Un vaste débat sur l’universalisme a resurgi au sein de la philosophie contemporaine. Dans l’optique historiciste et relativiste, qui domina, notamment en France, les années 1960-1970, la critique de la métaphysique fut perçue comme imposant de soumettre à généalogie l’illusion qu’il pût exister des valeurs ou des principes universels. Ce qui était en jeu dans ce soupçon apparaît, rétrospectivement, d’une importance considérable.
D’une part, ce type de généalogie avait pour horizon une mise en question de l’idée d’humanité comme intersubjectivité. Dans cette optique en effet, la communication en vue de parvenir à des normes susceptibles d’être partagées par tous apparaît, non pas comme un libre débat entre des sujets responsables de ce qu’ils énoncent, mais comme une sublimation de rapports de force, où les uns imposent aux autres, comme valeurs ou références universelles, ce qui n’est que l’expression de leurs perspectives particulières.
D’autre part, l’historicisme relativiste que véhicule avec elle la pratique généalogique conduisait à remettre en question, comme une illusion métaphysique, le postulat d’une unité constitutive de l’humanité. Si, en effet, pour mettre fin à cette illusion de l’universel qui avait caractérisé le discours des Lumières, on historicise tous les contenus de pensée, il faut alors convenir qu’il existe une coupure radicale entre les époques ou les figures de la pensée : dans ces conditions, si cette coupure (par exemple celle qui sépare les Anciens et les Modernes) est marquée du signe de l’histoire, comment envisager de conserver un sens à l’idée d’une unité du genre humain ?
Face ce qui se joue dans ces assauts lancés contre l’universalisme, il importe de ne pas céder trop rapidement aux arguments mobilisés. Pour ce faire, deux observations s’imposent à une réflexion soucieuse de prudence et de pondération.
Il faut tout d’abord relativiser la nouveauté du débat : les critiques de l’universalisme sont, en réalité, un lieu commun de la philosophie depuis deux siècles. Elles naquirent, pour le moins, à la fin du 18e siècle, à l’occasion de la « querelle du panthéisme », telle qu’elle se prolongea à travers la pensée contre-révolutionnaire allemande sous la forme d’une critique sévère de l’humanisme abstrait inhérent à la Déclaration des droits de l’homme. Ce qui avait germé au fil de cette querelle se déploya pleinement avec le romantisme, puis la mise en cause de l’universalisme fut prolongée et radicalisée philosophiquement, notamment par Nietzsche et Heidegger.
Il convient d’observer ensuite ce qu’il peut y avoir d’ambigu dans ces dénonciations de l’universalisme. Si l’objectif en est de critiquer le dogmatisme moral (de la Terreur jacobine aux figures plus discrètes du contrôle social), l’entreprise est assurément louable. Simplement, implique-t-elle pour autant que l’on renonce purement et simplement à une exigence de communication dont on voit mal, si l’on pense que nul n’en est exclu a priori, comment elle pourrait se garder de toute référence à l’universel ? Qui plus est, si en cette affaire il s’agissait vraiment d’en finir avec l’idée d’universalité, avec l’idée qu’en droit, sinon en fait, une communication peut s’établir entre tous les hommes à propos de certaines valeurs principielles, il faudrait aussi convenir que s’imposerait alors un renoncement à toute référence à des droits de l’humanité (lesquels impliquent bien, en effet, de poser qu’il existe des normes de portée universelle) : toute la question est alors de savoir si le coût induit par le soupçon ainsi porté sur l’universalisme ne devient pas exorbitant.
Bref, ce qu’on tient souvent pour une crise contemporaine de l’universel pose de redoutables problèmes à notre culture politique : dans quelle mesure assumer ces conséquences d’une éventuelle destruction de l’universel ? Si l’on voulait examiner dans toute son extension cette mise en question de l’universalisme, il faudrait considérer avec une attention particulière la dimension d’universalité qui, dans le dispositif du jusnaturalisme moderne, faisait partie intégrante de la notion même de droits de l’homme. De fait, la façon dont de tels droits y étaient déduits d’une nature posée comme appartenant intrinsèquement à tout homme en tant qu’homme, et définie en termes de rationalité, peut apparaître problématique au regard de deux types d’exigences de la pensée contemporaine.
