Période antique (des origines à 100 après J.C.)
Caractères généraux
Cette période est généralement connue sous le nom de période de sangam. Selon la tradition, il y aurait eu successivement trois sangams ou académies. On place les deux premiers sangams dans des localités maintenant englouties par la mer, soit à une époque très lointaine ; on ne peut pas les prendre en compte. Le troisième sangam qui aurait siégé à Madourai dans les premiers siècles avant J.C. est attesté sous le nom d’assemblée de poètes dans Madourai-kândji, la plus longue des chansons de cette période, consacrée à la ville de Madourai, dans la partie relative à la louange du roi.(vers 761-763). Il est devenu d’usage de désigner cette assemblée par le mot de sangam bien que ce mot soit d’apparition postérieure On ne connaît pas exactement le rôle, le mode de fonctionnement, ni la durée du troisième sangam. Il n’y a pas d’indications dans les œuvres de cette époque qui nous sont parvenues, qu’elles aient été présentées à cette académie et qu’elles aient reçu son aval; mais il est permis de penser qu’il ait pu en être ainsi si l’on en juge par ce que nous savons du fonctionnement des sangams postérieurs.
D’après une tradition qui est déjà bien établie à cette période, les œuvres littéraires sont divisées en deux catégories : agam et pouram. Agam, qui signifie intérieur, comprend uniquement les œuvres qui se rapportent à l’amour. Tous les aspects de l’amour sont évoqués, mais ce qui est privilégié, c’est ce qu’on a appelé lyrisme intérieur, l’union inexprimable des cœurs qui s’en délectent. Pouram qui signifie extérieur comprend tout le reste ; dans la littérature de cette période il est surtout question d’exploits guerriers et de largesses des princes.
Le agam se compose de cinq états d’âme de la vie amoureuse Chaque état d’âme est associé à une des cinq zones géographiques du pays et prend son nom. L’amour prénuptial est associé à la montagne (kouroundji), l’attente de l’époux parti à la guerre est associée à la forêt (moullai), le mécontentement de l’épouse envers le mari qui est allé vers une courtisane est associé à la plaine (maroudam), le dépérissement de l’amoureuse du fait de la séparation est associé au littoral (neydal) ; le regret de la femme quand le mari s’en va au loin pour chercher fortune est associé à la région désertique (pâlai). En plus de cette association spatiale, il y en a une temporelle, soit la saison et la partie de la journée. Chaque état d’âme a aussi un ou plusieurs symboles. Ainsi l’amour prénuptial a le santal parmi un des symboles et pour toile de fond la montagne le soir pendant la saison de pluie (Aîpassi-Kartigai).
Bien que la distinction entre agam et pouram soit constamment affirmée, il est difficile d’avoir des œuvres qui ne contiennent rigoureusement que l’un des deux aspects. Pour les œuvres de agam, il faut une toile de fond qui relève du pouram. Pour donner du piquant aux œuvres du pouram, il faut quelque intrigue amoureuse. Pour classer une œuvre dans l’une ou l’autre de ces deux catégories on prend en considération ce qui domine, ce qui est à la source de l’inspiration du poète. La classification est parfois approximative.
Les noms des amoureux ne sont jamais mentionnés dans les œuvres de agam tandis que dans les œuvres de pouram le poète indique avec détail et précision l’identité du personnage. Les poèmes se présentent dans le agam sous forme de monologues ou de dialogues : les intéressés eux -mêmes parlent à la première personne ou la deuxième personne, tandis que dans les œuvres du pouram, c’est le poète qui parle à la troisième personne.
Il arrive aussi aux poètes d’évoquer le corps des héros et héroïnes. Ancun canon moral ne les en empêche. Mais ils le font naturellement pour ne rien cacher, ils le font sans insistance, quand il le faut pour des raisons littéraires, pour compléter leur tableau, comme le feront plus tard les sculpteurs.
Sauf deux exceptions, les œuvres de l’époque sont profanes bien qu’au début se place une invocation à Dieu.
Certains poèmes sont sans nom d’auteurs, mais on connaît le nom de 473 poètes dont 30 femmes. Les poètes appartiennent à tous les métiers y compris celui de roi. Il y a lieu de croire que l’instruction était bien répandue.
Les œuvres de cette époque qui nous sont parvenues ont été choisies parmi celles qui existaient. A cette époque où il fallait écrire avec un stylet sur des feuilles de palmier, il était impérieux de faire une sélection pour assurer la transmission de l’essentiel à la postérité. Nous devons savoir gré à ces compilateurs pour leur tâche précieuse. Nous possédons ainsi deux collections : une de dix longues chansons (Pattou-pâttou) et l’autre de huit anthologies (Ettou-togai) comprenant au total 2371 poèmes.
Les dix chansons
Les dix chansons sont de dimension inégale, la plus longue comporte 782 vers, la plus courte 103. Cinq de ces chansons appartiennent à un genre panégyrique bien en vogue à cette époque, la recommandation (âttrou-padai). Dans la première de la série quelqu’un qui a obtenu la grâce de Mourouga, montre la voie à suivre à son compagnon. Les temples de Mourouga de l’époque, les formes de culte, les exploits de Mourouga sont évoqués (Thirou-mourouga-âttroupadai). Les autres œuvres du même moule se rapportent aux bienfaits matériels. Autre différence, les titres des œuvres ne se réfèrent pas au bienfaiteur mais à la profession du bénéficiaire. Un artiste dans le besoin qui a reçu des dons de la part d’un roi, d’un prince ou d’un mécène, quand il rencontre un confrère également dans le besoin lui recommande d’aller vers son bienfaiteur en lui vantant les présents qu’il a reçus. C’est l’occasion de chanter le bienfaiteur, son domaine et le chemin pour s’y rendre. .
Ainsi un joueur d’instrument à percussion (porounar) recommande à un groupe de confrères le roi de la région Chola. Le roi vous donnera, leur annonce-t-il, des tissus fins à la place des vos hardes et après vous avoir comblés de cadeaux il fera sept pas pour vous accompagner. C’est l’occasion de chanter la prédilection des artistes pour le pays chola, de faire une description élogieuse de ses terres et de la splendeur du fleuve Kavéry (Porounar-âttrou-padai).
Un joueur d’instrument à corde de petite dimension (sirou-pânar), réduit à la misère, est dirigé par son compagnon vers le roi de la région de Tindivanam. C’est l’occasion d’évoquer la chaleur du désert contrastant avec la fertilité des autres régions, la vaillance et la générosité du roi.(Sirou- pânar- âttrou-padai)
Un joueur d’instrument à corde de grande dimension(pérou-pânar) recommande à son compagnon le roi de Kanchipouram dont la ville formée de cercles concentriques est semblable à une fleur de lotus(Pérou- pânar- âttroupadai)
Un groupe de danseurs(kouttar) est orienté vers le palais du chef d’une principauté. Nous avons le tableau de sa ville, de la montagne et de la gloire de son règne (Kouttar-attrou-padai). Le poète fait une large part aux sons et aux bruits de la montagne. Aussi le poème est aussi appelé Malai- padou- kadougam.
Les autres cinq chansons sont chacune d’un genre différent. Dans la plus brève d’entre elles (103 vers), pas de roi, pas de pays. Le poème se concentre sur l’état d’âme de la femme séparée de son mari parti pour la guerre, ce qui lui donne son nom (moullai-pâttou)
La chanson suivante, la plus longue (782 vers), a pour thème de base l’instabilité de la fortune. Le roi de Madourai, enivré de ses victoires, est engagé constamment dans des guerres. Les poètes sont inquiets du penchant du roi et veulent l’en guérir. Cette chanson a été composée par l’un d’entre eux dans cette intention. Le poète, pour faire passer le message, se met à chanter la splendeur du pays. On a une belle description du pays Pandya et de ses cinq zones. C’est surtout la ville de Madourai qui retient l’attention du poète ; on a l’impression d’avoir une visite guidée de toutes les parties de la ville du matin jusqu’au lendemain. La ville et le thème (instabilité de la fortune) ont donné le nom au poème (Madourai-Kandji)
De là, on passe à un tableau alternatif du mari et de la femme séparés du fait de la guerre. L’un est au campement, occupé à consoler les hommes et animaux blessés, l’autre languit au palais. La scène se passe quand un grand vent fort du nord accompagné de fortes pluies agite la nature. D’où le nom du poème (Nédou-nal- vâdai). La vie est hors des gonds. Les êtres se mettent à l’ abri et recherchent la chaleur du brasier. Ce déchaînement de la nature exacerbe le tourment de la femme, qui s’inquiète pour son mari ; en revanche il attise la sollicitude de ce dernier pour ses compagnons de guerre.
La chanson suivante décrit les tourments de l’amour. La jeune fille amoureuse maigrit et verse des larmes ; la suivante découvre la cause du mal et la dévoile à la nourrice. Le nom vient de ce qu’il est consacré à l’amour prénuptial (Kourindji- pâttou)
La série se termine par un duo des époux à la veille de la séparation projetée. La femme ne peut s’empêcher d’exprimer les sentiments qui surgissent en elle. Le mari est écartelé par son désir d’aller faire fortune et son souci de ne pas abandonner sa femme en proie à son chagrin. Il décide de rester à côté de sa femme bien aimée. La scène se passe à Kavéry-Poum- Pattinam, dont nous avons une description abondante. Les louanges au roi ne font pas défaut. Le nom du poème évoque la ville et l’état d’âme (Patinna- pâlai)
Les huit anthologies
Les noms des compilateurs des 8 anthologies (Ettou-togai) sont connus. Les poèmes vont de 3 vers à 31 vers. Il y trois fois plus de poèmes du genre agam que du genre pouram, indiquant la prélidection des poètes de cette période pour le thème de l’amour. Dans l’ordre légué par la tradition, la série commence par trois anthologies relatives aux états d’âme. La première, comprenant des poèmes de 9 à 12 vers, est considérée comme la meilleure de la série, d’où son nom (nattrinai=nal- tinai). C’est l’apologie de l’amour ; les poètes rivalisent pour chanter les délices, la délicatesse, la pureté, l’élévation de l’amour, difficiles à embrasser d’un seul regard.
La deuxième recueil dans la même veine comprend 400 poèmes courts de 4 à 8 vers d’où son nom Kouroum-togai. Le troisième comprend 500 poèmes très courts avec 100 poèmes pour chaque état d’âme d’où son nom, Ain-kourou-nourou. Chaque lot de 100 a été chanté par un seul poète et a été divisé en groupes de 10 poèmes avec un titre pour chaque groupe de chants.
Le quatrième recueil consiste en 100 poèmes, groupés par dix. D’où son nom Padittrou-pattou. Chaque groupe de dix poèmes est dédié à un souverain du royaume Séra . A la fin de chaque poème on trouve le nom du roi, ses hauts faits, les années et les événements de son règne, le nom du poète, la récompense reçue.
Tous les poèmes du cinquième recueil sont d’une métrique identique, qui lui a donné son nom, Pari-padal. C’est un genre propre à être mis en musique ; d’ailleurs, pour chaque poème l’air a été indiqué par un musicien. Le poème est dédié aux divinités et à la ville de Madourai et son fleuve Vaïgai.
Le sixième recueil aussi est appelé par le nom de la métrique utilisée, Kali-togai. Il comprend 150 poèmes consacré aux cinq états d’âme, chaque état d’âme ayant été chanté par un poète. Les poèmes se présentent souvent sous forme de dialogues. Le recueil est considéré comme la pièce des connaisseurs.
