Peut-être se souviendra-t-on de l’exposé d’Hubert Vincent de l’année passée dans lequel il citait une interview avec une femme qui avait perdu sa fille dans l’attentat à Oklahoma City en 1995. Dans la description de la mère en deuil faite par le journaliste, on trouvait juxtaposées sa beauté et sa douleur, comme si la douleur, la « fêlure », lisait-on dans l’interview, était physiquement présente, et, qui plus est, comme si cette fêlure était inscrite dans la beauté même de la femme, incitant ainsi à une compassion très spécifique. Voilà une situation particulière qui cache, à mon avis, une attitude historiquement très bien ancrée remontant à la constitution de la notion de la femme en tant que « sexe faible » chez Aristote à travers la modification délibérément apportée par la doctrine chrétienne jusqu’à la conception de la féminité d’Emmanuel Lévinas. C’est par une lecture, ou plutôt une relecture un peu hasardeuse, je l’admets volontiers, de certains passages de Lévinas que je voudrais commencer. Ce que je propose donc, c’est justement de relire Lévinas de façon à pouvoir poser la question de la motivation philosophique indépendante de la notion du « sexe faible » qui, de nos jours, ne semble plus être qu’un cliché. Dans cette relecture, ce que j’aimerais souligner, c’est le danger que comporte toute élaboration philosophique d’un concept qui se fait à partir d’un langage donné, sans se débarrasser d’abord de la sémantique historique acquise et partagée.
Commençons donc par le premier passage du Totalité et Infini où Lévinas, en parlant de l’altérité du « féminin » qui se manifeste dans l’amour, la définit comme « faiblesse » :
« L’amour vise Autrui, il le vise dans sa faiblesse. La faiblesse ne figure pas ici le degré inférieur d’un attribut quelconque, la déficience relative d’une détermination commune à moi et à l’Autre. Antérieure à la manifestation des attributs, elle qualifie l’altérité même. Aimer, c’est craindre pour autrui, porter secours à sa faiblesse. Dans cette faiblesse, comme dans l’aurore se lève l’Aimé qui est Aimée. Épiphanie de l’Aimé, le féminin ne vient pas s’ajouter à l’objet et au Toi, préalablement donnés ou rencontrés au neutre, le seul genre que la logique formelle connaisse. L’épiphanie de l’Aimée ne fait qu’un avec son régime de tendre. La manière du tendre consiste en une fragilité extrême, en une vulnérabilité. Il se manifeste sur la limite de l’être et du ne pas être, (…). (…) La simultanéité ou l’équivoque de cette fragilité et de ce poids de non-signifiance, plus lourd que le poids du réel informe, nous l’appelons féminité. » 1
On voit que Lévinas essaie de définir une notion de faiblesse qui ne soit pas un attribut quelconque : c’est un mode d’être qui, pourtant, semble être réservé à cet autre qu’est le féminin , la féminité . En s’efforçant de dépasser le piège de l’ontologie occidentale qui ne fait que réduire l’Autre au Même – l’on sait que c’est là le centre de l’entreprise philosophique de Lévinas – et en redéfinissant la relation buberienne du Moi et Toi, il semble adopter une notion dont il ne met pas en cause le fondement historique (et qui est par conséquent lié à l’usage d’un langage). Pour y voir un peu plus clair, relisons encore un passage d’un texte qui précède la Totalité et Infini , à savoir le recueil des conférences Le temps et l’autre qui remontent au début des années cinquante, et dans lesquelles on voit déjà en gestation tout le système philosophique de la Totalité et Infini :
« La différence des sexes n’est pas non plus la dualité de deux termes complémentaires, car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant. Or, dire que la dualité sexuelle suppose un tout, c’est d’avance poser l’amour comme fusion. Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère. Ce mystère du féminin – du féminin, autre essentiellement – ne se réfère pas non plus à quelque romantique notion de la femme mystérieuse, inconnue ou méconnue. Si, bien entendu, pour soutenir la thèse de la position exceptionnelle du féminin dans l’économie de l’être, je me réfère volontiers aux grands thèmes de Gœthe ou de Dante, à Béatrice et à l’Ewig Weibliches, au culte de la Femme dans la chevalerie et dans la société moderne (qui ne s’explique certainement pas uniquement par la nécessité de prêter main-forte au sexe faible), (…), je ne veux pas ignorer les prétentions légitimes du féminisme qui supposent tout l’acquis de la civilisation. » 2