La première, n’y revenons pas, est celle de l’historicisation de tous les contenus de pensée. C’est ici le nom de Michel Foucault qui s’impose pour illustrer ce premier type d’assaut, tel qu’il consiste à déceler en tout domaine les divers déplacements et transformations subis historiquement, d’une époque à l’autre, par les concepts. Mais si tout est historique, donc discontinu, le droit, par exemple, n’est qu’un universel abstrait, dont il faudrait généalogiquement démonter la fausse évidence. Au quel cas, si le droit se réduit aux systèmes juridiques institués et à leur variation, la référence à de prétendus droits de l’homme apparaît elle-même comme un élément d’une expérience juridique positive, celle qui correspond à la conception classique du droit telle que la thématise la tradition jusnaturaliste.
Cette première critique de l’universel juridique se redouble d’une seconde, consistant à souligner que l’universalisme correspond à une configuration de pensée, non seulement périmée, mais dangereuse : se réclamer d’un principe universel, par exemple celui des droits de l’homme ou, en éthique, de l’impératif catégorique, ce serait vouloir imposer la domination de valeurs qui, comme toutes les valeurs, sont particulières et renvoient à des intérêts particuliers. Critique développée dès le jeune Marx de La Question juive, mais qui a pris des formes multiples, et parfois plus embarrassantes, dans certaines discussions contemporaines des droits de l’homme, par exemple chez Hannah Arendt.
Que penser de cette double critique de l’universalisme ? Ces mises en question de l’universel paraissent en fait se heurter à deux ordres de difficultés : la première renvoie à une aporie classique du relativisme ; la seconde tient aux équivoques de ce qui sous-tend le plus souvent la critique de l’universalisme, à savoir une valorisation de la différence comme telle, disons : un certain différentialisme.
Concernant la critique menée du relativisme, je rappellerai simplement qu’elle nous confronte au problème de l’évaluation de la justice ou de l’injustice des lois positives : conçus comme universels, les principes de l’humanisme juridique pouvaient prétendre figurer des critères méta-positifs par rapport auxquels le droit positif pouvait se laisser évaluer. Si une telle évaluation, à l’époque où l’universel est censé être en crise, ne devait plus pouvoir s’opérer, quelle est l’instance par rapport à laquelle la discussion d’un régime, par exemple, peut se légitimer ? Même si le contenu d’un possible « universel » ne paraît plus aussi aisément repérable que ce n’était le cas à l’époque des Lumières, du moins la fonction qu’avait remplie, par son universalité, l’idée du droit naturel (permettre l’évaluation des lois, et notamment la critique des lois injuste) semble donc devoir être doit être préservée. Sauf à renoncer à toute mise en cause de ce que Léo Strauss appelait l’« Inacceptable ».
L’examen des équivoques du différentialisme me semble confirmer cette observation. Pour échapper aux pièges de l’universalisme abstrait, Arendt proposait pour sa part de réévaluer la thématique des droits nationaux, battue en brèche par l’universalisme des déclarations des droits de l’homme : si la plus grande inhumanité règne, expliquait-elle, quand « une personne devient un être humain en général », « sans citoyenneté » et sans rien par quoi « elle s’identifie et se particularise », comment la restauration de la dignité ne passerait-elle pas par un réenracinement dans les traditions particulières d’un peuple renouant avec son histoire ? La revalorisation des droits nationaux et, plus largement, des traditions distinctives d’une communauté n’est pourtant pas sans équivoque, tant il est vrai qu’elle se peut entendre selon des accentuations bien différentes.