Le septième est une collection de 400 poèmes relatifs au agam, d’où son nom, Aga-nânourou. Les poèmes vont de 13 à 31 vers et se rapportent aux cinq états d’âme. Ils sont arrangés de manière savante. Tous les poèmes relatifs au départ du mari pour chercher fortune portent un numéro impair : les poèmes relatifs à l’amour prénuptial figurent aux numéros se terminant par 2 ou 8 ; ceux relatifs à l’attente du mari parti pour la guerre figurent aux numéros se terminant par 4 ; ceux relatifs aux brouilles se terminent par le nombre 6 ; ceux se terminant par 0 se rapportent au dépérissement de la femme du fait de la séparation. Ainsi la répartition des poèmes entre les états d’âme est très inégale: 200,80,40,40,40. Ceux relatifs à la séparation d’une manière ou d’une autre totalisent 280 ; on le comprend, car c’est dans cet état que les sentiments prennent de l’intensité. Il convient de noter que la séparation pour aller chercher fortune ailleurs occupe à elle seule la moitié du recueil.
Le dernier de la série, qui est le plus utilisé dans l’enseignement, comprend 400 poèmes se rapportant au pouram, d’où son nom, Poura-nânourou. Il relate des faits historiques, il parle des poètes et des mécènes, de la manière de vivre des gens, c’est un véritable miroir de la vie de l’époque. Les poètes ont été directement mêlés aux faits ou les sentent intensément, d’où des récits vibrants de vie .
Intérêt documentaire
Les poètes ont eu soin de placer leurs thèmes dans un cadre précis et se livrent avec complaisance à une description saisissante de ce cadre. On sent que les poètes ont vécu près de la nature, l’ont observée avec délectation. On connaît les mœurs des animaux, on voit la végétation changer selon la zone qu’on traverse ou la saison où l’on se trouve. On peut se faire une idée assez détaillée de la faune et de la flore d’alors. Bien qu’un poète voie la toute puissance de Dieu dans l’abondance et la diversité de la nature, il n’y a pas trace de déification de la nature.
Avec l’ensemble des poèmes, on possède un tableau complet de la vie de ce temps : vie sociale et familiale, la vie quotidienne du matin jusqu’au lendemain, l’habitat, les diverses activités humaines, les objets variés offerts à la vente etc... On a l’impression que les poètes avaient en vue la curiosité de la postérité pour lui léguer un tel documentaire.
Les relations entre poètes et puissants du jour sont très fortes. Les princes aiment et apprécient la poésie, certains composent des poèmes. Ils désirent être chantés par les poètes et les récompensent généreusement. Ceux-ci le leur rendent bien en prêtant de l’éclat à leur cour, en servant d’ambassadeurs, en négociant la paix. Bien que dépendant des princes pour leur subsistance ils sont conscients de leur valeur, ne sacrifient pas leur dignité. et n’hésitent pas à l’occasion à donner des conseils et même à faire des remontrances. Ils jouent un peu le rôle de la presse à l’heure actuelle.
L’éthique qui émane de l’ensemble de l’œuvre ne prend pas appui sur une croyance en Dieu ; cherche plutôt à promouvoir le bonheur des hommes sur terre. Cela n’exclut pas la poursuite des principes élevés. Avis est donné avant la guerre d’évacuer les brahmes et les vaches. Il y a trêve pendant la saison de pluie pour permettre les cultures. Parlant de l’aumône, le poète dit : « mendier est répréhensible, refuser l’aumône l’est encore plus ; donner de plein cœur est louable, ne pas accepter l’aumône l’est encore plus ». Le sentiment de l’honneur et le courage militaire sont portés aux nues. Les poètes avaient l’esprit noble et l’horizon vaste . Même de nos jours tous les écoliers ont à la bouche un vers de l’époque « Tout pays est ma patrie, tout homme est mon proche ».
La présence des méditerranéens est signalée en maints endroits. Ils sont surtout utilisés comme gardes de corps, gardiens du palais, ils accompagnent les rois dans leurs expéditions. Leur gabarit et leurs moustaches inspiraient la peur. Alors que les gens du pays, y compris le roi, avaient le torse nu ; eux, ils se couvraient d’une toge qu’on appelait dans la langue du pays « enveloppe de corps ». Ils bravaient le mauvais temps et aimaient la boisson. A certains moments, il semble qu’il y avait même une petite armée d’européens à Musiri dans le royaume Séra et un temple d’Auguste.
Le commerce est florissant surtout avec Rome dont l’or afflue pour l’acquisition des perles et du poivre. A cette époque ce sont des produits chers et la balance des comptes est favorable pour le pays tamoul dont la prospérité augmente . Il semble qu’il y avait même accroissement de population, car il est question de défrichement de nouvelle terres et de leur irrigation. On importait surtout des chevaux.
La place de la femme n’est pas celle qu’elle est devenue plus tard avec l’installation de l’Islam et la présence des Anglais. Hommes et femmes se réunissent ensemble tout naturellement. La femme accomplit à l’extérieur des actes pleins de courage, prend part à la vie de la cité, participe à des réunions en compagnie des hommes et fait preuve d’instruction. On insiste seulement sur sa fidélité. L’amour conjugal est par ailleurs fortifié par la croyance qu’il se perpétue de vie en vie. Une reine qu’on veut dissuader de se jeter sur le bûcher de son mari déclare que ce bûcher est pour elle comme un étang couvert de lotus.
Malgré leur désir d’objectivité, les poètes sont entraînés à donner un tableau idyllique de la société. Mais on peut aisément faire la part de l’emphase et de l’ornementation littéraire.
Intérêt littéraire
Ces poèmes se recommandent à nous non seulement par leur valeur documentaire mais aussi par leur grande qualité littéraire qui incite à la lecture et la soutient. D’abord les thèmes sont d’un grand attrait : nature, amour et exploits guerriers ; les poètes leur prêtent leur art et artifice.
Le sentiment de la nature consistant dans les liens entre l’âme du poète et la nature n’est pas exprimé. En revanche la correspondance entre les cinq états d’âme des personnages et les zones qui leur sont associées est constamment présente. Cette correspondance n’est pas purement conventionnelle, il y a une certaine relation naturelle entre les deux. Les poètes sont ainsi amenés à accorder une large place à la nature dans les œuvres littéraires du genre agam . Ils prennent plaisir à décrire la nature mais cette description a toujours un rapport avec l’état d’âme qui est la source de leur inspiration. Cette association a donné une poésie extrêmement savante, éminemment savoureuse pour les initiés à qui elle est devenue naturelle. Cette interpénétration de l’état d’âme et du paysage approprié permet de frôler les sentiments subtils qui se réfugient d’ordinaire dans le royaume de l’inexprimable.
On peut signaler aussi quelques cas de relation directe entre l’homme et la nature indépendant du agam. Par exemple, le roi Pari apercevant une plante grimpante ballottée par le vent, lui laisse son char pour qu’elle s’y agrippe. Un poète, parti en voyage, apprend en chemin la mort d’un prince héroïque, son protecteur. Alors qu’il est plongé dans la douleur il rencontre une plante regorgeant de fleurs en grappes. Le poète indigné reproche à la plante d’être fleurie quand tout le monde est plongé dans la douleur : « Avant tout le monde affluait ici pour rencontrer le prince. Guerriers et chanteurs, hommes et femmes cueillaient tes grappes pour orner leur tête. Maintenant,qui va s’intéresser à toi, que n’arrêtes-tu de fleurir ! » Ces scènes sont rares.
Les poèmes révèlent un art consommé. Grande sensibilité et imagination féconde. La nécessité d’écrire avec un stylet, avec la quasi impossibilité de corriger, oblige les poètes à parfaire la composition dans l’esprit ; la brièveté qui s’impose les contraint à la concentration et à la concision. Les poètes des générations précédentes leur ont légué une langue bien pétrie. D’où une facture remarquable dans ces premières œuvres qui nous soient parvenues. Les phrases sont simples et n’offrent aucune difficulté syntaxique, seul le vocabulaire a vieilli en partie et pose problème pour une lecture courante.
Les poètes utilisent des sous-entendus, des allusions qui devaient faire les délices de leurs confrères ; les lecteurs d’aujourd’hui ne peuvent les apprécier qu’avec l’aide de commentaires. Quand il faut faire pénétrer une idée, les poètes ont recours à une expression frappante qui laisse une impression durable. Exemples : « la vie d’un pays, ce n’est ni le riz ni l’eau, c’est un bon roi » - « la seule utilité de la fortune, c’est de pouvoir donner » - « l’amour, c’est la vie, la séparation c’est la mort » - « l’attention amoureuse du mari est indispensable à la femme comme l’eau pour la vie ».
Ils ont très naturellement recours aux métaphores et aux comparaisons. Exemples : « des yeux en larmes sont comme des fleurs trempées par la pluie » ; « deux amoureux sont comme une seule herbe à double tranchant » ; « la femme heureuse est comme la pleine lune resplendissante, la femme séparée du mari est comme la lune décroissante, pale et évanescente dans la lumière du jour ».
La douleur et le regret de la mère quand elle s’aperçoit que sa fille va partir avec son amant ont particulièrement retenu l’attention des poètes. Un poète consacre trois couplets sur le même rythme pour consoler la mère attristée : le santal ne sert pas à la montagne qui l’a nourri mais à celui qui l’utilise ; la perle ne sert pas à l’onde profonde qui l’a élevée mais à la personne qui la porte, la suavité de la musique du yaj ne sert pas à l’instrument qui le produit mais à ceux qui l’écoutent.
Leur expression des sentiments rares et élevés est remarquable : un roi détrôné par son fils se met à jeûner à mort, face au nord ; un de ses amis poète accourt de loin pour se mettre à ses côtés ; leurs sentiments culminent et se rencontrent sans qu’ils se parlent.
Ils excellent dans l’évocation des scènes pathétiques : un poète est réduit à une misère noire ; sa femme ne trouve que des feuilles à préparer et cela sans sel ; leur chienne qui n’a que la peau et les os a fait des petits mais n’a pas de lait ; quand les petits se retirent après avoir essayé de téter, la chienne pousse des soupirs à fendre l’âme en signes de désolation.
La littérature de Sangam aura une influence durable sur l’évolution de la littérature postérieure, qui pourra être divisée en plusieurs périodes selon la tendance prédominante. Mais il y a une continuité qui sera soulignée au début de chaque période.
La période à orientation éthique (100 à 650)
Évolution de la littérature
Un véritable sangam fonctionne à Madourai. Les œuvres qui nous sont parvenues sont comme pour la période précédente celles que la postérité immédiate a estimé dignes d’être recopiées. Elles nous livrent des renseignements précis sur les conditions de vie de cette période. Ainsi, on sait par exemple qu’on pratiquait la culture sur brûlis avec jachère forestière. Au point de vue littéraire cette période présente naturellement des traits communs avec la précédente Mais on constate une évolution. Les œuvres sont pour une grande partie d’inspiration religieuse, notamment jaïne : végétarisme, préférence pour le renoncement, la vie ascétique. Il y a aussi des poètes qui en prennent le contrepied. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est que les œuvres gagnent en ampleur. Au lieu des courts poèmes qui appelaient une anthologie, on a des œuvres indépendantes chacune par un poète dont on connaît le nom.
Dans le genre pouram on peut signaler une œuvre (Kalavaji) qui donne une description réaliste et bouleversante de la guerre et surtout du spectacle désolant après la bataille : les têtes humaines qui roulent comme des fruits de palmier arrachés par le vent ; les éléphants étendus percés de flèches qui ressemblent à des rocs sur lesquels sont perchés des oiseaux.
