1 Le film The Servant, projeté pour la première fois en 1963 au Festival de Venise, est le fruit d’un travail de collaboration entre Harold Pinter et le metteur en scène Joseph Losey qui prit part à la genèse du scénario définitif avant d’en diriger le tournage. L’action se déroule à Londres, dans le quartier de Knightsbridge, où un jeune aristocrate prénommé Tony vient d’acquérir une petite maison victorienne. Cette bâtisse sera le lieu d’un huis clos entre quatre personnages : Tony, sa fiancée Susan, le domestique nommé Barret et son amante Vera. L’intrigue de The Servant, placée sous le signe des rapports de domination et de soumission, s’inscrit dans un espace structuré et signifiant, similaire en de nombreux points à celui des théâtres à ciel ouvert de la période élisabéthaine. A l’instar de Shakespeare, qui tirait profit de la segmentation, de la profondeur, et de la verticalité des structures scéniques de son temps, Pinter et Losey exploitent les différentes dimensions de la maison victorienne à des fins symboliques. Au sein de cette maison-théâtre, les déplacements des personnages et les lieux qu’ils occupent deviennent ainsi les corrélats de leurs rapports et de leurs statuts. Par le truchement de cette symbolique de l’espace, Pinter et Losey opèrent une mise en abîme de la création dramatique, et donnent à leurs personnages des rôles de metteurs en scène et d’acteurs, accentuant ainsi les relations de pouvoir qui régissent leur développement.
Il convient tout d’abord de rappeler quelques notions et quelques éléments caractéristiques des théâtres à ciel ouvert de la période élisabéthaine, tels que le Curtain, le Rose où le Globe, qui furent construits sur la rive sud de la Tamise au cours des trois dernières décennies du 16e siècle. Ces théâtres étaient constitués d’un bâtiment circulaire abritant plusieurs étages de gradins ainsi qu’une partie de la structure scénique. La plate-forme surélevée, sur laquelle évoluaient les acteurs, se divisait en trois parties : une scène enserrée dans les murs du bâtiment circulaire, un proscenium qui s’avançait dans la fosse, et un espace dissimulé derrière un rideau au fond de la scène, qui pouvait être révélé en fonction des besoins de l’action. A cette segmentation horizontale permettant une mise en perspective du jeu correspondait aussi une division verticale de l’espace dont Shakespeare savait exploiter le symbolisme. Le balcon, qui surplombait la scène, permettait notamment de suggérer l’évolution des relations de domination et de pouvoir entre les personnages du drame. Une telle utilisation de la verticalité apparaît très clairement dans la première tragédie de Shakespeare ; Titus Andronicus. Lors du premier Acte de la pièce, une reine barbare captive, Tamora, entre sur la scène principale escortée par le général romain Titus qui vient de remporter une victoire sur les Goths. Peu après, le jeune Saturnin est couronné empereur et décide contre toute attente de libérer les prisonniers barbares et de prendre Tamora pour épouse. Cette élévation des deux personnages au rang d’empereur et d’impératrice de Rome se traduit à la scène suivante par leur apparition au balcon, alors que Titus et les autres personnages demeurent sur la scène principale. Le second acte s’ouvre sur une tirade d’Aaron, serviteur de Tamora, qui souligne l’ascension de la reine barbare (II.i. 1-4):
« Aaron : Voici Tamora qui gravit l’Olympe jusqu’au sommet,
Hors d’atteinte du sort, et qui s’assoit là-haut,
A l’abri du tonnerre et de l’éclair,
Au-dessus des pâleurs menaçantes de l’envie […] » 2
Le passage de la scène principale vers le balcon, corrélat de l’accession de Tamora au trône impérial, est ici le symbole d’une élévation d’ordre divin. Par le truchement du discours d’Aaron, la galerie où siègent dorénavant Tamora et Saturnin est associée au sommet de l’Olympe, montagne inaccessible et refuge des dieux. L’exploitation d’un symbolisme de la verticalité est récurrente dans le théâtre de Shakespeare, où l’utilisation simultanée de la scène et du balcon permet une mise en perspective des relations de pouvoir. A cet étagement de la structure scénique doit être ajouté l’espace situé en dessous de la plate-forme, appelé l’enfer (hell), et auquel les acteurs accèdent par diverses trappes dissimulées dans le plancher de la scène. Dans le drame shakespearien, cet espace caché est le lieu de la transgression et du contre-nature : c’est de là qu’émergent les sorcières de Macbeth ou bien encore le fantôme du roi Hamlet.
Cet espace fragmenté et codé de la scène shakespearienne, bien connu du public anglais, est repris par Pinter et Losey qui transforment la maison victorienne servant de décors au film The Servant en un véritable théâtre de la renaissance. Le spectateur découvre le rez-de-chaussée dans les premières minutes du film, alors que Barret entre dans la maison vide et décrépie que vient d’acquérir Tony. La porte d’entrée ouvre sur un hall donnant accès à une bibliothèque située à l’arrière de la maison. A droite de ce hall se situent les deux escaliers permettant de monter aux chambres et de descendre au sous-sol (basement). A gauche enfin se situe l’espace principal de la maison, constitué d’une enfilade de trois pièces : deux salons et un jardin d’hiver empiétant sur l’arrière cour. A l’issue des travaux de rénovation et de décoration, principalement dirigés par Barret dans le premier quart d’heure du film, le spectateur découvre un espace similaire en de nombreux points à la plate-forme du théâtre élisabéthain. La cloison séparant les deux salons est abattue, créant ainsi une seule pièce tout en profondeur qui, à l’instar de l’arrière scène et du proscenium des théâtres à ciel ouvert, permet une mise en perspective des personnages présents sur la scène. Losey joue notamment de cette profondeur de champs pour souligner l’omniprésence de Barret qui apparaît sans cesse en arrière plan des scènes filmées au salon.