Cette revalorisation peut être accentuée dans le sens d’une insistance sur l’indissociabilité des droits de l’homme et des droits du citoyen. Dans une telle perspective, il s’agirait avant tout d’observer que c’est uniquement en étant le membre d’une communauté politique particulière et en participant à la vie de celle-ci que les êtres humains voient effectivement leur dignité reconnue et préservée. Les droits de l’homme, c’est-à-dire les droits du citoyen : une telle articulation, qui apparaît effectivement indispensable, s’inscrirait alors dans ce qu’a pu avoir de meilleur la tradition républicaine, où l’insistance sur les droits civiques n’entre nullement en contradiction avec l’universalisme du discours des droits de l’homme.
Le thème selon lequel c’est en tant que membre d’une communauté le reconnaissant comme tel que l’individu obtient le respect de sa dignité peut cependant être accentué tout autrement. C’est le cas quand il est destiné à faire pièce à un universalisme auquel se trouve reproché sa propension à négliger les particularités inhérentes aux divers groupes d’une même société, voire aux différentes cultures de l’humanité. Au nom de l’idée même de différence, voire au nom de l’idée d’un droit à la différence, on revalorise alors les droits hérités d’un passé propre à une certaine communauté humaine - avec la conviction que faire réapparaître au sein de l’idée abstraite d’humanité les différences entre les cultures ou entre les traditions, c’est ouvrir à nouveau la perspective d’une solidarité entre les membres d’une même communauté définie par le même héritage.
Une telle démarche, caractéristique du différentialisme, a sa fécondité. Elle est même sans doute incontournable, aujourd’hui, pour sa capacité à poser un cran d’arrêt au double mouvement de mondialisation homogénéisante et d’atomisation individualiste du social qui caractérise l’univers contemporain. Tout le problème est cependant de déterminer si une resingularisation différentialiste des groupes, opposant à l’universalisme formel des droits de l’homme le particularisme de valeurs spécifiques à certaines cultures, reste compatible, et à quelles conditions, avec notre pensée du droit et de la démocratie .
Si, avec l’idée d’un « droit à la différence », il s’agit seulement d’affirmer le droit, pour un groupe, de cultiver librement ses coutumes et d’exprimer librement ses particularités, ce droit fait partie intégrante de ceux dont la Déclaration de 1789 proclame qu’ils sont égaux pour tous les hommes. Elle stipule que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Elle fait aussi de « la libre communication des pensées et des opinions » un des « droits les plus précieux de l’homme » : à sa manière, elle instaure, en matière d’opinion, un véritable droit à la différence. Dans cette perspective, le droit à la différence se présente comme un approfondissement légitime de notre conviction moderne selon laquelle, parce que tous les êtres humains sont des semblables, ils possèdent le même droit à cultiver ce en quoi ils reconnaissent une part de leur identité. Bref, l’esprit des droits de l’homme inclut en lui le droit à la différence, il le fonde même, et c’est justement au nom des droits de l’homme que l’on peut condamner par exemple telle politique raciale mettant en cause pour une ethnie le droit de cultiver et d’exprimer librement les opinions ou les valeurs qui la définissent : un droit rigoureusement égal (tel est le sens de l’idée démocratique) à celui de toutes les autres ethnies, c’est-à-dire n’admettant pour « bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 4). Faute de telles bornes, l’on s’acheminerait en effet vers une tout autre idée de l’espace public que celle qui s’inscrit sous l’idée d’égalité .
N’est-ce pas justement à un tel déplacement que l’on assiste parfois dans une certaine propension à radicaliser le différentialisme ? Loin de faire du droit à la différence un simple aspect de l’égalité des droits, on fait alors valoir la différence contre l’universalisme supposé négateur des particularités. Bref, si, lorsqu’on se réfère à un droit à la différence, il s’agit de considérer que toute différence comme telle possède une valeur absolue et ne doit se sacrifier à aucune norme collective de nature à permettre la vie commune, le droit à la différence entre alors en contradiction avec l’esprit même de l’universalisme moderne. Glissement redoutable, à la faveur duquel on en viendrait à percevoir comme intolérablement répressive toute limitation imposée à l’affirmation des singularités, fût-ce par considération des problèmes que soulève à elle seule la coexistence des individualités.