Cinq œuvres du genre agam nous sont parvenues en entier. On y retrouve les qualités des œuvres de la période antique avec cependant parfois une prosodie plus élaborée. Et aussi des procédés nouveaux. Ainsi ce diptyque de contraste présentant à la lumière crépusculaire, avec le parfum du jasmin et le bourdonnement des abeilles, d’une part les amants au comble du bonheur et d’autre part la femme séparée qui se torture. Des images nouvelles se font jour : ainsi pour montrer la délicatesse des sentiments qui perdure même dans les situations les plus difficiles, le poète nous présente un couple de daims assoiffés dans un temps de grande sécheresse ; ils découvrent enfin une mare ; mais il n’y a de l’eau que pour un ; le mâle fait semblant de boire et la femelle a pu étancher entièrement sa soif.
A la place des chansons de la période de sangam dont le plus long atteignait 982 vers on a des œuvres de grande ampleur. Le mou-tollayiram se compose de trois fois 900 stances d’où son nom, chaque série étant dédiée à une des trois grandes dynasties tamoules. Des 2700 stances seules 180 nous sont parvenues, elles ont une grande valeur littéraire et font regretter le reste.
Mais deux romans nous sont parvenus en entier. Le premier de ces romans est Silapadigaram. Il a été traduit en français sous le nom du « roman de l’anneau » Il est attribué à un prince Séra devenu ascète jaïn. Bien que les valeurs jaïnes soient présentes par endroits il n’y a aucun désir de prosélytisme. Il comporte trois épisodes, chacun se passant dans un des trois grands royaumes tamouls, dont les rois sont décrits et loués. Alors que dans la période précédente ces rois sont présentés en état de guerre, on les voit ici vivant en parfaite concorde, donnant ainsi l’impression d’un pays tamoul uni. Les personnage principaux ne sont ni des rois ni des princes mais des gens du commun. Au récit principal sont reliés aux endroits appropriés des contes secondaires qui devaient avoir cours à l’époque sous forme orale.
Dans ce roman agam et pouram sont mêlés. Mais dans la partie pouram, aux thèmes traditionnels de la guerre et des largesses, s’ajoutent de nombreux autres thèmes : punition du roi qui commet des actes d’injustice, rôle du destin, pouvoir de la femme de vertu, qualités requises des artistes, présentation des palais des princes comme des humbles demeures . C’est une véritable somme donnant une idée de la société de l’époque avec beaucoup de détails sur la musique et la danse.
Ce sont les personnages féminins qui dominent la scène. Il y a d’abord Kannagui, l’épouse parfaitement fidèle malgré les écarts de conduite de son mari. Elle devient une furie quand son mari a été injustement condamné à mort par le roi Pandya, prouve avec véhémence l’innocence de son époux, détruit la ville de Madourai, se retire dans le pays Séra et atteint le ciel après 14 jours de jeûne. Elle y est déifiée, assimilée à la Sakti, et devient l’objet d’un culte. Sa rivale, Mâdavi n’est pas une courtisane ordinaire. Remarquable par sa beauté et son art de la danse elle a pour le mari de Kannagui un amour pur et non un sentiment de professionnelle. Quand elle apprend la mort de son amant, elle renonce au monde et fait de sa fille également une ascète.
Le poète incorpore dans son roman les chants folkloriques de diverses communautés en leur donnant une touche littéraire sans rien enlever de leur éclat et de leur vie ; il compose dans la même veine d’autre chansons, il enrichit ainsi la prosodie tamoule et nous donne une idée de la richesse folklorique d’alors. Les récits empruntent souvent la forme de dialogues, leur donnant de la vivacité et rappelant le théâtre. L’expression se plie à toutes les circonstances et donne une impression de naturel. Cette oeuvre a exercé une grande influence sur la littérature postérieure.
Le deuxième roman prend le nom de Manimégalai, qui est la fille de Mâdavi ; il apparaît ainsi comme une suite du premier. Mais il n’est pas l’œuvre du même poète ; il est d’une tout autre veine. L’héroïne du roman, Manimégalai, domine la scène de bout en bout, au point d’éclipser les autres personnages ; on dirait qu’ils interviennent juste pour la faire entrer en action. C’est l’oeuvre d’un fervent bouddhiste qui veut convertir. Tous les épisodes du roman sont l’occasion de mettre en valeur les valeurs bouddhistes. Mais le récit n’est pas interrompu par des considérations religieuses ; mais les derniers chapitres qu’on pourrait croire apocryphes consistent en une pure querelle théologique imaginée pour faire triompher la doctrine bouddhiste.
Manimégalai est fille de courtisane, elle a été préservée du métier de sa caste par sa mère malgré le désir de sa grand-mère. Elle repousse les sollicitations du dauphin. Elle a été emprisonnée injustement ; quand elle a été reconnue innocente, elle demanda au roi de transformer la prison en maison de charité. Une fois devenue ascète, elle se voue à nourrir les affamés. Le roman est une hagiographie où Manimégalai apparaît comme une figure hors du commun. L’intérêt est soutenu par la rapide succession d’événements inattendus.
Ces deux romans ont laissé à la postérité trois figures de femmes remarquables : femme de vertu, femme de renoncement, femme de charité. De nos jours encore on donne aux filles les nom de ces trois personnages. Les deux romans, bien que se présentant comme œuvres d’agrément, ont une tonalité moralisatrice et rejoignent à ce point de vue les œuvres didactiques qui constituent le trait dominant de cette période.
La tendance caractéristique :les œuvres didactiques
Cette période se démarque en effet de la précédente par la montée en flèche du genre didactique. La morale n’était pas absente dans les œuvres de la période de sangam ; elle s’insérait dans le reste, elle était si l’on peut dire implicite. Le jaïnisme et bouddhisme ont ajouté des exigences nouvelles en contraste avec la vie au naturel qui était de mise dans la période précédente.
Les œuvres didactiques sont de dimensions diverses, la plus brève a 110 vers, la plus longue en a 12180 Les leçons de morale se présentent de différentes manières : le bien et le mal, les causes et conséquences des actes, des réflexions sur la vie, les conseils des gens d’expérience et de pensée, les signes des gens de bien etc...Tout est de la sagesse pratique. Peu nombreux sont les textes qui parlent de l’au-delà. Les préceptes sont souvent exprimés en des phrases lapidaires comme des proverbes. Les auteurs prennent soin d’utiliser des procédés mnémotechniques pour que le message se perpétue de bouche à oreille.
Il y une œuvre qui ajoute aux leçons de morale des règles de bonnes manières à suivre dans tous les actes de la vie du matin au soir (âssara-kôvai). Trois œuvres portent les noms de compositions médicales bien connues, en usage encore de nos jours, ayant chacune 3,5,6 produits de base. Chacune des strophes de ces œuvres contiennent respectivement 3, 5 ou 6 préceptes moraux.
Quand cela est possible le précepte moral est exprimé de façon imagée. Pour évoquer la fugacité de la vie, le poète dit : « Telle jeune fille qui a des yeux perçants comme une arme aura bientôt un bâton à la main pour lui servir d’oeil quand elle marchera courbée »
Autre exemple :« Les amis se divisent en trois catégories : celle de l’aréquier qu’il faut arroser tout le temps, celle du cocotier qu’il suffit d’arroser de temps à autre et celle du palmier qui se contente d’un seul arrosage quand on le plante ». Naladiar excelle dans ce genre. Voici une de ses formules : « A celui qui est sourd aux secrets d’autrui, aveugle à la beauté de la femme d’autrui, muet sur les affaires d’autrui, à celui-là point n’est besoin de leçons de morale »
Dans un ouvrage le poète part des proverbes bien connus dont il dévoile le sens caché. « Le tigre ne mange pas de l’herbe même au comble de la faim » dit le proverbe. Dans son sens direct et immédiat c’est une platitude. Son sens profond est explicité ainsi : un homme de caractère, même quand il est dans une période d’adversité, ne s’écarte pas de ses principes et de sa manière d’agir.
Le Tiroumandiram
Parmi les œuvres didactiques, deux méritent une mention spéciale. La première, le Tirou-mandiram est une œuvre qui comprend 3000 stances sur des sujets les plus divers : métaphysique, yoga, médecine, morale, sociologie, religion. Le sens est parfois très clair, parfois plus profond, des fois même hermétique. Elle renouvelle la religion sivaïte qui avait été quelque peu reléguée au second plan par les nouvelles religions. Elle affirme que Siva est amour, que tous les deux ne font qu’un. Donc, le moyen d’atteindre Siva, c’est l’amour, un amour qui s’étend au prochain. Le don qu’on fait au temple de Siva ne profite pas au prochain ; le don qu’on fait au prochain va droit à Siva. Cette œuvre aura une influence profonde sur la pensée et la littérature subséquentes. Elle est encore lue par les sivaïtes pour sa valeur spirituelle.
Le Tiroukoural
La deuxième s’élève bien au-dessus des autres et se place au rang de la littérature universelle. C’est le Tirou-Koural. L’auteur de ce chef d’œuvre exceptionnel n’est pas connu. On le désigne sous le nom de sa caste, Tirou valouvar, celle de prêtres des basses castes. Cette œuvre a été traduite dans une multitude de langues indiennes et étrangères. Elle a fait l’objet de nombreux commentaires depuis des siècles. Cela continue encore de nos jours.
Elle a acquis cette renommée universelle parce qu’elle visait l’universel. Elle ne s’appuie sur aucune religion . Elle est sans préjugé, ni affiliation idéologique. Des quatre buts de la vie de la tradition indienne elle laisse presque de côté l’au-delà en consacrant juste dix distiques à la voie pour l’atteindre. Ce qui préoccupe le poète moraliste,c’est le bonheur sur terre pour tout le monde. Toutes les religions revendiquent cette oeuvre, car elle met éminemment en relief les valeurs morales qu’elles cherchent à promouvoir. Elle n’est pas spécifique au temps où elle a été composée, elle a une valeur permanente. Elle n’est pas limitée au pays où elle a pris naissance ; il n’y est question ni du pays tamoul ni de la langue tamoule. Le poète envisage les questions pour l’homme en général et pour le monde tout entier. Il retient l’essentiel et laisse de côté le contingent sauf occasionnellement pour servir d’images.
Le poète a une excellente connaissance des rouages de ce monde et de tous les ressorts du cœur humain. Il a une pénétration propre à trouer l’atome. Il prend en compte la vie dans toutes ses dimensions ; il glorifie la vie de famille comme la vie ascétique. Chacun, quelle que soit sa situation, y trouve son enseignement. L’oeuvre contient l’essence des Védas et a été appelée le Véda des Tamouls. Elle vise un idéal élevé mais non hors d’atteinte.
Cette noble philosophie de la vie, le poète ne veut pas nous l’imposer, sauf les normes incontestables ; il s’applique à nous persuader, nous faire réfléchir et à trouver la bonne voie et non à le suivre aveuglément. Il veut qu’on intériorise la règle. Il nous indique même en passant la méthode :
Quel que soit l’objet, quelle qu’en soit la sourceConnaissance du vrai objet de cet objetEst vraie intelligence
On se rend compte qu’il a tout étudié et qu’il a mûrement réfléchi . Il domine la philosophie de la vie pour pouvoir faire un exposé méthodique, magistral qui recueille l’approbation de tous. On craindrait qu’une telle œuvre soit austère et rébarbative. Une expression frappée au sceau de la perfection en fait une œuvre savoureuse. D’abord, l’emploi d’images pertinentes. Par exemple « Essayer de détourner une jeune fille de son amant, c’est comme vouloir éteindre le feu avec de l’huile ». Le poète fait volontiers parler les intéressés eux-mêmes ce qui donne à ce livre une tournure théâtrale. Il utilise abondamment les allitérations chères aux tamouls, il prend même plaisir à jongler avec elles. Quand il le faut, il utilise des expressions fortes. Par exemple :« Périsse le créateur si un seul homme doit mendier sa nourriture » Avec le génie du poète, même ce qui est connu prend du relief et plaît. De l’avis unanime l’expression s’élève à un degré de perfection jamais atteint.
