« ... car, ici, vous semblez être des touristes de la démocratie. »
Silvio Berlusconi, Parlement européen, Strasbourg, 2 juillet 2003
La formule de Silvio Berlusconi a le mérite de la clarté : le député européen est un touriste. Entendue à côté et à la suite de l’apostrophe douteuse qu’il adressa à un député allemand pour lui rappeler le fascisme de son pays et de son peuple, tout le monde a vu dans cette expression déplacée de « touriste » l’excès risible d’un homme de spectacle. C’est une erreur. Silvio Berlusconi fut un temps député européen. Il sait de quoi il parle, il mesure parfaitement ce qui peut s’énoncer dans le cadre politique européen, encore contesté par les opinions nationale, publique, ou politique.
I Tourisme
En général le touriste a un peu d’argent, et beaucoup de loisir. Le touriste s’oppose au travailleur resté en métropole. Nous ne sommes pas loin des deux images prisées par l’opinion médiatique : le député européen gagne beaucoup d’argent et ne travaille guère. Si les sièges du Parlement européen se trouvaient dans l’Europe du Sud, et non à Bruxelles ou Strasbourg, on imaginerait volontiers les députés à la plage.
Dérision ? Non, l’auteur de la boutade est beaucoup plus malin. Nous sommes des touristes de la démocratie parce que l’Europe institutionnelle est un luxe du 20e siècle, une fantaisie, agréable certes, mais de pays riches. Une société qui accède à la capacité d’offrir à ses membres le loisir, donc le tourisme, est une société à l’abri des guerres. Tous les membres de cette société ne sont pas conviés au plaisir des vacances exotiques, ou simplement au plaisir des voyages, mais les peuples de ces pays vivent en paix. Il n’y a pas de tourisme dans les pays en guerre, faut-il le rappeler ? Donc, l’Europe est en paix. C’est bien la première chose à souligner lorsque de jeunes élèves viennent visiter le Parlement. Avant d’être un marché, l’Europe a voulu la paix, est une machine à fabriquer la paix. Ne jamais l’oublier lorsqu’on parle de l’élargissement de l’Union à de nouveaux pays.
Nous appartenons aussi à l’industrie touristique parce que nous sommes des voyageurs. Quand deux députés se rencontrent hors des enceintes parlementaires, de quoi parlent-ils ? De voyage, de gare et de train, de correspondances et de retard d’avion. Je peux rêver, plusieurs nuits de suite, de halls, de parkings, de correspondances, de bagages. Le député européen va à Bruxelles et à Strasbourg, semaine après semaine, mais aussi dans les villes du pays à la tête de la présidence tournante de l’Union européenne, à des manifestations dans son propre pays, à des réunions de réseaux européens un peu partout en Europe, et il effectue des missions bien au-delà, en Afrique, au Moyen-Orient... Cela se rapprocherait du voyage touristique conçu comme un circuit programmé. L’Europe est à Kaboul pour soutenir la reconstruction, ou à Amman pour participer à une assemblée de parlementaires de la Méditerranée. Malgré les fermetures jalouses de leurs frontières, les Européens sont délibérément tournés vers le reste du monde, pratiquant les échanges politiques et les soutiens financiers. Le parlement serait donc une agence de voyages, voyages militants, ou voyages d’agrément selon le tempérament ou la couleur politique du député ?
Le député européen est un touriste parce qu’il bouge tout le temps. Mon interlocuteur reste en général bouche bée si je lui fais comprendre le rythme hebdomadaire de mes déplacements ; il en imaginerait bien un ou deux par mois, pas plus. On nous croit à Paris au détour d’un trottoir ou d’une réunion, mais demain nous serons à Birmingham ou à Thessalonique pour douze, vingt-quatre, ou trente-six heures. Une différence d’importance cependant: le député européen connaît mieux les petits matins solitaires en route vers une gare, ou le petit déjeuner d’un hôtel standardisé, que les grasses matinées partagées du vacancier serein.
Ce mot de partage évoque une autre réalité touristique évidente : à l’image de toute société, les lieux de vacances, sauf quelques exceptions, monastique, homosexuel(le), sont des lieux mixtes, où le mélange des sexes et des genres semble l’évidence. Au Parlement européen, cela y ressemble : 30% de femmes députées, c’est un seuil de mixité incontestable. Nous nous rapprochons de la « vraie vie », nous oublions de compter le trop ou le pas assez d’hommes ou de femmes ; nous n’y pensons pas. En revanche, toute réunion à l’Assemblée nationale française renvoie assez brusquement les femmes présentes au sentiment d’être une espèce à part, une tache de couleur un peu détonante. Notre présence y perd de son évidence. Le Parlement européen serait un lieu de villégiature parce qu’il est profondément mixte. Mixité des sexes et mixité des sociétés : costumes classiques et jeans-baskets se mélangent sans gêne.