Toujours suite aux travaux réalisés dans la maison, le jardin d’hiver situé dans le prolongement du salon est dorénavant caché derrière un rideau, tout comme la pièce dissimulée au fond de la scène Shakespearienne. Cet espace de découverte est utilisé dès la première scène suivant l’achèvement des travaux, à la dix-neuvième minute du film. Tony demande à sa fiancée Susan d’aller voir une œuvre d’art abstrait que Barret vient installer pour lui dans la cour. Susan tire les rideaux du jardin d’hiver et allume les lumières extérieures, révélant ainsi le travail de Tony ; une simple stèle blanche taillée en obélisque. Le spectateur du film découvre en même temps que Susan le résultat des croquis dessinés par Tony dans le jardin d’hiver alors même que Barret dirigeait les travaux au sein de la maison, prenant ainsi possession des espaces intérieurs. Susan porte alors sur son fiancé un jugement sévère, le traitant de fainéant : « you lazy ! ». Cette révélation du jardin d’hiver, de l’arrière cour illuminée, et de la piètre œuvre d’art de Tony, est annonciatrice de la prise de pouvoir du serviteur Barret au sein de la maison. En effet, alors que ce dernier occupe les intérieurs, l’autorité et la créativité toute limitée de Tony n’existe que dans les lieux extérieurs. Le jardin d’hiver, où Tony apparaît pour la première fois devant la caméra et où il s’exile durant toute la durée des travaux, est un espace hors les murs : comme la pièce dissimulée au fond du théâtre élisabéthain, il s’agit d’un lieu annexe et marginal, à l’écart de la scène principale.
Le rez-de-chaussée de la maison victorienne, à l’instar de la scène des théâtres à ciel ouvert, est une plate-forme surélevée sous laquelle gît un espace à demi enterré. A l’enfer, situé sous la scène du théâtre, correspond le basement de la maison victorienne. Il s’agit traditionnellement d’un domaine réservé aux cuisines et aux quartiers des domestiques, accessible directement depuis la rue par un escalier de service. Dans The Servant, Pinter et Losey font de cet espace un lieu de transgression similaire à l’enfer de la scène Shakespearienne. C’est dans la cuisine, par exemple, que se révèlent les relations irrecevables et contre-nature. A la quarantième minute du film le rire obscène de Vera répondant aux caresses de Barret, présenté comme son frère, résonne dans le basement et évoque la possibilité d’une relation incestueuse. Sept minutes plus tard, Tony rencontre à son tour Vera dans la cuisine et cède à ses avances, transgressant ainsi les règles de la bonne société anglaise pour laquelle l’union d’un aristocrate et d’une domestique est socialement irrecevable.
Au-dessus de la scène principale que constitue le rez-de-chaussée de la maison se situent la chambre de Tony, ainsi qu’un dressing et une salle de bain attenants. La symbolique de l’étage réservé au maître rejoint celle du balcon qui surplombait la scène élisabéthaine et abritait les personnages auxquels un statut élevé conférait une fonction dominante. L’installation de Tony dans cet espace symbolise l’écart social qui sépare l’aristocrate de ses serviteurs. A l’inverse, les intrusions fréquentes de Barret dans cet espace privé, ainsi que l’utilisation de la salle de bain de Tony par Vera, symbolisent l’effacement de la détermination sociale et l’inversion progressive des rapports de pouvoir entre les personnages du film.