Le poète exprime sa pensée dans toute sa profondeur et ses nuances dans un distique qui comprend un vers et trois quart, forme poétique reconnue, Koural, qui a donné le nom à l’œuvre. Il arrive même à donner deux principes parallèles dans un même distique, l’un servant de pendant à l’autre. Parfois le deuxième vers reprend le premier sous une forme différente pour faire bien pénétrer l’idée. L’expression est d’une grande densité ; on ne peut pas en retrancher une syllabe. C’est l’œuvre qui dans la littérature tamoule atteint l’apogée de la brièveté. Cependant c’est parfaitement clair, cela tient du miracle.
Ainsi l’ouvrage possède une valeur littéraire hors pair. On comprendra facilement que ce poète ait exercé une grande influence sur ses successeurs jusqu’à nos jours. Aucun lettré tamoul ne peut ignorer le Tirou Koural ; les écoliers l’étudient depuis le début du secondaire. Même si ses successeurs ne reprennent pas son expression, ses idées sont présentes dans leur mémoire et resurgissent sous une forme ou une autre à l’occasion.
La période à dominante mystique (650 à 950)
Mutation de la littérature de sangam
Il n’y a pas d’œuvres didactiques de valeur au cours de cette période. En revanche, les poèmes des anthologies du sangam qui avaient gagné en ampleur au cours de la période précédente subissent une mutation. Des genres bien définis ont la faveur des poètes. En premier lieu les Mélanges(Kalambagam).C’est un recueil d’une centaine de poèmes. Autour d’un thème principal se développent d’autres sujets avec chacun une métrique différente. Pour marquer le lien, par ailleurs ténu, la fin de chaque poème est repris au début du poème suivant sous une forme ou une autre. On le compare à un collier composé de diverses pierres précieuses. L’œuvre qui a ouvert la voie au genre chante les louanges de Nandivarman, roi Pallava. Le poète au lieu de chanter directement les louanges du roi fait parler des personnes de différentes conditions : une femme amoureuse, un mendiant, un guerrier et des personnes de différentes conditions.
Le deuxième genre est la procession (Oula). A l’occasion des processions divines, on chantait la divinité à chaque endroit où elle s’arrêtait. C’étaient des chansons folkloriques traditionnelles. Un poète a conçu l’idée d’en faire un genre littéraire. Il a imaginé la procession de Siva au Mont Kaïlash avec tout son aréopage de divinités et ascètes (Tirou- Kaïlaya- Gnana-Oula). La splendeur de Siva, les charmes de son entourage, la beauté du site enchantent le lecteur. Ce qui fait l’originalité du genre, c’est la description de l’évolution de la vie sentimentale féminine. Le poète a cherché à pénétrer les profondeurs insondables de l’amour féminin. La carrière féminine est divisée en sept étapes, chacune ayant un nom dans la langue tamoule : 5 à 7 ans, 8 à 11 ans, 12 à 13 ans, 14 à 19 ans, 20 à 2 5 ans, 26 à 31 ans, 32 à 40 ans. A chaque âge elle éprouve un sentiment différent à la contemplation de la beauté de Siva.
5-7 ans = désire l’affection du héros
8-11 ans = est mélancolique sans savoir pourquoi
12-13 ans =est fascinée par le héros
14-19 ans = se lamente de son amour auprès de sa suivante
19-25 ans = dépérit de chagrin
26-31 ans = se consume de langueur
32-40 ans = a le corps et l’âme contrits
Le troisième genre qui mérite d’être mentionné c’est la guirlande (Kôvai) C’est la biographie sentimentale d’un couple depuis la première rencontre jusqu’à la fin, comprenant 400 péripéties. Une autre courant qui accompagne le récit est l’éloge d’un prince ou d’une divinité. C’est le moyen pour le poète de donner un cadre au récit amoureux en décrivant le pays, les montagnes, les cours d’eau, les hauts faits du prince, ses qualités etc... La première guirlande se rapporte à un roi Pandya et porte le nom de Pandy-Kôvai
Le genre roman qui avait trouvé sa configuration à la période antérieure prospère au cours celle-ci. Malheureusement tous ne nous sont pas parvenus. De certains on ne connaît que le nom, de certains autres on a quelques poèmes cités en exemple dans les œuvres de commentateurs postérieurs. Certains semblent avoir été en vogue jusqu’à la fin du 19e siècle et ont disparu quand les études tamoules ont périclité avec l’émergence de l’éducation anglaise. Les thèmes des récits semblent avoir été la vie des princes et aussi des personnes d’autres conditions. Il y en avait même un dans lequel la jeune femme a tué son mari qui avait voulu la tuer. Tous ces romans sont d’inspiration jaïne ou bouddhiste. Parmi les romans qui nous sont parvenus en entier, certains mettent l’accent sur les disputes religieuses et sont sans intérêt littéraire, sauf quelques morceaux. Dans d’autres, bien que la doctrine soit présente, la valeur littéraire est intacte grâce au talent des poètes.
Le plus célèbre de ces romans est Sivaga-Sindamani qui comprend plus de trois mille chants. Le héros du roman est le roi Sivagane qui a épousé huit femmes et qui à la fin a renoncé au monde et gagné le ciel. Un chapitre est consacré à chacune d’elles. La peinture de la vie amoureuse atteint un niveau inégalé. On a la biographie de quelqu’un qui a joui pleinement des plaisirs de ce monde. Les huit saveurs de l’art littéraire se trouvent présentes. Les nuances de sentiments et la poésie qui remplissent toute l’œuvre, la facture variée des vers en fait l’ouvrage le plus apprécié des connaisseurs. Cependant il n’est pas étudié dans les écoles, car les autres œuvres l’emportent sur celle-ci par leur contenu moralisateur et plus instructif.
La tendance caractéristique : le mysticisme
Ce qui est nouveau dans cette période et qui va lui donner sa coloration propre, c’est l’émergence d’un nombre important de grands mystiques. Ils ont parcouru le pays, s’arrêtant à tous les temples, chantant et dansant dans leur extase mystique. Ils ont produit une œuvre extrêmement abondante. Certains poèmes qui ont été improvisés n’ont pas reçu la forme écrite, d’autres ont été perdus. La première des mystiques se trouve être une femme connue sous le nom de Karaikal Amméar. Elle ouvre la lignée des mystiques sivaïtes qui continuera au-delà de cette période pour atteindre le nombre de 64. Ils sont connus sous le nom de Nâyannmars. Les 4 plus grands appartiennent à cette période. L’ensemble des hymnes de trois d’entre eux qui ont pu être recueillis et qui comprennent 8000 stances est connu sous le nom de Tévaram. L’œuvre du quatrième Mânikavassagar, reconnu comme étant le plus touchant, est connue sous le nom de Tirou-vassagam. La production des mystiques de religion vishnouite, au nombre de 12, est également considérable. La partie de leur œuvre qui nous est parvenue se compose de 4000 hymnes, elle est considérée par les vichnouites comme contenant la quintessence des Védas et du Védanta.
Les mystiques de ces deux religions ont condamné le jaïnisme et le bouddhisme sclérosés et ont lutté contre les grands prêtres de ces deux religions et leur doctrine de renoncement et de maîtrise de soi. Chez les mystiques, pas de place à la dialectique, au doute. Ils prônent la confiance absolue en Dieu et enseignent qu’on peut l’atteindre par la piété et la dévotion. Les plaisirs de ce monde sont offerts par Dieu, on peut aller vers Lui sans y renoncer. Leur but est de voir le règne de Dieu dans les êtres, de contempler Dieu dans l’amour des êtres. Ils ont introduit Dieu comme thème littéraire et critiqué les poètes qui chantaient les princes pour gagner leur vie. Eux-mêmes, ils parlaient comme ceux qui ont vu Dieu et dialogué avec Lui de façon intime. Ils étaient possédés de Dieu et se disaient propriété de Dieu. Leurs hymnes mystiques ont l’art de remuer les cœurs et possèdent une suavité littéraire incomparable.
En plus des hymnes, leur mysticisme a épousé de nouvelles formes très favorables à l’art. En premier lieu, les berceuses. Les mystiques imaginent Dieu comme un enfant, l’enfant Krishna par exemple. Leurs berceuses, les plus vieilles que nous possédions, sont remarquables par leur effet attendrissant.
Parallèlement à ce mysticisme maternel, s’est développé le mysticisme nuptial rejoignant la veine agam. Cela a été le cas non seulement de Andal, une jeune fille mystique qui a même rêvé d’avoir été mariée avec Vishnou, mais aussi de quelques mystiques hommes qui imaginaient leur dévotion à Dieu en tant que femmes. Ils disposaient de la palette des poètes de la période de sangam qui ont exprimé de façon profonde et émouvante l’amour humain. Le mysticisme maternel et le mysticisme nuptial ont une tonalité humaine qu’on ne trouve pas dans le mysticisme de pure dévotion.
Le mysticisme a donné également naissance à trois nouveaux genres littéraires. Le premier est le pâvai (statuette). C’est le chant des jeunes filles qui s’assemblent à l’aube pour aller se baigner, ériger une statuette, et l’invoquer pour la prospérité du pays et pour avoir un bon mari. Les deux œuvres les plus célèbres dans ce genre sont le Tirou- pâvai de Andal (vichnouite) et le Tirou-vem-pävai de Manika vasagar (sivaîte). On peut encore les entendre résonner le mois de Mârgaji au petit matin dans les temples ; ils sont parfois diffusés dehors par des hauts parleurs qui dénaturent la délicatesse des sentiments exprimés .
Le deuxième genre littéraire est le chant de l’aurore par les fidèles pour réveiller leur divinité et solliciter sa grâce et ses ordres. Il s’appelle Tirou-palli- éjoussi (réveil de Dieu). Le troisième genre est le message (toudou). Le fidèle rempli de dévotion implore un oiseau ou un animal ou le nuage ou le vent pour qu’il aille trouver sa divinité et lui dise son attente douloureuse. Les poèmes prennent parfois des accents à faire fondre l’âme.
La veine mystique s’est avérée très propice à la production littéraire. La langue a été assouplie pour exprimer toutes les étapes et toutes les voies de l’union avec Dieu. Ces poètes mystiques ne chantaient pas uniquement pour leur enchantement personnel, mais aussi pour gagner les cœurs des fidèles ; ils se sont écartés de la langue savante des lettrés pour utiliser les mots accessibles au commun du peuple. Les images viennent embellir et renforcer le texte. Un poète qui veut dire qu’il ne peut pas se séparer de l’Eternel se décrit ainsi : tel l’oiseau perché au haut d’un mât et qui va loin chercher en vain la côte et s’en revient se poser sur le même mât. La nature est également présente, parfois en filigrane souvent plus en évidence, ce sont les environs du temple, avec une correspondance mutuelle entre le temple et la nature.