Ici, l’on voit clairement que l’altérité du féminin, décrit comme mystère, repose chez Lévinas sur un recours à des thèmes historiquement connus : il accorde à la femme une position métaphysiquement, entre guillemets, exceptionnelle, et ce en soulignant que ce n’est pas seulement pour porter secours au sexe faible. Or, la notion de « sexe faible » trouve son origine dans une tout autre économie de l’être que celle de Lévinas. Elle trouve, en effet, son origine chez Aristote qui, comme le rappelle Michel Foucault dans L’usage des plaisirs (pp. 113-114), à la différence de Socrate, nie identité essentielle de la vertu chez les hommes et les femmes. La relation « politique », c’est-à-dire entre gouvernants et gouvernés, est fondée chez Aristote sur une distinction a priori entre l’homme, qui par sa nature ( fysei ) même est plus fort que la femme (la vertu chez l’homme se trouve dans sa plénitude) et, par conséquent, c’est l’homme qui gouverne et c’est la femme qui est gouvernée ( Politique , I, 1254 b, 14). C’est dans ce contexte que Xénophon dans Économique , cité et commenté par Foucault dans L’usage des plaisirs , présente les préceptes concernant la manière de gouverner son patrimoine dans le cadre de la vie matrimoniale, dans le cadre de la maisonnée, de l’ oikos . L’homme et la femme ont des natures différentes : d’après Foucault (p. 207), l’opposition
« naturelle de l’homme et de la femme, la spécificité de leurs aptitudes sont indissociables de l’ordre de la maison ; elles sont faites pour cet ordre, qui, en retour, les impose comme des obligations. »
Il est vrai que chez les stoïciens un certain changement s’opère (Foucault, Le souci de soi ), notamment par rapport à l’idée des qualités différentes de l’homme et de la femme, mais la conception chrétienne marque, sinon un retour à la conception originaire d’Aristote, du moins un changement disons structural dans la mesure où la faiblesse de la femme trouve sa justification, entre autres choses, dans l’inclination naturelle de la femme au péché, notion qui remonte au péché originel commis par Ève.
Mais revenons-en à Lévinas pour voir que les liens entre sa conception et la notion en question sont encore plus importants. C’est que le rapport, le mouvement, comme le dit Lévinas lui-même, vers cette faiblesse de la féminité se réalise, s’accomplit dans une sorte de compassion, de pitié :
« Le mouvement de l’amant devant cette faiblesse de la féminité, ni compassion pure, ni impassibilité, se complaît dans la compassion, s’absorbe dans la complaisance de la caresse. (…) La faiblesse de la féminité invite à la pitié pour ce qui, en un sens, n’est pas encore, à l’irrespect pour ce qui s’exhibe dans l’impudeur, et ne se découvre pas malgré l’exhibition, c’est-à-dire se profane. » 3
Comment se fait-il alors que la faiblesse de la femme invite à une telle attitude sentimentale et physique ? Et, question encore plus importante, y a-t-il un lien entre la faiblesse et sa manifestation, et la compassion ? Au lieu de répondre, ou plutôt comme une réponse partielle – qui ne vaudra peut-être que comme le témoignage attestant qu’il s’agit là d’une expérience partagée à travers l’histoire de l’Occident – je propose le dernier texte à lire, un bref extrait de la première lettre de Pierre Abélard adressée à un ami dont la rédaction est antérieure à 1132 :
« C’est que, si le sexe des femmes est plus faible, leur détresse émeut d’autant plus aisément les cœurs, et comme aux hommes, leur vertu est aussi plus agréable à Dieu. » ( ... quo feminarum sexus est infirmior, tanto earum inopia miserabilior facile humanos commovet affectus, et earum virtus tam Deo quam hominibus est gratior.) 4
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Nijhoff, Martinus, Totalité et Infini , La Haye, 1961 ; Phaenomenologica 8 ; pp. 233-235. ↩
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Le temps et l’autre (IV, l’Eros ; trad. Tchèque Èas a jiné , Dauphin, Edice Studie, Praha, 1997, pp. 142-144). ↩
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Totalité et Infini, pp. 235, 240. ↩
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Lettres d’Abélard et d’Héloïse, Bibliothèque latine-française, Paris, Garnier Frères, Libraires-éditeurs ; texte latin soigneusement revu, traduction nouvelle précédée d’une étude philosophique et littéraire par Octave Gréard ; Lettre première , p. 67. ↩