Au sein de la maison, l’escalier qui mène au premier étage est le corrélat des rapports de domination et de soumission. Lorsque Barret franchit pour la première fois le seuil, son premier geste est de saisir la rampe d’escalier et de lever les yeux vers le premier étage, avant de traverser lentement les salons pour rejoindre Tony dans le jardin d’hiver. Ce premier regard porté par Barret en direction de l’espace du maître suggère, dès la deuxième minute du film, le désir de pouvoir qui anime le serviteur. La montée d’escalier du film The Servant, de par son statut liminaire, est l’espace privilégié de la confusion et de l’inversion des rôles. C’est là que Pinter et Losey mettent en scène la série de confrontations qui aboutit au renversement des relations de pouvoir entre les deux protagonistes. A la quatre-vingt quatrième minute, Tony monte jusqu’à la chambre de Barret pour lui ordonner de nettoyer le salon. Après une violente dispute, le serviteur accepte finalement de descendre les escaliers, alors que Tony l’observe depuis le palier supérieur. Cédant pour la dernière fois à son maître, Barret s’exclame : « Je suis un gentleman au service des gentlemen. Et tu n’es pas un foutu gentleman. 3 ». En prononçant cette phrase, Barret sape l’autorité de Tony qui réside exclusivement dans son appartenance à une classe supérieure. Si Barret est un gentleman et que Tony l’aristocrate n’en est pas un, plus rien n’empêche le serviteur de prendre la place du maître. L’inversion des rôles à lieu deux minutes plus tard, toujours dans la montée d’escalier, alors que Tony et Barret jouent à s’envoyer une balle en caoutchouc. Le serviteur, posté en bas des marches, reproche à son maître placé en haut de l’escalier d’occuper la meilleure position. Il s’ensuit une dispute au cours de laquelle Tony lance violemment la balle sur Barret qui menace de quitter la maison. Le maître descend alors pour proposer un verre de cognac à Barret qui le rejoint au milieu de l’escalier, puis le dépasse, avant de déclarer : « Je ne suis le domestique de personne. 4 ». Les marches descendues par Tony depuis le palier supérieur jusqu’à Barret sont le corrélat de l’abolition des barrières séparant l’aristocrate de son serviteur. En quittant le balcon, symbole du pouvoir inaccessible, pour rejoindre Barret sur la scène principale, Tony descend de son piédestal pour se mettre à la hauteur ainsi qu’à la merci de son serviteur. Ce dernier profite de la vulnérabilité de Tony pour prendre le dessus et mettre en avant son rôle dans l’organisation de la maison, « Je m’occupe de tout dans cette foutue baraque. 5 », avant d’ordonner à Tony de lui apporter un cognac : « Vas me chercher un verre de cognac. […] Et bien ne reste pas planté là ! Vas-y ! 6 ». En courant vers le bar pour servir Barret, Tony se soumet à celui qui était jusque là son serviteur et qui devient son maître. Barret termine l’ascension des escaliers pour attendre son cognac sur le palier surplombant le hall tandis que Tony disparaît au sous-sol ; un espace traditionnellement réservé aux domestiques. Les mouvements de descente et d’élévation des deux protagonistes qui se croisent au milieu de la montée d’escalier symbolisent l’inversion des rôles et la soumission du maître face au domestique. Pendant les vingt dernières minutes du film, Barret s’approprie le premier étage de la maison, parachevant ainsi sa prise de pouvoir. Lors de la dernière scène, Tony, ravagé par l’alcool, observe impuissant les changements apportés par Barret dans sa chambre : un vieux poste de radio posé sur une table basse, des bouteilles en grand nombre, un projecteur de diapositives, et un groupe de prostituées batifolant autour du nouveau maître. Incapable de tenir debout, le jeune aristocrate rampe aux pieds du servant, rappelant ainsi la toute première scène du film au cours de laquelle Barret découvre un Tony aviné, allongé dans la chaise longue du jardin d’hiver.
Le symbolisme de la verticalité, omniprésent dans le film, coexiste avec celui du centripète pour suggérer les rapports de pouvoir. Contrairement à Tony, dont la supériorité d’ordre social s’exprime par une prise de hauteur, la domination que Barret exerce sur son maître se traduit principalement par l’occupation d’une position centrale dans les divers espaces de la maison. Cette dualité dans le symbolisme du pouvoir est présente dès les premières minutes du film, lors de l’entretien d’embauche qui a lieu au première étage de la maison, dans la future chambre du maître. Barret prend place sur un siège situé au centre de la pièce, alors que Tony, debout, décrit un cercle autour de lui. Si le maître domine de sa hauteur le futur domestique, ce dernier occupe néanmoins une position qui, en terme de mise en scène, suggère la supériorité. En effet, dans la maison de Pinter comme au théâtre, le centre de la scène est le lieu des personnages qui dominent le drame par leur discours ou par leurs actes. Dans The Servant, le point central de la structure scénique est sans nul doute le hall d’entrée qui permet d’accéder aux différentes pièces du rez-de-chaussée ainsi qu’aux escaliers conduisant au sous-sol et au premier étage. Ce lieu stratégique, au carrefour des différents espaces de la maison-théâtre, est occupé de manière récurrente par Barret. Sans cesse à la porte pour accueillir et reconduire les visiteurs, le domestique élabore de nombreux stratagèmes pour justifier sa présence dans le hall : la caméra de Losey le montre par exemple époussetant quelques bibelots où pulvérisant du parfum d’intérieur, autant de prétextes pour mieux surveiller les déplacements de son maître et de Susan. En s’appropriant de la sorte l’espace central, le protagoniste Barret ne laisse à Tony que les abords de la scène et suggère ainsi, par le truchement de la symbolique des lieux, le contrôle et la domination qu’il exerce sur la maison et ses occupants.
Le personnage du domestique, qui s’octroie l’espace central, peut également être perçu comme un metteur en scène de la maison-théâtre. Soulignons que Barret, à l’origine de la transformation et de la décoration des espaces, habite avec Vera dans les combles de la bâtisse, au-dessus de la chambre de Tony. Dans le théâtre à ciel ouvert de la période élisabéthaine, les espaces situés au-dessus du balcon n’étaient pas visibles depuis la fosse ou les gradins ; ils étaient réservés aux musiciens, au stockage des costumes, et à la réalisation des effets spéciaux. A l’instar de ces lieux hors-scène, le second étage de la maison victorienne est dissimulé au regard des spectateurs. La caméra, généralement plantée sur les dernières marches de la montée d’escalier, ne dépasse jamais le seuil des chambres de Barret et Vera. Contrairement aux autres pièces de la maison, filmées sous tous les angles, l’espace privé des domestiques n’est jamais exploré : il demeure le lieu secret des manigances de Barret et Vera visant à détrôner leur maître. Le serviteur, qui modifie les décors et manipule les personnages depuis les cintres, apparaît ainsi comme le metteur en scène d’une pièce de théâtre qui se joue entre le sous-sol et le premier étage de la maison victorienne.