Touriste encore parce que nous fréquentons les langues vivantes multiples, onze pour quinze pays, vingt et une pour vingt-cinq à partir de mai 2004. Plutôt Babel que l’auberge espagnole. Si l’auberge espagnole est le lieu où l’on trouve uniquement ce que l’on y apporte, l’image de l’Europe appartient au registre comptable et parcimonieux, même dans le cumul et l’abondance de sa diversité. Babel, en revanche, montre à la fois l’ambition des hommes qui s’égalent aux dieux et la confusion des êtres qui ne peuvent s’entendre. L’Union européenne, surtout celle qui se veut politique grâce à une Constitution, rêve de grandeur divine. Mais la confusion n’est pas de mise. L’Europe du troisième millénaire a des traducteurs. Ces derniers ne coûtent pas si cher ; et ils sont brillantissimes. Ils assument les casse-têtes avec une vraie sérénité. Le pire est celui de la commission pêche : les noms des poissons ne sont pas transposables d’une langue à l’autre. La confusion ne règne donc pas du tout. Si l’image du bain linguistique évoque la fonctionnalité de l’apprentissage, disons que les députés, assistants, fonctionnaires, se baignent sans angoisse, et certains avec plaisir. Nous jouons avec les langues. Les Français, tout le monde le sait, sont loin d’être les meilleurs. Ils sont franchement nuls. Mais le plaisir est partagé entre les polyglottes et les infirmes. La satisfaction d’avoir conservé sa langue nationale et maternelle permet la politesse des distinctions linguistiques. L’ascenseur est le lieu suprême du respect ; et de l’agrément des sonorités. Les corps y sont pour quelque chose. Le finlandais et l’italien, l’allemand et le portugais se mélangent dans l’oubli des disharmonies du brun et du blond, des hanches et des jambes, des grands et des petits. La masse du mélange annule les réticences et freine les reculs. La curiosité et le dépaysement l’emportent. On peut tout dire contre l’Europe, celle du marché, de la bureaucratie, de la frilosité ; on ne peut nier sa profonde réussite linguistique. Ceux qui craignent de perdre leur identité nationale dans l’Europe devraient être rassurés. L’anglais dominant du monde de la globalisation existe, mais il est tenu à distance, renvoyé à sa nécessité de fonction simplifiante ; il devient ce qui reste comme langage quand on a éliminé toutes les autres possibilités ; il est la langue qui ne sera jamais seule, accolée à l’allemand ou au français...
Le touriste distend les liens familiaux et amicaux, l’éloignement met, c’est un pléonasme, de la distance. Internet, fax et courriel ont changé les choses, rapprochent les députés envoyés à l’Europe de leurs partis ou gouvernements, mais les missives entre un député et sa base géopolitique circulent drôlement. La cellule Europe du gouvernement, le SGCI, choisit ses thèmes prioritaires et le résultat est aléatoire. Le touriste parlementaire est toujours heureux, avant les votes, de connaître la « position de la France ». Le ministre des Affaires européennes, de droite ou de gauche, s’intéresse foncièrement aux parlementaires européens lorsque arrive le vote relatif aux sessions du Parlement, impliquant son maintien ou non à Strasbourg. Consigne ferme (Renaud Donnedieu de Vabres) ou rappel à l’ordre (Pierre Moscovici), le ministre se souvient de nous. Ce sera le souci de Noëlle Lenoir de créer du lien plus substantiel. Certes, Strasbourg et Bruxelles sont loin des centres de décision parisiens ; excusons donc l’oubli des voyageurs partis sur les routes d’Europe. Plus étonnants furent les six mois de la présidence française en 2000. On pouvait douter de sa propre existence d’élu de la nation, de représentant du peuple présidant un semestre l’Europe, de parlementaire de la gauche plurielle au pouvoir. Le vide était sidérant. J’ai vu d’autres présidences agir différemment. Déléguée interministérielle aux droits des femmes, j’ai, par deux fois, représenté la France dans des « Conseils informels », alors que tous les autres pays envoyaient des ministres... Et la couleur politique ne change rien à l’affaire. Au quotidien, on lit dans la presse la rencontre hautement symbolique, à Versailles, des députés allemands et français (sans les députés européens des deux pays ?), l’invitation à l’Élysée des députés membres de la Convention pour une Constitution européenne (sans les conventionnels du Parlement européen ?), la mention d’une initiative des députés socialistes, cités par leur nom propre s’ils sont nationaux, « députés européens » sinon. Pas de nom, pas d’existence, pas de fonction, le député européen ? Un touriste, passant anonyme, individu superposable, abstrait. On lui reproche d’être inconnu de ses électeurs, sans territoire délimité, région attribuée. Mais qui veut le connaître ?