Les poèmes mystiques ont été coulés dans une langue qui se prête à être chantée. Ils ont été chantés par les auteurs eux-mêmes ; leur notation musicale a été indiquée. Les mystiques étaient si portés vers la musique que l’un d’entr’eux a même déclaré : « Dieu ce sont les sept notes ». Ils ont emprunté le moule des chants folkloriques pour mieux pénétrer le coeur du peuple pour qu’il se mette à utiliser leurs chants au cours de l’exécution des tâches quotidiennes. Aussi ces chants sont-ils encore psalmodiés ou chantés dans les maisons des fervents sivaïtes et vichnouites ; ils sont chantés dans les temples à des heures précises par des musiciens préposés à la tâche et cela depuis le début. Il y a une inscription du 8e siècle à cet effet.
Ces poèmes se trouvent inscrits sur les murs en granit des temples pour l’éternité. Ils ont eu une grande influence dans le pays tamoul. Ils ont eu pour effet de convertir les jaïns et les bouddhistes aux religions sivaïte et vichnouite. Leur substance s’est répandue dans toute l’Inde et y a contribué à l’essor du sivaîsme et du vichnouisme. Les poèmes de Andal se retrouvent même au Siam avec des sonorités modifiées.
Avec l’essor de ces deux religions déistes, le centre de la vie sociale s’est déplacé, les temples ont gagné en prestige ; ils ont attiré les artistes. Les fêtes religieuses éclipsent les fêtes royales. Les temples deviennent plus importants, il sont édifiés en granit pour durer. Ils prennent le nom de Kô-il, littéralement maison du roi, la divinité étant devenue l’autorité suprême. On ne trouve aucun palais de cette époque, alors que des temples sont encore debout.
L’influence sanscrite (950-1350)
Continuation de la période précédente
C’est une période d’expansion au-delà les mers et de grande prospérité pour le pays tamoul. Le rôle des temples comme centre des arts et des lettres s’accroît ; leurs dimensions augmentent considérablement. Dans le genre didactique, on doit signaler les œuvres pour enfants en vers simples et riches de sens de Avayar, une poétesse très populaire à son époque parce qu’elle se mêlait avec les petites gens et partageait leur nourriture et leur genre de vie. Ses œuvres sont encore utilisées dans les écoles.
Dans le courant mystique, les publications des saints vichnouites sont rassemblées en une collection appelée Nâlayira-prabandam. Les oeuvres des saints sivaïtes sont rassemblées sous le nom de Tirou-mourai. En plus, il y a eu une grande œuvre connue sous le nom de Péria-pouranam, qui est une vaste hagiographie des saints sivaïtes comprenant plus de quatre mille poèmes. Ce serait par son objet une œuvre de second ordre sans le talent poétique de l’auteur. Celui-ci, du nom de Sékijar, qui était ministre du roi chola a visité les lieux chantés par les mystiques et recueilli la tradition orale. L’œuvre a été si appréciée par le roi qu’il a ordonné qu’elle soit promenée à travers la ville sur l’éléphant du trône. Elle nous donne un bon tableau de la vie de l’époque. La règle de vie qui s’en dégage est l’adoration pieuse de Dieu sans se soucier du bien-être de l’au-delà. Le poète a su faire revivre le mysticisme des Nayanmars ce qui a donné à l’œuvre une valeur religieuse. En effet elle a été aussi placée dans le Tirou-mourai.
La littérature d’agrément s’enrichit de deux nouveaux genres mineurs. Le premier c’est le chant de l’enfance. Le poète se plaît à imaginer l’enfance de son héros, soit une divinité soit un prince et chante tous ses exploits au cours de son enfance . Les poètes mystiques avaient déjà ouvert la voie. Maintenant le chant de l’enfance est érigé en genre distinct ( pillai-tamij).A cet effet l’enfance est divisée en 10 étapes :
3ème mois, invocation de Dieu pour la protection de l’enfant
5ème mois, manifestation de plaisir au bercement
7ème mois, marche à quatre pattes en dressant fièrement la tête
9ème mois, on invite l’enfant à taper des mains
11ème mois, invitation à l’enfant de donner un baiser
13ème mois, appeler l’enfant qui commence à faire ses premiers pas
15ème mois, appeler la lune pour jouer avec l’enfant
17ème mois, balbutie volontiers
19ème mois, détruit les constructions en terre
21ème mois, fait rouler un petit chariot
Les sept premières étapes sont communes aux deux sexes. A partir de la huitième elles sont différentes. Pour les filles, elles se présentent comme suit :
17ème mois, elle est invitée à se baigner
19ème mois, elle est invitée à danser
21ème mois, elle est invitée à jouer à la balançoire
Dans cette période, un chant de l’enfance a été chanté sur Kolatounga-sojane par Ottakouttar. Ce poète a beaucoup écrit et cultivé plusieurs genres, il a été poète du palais sous trois rois successivement et a exercé une grande influence à son époque ; nul ne pouvait recevoir de récompense royale sans son aval. Il a reçu du roi le titre d’empereur des poètes. Sa réputation a pâli par la suite. Mais le genre de chant de l’enfance a fait fortune et continue jusqu’à nos jours ; il a donné lieu à des chefs d’œuvre. Il y en a eu un sur Gandhi.
Le deuxième nouveau genre qui triomphe, c’est le récit de guerre (parani). De tels récits on en trouve, il est vrai,dans les poèmes anciens, la nouveauté c’est d’en faire un genre distinct avec ses caractéristiques et de consacrer toute une oeuvre au récit de guerre. En principe le parani c’est le chant des exploits d’un héros qui a terrassé 1000 éléphants au champ de bataille. Le récit porte le nom du champ de bataille, situé en général dans le pays conquis. Le récit de la fameuse expédition du roi chola au pays kalinga (Orissa) s’appelle Kalingattou -parani. En plus de l’exaltation de la vaillance il y a aussi une trame amoureuse qui soutient l’intérêt. Le poète fait évoluer les événements devant nous de façon vivante et utilise à bon escient les atouts poétiques. Le récit est coulé en une langue savoureuse.
Les œuvres d’influence sanscrite
Le roman qui avait triomphé à la période précédente laisse la place à un genre voisin, le pourana ou légende sacrée, à la suite de l’influence du sanscrit. Cette influence avait commencé dès la période précédente. Les Pallavas qui régnaient alors sur la plus grande partie du pays tamoul étaient versés en langue sanscrite et ont voulu promouvoir les deux langues. Ils ont installé leur capitale à Kanchipouram qui est devenu un centre de l’enseignement sanscrit. Des lettrés formés à Kanchipouram sont allés enseigner à l’université prestigieuse de Nalanda au nord. Le Mahâ-bhâratham et le Râmayanam ont été adaptés en tamoul. Pour faire pendant à ces récits vichnouites, un poème sur les jeux de Siva a été composé sous le nom de Kalladam.
Cette influence du sanscrit va faire sentir tout son effet dans le domaine littéraire au cours de cette période. L’inspiration sanscrite atteint son apogée avec le Râmayana de Cambar qui comprend 10.500 strophes. Le poète prend pour base le Râmayana en langue sanscrite de Valmiky ; il est influencé par la dévotion répandue dans les hymnes des âjvars ; il s’inspire de toute la littérature tamoule antérieure dont il a une parfaite connaissance. Certains vont jusqu’à dire que bien connaître Cambar, c’est presque connaître toute la littérature tamoule
Son Ramayana n’est ni une traduction ni une adaptation de l’œuvre de Valmiky ; c’est une véritable re-création. Il supprime, ajoute, modifie à son gré. Surtout l’esprit de l’œuvre est différent. Les héros et héroïnes de Valmiky deviennent des dieux et des déesses. Les paysages évoqués ne sont pas ceux du nord de l’Inde, ce sont plutôt ceux du pays tamoul. Pour les caractères des personnages, le poète les modifie pour les rendre acceptables à son public et en harmonie avec les moeurs de son époque. L’élévation de pensée et la grandeur d’âme parcourent tout le poème. On trouve par endroits la description d’une société idéale dont rêve le poète.
Si les modifications apportées font l’originalité de l’œuvre, ce qui en fait la valeur c’est le génie poétique de l’auteur et sa pleine possession de la tradition littéraire tamoule. Il tient le lecteur en haleine par la manière de raconter les faits, les détails choisis et les images parlantes. Il utilise volontiers le mode dramatique et les dialogues. Le rythme et les sonorités correspondant aux situations viennent naturellement sous son stylet. Il a exploité au maximum les ressources de la langue tamoule. On est en présence des situations faites poèmes. Le texte vous gagne et vous envahit. On a l’impression que le poète lui-même est transporté par son récit, qu’il vit les émotions de ses personnages.
Ceux qui l’ont lu ont du plaisir à le relire et les jeunes poètes y trouvent de l’inspiration tant pour la forme que pour le fond. Quiconque l’aborderait non pour son plaisir mais avec un esprit critique trouverait qu’il y a de l’emphase, des hyperboles et des longueurs, mais nul ne peut nier les abondantes trouvailles poétiques. C’est le poète qui à l’heure actuelle a le plus grand nombre d’admirateurs, il est même appelé maintenant empereur des poètes.. Un festival annuel de Cambar se déroule dans toutes les villes importantes du pays tamoul et ailleurs dans l l’Inde comme à l’étranger partout où il y a une importante communauté tamoule.
La période charnière (1350-1750
Continuation du passé
Au cours de cette période, les poètes vinrent à manquer de mécènes. Heureusement quelques grands monastères ont vu le jour qui, à la différence des anciens monastères qui se confinaient aux exercices religieux, se sont intéressés à la langue et à la littérature tamoules. Ils ont préservé les anciennes œuvres et favorisé l’écriture de nouvelles. Certains poètes y ont trouvé un endroit propice pour leur production. Un autre changement : cette période assiste à l’étiolement des genres anciens, consolide l’acquis et prépare une ère nouvelle
Le genre didactique s’engage dans la voie du Tirou-mandiram avec des œuvres de philosophie religieuse . Le corpus le plus important est l’exposé du Saïva siddhanta, soit la philosophie de la religion sivaïte. . Il traite de Dieu, de l’âme humaine et du lien existant entre eux (padi-passou-pâssam). L’ensemble comprend 14 traités par différents auteurs. L’œuvre la plus importante de la série est Siva-gnana-bôdam qui se compose de 12 aphorismes, 39 chapitres et 81 exemples. Cette œuvre a été abondamment commentée par la suite.
L’influence du Tirou-mandiram se fait sentir aussi dans les nombreux écrits des Sittars, (sages, médecins ou yoguis). Ils visent à connaître et enseigner la nature des choses. Ils n’écrivent pas pour les lettrés mais pour tout le monde. Pas de subtilités grammaticales ni d’ornements littéraires. Ils utilisent la langue courante et le moule des chants folkloriques. La langue poétique a été polie par eux dans le sens de la clarté et de la précision. Cependant, quand ils le désirent, ils utilisent un mot pour un autre et donnent un sens apparent à la phrase. Mais pour connaître le vrai sens il faut avoir le code qui se transmet de maître à disciple.
Dans la ligne mystique on trouve deux grands noms. Le premier Arouna-guiri nadar qui a composé 1307 hymnes pour le culte et connus sous le nom de Tirou-pougaj en l’honneur de Mourouga. Il a utilisé le maximum d’allitérations, on en dénombre plus de 1000. A cet effet, il a utilisé librement beaucoup de mots sanscrits. On trouve chez lui une abondance inégalée de rythmes. Ces poèmes se distinguent donc par leur grande musicalité ; ils sont chantés dans les temples et dans les concerts publics encore de nos jours.
Le deuxième est Siva-pragassar, dont l’œuvre maîtresse est Prabou-linga- lilai, qui chante les jeux de Siva dans son avatar de Allama Prabou. Cette œuvre est très appréciée des lettrés pour sa grande saveur poétique, la profusion et la beauté des métaphores.