Si le second étage reste inaccessible au regard du spectateur, il est également interdit à Tony qui n’entre jamais dans les chambres de ses domestiques. Lorsque le jeune aristocrate fait visiter la maison à Barret et le conduit dans les combles pour lui montrer ses quartiers, il ne fait que pousser les portes depuis le couloir. C’est à cette occasion qu’il découvre l’existence du débarras qui servira de chambre à Vera, donnant ainsi au spectateur l’impression que les espaces du second étage lui sont étrangers alors même qu’il est le propriétaire de la maison. Dès l’instant où Barret emménage dans les combles, le couloir tout entier devient inaccessible au maître. Lorsque Tony veut inviter Vera à le rejoindre en bas, il s’arrête à quelques marches du sommet de la montée d’escaliers et tend le bras pour frapper à sa porte. A l’instar d’un acteur, qui pour faire exister son personnage aux yeux du public, doit rester dans les espaces voués au jeu, les déplacements de Tony au sein de la maison se limitent aux équivalents de la scène, du balcon, et de l’enfer du théâtre élisabéthain. Ce n’est qu’à la soixante-dix-septième minute du film, après avoir renvoyé Barret et Vera, que Tony franchit le seuil des combles et entre finalement dans la chambre vide de la domestique pour s’allonger sur le lit et pleurer. Alors que le départ de Barret semblait annoncer un retour au pouvoir du maître, la maison vide devient bien vite pour Tony un théâtre à l’abandon. Privé de ses domestiques, qui sont avant tout ses faire-valoir, le jeune homme perd son rôle d’aristocrate dominant qui ne tenait qu’aux conventions scéniques et sociales régissant les espaces et les personnages de la maison victorienne. Suite au départ de Barret le metteur en scène, et faute d’acteurs en nombre suffisant, la représentation prend fin et prive Tony de la supériorité symbolique dont l’espace théâtral de la maison était le corrélat.
En assumant le rôle de metteur en scène de la maison-théâtre, Barret dirige Tony comme l’on dirige un acteur. Assurant sa domination sur le jeune aristocrate, le domestique entre en conflit avec Susan, la fiancée de Tony, qui prétend également mener le jeu. Cette lutte entre les deux personnages metteurs en scène se traduit par une série de confrontations dont Barret sortira vainqueur. Dans la première partie du film, Susan parvient à imposer ses choix en matière de décoration intérieure : elle a le dernier mot sur l’emplacement des bouquets de fleurs, le choix des coussins, et l’installation d’une étagère à épices dans la cuisine. Barret parvient cependant à se débarrasser de cette femme aux ambitions directrices en faisant allusion devant elle à la relation amoureuse que Tony entretient avec Vera ; une relation qu’il a lui-même mise en scène. A la quatre-vingt-quatrième minute du film, après que Susan semble avoir quitté définitivement la maison, Barret dévisse l’étagère à épices pour la mettre à la poubelle, symbolisant ainsi le parachèvement de sa prise de pouvoir. Lorsque Susan revient dans la maison-théâtre, durant les toutes dernières minutes du film, ce n’est que pour assister à la déchéance de Tony et au triomphe de Barret. L’inversion des rôles est si parfaite que Susan, dans un moment d’égarement, embrasse le nouveau maître avant d’être mise à la porte, concédant au domestique une victoire sans partage.
En conclusion de ces remarques, la maison-théâtre créée par Pinter et Losey apparaît comme le corrélat des relations de pouvoir et de leurs évolutions. Si le symbolisme des espaces cristallise les rapports de domination et de soumission établis entre les divers personnages, il permet aussi la mise en scène de leurs bouleversements. Harold Pinter, en transposant à l’écran les conventions et les codes de la scène élisabéthaine, associe à l’intrigue du film The Servant une dimension métadramatique. Le personnage de Barret, véritable mise en abîme du metteur en scène, invite le spectateur à s’interroger sur la nature du pouvoir et de ses représentations. La maison-théâtre, véritable creuset du mimétisme, apparaît alors comme le lieu des glissements symboliques et des masques échangés. En choisissant pour personnage un aristocrate qui joue le rôle du maître au sein d’une pièce de théâtre dont le serviteur est le metteur en scène, Pinter et Losey dressent le portrait d’une société anglaise dont les codes sociaux sont aussi fragiles que les conventions théâtrales.
Echanges suite à la communication
Gérard Wormser : Je suis frappé par l’idée que le maître s’interdise la montée tout en haut de sa maison, par le fait qu’en dessous, dans ce que tu appelles l’enfer, se passent des choses innommables, dont on ne peut pas parler et dont le film lui-même nous dit qu’il ne peut pas parler. Le film a été produit en 1963, à une époque où la société britannique était encore une société marquée par beaucoup de conventions ; quand on voit le film aujourd’hui en France, je suppose que l’on ne mesure pas sa portée subversive et je serais intéressé par ce que peut être la signification du film, avec cette destruction de l’espace social de la maison victorienne, pour le spectateur britannique des années soixante encore pétri des conventions aristocratiques.