Apparaît donc aujourd’hui dépassée une version dogmatique de l’universalisme : celle qui leste d’un contenu déterminé l’affirmation de l’universel comme valeur et exclut du champ de l’humain, au nom de ce contenu, toute différence ne s’y réduisant pas. Mais un différentialisme se faisant lui aussi dogmatique dans son absolutisation et sa valorisation de toutes les différences contiendrait la menace d’un retour à une vision romantique de communautés closes sur elles-mêmes, incapables de dépasser leurs singularités pour entrer en communication l’une avec l’autre. L’idéologie contemporaine de la différence, issue partiellement d’un mouvement anti-impérialiste qui faisait valoir, contre les prétentions européennes à incarner l’humanité, l’irréductibilité de toutes les cultures, s’est assurément inscrite dans un processus d’émancipation : il serait paradoxal et regrettable que, faute de s’interroger sur elle-même et ses propres limites, elle en vînt à se retourner en son contraire et à fragiliser l’essentiel de l’idée démocratique.
Pour éviter un tel retournement, et la fragilisation potentiellement redoutable qui l’accompagnerait, il me semble que toute cette discussion sur (pour ou contre) l’universalisme gagnerait beaucoup en clarté s’il était possible de considérer sereinement qu’il y a eu, chez les Modernes, trois idées d’humanité, philosophiquement argumentées, et que ces trois idées sont capables de nourrir des constellations intellectuelles et politiques fort distinctes :
- 1. La première idée, chronologiquement, est aussi, j’y reviens à peine, la plus connue : c’est celle qu’incarne notamment toute la tradition du droit naturel moderne, et qui correspond à un premier humanisme, centré sur la conviction selon laquelle l’humanité est une nature ou une essence, dont on va déduire le contenu des droits de l’homme comme tel : humanisme essentialiste qui, de Grotius ou Pudenforf jusqu’à Wolff, définit l’humanité par la possession, au sein de l’animalité, d’une nature spécifique (par exemple la nature qui fait de l’homme un animal raisonnable). De cette première idée d’humanité, l’horizon est incontestablement universaliste, en ce sens qu’elle implique qu’il y ait une seule nature, commune à tous les hommes et identiques chez chacun d’eux - mais il faut aussi accorder que les implications peuvent effectivement en être redoutables à travers la perspective d’une tyrannie de l’universel (le concept de nature humaine pouvant servir en quelque sorte de lit de Procuste pour déterminer les individus ou les groupes ne correspondant pas au concept et susceptibles dès lors d’être exclus de l’humanité). Cela dit, il était deux manières de rompre avec une telle idée et ses implications - deux manières correspondant aux deux autres idées modernes de l’humanité.
- 2. Une première rupture, génératrice d’une autre idée d’humanité, est celle qu’accomplit le romantisme, dès la fin du 18e siècle en Allemagne, puis en France et en Angleterre. À la perspective universaliste inscrite dans la première idée s’oppose ici un tout autre horizon, qui est celui du différentialisme culturel : il y a bien une nature humaine, mais une nature originellement différenciée, tout homme étant par nature inscrit dans une humanité particulière, selon un mode d’existence déterminé par des manières de penser, de juger, de sentir, d’agir propres à la communauté culturelle et linguistiques à laquelle il appartient, et irréductibles à celle des autres communautés. Dans une telle perspective, à l’inverse du modèle précédent, ce qui est alors compris comme un grave facteur de déshumanisation et d’aliénation, c’est au contraire la dénaturalisation (au sens du processus qui vient détruire l’inscription dans une nature particulière) - ce que les romantiques interprètent en termes de déracinement et dont ils accusent globalement la modernité d’y avoir contribué en arrachant l’homme à ses liens naturels (communautaires) par abstraction méthodique de son insertion originaire dans une humanité particulière. Je n’évoque pas davantage cette deuxième idée d’humanité, solidaire de la critique romantique de l’humanisme abstrait : point de fuite de l’anti-humanisme contemporain, elle ne saurait de toute évidence nourrir la recomposition d’une représentation de l’humanité capable de résister aux objections "post-modernes" dont j’ai souvent suggéré en quel sens elles fragilisent la référence à des principes ou à des valeurs comme les droits de l’homme. Pour parer à ces objections, il me semble nécessaire d’apercevoir en fait qu’il existe une troisième idée d’humanité, échappant à l’alternative d’un humanisme naturaliste (essentialiste) et d’un anti-humanisme différentialiste de type romantique.
