Au cours de l’automne 2001, j’ai réalisé, dans le cadre d’une étude de cas sur les conditions de la vie des femmes cadres, 15 entretiens non standardisés avec des femmes occupant des fonctions de cadres moyens et supérieurs dans une entreprise multinationale qui exerce ses activités dans le domaine des services financiers en République tchèque. La plupart des femmes interrogées avaient entre 28 et 35 ans et travaillaient à la gestion d’un groupe de dix subalternes jusqu’aux positions les plus élevées de cette entreprise.
La quasi-totalité des femmes interrogées ont terminé leurs études supérieures après la révolution de 1989 et ont immédiatement commencé à travailler dans cette société. Leur carrière a pris en général un brusque essor. Grâce à cette étude de cas, nous avons l’occasion d’observer comment ont démarré les carrières d’une nouvelle génération de femmes – des femmes qui ont étudié et travaillé déjà pendant le nouveau régime post-communiste. Leurs stratégies de vie n’ont pas alors été rompues par le renversement politique, mais se sont développées parallèlement à la transformation de la société. Pour mon exposé, qui a pour but de montrer quelques contours de la situation des jeunes femmes cadres, j’ai choisi de présenter certains résultats de cette étude.
L’ensemble de 15 entretiens, réalisés sur le même lieu de travail, constitue une étude de cas qui permet d’analyser un milieu de travail à partir du point de vue de femmes occupant des fonctions diverses. Elle nous permet d’observer les changements d’attitude des femmes envers leur relation au travail et à la famille et les changements des modes d’argumentation et de construction des significations à la faveur de leur promotion aux postes supérieurs, mais aussi dans les différentes catégories d’âge. Dans la première partie de mon exposé, je vais me concentrer sur la famille et les projets familiaux des femmes cadres, sur la relation entre la famille et la carrière. Dans un second temps, je vais m’intéresser surtout à la dimension professionnelle de leur vie, notamment au concept de l’égalité des chances entre hommes et femmes tel qu’il est présenté par les femmes cadres elles-mêmes, mais aussi à la réception de ce concept de la part de la direction de l’entreprise. Enfin, je montrerai les différences sexuées en ce qui concerne le style de travail et la gestion et, en même temps, la structuration et l’organisation du lieu du travail, qui est beaucoup plus favorable aux cadres masculins.
L’échantillon des femmes interrogées se compose de 9 femmes sans enfant âgées de 27 à 33 ans, 3 femmes sans enfant de 39, 40 et 50 ans, et 3 femmes ayant des enfants, de 30, 34 et 40 ans. L’âge des femmes interrogées montre, surtout en ce qui concerne le premier groupe cité, l’importance et l’actualité de la question de la fondation d’une famille. Le thème de la décision et la réflexion sur les conséquences qu’elle entraîne forment une des lignes principales des entretiens.
En premier lieu, il faut dire qu’il ne s’agit pas de savoir si la femme va fonder ou non une famille, mais plutôt de décider à quel moment il sera opportun de le faire. Il apparaît qu’en République tchèque, la catégorie des femmes qui décident de rester sans enfant et de se concentrer sur leur carrière est embryonnaire. Et ce sont les femmes âgées de 30 à 35 ans qui forment la première génération de ces femmes orientées exclusivement vers la vie professionnelle. D’après les recherches sociologiques réalisées en Europe occidentale, les femmes occupant les fonctions supérieures restent souvent à jamais sans enfant du fait de cette décision initiale qui imposerait de choisir exclusivement entre la famille et la carrière. Au contraire, les hommes cadres supérieurs ne renoncent pas, en général, aux enfants et à la vie familiale, car du point de vue du contrat du genre , la famille ne représente pas un frein ou un obstacle à leur carrière. [Wajcman 1998] Notre recherche qualitative indique qu’en République tchèque aussi, on sera témoin d’une importante différenciation des stratégies en fonction des sexes, et surtout de l’accroissement du choix en faveur de la carrière.
Les femmes sans enfants que nous avons questionnées et qui ont déjà dépassé le seuil de l’âge de la reproduction ne font pas encore partie de cette nouvelle génération de femmes orientées vers la carrière, car leurs représentations de la famille et de la maternité ont été formées dans le milieu et l’époque qui ne permettaient pas ce type de choix. Pour cela, elles n’expliquent pas le fait de ne pas avoir d’enfant comme étant la conséquence d’un choix, mais comme le résultat d’une coïncidence entre différentes circonstances, par exemple l’ajournement de la maternité suivi de la constatation de stérilité.