Clifford Armion : Il est effectivement intéressant de replacer le film dans son contexte des années soixante. C’est une société britannique qui est encore marquée par des différences profondes, des distances entre l’aristocratie et les classes dites inférieures. Le fait de mettre en scène ce film dans une maison victorienne est bien entendu très significatif, puisqu’en choisissant la maison victorienne comme toile de fond, Pinter nous donne l’impression que cette société britannique n’a pas évolué depuis la période victorienne, depuis le 19e siècle. On découvre cette maison presque comme une ruine ; c’est une scène vide, elle est inoccupée. Tony qui est un jeune aristocrate peu fortuné, et qui vient de toucher un petit héritage, s’achète une maison relativement modeste, mais qui est située dans les beaux quartiers de Londres. On a l’impression qu’en restaurant et en occupant cette maison victorienne, il veut faire revivre ou ressurgir une société du 19e siècle qui est agonisante. Dans ce film, Pinter nous parle d’une société anglaise qui essaye de s’accrocher à son passé et à des conventions sociales aussi artificielles que celles du théâtre ; il suggère aussi que ces conventions n’ont plus lieu d’être.
Brigitte Gauthier : Je reviens sur la question de Gérard : pourquoi les années soixante et pourquoi le contexte social sont-il importants ? Il y a un événement majeur en Angleterre en 56 : ils perdent le canal de Suez, ils perdent leur empire, et quand on parle du théâtre contemporain britannique, on envisage toujours cette période comme un tournant. Du jour au lendemain, le concept d’empire et de domination sur le monde disparaît et tout est remis en question ; notamment le système de classes. Ce que vous voyez dans ce film correspond à l’écho de ce tournant : que va-t-il se passer à partir du moment où la situation présente du pouvoir n’est plus acceptée ? C’est aussi une période marquée par le fait que les couches sociales perdent l’idée qu’elles vont pouvoir monter dans le système britannique par l’éducation. Il y a la crise des aristocrates, et il y a la crise des jeunes qui essayent de monter. Ce film, The Servant, montre qu’il existe des systèmes humains qui dépassent les enjeux politiques.
Membre du public : J’ai une question sur une pièce de Shakespeare qui traite du pouvoir et qui est Coriolan. Dans une récente mise en scène du TNP, il n’y avait pas cet étagement dont vous avez parlé. Est-ce une question de mise en scène ou est-ce une pièce particulière de Shakespeare ?
Clifford Armion : Vous parlez certainement de la mise en scène de Chistian Schiaretti pour le TNP. Je pense qu’il s’agit simplement d’un choix de la part du metteur en scène. La tragédie a été écrite dans la première décennie du 17e siècle, pour le Globe et donc pour une scène ouverte, en étages, qui a certainement été utilisée par Shakespeare et ses acteurs. Cependant, la tradition du jeu de Shakespeare veut que cette utilisation de la verticalité ait peu à peu disparue pour des raisons d’ordre technique. A partir du début du 17e siècle, les théâtres à ciel ouvert ont disparu, ont brûlé, ont été fermés par les puritains, et ceux qui ont ouvert par la suite étaient les théâtres que l’on connaît aujourd’hui, des théâtres à l’italienne, fermés, sur un niveau unique, et l’on a tout simplement pris l’habitude de jouer Shakespeare sur un plateau. On s’en est accommodé et c’est un peu dommage ; il y a aujourd’hui de nombreux metteurs en scènes, je pense par exemple à Deborah Warner, qui remettent en place, même dans les théâtres traditionnels, des structures en étages pour mieux traduire ce symbolisme de la verticalité qui est présent dans le texte de Shakespeare et que Shakespeare a pris en compte en écrivant ses pièces. Ce n’était effectivement pas le cas au TNP ; Schiaretti a choisi de libérer entièrement l’espace du théâtre, il n’y avait quasiment pas de décors, pas de structure ajoutée de façon visible. Il y avait simplement le mur côté jardin qui cachait en réalité une coulisse, et puis l’égout central qui était utilisé comme la trappe du théâtre élisabéthain. Il a choisi de ne pas utiliser l’équivalent du balcon ; il faut savoir que du temps de Shakespeare, le balcon servait à faire la transition entre différents épisodes de la pièce, parce qu’il n’y avait pas de rideau. Comme la structure théâtrale était entièrement ouverte sur le public, toujours visible, on essayait de faire basculer le regard du spectateur d’un espace à un autre. Par exemple, lorsqu’une scène se terminait, on essayait de faire entrer les acteurs de la scène suivante au balcon, pour que les autres acteurs puissent sortir de façon inaperçue. Aujourd’hui on a plus vraiment besoin de faire ça, il y a le rideau, il y a les éclairages ; cela explique que l’on puisse jouer Shakespeare de façon efficace sans cette structure de l’époque. Mais à mon sens, effectivement, on y perd quelque chose.
Gérard Wormser : Est-ce que cela veut dire que par ce jeu des espaces des théâtres élisabéthains, il y a une sorte d’anticipation de ce que peut être la mise en scène du cinéaste où l’on utilise justement ces transferts immédiats d’un espace vers un autre.