Comment, dans ces conditions d’éloignement et de voyage, être un élu actif ? En cultivant prétendument le loisir plus que le travail ? Tout journaliste a un jour la tentation de parler du vide de l’hémicycle (en cela mis dans le même sac que l’hémicycle du Parlement national). Dommage que ces mêmes journalistes ne soient pas là lorsque un rapport est discuté après 21heures, 22heures, 23heures le soir, par exemple un rapport sur la culture ou un rapport sur le droit des femmes, sujets rarement présents en milieu de journée. Mais ils ont déserté le lieu depuis longtemps. A absence, absence et demi : pourquoi faire semblant de croire que le travail parlementaire se résume à un siège occupé 4 à 6 jours par mois dans l’hémicycle ? A qui profite cette mascarade ?
Quoi qu’il en soit, le qualificatif de « touriste » n’a alors plus aucun sens. Silvio Berlusconi voit bien que les parlementaires sont là lorsqu’il les traite de touriste ; là pour son discours, mais absents le reste du temps ? Fréquentant les grands restaurants à Strasbourg ou les antiquaires à Bruxelles ? Tourisme de riches, de ceux qui s’enrichissent sans avoir besoin de travailler pour autant ? L’idée n’est pas seulement mesquine. Elle signifie que le travail parlementaire frise l’inutile. Elle suppose que ce Parlement européen n’est pas un lieu légitime de pouvoir. Ainsi comprendrait-on le mépris des gouvernements pour ces « expatriés », la dérision des journalistes pour ces personnalités politiques en attente de jours meilleurs.
II La démocratie et ses artifices
Silvio Berlusconi a mesuré sa critique lorsqu’il qualifie les parlementaires européens de « touristes de la démocratie ». C’est une image, seulement une image : « vous semblez être », dit-il. C’est une image, un semblant, une ressemblance. Nous entrons là dans la comparaison, mais aussi dans l’approximatif. Il ne s’agit plus seulement de se moquer de quelques pions sur l’échiquier, députés transformés en boucs émissaires, mais d’indiquer l’échiquier lui-même, dont le dessin est problématique ; et cette fois-ci avec l’assentiment de toutes les parties en présence. Simplement, l’appréciation des apparences n’est pas la même pour tout le monde. Si le chef du gouvernement italien se reconnaît dans les artifices de la démocratie, le fantassin parlementaire s’inquiète. Trois notions se déploient ainsi en surface, la citoyenneté, la gouvernance et l’opposition formelle entre communautaire et national. La comparaison se fait simplement par des glissements de sens qui dénaturent la démocratie comprise comme valeur et comme support d’un système politique. Le flou s’installe entre citoyen et consommateur, entre gouvernance et politique ; et la séparation entre communautaire et subsidiaire s’estompe en un jeu de cache-cache des responsabilités.
Citoyen
Rappelons-nous que le tourisme accompagne la création d’un être nouveau, contemporain de la construction européenne, à savoir le consommateur. Le touriste est toujours un voyageur, et très souvent un consommateur. De fait, le représentant du peuple européen promeut souvent une société fondée sur la consommation ; avec en amont, l’Europe du marché, l’Europe libérale, centrée sur la production, et le commerce. C’est là un paradoxe : une assemblée politique débat principalement d’une construction économique. Un parlement s’occupe d’un marché. En conséquence, on ne s’étonnera pas que l’élu(e), le représentant des peuples et nations européens, se contraigne, dans son être comme dans son action, à soutenir ce marché communautaire : il est élu par des citoyens dont on doit se soucier de leur capacité à consommer ; des biens et des services, comme de l’éducation et de la culture. De même, le citoyen européen serait, lorsqu’il vote, moins attentif au politique, à l’avenir d’une société dont il se représente le sens et le bien commun, qu’au confort de sa place dans une construction sociale européenne. Ce mot de construction fait toujours penser à l’équilibre d’un assemblage de pièces, non à une dynamique humaine.