La mode de présenter en langue tamoule les pouranas sanscrits, instaurée durant la période précédente continue de plus belle. Mais au lieu de la description de la nature vraie comme à l’époque de sangam on trouve, sous l’influence des modèles sanscrits, une nature factice où se remarquent des hyperboles et une imagination débridée. Reflétant les querelles intermittentes entre sivaïtes et vichnouites, certains de ces pouranas cherchent à proclamer la supériorité de l’une ou l’autre de ces religions et soutiennent l’intérêt du lecteur par les mésaventures imaginées de l’un ou l’autre Dieu. De cette masse de production deux œuvres se distinguent par la valeur littéraire. La première est le Nala-vemba de Pougajendi en 424 strophes alertes dans une métrique pourtant difficile. La seconde est le Bâradam de Villipouttourar qui a résumé l’original en 4330 chants dotés d’une grande saveur littéraire ; mais les mots sanscrits abondent, contrairement aux œuvres similaires de la période précédente.
Par ailleurs, la mise à la mode des pouranas sanscrits a provoqué la floraison des stala- pouranas (légende de la divinité du temple). Les récits sont imaginés à partir de la tradition locale. Mais la description de la ville et de la région donnent des renseignements intéressants sur l’histoire et la géographie des lieux. Une fois que la mode a été lancée, chaque temple voulait son pourana, il y a eu donc pléthore de ces œuvres. Ce sont en général des travaux de commande avec une grande uniformité dans la composition et le cours du récit où l’inspiration est absente. Le genre a produit quand même quelques œuvres dignes d’intérêt dont le plus célèbre est le Tirou-viléadal pouranam( les 64 jeux de Siva) avec 3360 poèmes dues au stylet de Parandjody.
De nouveaux genres majeurs n’apparaissent pas comme dans les périodes précédentes, c’est plutôt la virtuosité littéraire qui prévaut. Il y avait à cet effet une tendance naturelle dans la poésie tamoule. Au cours de cette période un pas décisif a été franchi. On voit apparaître un genre de poèmes (silédai) qui avaient un double sens, les deux également valables. Ainsi un même poème pouvait évoquer un serpent ou un grain de sésame. On s’est mis à priser les poèmes improvisés (âsou-kavi). Le poète qui s’est distingué dans ce genre est Kâlamégam qui était capable de déverser une pluie de poèmes, d’où le nom par lequel il est connu. On se met à composer des calligrammes, genre connu mais peu cultivé jusque là.
Ce goût du public pour les prouesses poétiques a été exploité avec succès par un couple de poètes inséparables, l’un aveugle l’autre cul de jatte, celui-ci voyageant sur le dos du premier. Ils allaient de ville en ville et chantaient sur commande des vembas, forme poétique difficile. Le premier lançait les deux premiers vers et le second complétait la strophe le tout ayant un sens cohérent comme s’il était d’un seul jet. Ils ont produit des poèmes qui ont passé à la postérité en raison de leur valeur littéraire, de l’humour et du sens du comique des poètes.
Les courants nouveaux
Quand l’inspiration sanscrite a atteint son point de saturation, deux nouvelles sources ont pris le relais. Ce sont l’Islam et le Christianisme. Les poètes tamouls de religion musulmane ont utilisé les divers genres existants pour faire connaître les préceptes de leur religion aux fidèles qui,eux, ne connaissent pas la langue arabe. Ils ont pris évidemment comme modèles les poètes hindous antérieurs et emprunté leurs canons et leur langue poétique. Ils ont même fait un chant de l’enfance de Mahomet. Ils n’ont pas hésité à incorporer des mots arabes et persans quand ils étaient en présence de concepts pour lesquels il n’y avait pas d’équivalents exacts en langue tamoule. Les chrétiens qui ont composé également beaucoup d’œuvres ont pu exprimer tous leurs concepts à l’aide des mots tamouls et sanscrits. On relève quand même quelques mots étrangers comme Amen et Alléluia.
La plus grande œuvre relative à l’Islam est le Sira-pouranam où le poète, Oumara poulavar, trace la vie, l’oeuvre et les leçons de Mahomet en 5027 poèmes et prend pour modèle Cambar. Un missionnaire chrétien, le père Beschi,qui a pris le nom de Vira-mamounivar a composé une oeuvre similaire pour la religion chrétienne sous le nom de Témbavani avec 3615 chants. Elle se présente comme la biographie de Joseph. Dans ces deux œuvres majeures relatives à l’Islam et au Christianisme, il y a une description du pays comme dans les romans tamouls. Mais au lieu du désert, des chameaux, on trouve les paysages des cinq régions, les villes, la faune et la flore du pays tamoul. Vira-mamounivar a fait un pas de plus, il a traduit les noms des personnages, Joseph devient Vélane, Jean devient Karounayane. Sans sacrifier à la doctrine et au récit, ils les ont placés dans un cadre familier au lecteur pour faire mieux passer leur message. Avec ces deux œuvres, la langue tamoule peut se flatter d’avoir de grandes œuvres littéraires relatives à toutes les religions importantes du monde.
La véritable caractéristique de cette période est la consolidation de connaissances. Cela se constate par de nombreuses œuvres sur la grammaire, la rhétorique, la prosodie qui sont encore consultées à l’heure actuelle. La grammaire du nom de Nannoul figure dans les programmes d’études encore de nos jours. De même des dictionnaires tamouls voient le jour, ils sont écrits en vers et rassemblent les synonymes. Les mots clefs ne sont pas rangés par ordre alphabétique mais selon leur objet : les animaux, les oiseaux, les plantes etc... Le père Beschi les a repris et publié un dictionnaire rangeant les mots clefs par ordre alphabétique. Il est ainsi à l’origine des dictionnaires modernes.
On assiste également à l’éclosion des commentaires des œuvres antérieures. Ces œuvres commençaient à devenir difficiles d’accès en raison de l’évolution de la langue. Une demi-douzaine de grands commentateurs ont accompli un travail fort précieux. Ils ont fait connaître non seulement leur point de vue mais aussi le point de vue de la tradition jusqu’à eux. Sans ces commentaires les grandes œuvres anciennes présenteraient des obscurités qui en auraient réduit l’intérêt. En effet, certaines, qui n’ont pas eu le bénéfice de commentaires, ont disparu.
L’événement littéraire le plus intéressant de cette période est sans doute l’importance acquise par la prose tamoule qui va connaître un développement fulgurant par la suite. Jusque-là, la langue littéraire était la poésie sauf quelques rares portions en prose . Les commentaires sont les premières œuvres entièrement en prose. On y trouve une langue directe, précise, subtile et claire, utilisable pour la communication des connaissances élaborées. Les commentateurs ont évité les mots sanscrits sauf en cas de nécessité. Cependant les commentaires sur les œuvres des âjvars sont dans une langue faite d’un mélange de sanscrit et de tamoul. Elle a été créée au cours de la période précédente par les promoteurs de la culture sanscrite, qui lui ont donné le nom attrayant de mani-pravalam (pierre précieuse-perle)
Les missionnaires européens ont abondamment écrit en prose pour propager leur religion et traduire les prières chrétiennes. Ils ont combiné la langue savante des commentateurs, la langue parlée par le peuple et le mani-pravalam. Certaines de ces œuvres ont été traduites en d’autres langues dravidiennes. La prose a également été utilisée pour les disputes théologiques entre les différentes religions. Cette polémique a donné de la vie et de la vigueur à la prose.
Pour donner une idée complète de l’activité de la période, il faut ajouter à cet ensemble les œuvres en sanscrit sur divers sujets écrites par les tamouls. Cette tendance qui existait depuis l’époque pallava a pris une grande extension. L’osmose sanscrit-tamoul a joué dans les deux sens. Ainsi Koumara-gourou-barar a fondé un monastère à Bénarès pour propager la philosophie du Saîva siddanta et la culture tamoule dans le nord. Il a également fait connaître aux lettrés du nord le Ramayana de Cambar. Cela a servi de base à Tolsidas pour écrire son Ramayanam en langue hindoustanie. C’est de cette dernière œuvre que s’inspirera Aroun-assala Kavi Rayer pour écrire en tamoul sa pièce de théâtre, Râma-natagam. Cet intéressant va et vient de Valmiky à Aroun-assala-Kavi-Rayer est très révélateur des relations culturelles entre le nord et le sud.
La période d’inspiration européenne (1750-1900)
Culture de la tradition
Les anciennes formes littéraires continuent Un poète du nom de Minatshi-soundiram- poullai, renommé pour sa connaissance phénoménale de la littérature tamoule, a composé dans tous les genres ; il avait la réputation de pouvoir composer 300 poèmes par jour. Il a eu de son vivant beaucoup de rayonnement . De même, Dandabani-samy a composé un nombre incalculable de poèmes dont certains ne sont pas encore publiés. Des autres auteurs on ne connaît que les noms. Ils n’ont pas réussi à surpasser les anciens pour pouvoir passer à la postérité.
Cette période a quand même laissé quelques œuvres durables. Le courant mystique se retrouve chez un grand saint du nom de Ramalinga-samy. Il n’a pas reçu beaucoup d’instruction . Il a commencé à chanter la gloire de Dieu dès le jeune âge. Ses dons naturels doivent avoir une grande part à son œuvre, mais il semble qu’il ait eu connaissance des Nayanmars, car on en trouve des réminiscences dans son œuvre. Il devait avoir une telle facilité que le simple fait d’entendre les hymnes dans les temples lui suffisait probablement. Il disait qu’il chantait par la grâce divine, et personne n’a rapporté qu’il ait étudié sous un maître quelconque. Il était inspiré et a composé plus de 1000 chants prenants. Il fondait à la pensée de Dieu, il souffrait de voir les plantes se faner. Il voulait agir sur les esprits même des moins instruits ; il a adopté a cet effet une expression accessible et claire qui gardait intacte la saveur poétique et il a utilisé également les moules des chants populaires de son temps. Rejoignant Villi-poutourar de la période précédente qui, quoique vichnouite, avait à l’occasion chanté Siva, Ramalinga-samy, bien que sivaïte, a chanté très naturellement Vichnou aussi. Il a même proclamé que toute religion était sa religion. Il a conquis à ses idées un grand nombre de fidèles ; dans chaque ville importante il y une société pour la propagation de son idéal. Ses poèmes sont chantés dans leurs réunions et même en procession à l’aube. Sa fête annuelle attire une foule nombreuse à Vadalour où il a construit un temple original sans icônes.
Certains genres littéraires prospèrent au cours de cette période. On va les passer en revue rapidement. Le pallou, ou le chant des laboureurs,. nous permet de nous faire une idée de tous les charmes de la vie rurale, du rôle du maître de la ferme, des tribulations de l’ouvrier agricole. Le plus célèbre du genre est le mou-kouttar-pallou. L’auteur accorde une large place au faible de l’ouvrier pour la plus jeune de ses deux femmes et surtout aux disputes continuelles entre elles. L’une des femmes est sivaïte et l’autre vichnouite et chacune ironise sur le dieu de l’autre.
Le Koura-vandji, ou approximativement chant de la gitane, est un genre très recherché. Le noyau de l’œuvre est le soupir d’une belle pour son héros. Elle se confie à la suivante ; une gitane de passage lit les lignes de la main de la belle et lui prédit une heureuse conclusion pour son amour. Le plus connu de ce genre est le Koura-vandji de Kouttralam, où le héros n’est autre que le Siva de la colline de Kouttralam. Cette œuvre est encore de nos jours présentée en pièce musicale dansée. Ce genre a fait fortune . Il y a eu même un Koura-vandji de Bethléem où la gitane annonce à Marie sa maternité divine future.