Clifford Armion : Tout à fait. Je pense que dans le théâtre élisabéthain, il y a quelque chose de la dynamique cinématographique. Dans le théâtre à l’italienne, avec ses tombées de rideau, on perd un peu la fluidité de l’action. Dans le théâtre élisabéthain, il y a toute une variété d’espaces qui permettent de passer d’une scène à l’autre, d’une action à l’autre, en faisant changer la direction du regard du spectateur. Je parlais aussi tout à l’heure de la pièce qui était située au fond du théâtre ; elle permettait de mettre en scène des épisodes nécessitant beaucoup de matériel. Elle était notamment utilisée pour les scènes de banquet, lorsqu’il fallait une table, ce qui peut paraître très simple aujourd’hui mais qui ne l’était pas à l’époque de Shakespeare puisque la scène était constamment visible. L’espace qui se situait derrière la scène permettait alors de faire une installation, de mettre une table, d’organiser un décor, et puis tout à coup, en tirant le rideau, de la révéler, alors même qu’une autre scène pouvait se dérouler au balcon ou sur la scène principale. Il y avait donc une rapidité, un dynamisme dans l’enchaînement des scènes qui était proche de celui du montage cinématographique.
Membre du public : Je reviens au film The Servant. Tout semble fait pour éliminer les femmes. Tout est fait pour que les femmes apparaissent comme des intruses. Quelle est leur place dans le film ?
Clifford Armion : Effectivement, dans ce film, on a tendance à vouloir se débarrasser des femmes. Barret a fait venir Vera dans la maison pour créer une relation amoureuse entre elle et le maître qui va venir fausser la relation Susan-Tony. Une fois que cette histoire est finie, une fois que Barret a réussi et que Susan a compris que Tony avait une relation avec la domestique, Vera disparaît. Elle n’intéresse plus Barret et disparaît de la maison théâtre ; elle n’a plus de rôle dramatique. C’est un peu la même chose pour Susan ; on s’en débarrasse aussi. Barret l’écarte de la même manière en utilisant sa fiancée, Vera pour faire naître un conflit et pousser Susan à quitter la maison. Les deux protagonistes sont les personnages masculins, et les personnages féminins apparaissent comme les instruments de leur lutte de pouvoir. J’ai dit plus tôt que Susan avait des ambitions de metteurs en scène : là aussi Barret prend le dessus sur elle pour la chasser de la maison. On peut faire un parallèle avec le théâtre de Shakespeare où les personnages féminins sont moins profonds et moins développés que les personnages masculins. A l’époque, cela s’expliquait par le fait qu’il n’y avait pas d’actrices. Du fait des puritains, il était interdit aux compagnies de théâtres d’engager des femmes, il était interdit aux femmes de jouer la comédie. Les rôles féminins étaient donc joués par des enfants, et ces enfants n’étaient pas toujours bons acteurs et ne pouvaient pas apprendre autant de texte : cela limitait l’ampleur des rôles féminins.
Membre du public : J’aimerais que vous nous en disiez un peu plus sur pourquoi et comment on élimine les femmes dans le cinéma de Losey et dans le théâtre de Pinter ; toujours en lien avec le théâtre de Shakespeare et pourquoi certaines de ses dimensions se perpétuent chez Pinter.
Clifford Armion : Pour le théâtre et le cinéma de Pinter, je laisserai la parole à Brigitte Gauthier. Je voudrais simplement apporter une amorce de réponse en commençant par préciser les raisons qui faisaient que les femmes n’avaient pas le droit de jouer à l’époque élisabéthaine. Selon les autorités religieuses, les femmes étaient incapables de jouer la comédie, de revêtir le masque du théâtre. Lorsqu’elles jouaient, par exemple, le rôle d’une prostituée, elles risquaient selon les puritains de perdre leur vertu et de devenir de véritables prostituées. Elles n’avaient pas, toujours selon les puritains, la distance et l’intelligence nécessaire pour dissocier le rôle de leur être véritable. Le théâtre de Shakespeare était donc, de ce fait, un théâtre masculin, comme celui de Pinter. Je passe maintenant la parole à Brigitte Gauthier qui pourra vous parler mieux que moi de l’exclusion des femmes dans le théâtre et le cinéma de Pinter.
Brigitte Gauthier : Il est juste de dire que Pinter secondarise les femmes dans son théâtre et dans ses scénarios. J’irais presque plus loin en disant qu’il y a quelque chose de beaucoup plus déstabilisant : on s’aperçoit que les personnages féminins sont souvent uniquement des produits qui passent d’homme en homme et qui appartiennent à tout le monde. Il y a quelque chose qui est presque de l’ordre de la recherche ethnologique sur qu’est-ce qu’une femme ? et le personnage féminin va être avec tous les hommes de la pièce. Quand on a, dans The Servant, deux femmes, les deux femmes vont se retrouver, à un moment ou à un autre, avec les deux hommes. Le contact physique, ou la possibilité de la consommation, est là : elles sont redistribuées à tous les hommes. Les femmes sont ce produit à redistribuer parce que ce qui intéresse Pinter c’est la place de l’homme, quelles sont les questions du bien et du mal pour l’homme, et le produit féminin est secondaire dans ce contexte car les grandes questions sont des questions de choix et d’engagement, ce qui veut dire que l’on est au-delà de l’émotionnel. L’émotionnel n’est qu’un instrument pour fragiliser ou pour détruire les autres. Par contre, comme pour Shakespeare, cela ne veut pas dire que Pinter soit machiste : il y a de très bons rôles féminins chez Pinter. Pinter c’est le pouvoir, et s’il recentre la conversation sur les relations homme-homme, c’est parce qu’il recherche où sont les dérives du pouvoir, et derrière la société anglaise des années post-guerre, il y a une vraie réflexion sur ce qui a amené la guerre. Et ce qu’il montre, ce qu’il reste de la société de classes de l’Angleterre, que ce soit dans ce film là ou dans des films plus récents des années 90, c’est un système rigide encore fasciné par l’homme, le mâle, l’homme athénien, l’homme mâle tout puissant. Le vrai sujet c’est de savoir où est le pouvoir et quels sont les risques de la fascination du pouvoir, et les femmes n’entrent pas dans ce sujet.