Rien de bien nouveau dans cette constatation d’une Europe du marché, si ce n’est du point de vue du chef d’État italien, chef d’entreprise et magnat de la presse. Le député est au service du consommateur, il en est l’image, il lui ressemble.
L’électeur et l’élu(e) seraient donc d’abord des semblables, des citoyens qui se ressemblent. La fonction représentative serait réduite à un dédoublement à l’infini de citoyens. C’est pourquoi le citoyen est décrit dans les textes qui naviguent entre la Commission européenne, le Conseil des ministres et le Parlement européen de deux façons : comme un être juridique dont il faut défendre les intérêts, et comme un individu simple qui mérite des rapports de transparence et de contiguïté. Il est peu surprenant de définir le citoyen comme un être à protéger et défendre ; on imagine qu’une personne juridique, même si elle n’est pas vue comme un « animal politique », participe d’une vie démocratique. Plus curieux est le vocabulaire de la transparence et de la proximité. Se rapprocher du citoyen, lui donner à voir le fonctionnement des institutions européennes seraient le premier devoir du parlementaire. C’est donc pour cela qu’il représenterait une partie de la nation ?
D’un côté la défense des intérêts des électeurs citoyens consommateurs, de l’autre la pyramide construite de proche en proche par des millions d’électeurs qui délégueraient quelques parlementaires avertis vers un lieu de décision ; tels seraient les deux piliers de la représentation parlementaire. Alors on peut dire en toute certitude que c’est tourner le dos à la représentation politique. Représenter une portion de la nation, c’est bien plus qu’être un avocat ou un porte-parole, c’est exprimer un projet où des individus citoyens peuvent se reconnaître.
Libre à chacun d’évaluer alors la provocation du discours de Kofi Annan recevant le prix Sakharov en janvier 2004 dans l’enceinte parlementaire à Bruxelles. Pour ma part, j’entendis ce discours comme l’écho de mes préoccupations de députée, de représentante d’une portion de la nation française. Il égrena l’un après l’autre les termes qui peuvent énerver le citoyen européen, protégé juridiquement, averti consommateur, animal responsable autant que certains de ses représentants élus : la qualité de réfugié, de demandeur d’asile, d’immigré, d’intégré. Il serina à une assemblée enthousiaste pour les uns, atterrée pour les autres, la nécessité d’une Europe ouverte au projet politique d’une humanité globale. On vit bien alors qu’il parlait politique, citoyenneté renouvelée à des individus loin d’être tous convaincus de re-présenter, de porter une idée, une utopie. Certains parlementaires, en effet, ont clairement la volonté de rester les semblables de leurs électeurs, de se contenter de leur ressembler. C’est ainsi qu’on commence à faire semblant, à dédoubler l’électeur plutôt que de le transcender dans une représentation dynamique parce que politique.
Gouvernance
Faire semblant, c’est aussi accepter l’approximation. Il y a un mot qui sert à tout, en Europe, en France comme dans le monde entier, c’est celui de gouvernance. Il permettrait de dire à la fois le politique et l’économique, il ferait moins peur que le terme, toujours partisan, de gouvernement, il rassurerait sur le souci économique du bien-être de tous. On lui accole d’ailleurs souvent un adjectif, en insistant sur « la bonne gouvernance ». Ainsi il s’agirait de l’intérêt bien compris de tous dans une gestion des sociétés et des nations comprise comme la recherche du consensus le moins douloureux, ou le plus productif. La gouvernance, c’est d’abord une affaire de consensus fondé sur le bon sens partagé le mieux possible; quand le gouvernement, en revanche, suppose un projet, un programme ouvert à la controverse. Or, il n’existe pas de démocratie sans dissenssus, sans désaccords, rapports de force, batailles et bagarres pour réformer, transformer un état de fait en vue d’un objectif. Toute politique veut changer le monde. C’est pourquoi les parlementaires européens ne sont que des touristes de la démocratie : ils fabriquent surtout des équilibres consensuels et non de la dynamique politique. Peu importe alors qu’on essaye d’identifier la portée du mot de gouvernance, de mieux en définir le champ.