Le kirtanai est un genre important de musique religieuse ; en général l’auteur lui-même n’accorde pas une grande attention au texte de ces chants . Gobala-krishna- barathi, un musicien de talent, a composé un chapelet de kirtanais sur le thème de Nandanar, un intouchable, fervent dévot de Siva qui a réussi malgré toutes les interdictions et les obstacles à pénétrer dans le grand temple de Sidambaram avec l’assistance de Siva lui-même. Cette œuvre a une valeur littéraire qui a été reconnue. Elle a été chorégraphiée et emporté beaucoup de succès.
Sadagam, est un genre où le poète présente une région, une divinité ou un autre sujet . Il se compose de 100 poèmes ; un vers de chaque poème, en général le dernier, se termine invariablement de la même façon. Ce sont de bonnes monographies. La production a été abondante, il y en a même eu un sur Jésus, composé par un poète de Ceylan. Ils sont écrits en général en vers simples et sont faciles à mémoriser ; certains étaient étudiés dans les écoles traditionnelles. On peut y ajouter le Vivéga Sindamani, œuvre poétique facile, attrayante et édifiante qui faisait aussi partie du programme de ces écoles.
La ballade est un genre qui tient une grande place dans la littérature populaire depuis les temps anciens. C’était un important divertissement populaire avant que les médias modernes fassent leur apparition. Elle a pour objet de raconter une histoire exceptionnelle qui accroche l’esprit. La dimension moyenne d’une ballade est de 2000 vers. On peut classer les ballades en six catégories selon le sujet : historique, mythologique, romantique, folklorique, éthique et religieux. Au cours de cette période, les ballades anciennes ont été transcrites et imprimées. Les hommes de lettres se sont mis à composer des ballades de leur cru. Mais ces dernières ballades n’ont pas connu le même succès que les ballades de tradition orale polies et triées au cours des temps. On y trouve une spontanéité, un naturel pleins de saveur. Elles ont une vigueur et une musicalité qui même de nos jours plaisent au lecteur.
L’imitation européenne
La grande ambition de la période est de doter le tamoul d’oeuvres similaires à celles de l’Angleterre. En conséquence deux genres anciens subissent des modifications profondes au point d’apparaître comme des genres nouveaux. Le premier est le roman ; c’est un genre qui avait ses règles, il était écrit en vers et était destiné à un public de lettrés. Il a produit, comme on l’a vu, des œuvres de premier plan depuis le début. A cette forme de roman se substitue le roman sur le modèle européen de l’époque. C’est un juge versé dans la langue anglaise qui, ayant remarqué le succès du genre en Angleterre, s’est attelé à la tâche. Il a écrit deux romans ; le premier, Pradaba modaliar saritram, sorti en 1870 est encore réédité. D’autres écrivains ont suivi et ont emprunté la même voie réaliste. Ce genre fera fortune dans la période suivante.
Le deuxième genre, très ancien aussi, qui ait subi une mutation c’est le théâtre. Il n’en a pas été question jusqu’à présent car il n’avait pas laissé des œuvres écrites. Que le théâtre ait existé depuis les temps anciens, il n’y a pas de doute. Les œuvres anciennes en parlent et indiquent même les noms des traités de théâtre. Il y a des inscriptions dans les temples relatifs aux dons faits en faveur des troupes de théâtre. Les noms des castes vouées au théâtre étaient connus. Mais aucune pièce ne nous est parvenue. Cela tient à la nature du spectacle. Il était essentiellement composé de chants avec des intermèdes en prose improvisés avec des allusions à l’actualité. Des musiciens placés sur le côté reprenaient les chants des acteurs et les faisaient pénétrer dans l’esprit des spectateurs. Un présentateur venait au début et indiquait à chaque tournant de la pièce ce qui allait se passer et les personnages qui allaient entrer en jeu. Cela permettait à tous les spectateurs de suivre le fil de l’histoire. Il chantait parfois pour faire attendre les spectateurs si le changement du décor devait prendre du temps. Lui ou son acolyte procurait aux spectateurs des moments de rire. Le spectacle durait longtemps. Les thèmes étaient empruntés aux grandes œuvres littéraires, notamment les pouranas.
Les représentations étaient de deux sortes, une populaire qui est encore vivante de manière à peu près intacte et qui est connue sous le nom de théâtre de rue (Térou-koutou) et l’autre conçue pour un public cultivé. La structure du spectacle est fondamentalement la même dans les deux. Seuls changent la scène, la durée du spectacle et la qualité du style, du comique et de la musique.
Le Térou-kouttou se joue en plein air, dans les villages à l’occasion des fêtes annuelles, de 9 heures du soir jusqu’à l’aube. Il y a un tréteau : un tissu tenu à la main fait office de rideau. Les acteurs tournent en rond chantant et dansant. Avec les intermèdes de burlesque, c’est un spectacle complet. Les acteurs étaient des habitants du village ayant un goût pour le théâtre. Les anciens connaissaient le répertoire et initiaient le plus jeunes pendant les répétitions. Les textes n’étaient pas écrits.
Le théâtre élaboré se jouait dans le palais du prince et surtout dans les temples. La durée était plus courte. Le décor, le rideau, le plateau, l ‘éclairage étaient plus soignés. Les acteurs étaient des professionnels appartenant à des castes de danseurs et de musiciens. Ils connaissaient par coeur leur répertoire et l’enrichissaient à l’occasion de fêtes exceptionnelles. Dans ces conditions on ne s’étonnera pas que le théâtre n’ait pas laissé des œuvres écrites. Vers la fin du 18e siècle, on commence à écrire les pièces qui consistent encore essentiellement en chansons. L’intermède comique,s’il y en a, est entièrement improvisé. Au 19e siècle on dénombre près de 200 pièces écrites.
Dans la dernière décennie de cette période, ce théâtre traditionnel subit une transformation sous une triple influence . La principale est la découverte de Shakespeare, la deuxième celle des pièces de Kalidassa qui ont été jouées dans le pays et en troisième lieu l’exemple donné par les troupes parsies qui sont venues jouer dans le pays tamoul. Sous l’effet de ces influences, la durée du spectacle se réduit à trois-quatre heures, les thèmes sont empruntés à la vie courante, la pièce est divisée en actes et scènes, ce qui entraîne la disparition du présentateur. Texte essentiellement en prose. Le tournant est marqué par la pièce nommée Prataba-sandira vilassam présentée en 1877, conçue selon les nouveaux critères. Le théâtre à l’européenne fait son entrée sur la scène tamoule
En dernier lieu, un genre tout à fait nouveau dérivant de l’imitation européenne, c’est le journal personnel. A l’instar des marins et des colons certaines personnes qui ont été en contact avec la population européenne ont écrit et préservé leur journal personnel. On en a trouvé à Pondichéry de forts intéressants couvrant la période de 1736 à 1796. Parmi ces journaux celui d’Ananda Rangapoullai se place au rang d’œuvre littéraire par sa valeur documentaire et son style direct, vivant et humoristique.
L’événement qui a profondément changé le cours de la littérature est l‘entrée en action de l’imprimerie. La première œuvre imprimée en Inde est une œuvre tamoule relative à la religion chrétienne. Elle date de 1557. La Compagnie et les missionnaires avaient gardé le monopole de l’imprimerie. C’est à partir de 1835 seulement que les Indiens purent utiliser l’imprimerie. Le dépôt obligatoire a été ordonné en 1867.
On s’empressa d’utiliser ce nouvel outil et on voulut en faire profiter le plus grand nombre. Par exemple, pour mettre les textes à la portée des gens qui savaient à peine lire, on a édité les œuvres populaires en gros caractères. La collection portait le nom de ‘Péria-éjoutou’ (grosses lettres). Le texte était accompagné d’illustrations primitives et parlantes.
L’imprimé ayant remplacé la feuille de palmier trop chère pour les petites bourses, l’habitude de lire ayant pris la place de celle d’apprendre par cœur, la prose s’est taillé une large part dans la production. On s’est mis à écrire sur des sujets les plus divers, y compris le droit anglais. En littérature en plus des créations originales, on trouve des traductions des œuvres anglaises, des mises en prose des œuvres tamoules anciennes inaccessibles dans sa forme poétique au nouveau public. Les périodiques ont commencé à paraître à partir de 1856. La langue écrite qui était l’apanage des lettrés fut mise à la portée de tout le monde ; la facilité est devenue la qualité recherchée.
La période contemporaine (de1900 à nos jours)
Tendances générales
Les thèmes traités subissent une grosse variation. Ce sont maintenant le nationalisme, l’amour de la langue tamoule, les idées politiques, les maux sociaux (hiérarchie des castes, condition de la femme, superstitions, idolâtrie, etc...) Les divinités et les princes reculent. Le héros est désormais l’homme avec ses actes méritoires et ses turpitudes dans la réalité quotidienne et ses rapports familiaux et sociaux ; on revient à la tradition du réel de la période antique.
En plus de la littérature tamoule antérieure et de la littérature sanscrite, la littérature anglaise nourrit l’inspiration. Les thèmes familiers aux littératures européennes sont largement exploités Tous les genres littéraires européens sont présents. L’exemple de la littérature européenne enrichit la palette comique.
Les femmes ont également contribué plus largement qu’avant à la production littéraire avec leur approche et expression propres. Les anciens intouchables qui ont accédé à l’instruction ont fait leur entrée dans le domaine des lettres. Après avoir dans une première phase recherché la sympathie du lecteur par la description des malheurs auxquels ils étaient soumis, ils commencent à fustiger l’injustice qui leur est faite. Ils utilisent en général une langue et un cadre libres.
La langue tamoule commence à être utilisée dans tous les domaines de la connaissance. La science ancienne était en vers, elle sera désormais en prose. La langue tamoule subit cependant la concurrence de l’anglais dans les domaines non purement littéraires. Dans certaines branches, il jouit même d’une certaine préférence.
L’imprimerie a exercé une grande influence dans le domaine littéraire. Elle a permis de sauver les œuvres anciennes menacées de destruction et de les répandre. Ce ne sont pas seulement les grands classiques, mais aussi les chansons et contes populaires. Le journalisme s’est développé de manière considérable avec le progrès de l’instruction. On dénombre une vingtaine de quotidiens et une centaine de périodiques. L’informatique va marquer un nouveau tournant.
Le public s’est considérablement élargi. Le nouveau public veut lire vite et se délasser ; il est avide de l’extraordinaire et du romanesque. Il faut leur écrire en une langue facile sur des sujets légers. Cela a créé une classe d’écrivains qui gagnent leur vie en s’appliquant à flatter le goût de ce public. Mais la tendance a eu un heureux effet car les grands écrivains se sont également efforcés d’écrire en une langue abordable à un public plus large que celui des lettrés qui étaient jusque-là les seuls usagers. La prose ancienne tamoule faite de longues périodes n’est plus de mise. Le vocabulaire s’est renouvelé par la substitution des mots tamouls aux mots sanscrits, grâce à une campagne de purification entreprise avec acharnement par quelques écrivains.
Le gouvernement s’efforce d’encourager l’écriture, donne des prix et achète un millier d’exemplaires de tous les livres acceptables pour les distribuer à toutes les bibliothèques. De ce fait l’auteur publie à son compte et rentre dans ses fonds. Cela satisfait le désir d’être publié mais ne soumet pas les productions à la critique et au choix du public, ne pousse pas les écrivains à donner le meilleur d’eux-mêmes.