Gérard Wormser : Ce qui me fascine dans le film The Servant, c’est la démonstration presque mathématique de la déchéance aristocratique de ce jeu d’hommes fermés sur eux-mêmes et qui n’ont pas la possibilité d’ouvrir la moindre perspective. Le fait que ce soit un monde clos dans le décor est aussi une métaphore, me semble-t-il, d’un monde social sans ouverture, sans perspective, et qui ne peut que se nécroser de l’intérieur. La métaphore de la déchéance alcoolique de Tony et de son impossibilité à exprimer quelque sentiment que ce soit qui ne soit entièrement factice, lié à une impuissance fondamentale, dit quelque chose aussi bien de la société britannique que de la posture masculine dans cette évolution qui n’est plus contrôlée par personne.
Brigitte Gauthier : Les références de Pinter, les auteurs qui l’ont beaucoup marqué, sont des auteurs existentialistes. Il y a eu un moment où la jeunesse de Pinter a été émue et cultivée par des écrits existentialistes. En revanche, on ne peut pas dire qu’il y ait un grand optimisme des pistes chez Pinter : c’est un constat clinique sur le passé et cela montre comment il faut faire attention à certains risques, mais cela ne propose rien. D’où les décors à l’ancienne, des regards qui montrent, dans ce film et dans d’autres, l’écart total entre une merveille du décor, de la prestance, une forme de réussite humaine, et ce que les hommes sont devenus.
Clifford Armion : Il y a quelque chose dans le décor de The Servant qui symbolise cette nécrose dont parle Gérard ; c’est le jeu des miroirs. Il y a énormément de miroirs dans la maison. Ces miroirs, qui sont constamment filmés, ont pour moi deux fonctions. La première fonction, c’est l’inversion, un peu comme l’escalier dont je vous parlais tout à l’heure. Quand on a une caméra qui filme une scène avec pour arrière plan un miroir, le miroir nous en renvoie une image inversée. Par exemple, lorsque Tony est en premier plan et que Barret est en train de faire la poussière derrière lui, le miroir nous montre Barret en premier plan et Tony en second plan. Losey se sert ainsi des miroirs pour donner une dynamique, pour mettre en perspective les rapports de pouvoir. Ensuite, le miroir symbolise le narcissisme de Tony : à force de se regarder dans les miroirs qui sont disposés partout dans sa maison, il finit par ne plus rien voir du tout en dehors de lui-même. Il se regarde beaucoup, mais il ne regarde pas beaucoup le monde autour de lui, il ne perçoit pas ce qui se passe dans sa maison en dehors de l’image qu’il reflète dans le miroir.
Gérard Wormser : Tu parles de miroirs, il est question de Peeping Tom à un moment donné dans le dialogue. Le miroir c’est le voyeurisme ; il y a dans le film un de ces miroirs courbes, un miroir ancien qui permet d’inspecter pratiquement toute la scène en permanence, parce que les jeux de miroirs sont présentés par la caméra. Mais à l’opposé du miroir, le lieu du pouvoir c’est la bibliothèque et principalement la porte d’une bibliothèque qui donne le lieu de fermeture et de clôture. Celui qui est capable d’actionner la porte de la bibliothèque est le vrai maître, parce que c’est lui qui décide de qui entre ou de qui reste sur le seuil de cette pièce hautement connotée.
Clifford Armion : Cette bibliothèque fait partie des travaux d’aménagement de la maison qui ont lieu pendant le premier quart d’heure du film. On voit beaucoup cette pièce qui comporte, comme le souligne Gérard, une porte dérobée. Elle a deux accès : une porte qui ouvre sur le salon, et puis ce pan de bibliothèque que l’on pousse et qui permet d’accéder directement au couloir. La bibliothèque représente bien entendu l’espace du maître, elle symbolise la culture de l’aristocrate, ou plutôt une apparence et une certaine prétention à la culture. On ne nous dit pas que Tony a lu tous les livres de sa bibliothèque, loin de là ; apparemment elle est surtout décorative. Barret essaye de s’immiscer dans cette bibliothèque. Il est significatif que la pièce ait deux accès ; un par le salon, l’un des espaces du maître, et puis elle a cet accès dérobé qui se situe tout près de l’escalier qui descend au sous-sol, l’espace du domestique. Quand Barret monte dans le hall, qui est aussi son espace, il a accès tout de suite à la bibliothèque par ce passage secret chargé de symbolisme. Je pense notamment à une scène où Susan vient de qualifier Barret de Peeping Tom, de voyeur : la caméra de Losey nous montre Barret, caché derrière cette porte entrouverte, qui se met soudain à faire le ménage des livres lorsque Susan passe devant lui, tâchant ainsi de justifier sa présence dans la bibliothèque. Cette pièce et ses accès symbolisent le désir qu’a Barret d’accéder à un statut supérieur, celui de l’aristocrate.