Le groupe des femmes interrogées âgées de 27 à 33 ans se situe au moment même où s’opère la décision de fonder une famille. Les femmes cadres que nous avons interrogées avaient derrière elles, en général, entre 5 et 8 ans d’expérience professionnelle au sein de cette entreprise, qui est caractérisée par une hiérarchie précise des positions et des règles de promotion strictement définies. Il est intéressant de voir que la plupart des jeunes employés de cette entreprise sont embauchés juste après leur sortie des écoles. Pour les femmes interrogées, ce travail représente alors la première expérience professionnelle importante, accompagnée, dès les premiers jours, de la pression incessante à l’élévation de la qualification. De plus, le travail dans cette entreprise, quel que soit le poste réellement occupé, est très ardu et exigeant, autant du point de vue psychique qu’en terme de temps. Les entretiens ont montré que ces femmes ne disposaient presque pas de suffisamment de temps et d’énergie pour nouer une relation amoureuse de longue durée et pour réfléchir à la fondation d’une famille. Et les projets familiaux ne prospèrent pas dans le climat de concurrence.
Je cite :
« Parce que nous avons par exemple une collègue qui s’est décidée : "Une fois que j’aurais réussi l’examen, je prendrai un congé maternité". Elle a réussi ses examens, mais nous avons fusionné avec l’autre entreprise, et alors elle a déclaré : "Alors maintenant, si on nous fixe des buts à atteindre, je vais les atteindre et après je prends le congé". Et finalement, on peut dire qu’elle se propose chaque année un but que moi-même je peux trouver ridicule, mais il semble que pour elle, c’est important, et ça veut dire que le travail et les buts qu’elle se propose sont pour elle plus importants que la famille. Ou peut-être qu’elle est persuadée qu’elle n’est pas encore assez mûre pour avoir un bébé. Mais le problème c’est que la nature fonctionne tout à fait à l’envers et que quand on fait des plans comme ça, le plan en ce qui concerne l’enfant peut mal tourner. »
(Petra, 34 ans, 1 enfant)
Une autre femme cadre, Eva, a aussi exprimé la difficulté éprouvée au moment de décider s’il lui faut quitter un milieu plein de défis et de possibilité d’épanouissement personnel pour prendre un congé maternité. En même temps, son récit montre l’incertitude fréquente des femmes cadres en ce qui concerne l’expérience de la maternité. En fait, toutes les femmes interrogées avaient un rapport extrêmement positif à leur travail, car il leur permettait de montrer leurs capacités, de décider d’une manière indépendante et d’assumer des responsabilités. Il en résulte une crainte du passage du travail à la maison.
Je cite :
« J’y pense bien sûr de plus en plus, mais pour le moment, je ne trouve pas de solution. Pour le moment, je ne sais pas. Je sais que même si je faisais l’effort, ça serait dur. C’est vrai, dans ma fonction, la plupart des choses ne dépendent que de moi, de mon organisation, donc ça pourrait peut-être marcher, mais d’un autre côté, je ne sais pas si ça pourrait marcher car je voudrais m’occuper de l’enfant avec toute l’intensité nécessaire. Et puis, il me resterait peu de temps pour le travail, donc il est inutile d’y réfléchir. Alors je ne sais pas. Sincèrement, je ne suis pas capable de dire comment ça peut se dérouler et je pense que je ne le saurai même pas au moment où je quitterai le boulot pour le congé maternité. Du coup, je verrai bien dans quelle mesure je m’attacherai à la famille, mais j’ai vraiment peur qu’après une année à la maison, en fait, je sois toujours habituée à un certain niveau d’adrénaline et que j’aie besoin d’avoir autour de moi des gens et des problèmes à résoudre. C’est vrai qu’à la maison, j’aurai d’autres problèmes, mais je vais probablement me sentir isolée, et ça va me gêner. J’en ai vraiment peur et je ne sais pas comment réconcilier tout ça. Si je dois accepter de perdre mon travail ou si je réussis à trouver un compromis. Pour le moment, je n’en ai aucune idée précise. »
(Eva, 30 ans)
En général, on peut dire que la raison principale pour laquelle cette génération de femmes cadres réfléchit à la fondation d’une famille tient à l’âge qu’elles atteignent alors. Progressivement, elles prennent conscience de leur horloge biologique, et le fait d’approcher la trentaine déclenche la réflexion. Dans le discours de ces femmes, on constate que se mêlent la conviction, socialement construite, qu’il y a un âge idéal pour avoir son premier enfant, et la conscience qu’il est objectivement une limite biologique pour la reproduction. Cet âge, 30 ans, considéré actuellement par la société tchèque comme la limite ultime pour donner naissance à un premier enfant sans que la femme ne soit désignée comme déviante, ne coïncide pas, en réalité, avec la limite biologique. Mais il est évident que les femmes cadres confondent la pression de leur entourage avec cette limite objective.