Autre trait de la littérature contemporaine, c’est le développement de la littérature enfantine. Les contes pour enfants existaient sous forme orale, de même les berceuses. Les contes secondaires qui avaient pris place dans les romans anciens et les pouranas leur étaient racontés par les parents ou les instituteurs. Des œuvres littéraires destinées aux enfants en début de scolarité existent également de longue date. Tout cela avait un but éducatif ou moralisateur. Mais ce qui est nouveau c’est la profusion de publications pour les distraire : des contes pour enfants avec des thèmes qui leur sont chers, cherchant à soutenir l’intérêt et l’étonnement des jeunes. Les dessins animés et des périodiques pour enfants ont également vu le jour.
Le champ de production et de consommation de la littérature tamoule s’étend par la participation de la diaspora tamoule à travers le monde. La production littéraire à Singapour et en Malaisie est loin d’être négligeable. Ces écrivains sont en contact permanent avec le monde littéraire tamoul soit personnellement soit par la circulation de leurs œuvres respectives. Ils utilisent la même langue que dans le pays tamoul.
Le cas de Ceylan est différent. Il y a eu là-bas depuis des siècles une population tamoule importante. Sauf dans les périodes d’hostilités, les écrivains de l’île ont participé d’une manière ou d’une autre au développement de la littérature tamoule et cela depuis la période antique. Cette participation s’est accrue au cours de cette période grâce au progrès de la communication. Leur langue a un parfum dialectal. Leur contribution à la littérature tamoule est très appréciable. Le nom de Aroumouga navalar, écrivain de l’île, est bien connu au Tamil Nadou.
Poésie
La poésie a toujours la faveur du public. Tout lettré tamoul a une âme de poète tellement il est imprégné de poésie. Il n’y a pas un mariage ou un événement quelconque où une personne ne vienne pas réciter le poème qu’il a composé pour la circonstance. Mais la poésie a changé de nature. Il y a encore des attardés qui composent des poésies de facture ancienne sur des sujets traditionnels. Toutefois les vrais poètes utilisent les moules anciens ou ceux des chansons folkloriques pour exprimer surtout des sentiments nouveaux conformes au goût du public et correspondant à leur désir ardent de réformer la société. Pour atteindre un plus vaste public, ils utilisent autant que possible les mots d’usage courant. Parmi eux un grand nom émerge qui passera à la postérité, c’est Soupramania Baradi qui malheureusement est mort jeune. Il a fait revivre presque tous les genres avec son génie et son inspiration puissante et féconde. A côté de lui se dresse un poète de Pondichéry, qui s‘est réclamé son fils spirituel et qui a pris le nom de Baradi-dassane ; c’est un poète de grand talent qui a laissé une œuvre considérable.
Il y a eu aussi une grande demande de chansons pour le cinéma. Kanna-dassane s’est illustré dans ce domaine ; il a écrit des centaines de chansons pour le cinéma, avec une facilité étonnante. On a l’impression que cela lui venait tout naturellement. Certaines de ses chansons ont connu un très vif succès et ont été reprises par la radio et les hauts parleurs installés lors des fêtes familiales ou autres qui ont fait pénétrer leur rythme, leurs sonorités et leurs idées dans tous les esprits de manière indélébile.
Soupramania Baradi a également composé des poèmes en prose sur le modèle des stances du Véda. Cela a encouragé d’autres à se libérer des règles de la prosodie tamoule et à composer en vers libres. Compositions abondantes qui apparaissent en premier lieu dans les périodiques sur des sujets les plus divers. La facilité du genre a incité beaucoup de personnes à écrire hâtivement sur toutes sortes de sujets . Quelques uns de ces poèmes expriment des sentiments profonds ou des idées germinales et vont aider le genre à s’imposer.
Théâtre
Le changement amorcé dans le domaine du théâtre à la fin de la période précédente produit son plein effet au cours de celle-ci. Des intellectuels et des personnes de la haute société s’y consacrent avec enthousiasme. Deux grands dramaturges Sankaradas Swamigal et Sambada Moudaliar réhabilitent le théâtre lequel, comme les autres formes d’art indien, était tombé en discrédit durant la période précédente du fait de la présence anglaise. Ils attirent des jeunes gens instruits, créent des troupes qu’ils animent et donnent de l’éclat à l’art renouvelé. Des professionnels de théâtre se recrutent maintenant dans toutes les castes. Un véritable engouement s’empare du public.
Au cours de ce siècle plus 1000 pièces ont été présentées. Ces pièces qui ont été entièrement écrites n’ont pas été préservées, sauf certaines qui ont été imprimées. Quant à la musique, elle ne disparaît pas de suite, tant le public y était habitué. Au contraire l’introduction de l’harmonium y a ajouté un nouvel attrait. La part des chansons s’est donc réduite progressivement . Parallèlement la reprise des chants a d’abord disparu pour ne laisser que l’harmonium qui reprenait l’air. Après la musique a cessé totalement de faire partie du genre.
Dans la deuxième moitié du 20e siècle on a commencé à utiliser systématiquement le théâtre pour la promotion des idées politiques et sociales. Le parti dravidien en a tiré un bon parti. Les chefs politiques eux-mêmes écrivaient des pièces et tenaient des rôles. La satire politique a connu beaucoup de succès. Les rôles féminins sont maintenant tenus par des femmes. La modernisation des techniques de la scène à l’instar de l’Europe qui a commencé au début du siècle s’est poursuivie. Vers la fin du siècle des troupes se sont même engagées dans le théâtre d’essai .
Le théâtre ancien sous sa forme élaborée s’est divisé en deux nouveaux genres distincts : le drame à l’européenne et le drame entièrement lyrique lequel est souvent chorégraphié. La forme populaire (térou-koutou) est toujours vivante, presque intacte. Il s’est créé maintenant des troupes professionnelles de teru-koutou, qui vont jouer de village en village. Les rôles féminins sont toujours tenus par des hommes. Cette forme de spectacle complet a été repris par le cinéma qui l’a modernisée et raffinée.
Malheureusement le nouveau théâtre à peine épanoui a perdu progressivement la faveur du public en raison de la concurrence du cinéma.. Les auteurs et les acteurs sont également sollicités par la télévision. Inversement la perspective que la pièce sera portée à l’écran encourage les hommes de théâtre. La radio a mis à la mode les pièces en un acte qui paraissent aussi dans les périodiques.
La langue à utiliser a beaucoup préoccupé les hommes de théâtre. Quand l’improvisation a fait place à l’écrit, il fallait une langue riche de sens, accessible au public et qui passe la rampe. Le problème dû à la grande différence entre langue parlée et langue littéraire, qui est commun à tous les genres, est plus aigu encore au théâtre. La tentation est grande de céder à la vulgarité, à des jeux de mots avec le vocabulaire anglais. L’attachement aux rigueurs grammaticales et à la pureté de la langue est fatal sur la scène . Après de nombreux essais et profitant de l’expérience dans les autres genres littéraires, le théâtre a su trouver sa langue. Certaines œuvres des auteurs qui ont adopté ce juste milieu ont des chances de passer à la postérité.
Romans et nouvelles
Le genre le plus en faveur durant cette période c’est le roman avec son modèle réduit, la nouvelle. Le roman en prose selon les canons européens qui avait fait son apparition dans la période précédente a atteint sa pleine maturité pendant ce siècle. Toutes les formes de romans européens ont été adoptées. Toutefois pour le roman policier c’est surtout des traductions ou des imitations. Quant au roman historique les auteurs sont dans leur élément. Le public savoure tous les artifices de l’œuvre romanesque et en même temps trouve l’occasion de satisfaire sa fierté nationale. Beaucoup de romans ont paru sous forme de feuilleton avant d’être publiés au complet.
Le roman, à force d’être pratiqué en abondance, est devenu un genre du pays. Plus n’est besoin d’aller chercher de l’inspiration ailleurs. Tout n’est pas excellent mais il y a un grand nombre de grands et beaux romans que les lettrés acceptent comme équivalents des romans anciens. Les romans à succès sont portés au théâtre. Plusieurs romanciers vont passer à la postérité. Le romancier le plus souvent cité est Kalki.
La nouvelle est le genre le plus cultivé pendant cette période. Facilité de production et rapidité de lecture assurent son succès. On ne peut pas dire que ce soit un genre absolument nouveau. Elle a toujours existé, sous forme orale bien entendu, mais sous forme écrite aussi en collections ou en contes secondaires dans les grandes œuvres. Ce qui est nouveau c’est l’attrait de l’actualité qu’on trouve dans les nouvelles plus qu’ailleurs. Le champ est sans limites. On trouve tous les thèmes, toutes les saveurs, tous les registres de langage. Tout a un public à l’aide des périodiques. Les lecteurs avides attendent leurs nouvelles comme un feuilleton. Les bons auteurs publient par la suite des collections de nouvelles.
Il y a pléthore de production ; tous ceux qui se sentent d’humeur à rédiger se mettent à écrire des nouvelles. Il y a une grande participation féminine dans ce genre. Une après-midi libre est suffisante pour qui a la plume facile pourvu que l’inspiration soit présente. La grande masse de production est de qualité médiocre. Mais il y a aussi des œuvres bien conçues qui tendent un miroir à la société et l’invitent à réfléchir. La nouvelle a été cultivée par beaucoup d’écrivains de talent. Celui qui a la plus grande production de qualité à son compte est Poudoumai-pittan qui est un nom de plume signifiant fou de nouveauté. Son œuvre correspond au qualificatif qu’il s’est donné, tant par la forme que par le contenu.
Remarques finales
Quand on jette un coup d’œil d’ensemble sur l’histoire bi-millénaire de la littérature tamoule, on s’aperçoit qu’au départ la littérature savante était distincte de la littérature populaire par son objectif et sa rhétorique. La littérature savante est en vers, elle exige un effort de la part du lecteur ; la satisfaction réside dans la compréhension des énigmes et des subtilités, elle est destinée à un public de lettrés. La littérature populaire va au-devant de son public et veut lui plaire sur le champ. Elle est orale et faite de mots de tous les jours, que les hommes de lettres évitaient. Ceux-ci avaient un certain mépris ou tout au plus une sorte de condescendance vis-à-vis de la littérature populaire. Avec l’entrée en jeu de l’imprimerie et le progrès de l’instruction, la littérature populaire prend la forme écrite et cherche à acquérir ses titres de noblesse. De son côté, la littérature savante est descendue de son piédestal pour devenir accessible à un nombre de plus en plus grand de lecteurs.
Au départ le agam occupait une large place, il a cédé sa primauté au pouram. Dans le pouram, les largesses princières et les exploits guerriers s’éclipsent au profit des problèmes politiques, sociaux et familiaux. Cette importante évolution s’est faite sans combat, sans rupture avec le passé. L’ancien reste à peu près intact, mais son importance relative s’amenuise progressivement avec le développement foudroyant du nouveau.
L’originalité de la littérature tamoule est faite de sa visée universelle, de la nature de sa langue, de ses genres littéraires spécifiques, de son ouverture à toutes les religions, à toutes les formes de pensée . Grâce au profond attachement du peuple à sa culture, la littérature tamoule conserve son originalité bien qu’elle reçoive maintenant de plein fouet l’influence des littératures étrangères.
On est obligé de constater que l’influence n’a pas joué dans les deux sens comme dans le cas du sanscrit. Cette littérature dont les tamouls se délectent n’a pas bénéficié aux autres pays. Un signe prometteur, c’est le nombre grandissant de tamoulisants dans certains pays depuis le milieu du 20e siècle et l’émigration croissante de Tamouls cultivés.