L’esthétique phénoménologique et herméneutique fournit quelques pistes de réflexion en cherchant à avancer une « vraie » définition de l’art tel qu’il est créé par les femmes. Je refuse le terme d’« art féminin », mais je pense qu’il faut bien accepter l’existence de l’art des femmes qui constitue évidemment un champ spécifique de l’art. Je n’ose pas en exposer les critères puisque l’art n’a pas de règles et je ne veux risquer d’en imposer. Il semblait que le modernisme institutionnel ouvrirait aux femmes les portes du monde de la création artistique dans l’Empire des nouvelles libertés. Devenir femme artiste du modernisme signifiait avoir un espoir, cela signifiait être plus qu’une femme. Mais c’était une illusion puisque les femmes se sont retrouvées dans une position autre, quand bien même paradoxale. Quelle que fut leur sensibilité esthétique, leurs prétentions au poste de vraies artistes furent immédiatement disqualifiées.
Est-il est vraiment important de savoir qui est l’auteur dès lors que l’œuvre existe ? La hiérarchie, selon laquelle l’art des hommes est qualifié d’universel, non déterminé par la différence des sexes, alors que l’art des femmes est conditionné par le genre humain (et qu’il est impossible de croire qu’il est simple et pur), cette hiérarchie d’autrefois continue d’imprégner aujourd’hui les schèmes de pensée. L’art des femmes était toujours considéré comme inférieur à l’art masculin. L’art féminin était nécessairement « différent ». Il contenait des signes qui n’étaient pas présents dans l’art masculin. Pourquoi les fleurs de Georgia O’Keeffe seraient-elles érotiques et féminines, tandis que celles de Vincent Van Gogh triompheraient de la couleur propre ? (Ce que disent les hommes-critiques). C’est ne pas chercher à comprendre ce qui se cache derrière les peintures, à connaître le regard d’une femme sur la vie, la beauté, la nature, le désir et le modernisme.
Les femmes artistes n’ont été, dans l’histoire de l’art moderne, que très peu visibles. À cet égard, la vie de Camille Claudel, artiste incomprise et non acceptée, est éloquente. De même en est-il pour Madame Yvonde, qui a réalisé les premières photographies en couleur en Europe dans les années 1930. Voilà pourquoi a été montée l’exposition « Inside the Visible » (« Dans l’intérieur du visible ») qui se donne pour but de retracer la généalogie de la femme-artiste au 20e siècle, d’étudier dans quelle mesure est perceptible la différence des sexes en ce domaine, et l’influence des rôles culturels prédéterminés. Il est possible de dénoncer toute l’histoire de la création par les femmes telle qu’elle a été écrite -ou non écrite- aussi bien que de dépasser l’opposition entre l’homme et la femme par le dialogue de leurs œuvres artistiques. Il me paraît important de créer un « univers dialogal », à condition qu’il ne soit pas neutre !
Ce qui intéresse l’esthétique féministe, ce sont les questions de l’art féminin et masculin. Est-ce que l’art créé par les femmes est un art féminin ? Et, à l’inverse, est-ce que l’art créé par les hommes est un art masculin ?
Je vais désormais vous présenter deux positions différentes. En premier lieu, celle de Barbara Sichtermann, qui refuse spontanément l’hypothèse de l’art féminin. Pourquoi devrait-on écouter une symphonie, ou regarder une photographie selon le genre de leur créateur ? L’art féminin n’existe pas, selon elle, il est remplacé par l’art de femmes individuelles. Nancy Chodorov pense, quant à elle, qu’il y a des différences de sexe impliquées par le processus de séparation entre la mère et l’enfant, ce qui induit, entre les hommes et les femmes, des différences dans la manière de penser ou de vivre. La relation entre l’art et le genre est alors issue d’une composition symétrique des genres.
Mais il faut ajouter aussitôt que la plupart des femmes s’élèvent au-dessus de leur existence de femmes, et que dans leur pensée artistique domine le préjugé d’une subjectivité non matérielle et indépendante. Voici quelques propos tenus par des femmes qui représentent la scène slovaque des beaux arts dans les années 1990. Pour Mme Silvia Fedorová, l’art féminin, qu’est-ce que c’est ? C’est quelque chose de dégoûtant, une broderie qui sent le renfermé. Quant à Mária Hajnová, elle explique : « Dans ma création, il n’y a pas de corps, pas de physique, ... ». Ivica Kroöláková constate pour sa part : « La différence entre l’homme et la femme n’existe pas (plus ou moins), et n’a jamais existé. »
La société des années 1990 n’est plus caractérisée par l’art féminin, puisqu’il n’existe plus, mais l’expression « art féminin » gêne, comme le terme « esthétique ». La société a peur de l’identité du genre, parce qu’à la faveur de la réflexion féministe, on découvre un événement fondamental : la relation de partenaire que nouent l’homme et la femme est en effet une liaison de civilisation, une liaison culturelle. La plupart des hommes ne cultivent avec les femmes qu’une liaison superficielle et non pas une relation durable.