- 3. Cette troisième idée d’humanité, qui est elle aussi le produit d’une prise de distance avec l’humanisme naturaliste ou essentialiste, reste cependant sur le terrain de l’universalisme. Dans la tradition de ce que j’appelle les Lumières critiques, chez Rousseau, Kant et Fichte, accessoirement chez Sartre, l’être humain est en effet, avant tout, l’être capable d’autonomie, doué qu’il se trouve de la faculté de penser, de juger et d’agir par lui-même. Une telle capacité d’auto-nomie suppose que cet être ne soit pas défini par une quelconque nature, ni par une nature immédiate (sensible ou intellectuelle), ni par une nature normative ou idéale (constituant une sorte de modèle qu’il devrait imiter, ou des lois préalablement données qu’il devrait appliquer). Dans cette perspective, il s’agit bien plutôt de considérer que, comme l’écrit Fichte dans le Fondement du droit naturel, "l’homme, originairement, n’est rien" : il n’est rien par nature, et c’est donc seulement par illusion (une illusion qui le déshumanise ou l’aliène) qu’il peut se croire (ou qu’on peut le croire) défini ou déterminé par une nature - là où, en fait, il n’est rien de définissable, ce que les Lumières expriment en soutenant que les hommes "naissent libres et égaux", c’est-à-dire notamment sans détermination relevant de leur appartenance à un groupe culturellement, sexuellement, socialement ou ethniquement déterminé. A contrario, ce n’est qu’en se déshumanisant lui-même (en acceptant de se penser comme une chose, par le mouvement de ce que Sartre appelle la mauvaise foi, et qu’il définit par le renoncement à la liberté comme autonomie) ou en se trouvant déshumanisé par autrui (ou par une situation) que l’homme peut oublier le rien (le néant) qu’il est et ériger ou se trouver contraint d’ériger le principe d’hétéronomie en principe suprême - reniant ainsi (par mauvaise foi ou par contrainte) sa propre faculté de penser, de juger, d’agir par lui-même : bref, la déshumanisation est naturalisation, acceptation ou imposition d’une nature.
En conséquence, dans cette troisième optique, qui est bien sûr celle que j’ai fini par défendre, la libération de l’humanité en l’homme (soit par lui-même, soit parce que d’autres vont détruire ce qui le déshumanise) consistera en un arrachement à toute naturalisation - arrachement qui, niant toute assignation qui pourrait lui être faite d’une nature ou d’une déterminité particulière, l’ouvre à l’autonomie qui est sa destination ou sa vocation, en même temps qu’à la véritable universalité humaine (qui n’est pas une universalité pleine, au sens de celle qui consisterait dans le partage d’une essence ou d’une nature, mais au contraire une universalité vide).
Il me suffira, pour esquisser à partir de ces points de repère conceptuels quelques éléments de conclusion, de dégager ce qui me semble en résulter concernant la compréhension possible de la logique des droits de l’homme ou, comme on dit de plus en plus, des droits humains :
- 1. Cette troisième idée d’humanité reste visiblement dans le cadre de l’humanisme, à travers la manière dont elle préserve la perspective de l’universalisme (l’autre est un alter ego, précisément parce que comme moi, il n’est rien de ce qui le définit, n’est réductible à rien de ce qui, en le définissant, le sépare de moi).