Je cite :
« Moi, personnellement, si je n’y étais pas encore obligée, en fait si je ne devais pas, c’est-à-dire si je ne m’approchais pas de cet âge où ça devient risqué, je n’y aurais pas encore réfléchi. Parce qu’à cette époque-là, je préférerais – peut-être que l’on peut trouver ça égoïste –, mais je préférerais voyager et faire des trucs nouveaux plutôt que d’avoir une famille. Mais vu mon âge, il est bien possible que dans un proche avenir, peut-être dans deux ans, bref, nous fondions une famille. »
(Vlasta, 28 ans)
Dans l’échantillon des femmes cadres, j’ai distingué deux voies différentes parmi les stratégies qui visent la réconciliation de la famille et du travail. Il est intéressant que le choix d’une de ces deux stratégies dépende des catégories d’âge telles que je les ai définies au départ. Les femmes sans enfants de la catégorie 27-33 ans sont toutes décidées à fonder une famille, et elles préfèrent de manière systématique la famille au travail. Elles supposent qu’elles seront capables de trouver une manière de réconcilier famille et travail. Soit elles comptent sur la possibilité de se mettre d’accord avec leur employeur autour d’une autre organisation du travail, moins exigeante, soit elles veulent trouver un nouvel emploi qui soit plus compatible avec leur nouveau mode de vie. La plus jeune des femmes interrogées, qui a déjà un enfant (Jitka, 30 ans, une fille d’un an), préfère nettement, elle aussi, la famille au travail. Elle est employée à mi-temps. Sa vie représente donc, concrètement, ce qu’évoquent en termes vagues les femmes qui appartiennent à la même catégorie d’âge.
La seconde stratégie fondamentale est caractérisée par une préférence pour le travail et la carrière, et elle constitue le choix des femmes sans enfant, âgées de 39 à 50 ans, mais aussi celui des deux représentantes de la catégorie plus âgée qui ont déjà des enfants. Il paraît que ces deux stratégies s’enchaînent souvent au cours de la vie. Les femmes sans enfant préfèrent la famille, mais en même temps, elles expriment la crainte de ne pas pouvoir s’épanouir pleinement après la fondation d’une famille. Les femmes cadres qui sont mères ont déjà été confrontées à cette frustration et ont trouvé un compromis entre travail ardu et famille. Elles essayent de faire le maximum pour leur famille, mais en même temps, elles n’accepteraient jamais de renoncer à leur travail et à leur carrière.
L’argument principal des femmes-mères que nous avons questionnées tient à leur relation positive au travail et à leur besoin d’auto-réalisation, tandis que le manque et la frustration qu’elles auraient vécus si elles restaient chez elles auprès de leurs enfants, sans contact avec le milieu du travail et sans possibilité de mettre en valeur leurs capacités, devraient nécessairement se manifester dans leur relation aux enfants et à la famille. La seule solution consiste alors à combiner le travail et la famille, même s’il faut soustraire une partie de l’attention accordée à la famille.
Je cite :
« Il est inutile de se ronger à ne pas travailler bien ou de n’exister que pour la famille. Alors je me suis dit : Soit je renonce à ma carrière, soit je ne vais pas me casser la tête à cause du sentiment d’être une mauvaise mère. Alors j’ai décidé d’être une mauvaise mère, de faire le maximum, mais de ne pas me tracasser chaque soir si je ne suis pas à la maison. Simplement, c’est comme ça. Finalement, les enfants ont quelque chose que les autres n’ont pas. J’ai essayé de m’occuper d’eux toujours, dans le cadre de mes possibilités et de ma nature, et ce sont des enfants assez sages et normaux. »
(Renata, 40 ans, 3 enfants)
Renata, qui a trois enfants et qui occupe le poste le plus haut auquel on puisse accéder dans cette entreprise, est perçue par ses collègues et subalternes comme une exception qui mérite d’être admirée. Elle vient à bout des tâches domestiques grâce à l’aide d’une femme de ménage et d’une baby-sitter, et grâce à sa capacité d’organiser son temps et de travailler à la maison. Elle appartient au peu de femmes qui avouent ne pas aimer le travail domestique et les soins quotidiens et routiniers qu’exigent les enfants. Elle reconnaît que si elle avait quitté son emploi pour rester à la maison, elle aurait trouvé tôt ou tard un autre « divertissement » – des études ou un travail – qui lui aurait permis de sortir de la maison.