Les femmes ne sont pas identiques. Une femme n’est pas une abstraction. Il faut l’admettre. Des femmes spectatrices n’ont pas les mêmes ambitions, les mêmes regards. Il y a entre elles de grandes différences, même si l’opinion publique ne le pense pas. À titre d’exemple, on peut citer le cas des femmes « noires » qui n’ont pas accepté l’art « blanc », qui ne lui ont pas donné de statut ontologique. Elles n’étaient pas capables de s’identifier avec un film qui montrait la puissance des « blancs ». Il faut donc faire attention à toutes les possibilités et toutes les incarnations particulières que recouvre l’optique des femmes. L’esthétique est assez critique sur ce point-là.
La réceptivité et l’expérience féminine
Il est nécessaire que l’esthétique dispose d’un fondement empirique, c’est-à-dire qu’il faut étudier l’art des femmes et évaluer l’expérience esthétique d’un public hétérogène. Il n’y a d’œuvre que perçue/reçue dans la rencontre d’un objet et d’un sujet. D’où l’intérêt de réhabiliter l’expérience esthétique.
L’esthétique traditionnelle considère le récepteur comme un spectateur passif. Avoir du recul par rapport à l’œuvre d’art (Kant appelle cette attitude la « non-initiation ») revient à la « regarder » - cela correspond au terme aesthesis - ou à opérer une perception avec une sensibilité active. La théorie moderne reflète l’art contemporain, abandonne la théorie de « non-initiation » et lui préfère la « façon participante » -donc la participation active- à l’existence de l’œuvre d’art.
Le schéma de l’art des femmes est le suivant : le spectateur monte sur scène, entre dans l’objet architectonique, devient co-joueur et co-acteur. Les femmes créent une œuvre qui présente un menu, et l’homme peut le déguster, entrer dans le processus de la naissance de l’œuvre, et finalement découvrir un monde qui autrement lui resterait inaccessible, monde des femmes des années 1990.
L’esthétique moderne explique l’existence de l’art par l’existence ou par une grande participation du récepteur. L’esthétique phénoménologique et herméneutique privilégie strictement cette participation à l’existence d’une œuvre artistique. Ainsi par exemple, R. Ingarden et M. Dufrenne définissent sans ambiguïté l’œuvre d’art comme l’unité potentielle des qualités esthétiques et des qualités artistiques, qui deviennent actuelles, donc réelles, dans l’acte de réception d’une œuvre par le récepteur. De quoi dépend alors le caractère d’une œuvre ? Tout simplement : des dispositions du récepteur.
L’esthétique analytique développée aux États-Unis explique le statut ontologique de l’œuvre d’art par une matrice d’institutions culturelles qui l’attribuent, ou par le contexte culturel dans lequel l’œuvre est appréhendée par le récepteur. Quelles sont les conditions pour que le récepteur considère l’objet comme œuvre d’art ? Tout tient à l’espace culturel où son « goût » ou « jugement » est formé, en même temps qu’à ses intérêts et ses dispositions esthétiques premières. Or, jusqu’à présent, les théories esthétiques ont parlé du « récepteur » en général sans chercher les différences entre « l’homme-récepteur et la femme-réceptrice ».
C’est aussi la raison pour laquelle plusieurs théoriciennes américaines appellent à une recherche plus approfondie en ce qui concerne l’expérience esthétique et la réaction esthétique à l’œuvre d’art qui prenne en compte la différence du genre – spectateur, joueur ou lecteur féminin/masculin - mais aussi les différences dues aux appartenances ethniques.
Dans le cadre de la réceptivité de l’art, il est possible de parler des femmes qui s’identifient avec la culture masculine, qui acceptent le point de vue des hommes et essayent de s’identifier avec les dogmes masculins (et il y a là effectivement un phénomène à étudier dans l’esthétique féministe). Ce type de femmes disposent d’une façon masculine de voir les choses et essaient, par leur activité, d’être les égales des hommes au niveau intellectuel et au niveau professionnel. Elles ne veulent pas être différentes dans la mesure où elles estiment que leur travail vaut le travail d’un homme.
Il est indispensable de créer un univers favorable à la communication productive entre l’homme et la femme, et ce non seulement dans le milieu professionnel, mais plus généralement dans tous les domaines. Quand les femmes et les hommes commenceront à communiquer en tant que partenaires, après avoir changé leur optique culturelle, ils modifieront petit à petit leur manière de faire l’expérience et d’admirer les œuvres d’art.