- 2. Aussi critique à l’égard du premier humanisme moderne que pouvait l’être le romantisme, mais dans tout autre perspective, cette orientation permet de faire échapper l’humanisme aux objections mentionnées : précisément parce que l’universel humain est vide, on ne saurait s’y référer pour exclure en droit qui que ce soit hors de l’humanité. En ce sens, ni le racisme, ni le colonialisme ne sont impliqués par un tel humanisme critique, qui, dans son principe, ne saurait donc en être tenu pour intrinsèquement complice - ce qui n’est pas du tout le cas en revanche de l’universalisme classique, notamment vis-à-vis du colonialisme, lequel constitue bien en ce sens un produit de la modernité et même de ce qui était inscrit au cœur de la modernité.
- 3. On perçoit enfin dans quelle direction cette troisième idée de l’humanité permet de préciser la compréhension, donc l’extension, de certains avancées contemporaines en matière juridique - je pense aussi bien à la construction de la notion de crime contre l’humanité qu’à l’élaboration récente de la notion d’un droit humanitaire, avec les pratiques qui s’y rattachent. Dans l’optique que j’ai défendue, "inhumain" (parce que déshumanisant) apparaît tout acte qui rive l’homme (comme individu ou comme groupe) à une nature (raciale, ethnique, sexuelle, sociale). Incriminable pour "crime contre l’humanité" est donc tout acte faisant preuve d’une telle "inhumanité". Corrélativement, "humanitaire" peut se dire toute protestation ou toute intervention qui dénonce de telles naturalisations, qu’elles interviennent en pensée ou en acte, et qui contribue à une libération comprise comme arrachement à la naturalisation de l’homme.
Ainsi toute entreprise génocidaire correspond-elle certes à un crime contre l’humanité, non point tant toutefois pour des raisons quantitatives, parce qu’on y procéderait à une destruction de masse, que pour des raisons intrinsèques, tenant au fait que ceux qui s’y trouvent retranchés de l’humanité le sont à cause de leur supposée "nature". Pour la conscience contemporaine, c’est assurément à partir de la Shoah qu’il nous a fallu revenir sur notre histoire pour la déconstruire et pour y faire resurgir ses moments d’inhumanité. En ce sens, la Shoah me paraît constituer, non point le comble ou le sommet du crime contre l’humanité - car désigner un maximum de l’horreur, c’est déjà porter atteinte, à travers l’acceptation par là impliquée d’un possible degré moindre, à la dignité des victimes réelles ou potentielles de tous les autres moments d’inhumanité -, mais le point de non-retour dans le processus de formation d’une conscience humanitaire, le point qui, dans l’histoire de cette conscience, partage le temps en deux, celui de l’avant et celui de l’après-Auschwitz. Mais, précisément parce que nous vivons et même philosophons, je reprends l’expression à Adorno, « après Auschwitz », c’est notre devoir à l’endroit même des victimes de l’holocauste que de donner le nom de ce qu’elles ont subi - crime contre l’humanité - à toutes les autres catastrophes, passées, présentes ou futures, au cours desquelles s’est jouée, se rejoue ou se rejouera la tentative forcenée des êtres humains pour produire ce qu’Adorno désignait, faute de mieux, comme l’"anéantissement du non-identique" et qu’on désignerait tout aussi bien (ou tout aussi mal) comme l’identification du différent. Cette identification du différent peut consister, de façon multiforme, à faire du néant qu’est l’homme un "quelque chose" : à cet égard, c’est sans doute aussi parce que nous vivons après la Shoah qu’un demi-siècle plus tard, il a pu nous devenir enfin évident que l’esclavagisation des "nègres", comme on les appelait et qui fit d’eux, en les transportant d’Afrique aux Antilles, des objets de négoce, ou, selon les termes du Code noir, des "biens meubles", avait elle aussi, elle déjà, deux siècles auparavant, rivé des êtres humains à une condition leur assignant une définition. Ce pourquoi il est certes tellement déplorable que la France ait dû attendre si longtemps pour reconnaître enfin que dans sa propre histoire la "Traite des Noirs" aura constitué, au sens le plus rigoureux du terme, un crime contre l’humanité.