Une autre femme interrogée, Jitka, a exprimé de façon similaire le besoin de se faire valoir dans la famille et dans le travail, mais elle a insisté sur sa préférence pour le domaine familial :
Je cite :
« Par contre, le travail reste assez important, et si je suis capable de trouver des moyens de m’occuper de l’enfant, je pense qu’on peut mettre à profit chaque parcelle de temps, effectivement. C’est mieux que d’être embêtée et désagréable à cause du sentiment que quelque chose vous échappe. »
(Jitka, 30 ans, 1 enfant)
La stratégie de la préférence pour le travail et la carrière prend une autre importance pour les femmes sans enfant qui ne pensent plus fonder une famille. Cette catégorie de femmes est persuadée, plus que les autres, que ce type de travail ne peut être concilié avec la famille, sinon très difficilement. Celles qui ont réussi ce pari, de quelque manière que ce soit, doivent compter avec une position inférieure au travail.
La citation suivante illustre nettement la situation des femmes-mères dans l’entreprise. La structure de l’entreprise est formée comme une pyramide de positions hiérarchisées. Sont éliminés de cette structure ceux qui ne sont pas promus, et les femmes-mères qui n’arrivent pas à combiner poste à responsabilité et famille. Le départ des femmes avec des enfants est même explicitement considéré comme une nécessité pour que les positions supérieures puissent être occupées effectivement.
Je cite :
« Par contre, je pense, hypothétiquement, que si je ne voulais pas avoir d’enfant, je pourrais être très contente dans cette entreprise, et pour longtemps. »
(Lenka, 27 ans)
L’entreprise dans laquelle les femmes interrogées travaillent est une institution typique où la politique de l’égalité des chances entre hommes et femmes, en pratique, ne fonctionne pas. Le poste de travail y est défini de façon « neutre », sans égard à la situation personnelle et surtout familiale du travailleur – et ceci convient beaucoup plus aux hommes qu’aux femmes. Au vu de cette conceptualisation de l’égalité, on comprend que la maternité représente un handicap en ce qui concerne la situation au travail des femmes.
Je cite :
« Je pense qu’il faut dire ce que ça signifie, l’égalité. Moi, pendant tout ce temps, je ne me suis jamais, mais jamais sentie discriminée en tant que femme. Peut-être parce que j’étais toujours assez agressive. Mais du point de vue des enfants, l’égalité, ça signifie ne pas prendre le congé maternité, l’égalité, ça signifie organiser sa vie de façon à ne pas avoir besoin de prendre de congé maternité, ne pas rester avec les gosses à la maison, car ça, ce n’est pas l’égalité. L’égalité, c’est d’être toujours ici. Alors trois ans de congé maternité... C’est vrai que c’est comme ça selon la loi, mais ça freine les autres femmes… Alors elles doivent s’organiser pour rester au travail, parce que sinon, les autres les devancent très vite. Et puis personne ne les veut plus, personne ne veut travailler avec elles car il n’est plus possible de compter sur elles, et finalement, elles sont embêtées et préfèrent partir. »
(Renata, 40 ans, 3 enfants)
Les femmes cadres qui projettent d’avoir des enfants, ou qui les ont déjà, se rendent compte que, selon le concept d’égalité de leur entreprise qu’illustre la citation précédente, elles ne peuvent pas travailler après la naissance d’un enfant dans les mêmes conditions que leurs collègues masculins ou sans enfant. Le retour au travail après le congé de maternité – même s’il est le plus court possible – est toujours accompagné d’une nouvelle organisation des obligations professionnelles orchestrée par la direction. Le plus souvent, il s’agit de la combinaison du congé de maternité court (six mois au maximum) et du travail à mi-temps. Vu l’organisation du travail, qui dépend du nombre et de l’importance des clients, cela se traduit généralement par la réduction du nombre de clients dont s’occupe la femme cadre. Cet arrangement correspond bien sûr à un traitement inégal par rapport aux travailleurs sans enfant. Les femmes cadres qui sont mères doivent compter avec une baisse du salaire et une moindre possibilité de promotion.