Membre du public : On a parlé de pouvoir tout à l’heure, quelle est la place de la politique et plus particulièrement du marxisme chez Pinter ?
Brigitte Gauthier : Je pense que même si Pinter n’est pas marxiste, il a un vrai regard marxiste sur la société. Pinter et Losey ont su montrer l’existence d’un système capitaliste et hiérarchique qui tient de façon artificielle. Clifford a bien montré que tant que Tony a quelqu’un au-dessous de lui, il a un pouvoir, et le jour où Barret sort de la maison, son pouvoir n’a plus de sens. Le pouvoir n’est donc pas dans l’individu mais dans la hiérarchie et dans la pyramide.
Gérard Wormser : Je me demande si la dimension dramaturgique n’est pas une composante presque indispensable de l’action politique, avec l’idée que la possibilité même de décrire le présent en termes d’injustice, d’insatisfaction, de frustration, de domination, ne dépend pas d’une sorte de possibilité de variation imaginaire. On peut se dire : les choses sont comme ça, elles pourraient être autrement. Cette simple suspicion que les choses pourraient être autrement serait le minimum permettant de penser le théâtre. Ce qui me paraît intéressant dans le rapport entre théâtre et engagement, c’est que pour qu’il y ait engagement, il faut une possibilité de variation, mais qu’elle ne soit pas suffisamment décalée pour que la société réelle soit complètement autre chose que ce que l’on a en tête. Il faut savoir être en avant, à côté, ailleurs, mais il faut aussi avoir les pieds sur terre et savoir que l’on parle bien de rapports sociaux. Il me semble que le sens politique d’une pièce de théâtre suppose cette possibilité barrée d’une transformation : il faut à la fois qu’on l’imagine et qu’elle ne soit pas possible. Je dirais que l’engagement politique me paraît presque postérieur à l’idée dramaturgique comme possibilité que les choses soient un petit peu autres. Cela donnerait une dimension obligatoirement politique au théâtre ; théâtre et politique seraient presque indissociables.
Brigitte Gauthier : Théâtre et politique ne sont pas presque indissociables, ils sont indissociables. Les hommes de théâtre sont des hommes politiques qui choisissent le théâtre comme outil et comme instrument. La différence entre une manifestation ou une agitation directe et le théâtre, c’est que les hommes de théâtre savent que l’agitation du moment va être écrasée, tandis qu’être capable de maîtriser la langue, utiliser le théâtre pour faire voir une situation aura une action de plus longue durée. Le travail du théâtre, c’est de faire passer dans les générations des révolutions non pas d’aujourd’hui mais de demain. Ce sont en fait des réformateurs plus que des révolutionnaires : ils n’attaquent pas de front, ils cachent derrière le langage des fonctionnements qui doivent aider à faire voir.
Clifford Armion : Je voudrais revenir sur l’idée de la représentation de la société de classe et de la politique, mais sous l’angle du théâtre de Shakespeare. La représentation des classes au théâtre nous vient, en Europe, de la Commedia dell’arte, la comédie italienne, avec ses personnages prototypiques : le vieux maître qui ne comprend plus rien, le serviteur qui interfère dans les relations de la maisonnée ou encore le jeune amant. Cette forme de comédie traverse la manche au 16e siècle et Shakespeare, comme d’autres dramaturges anglais de l’époque, reprend ces personnages et avec eux l’idée d’un théâtre social. Chez Shakespeare, le théâtre social se double d’un théâtre politique. Nous parlions tout à l’heure de Coriolan, l’une des grandes tragédies de Shakespeare ; il s’agit d’une pièce politique qui met en avant les similitudes entre le pouvoir de l’acteur et celui du politicien. Shakespeare nous raconte la lutte d’un militaire Romain qui cherche à accéder au titre de consul, mais qui ne parvient pas à séduire le peuple pour obtenir ses suffrages. Il est un mauvais acteur, puisqu’il n’arrive pas à jouer le rôle du bon politicien en faisant semblant d’être à l’écoute des citoyens, et puis il est un mauvais politicien parce qu’il n’arrive pas à recueillir les suffrages. Les deux sont intimement liés : de la même façon que chez Pinter, le bon acteur, comme le bon politicien, est celui qui maîtrise et utilise la représentation.
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Transcription d’un ’café-philo’ organisé à Lyon par Gérard Wormser, directeur de la Revue Sens Public, dans le cadre de l’événement « Viva Pinter » (Café de la Cloche, Lyon, 8 mars 2007). ↩
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Shakespeare William, Tragédies, traduction de Jean-Michel Déprats, Editions Gallimard, La Pléiade, 2002, vol.1, p. 43. ↩
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"I’m a gentleman’s gentleman. And you’re no bloody gentleman ! " ↩
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"I am nobody’s servant." ↩
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"I run the whole bloody place." ↩
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"Go and pour me a glass of brandy. […] Well don’t just stand there ! Go and do it !" ↩