des femmes et histoire religieuse de la France contemporaine : de l’ignorance mutuelle à l’ouverture », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés , 15/2002. ↩
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Anne Cova, « Au service de l’Église, de la patrie et de la famille », in Femmes catholiques et maternité sous la Troisième république, Paris, L’Harmattan, 2000. Compte-rendu dans 15/2002. ↩
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Voir les travaux d’Evelyne Diébolt dont « Les femmes dans l’action sanitaire, sociale et culturelle, 1901-2001 », in Les associations face aux institutions , Femmes et Associations, 2001. ↩
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Sylvie Chaperon, « Le mouvement Jeunes Femmes, 1946-1970 : de l’évangile au féminisme », in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, janvier-mars 2000, pp. 153-183. ↩
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Claude Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au XIXe siècle, Cerf, 1984. ↩
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Etienne Fouilloux, « Femmes et catholicisme dans le France contemporaine », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2/1995. ↩
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Jean Delumeau (dir.), La religion de ma mère, le rôle des femmes dans la transmission de la foi , Cerf, 1992. ↩
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Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France, 1965-1978, Payot, 2002. ↩
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Martine Sevegrand, Les enfants du Bon Dieu. Les catholiques françaises et la procréation au XXe siècle , Albin Michel, 1995. ↩
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Katerina Séraïdari, « Dans l’intimité de la Vierge. Dévotions au féminin et au masculin en Grèce contemporaine », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 15-2002, pp.55-68. ↩
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Jean-Paul Willaime, « Les pasteurs et les mutations contemporaines du rôle du clerc », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 15-2002, pp. 69-83. ↩
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Voir la rubrique « Témoignage consacré à la théologienne lyonnaise Marie-Jeanne Bérère », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 15-2002, pp. 199-207. ↩
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Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante, trois femmes en marge au XVIIe siècle , Seuil 1997 ↩
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Sandra la Rocca, « L’Enfant Jésus et les femmes au XVIIe siècle : une dévotion émancipatrice ? », in CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 15-2002, pp. 17-36. ↩
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Edith Franke, « Dieu au féminin, dans l’Allemagne d’aujourd’hui », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 15-2002, pp. 85-101. ↩
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Mathilde Dubesset, « Les figures du féminin dans deux revues féminines, l’une catholique, l’autre protestante : la Femme dans la vie sociale » et « Jeunes Femmes, années 1950-1960 », in Le Mouvement Social , janvier-mars 2002. ↩