Mais dans le milieu de la gestion, ce ne sont pas seulement les conditions des mères qui sont difficiles, ce sont les conditions des femmes en général. En fait, la structure de l’organisation et le style de travail convient beaucoup plus aux caractères et capacités masculines, et cette étude l’a bien montré. Au cours des entretiens, les femmes interrogées décrivaient leurs collègues masculins et leur attitude envers le travail avec des adjectifs tels que « concurrentiel », « agressif », « sûr de soi », « calme , etc. Par ailleurs, elles les ont caractérisés aussi comme des personnes « pas assez responsables », « vaniteuses », « incapables de travailler en groupe », « paresseuses », « pas assez pratiques »… Selon ce que j’ai appris du caractère de ce milieu professionnel, on peut dire que le premier groupe des qualités décrites correspond assez bien aux qualités requises dans cet environnement de travail. Le second groupe, par contre, convient à l’image du travailleur dirigeant capable de déléguer le travail et la responsabilité à ses subalternes.
Un certain nombre des femmes cadres ont exprimé leur mécontentement vis-à-vis du style de travail et aussi de l’atmosphère de concurrence qui règne dans l’entreprise. Mais seules quelques exceptions se sont montrées persuadées que l’entreprise pouvait prospérer avec un autre régime et une autre organisation du travail, et notamment moins de pression exercée sur les employés. La plupart des femmes interrogées acceptent l’atmosphère de l’entreprise comme un fait donné et non modifiable, et cela les aide, d’une certaine façon, à s’accommoder de l’inégalité des sexes.
Je cite :
« Mais par contre, il faut dire que, c’est vrai, c’est peut-être un peu plus difficile ici pour les femmes, parce qu’elles ne sont pas de nature agressive alors que l’entreprise l’est, et fonctionne ainsi. Il faut toujours faire attention à ce qui se passe autour et observer de tous les côtés. Cela ne veut pas dire que les femmes n’y ont pas les mêmes chances. Si j’étais plus agressive, je pourrais monter peut-être plus vite, mais ça ne veut pas dire que en tant que femme, je n’ai pas les mêmes chances. Simplement, je me comporte d’une façon différente et donc j’ai des chances différentes. »
(Lenka, 27 ans)
Les femmes cadres ont décrit elles-mêmes leur style de travail et de gestion comme : émotif, pratique, systématique, communicatif, minutieux, critique, détaillé. En même temps, elles ont exprimé leur mécontentement quant à la quantité de travail, de responsabilité, et les exigences psychiques et temporelles que leur poste implique. Ceci ouvre l’hypothèse que les femmes cadres, à la différence des hommes, délèguent moins systématiquement leur responsabilité à leurs subalternes, et les entretiens ont montré qu’il leur arrive souvent de terminer ou de refaire le travail des autres. Ce style de travail, caractérisé par les explications répétées des tâches attribuées aux subalternes, par le contrôle du travail effectué par eux, la discussion de leurs erreurs et les remaniements, ajoute aux femmes une charge de travail bien davantage qu’à leurs collègues masculins. Ces femmes caractérisent ces derniers comme des professionnels capables de prendre de la distance et d’adopter un point de vue élevé. Il est intéressant de voir que malgré les nombreuses descriptions des différences sexuées dans les discours des femmes interrogées, à la question directe « Votre style de travail et de gestion se distingue-t-il de celui des hommes ? », toutes ont répondu, du moins dans un premier temps, négativement. Ce n’est guère qu’ensuite qu’elles ont développé des théories sur les différences de genre. Ceci témoigne du fait que les femmes cadres, en général, ne réfléchissent pas à ces différences ou qu’elles refusent de les admettre.
L’entreprise dans laquelle travaillent les femmes cadres que nous avons questionnées représente un milieu professionnel très concurrentiel, qui se veut neutre et égalitaire en ce qui concerne les deux genres, mais qui fonctionne en réalité à partir de règles qui désavantagent les femmes de manière patente, quelle que soit leur situation familiale. Le milieu lui-même convient plutôt au style de travail masculin et désavantage les femmes. La famille est considérée comme un handicap, et le problème de la réconciliation de la famille et du travail est exclu de la discussion sur l’égalité entre les sexes en milieu professionnel. Il revient à la femme de trouver un moyen de s’accommoder de ces conditions, et de concilier son travail et sa famille. L’entreprise est disposée à conclure un arrangement dans les conditions de travail pour les femmes qui ont des enfants, mais toujours au prix de la perte du potentiel de concurrence et des autres avantages que leur emploi pouvait leur offrir.
Bibliographie
WAJCMAN, Judy, Managing like a Man, Cambridge, Polity Press, 1998.