Pour certains, c’est un terme alternatif à gouvernement, au-delà des gouvernements puisqu’il faut une gouvernance supra-nationale, européenne ou mondiale ; pour d’autres, c’est un terme substitutif à gouvernement, signifiant clairement la suprématie de la gestion économique sur l’ambition politique, de l’efficace sur l’illusoire, le remplacement de la première par la seconde. La gouvernance dépasse, ou remplace le gouvernement. Dans les deux cas, ce mot étouffe le politique.
Il est clair que c’est un mot approximatif, qui fait semblant, qui cherche à s’installer dans le vocabulaire de la démocratie, mais qui en soustrait la précision conceptuelle et le sens politique. En un raccourci, je dirai qu’il faut remplacer le mot gouvernance par celui de Constitution. Seule une Constitution européenne introduira du politique dans l’espace européen, chassant les obsessions mercantiles et le tourisme des affairistes peu soucieux de service public.
Communautaire et subsidiaire
Tourisme et démocratie ne se pensent ensemble que parce qu’il y a désormais déséquilibre. L’opinion publique européenne peine à exister. Mais qui veut d’une opinion publique européenne ? La plupart des parlementaires (européens et nationaux), et de nombreux journalistes, s’entendent sur un point, le respect des limites du « communautaire », le non dépassement des barrières institutionnelles et la préservation du « subsidiaire », de ce qui reste en propre à chaque État. Communautaire et subsidiaire, ce sont des mots qu’il faut apprivoiser. Même si l’adjectif « communautaire » a perdu dans son usage institutionnel l’espace de rêve auquel ouvre le substantif utopiste « communauté », même si on pense plus au régime juridique de la « communauté des biens » d’une union conjugale qu’à un idéal commun, c’est une idée simple et claire : est communautaire tout ce qui relève d’une politique commune, définie par les Traités. Tout autre est le mot subsidiaire qu’il faut toujours définir ou expliquer. C’est à la fois le national et « le reste », le propre de chaque État et ce qui est laissé de côté par l’Union européenne. Accessoire et non fondamental : vu de Bruxelles, oui, le subsidiaire est sans importance ; vu de chaque capitale européenne, non, la susceptibilité l’emporte. Souverainisme et euroscepticisme se nourrissent de ces difficultés. Plus encore, c’est ce qui permet une hypocrisie très utile en politique, celle qui consiste à accuser Bruxelles de tous les maux, de décisions injustes, impopulaires, quand il est facile pourtant de comprendre que ces fameuses décisions de Bruxelles ne sont que la suite logique des accords établis par le Conseil des ministres européens, c’est-à-dire, tous les pays de l’Union, à commencer par le sien propre. Tout cela ressemble à un jeu de cache-cache des responsabilités, hypocrisie politique bien organisée, mais finalement assez irréaliste.
Le déséquilibre est là, dans le rappel à l’ordre communautaire, qui ne cesse de dire ses limites, les lignes à ne pas dépasser des dossiers européens reconnus, et, dans le même temps, dans la revendication du subsidiaire, ou national qui se veut à la fois le principal et l’accessoire. Un exemple qu’on croirait à tort sans importance, celui de l’avortement. D’un côté, lorsqu’une députée belge rédige un rapport sur la « santé génésique et les droits reproductifs », où il est clairement affirmé la nécessité du droit à l’avortement, certains députés se retranchent derrière la barrière communautaire pour ne pas voter et prendre parti dans une résolution démocratiquement acceptée par le Parlement; de l’autre côté, des nouveaux États, La Pologne et Malte, exigent une annexe à leur Traité d’adhésion spécifiant que jamais ils n’obtempéreront si d’aventure l’Europe mettait la « santé reproductive » dans l’espace communautaire. Qu’entendre, sinon que les barrières suscitent des réactions de défense bien grandes, ou peut-être même des attitudes de déni ? Les Portugaises ne vont-elles pas en Espagne, et les Irlandaises en Grande-Bretagne face aux obstacles mis au droit d‘avortement ?
Les journalistes sont étonnamment soucieux de ne pas dépasser les limites du juridique. Et pourtant, n’ont-ils pas vocation à étirer l’espace des institutions européennes pour en faire une place publique ? Le mystère reste entier pour moi. Les medias nous veulent accrochés au fonctionnement le plus strict de l’institution; sinon ils nous préfèrent fainéants. Tout ce qui fait la vie du parlementaire, rapports pour avis, amendements, réunions d’actualité, rencontres transversales, intergroupes thématiques, voyages politiques, la liste serait longue, ne valent rien. Qui a pris la décision de masquer la vie parlementaire? Personne évidemment. Et pourtant tout est fait pour nier l’évidence de l’activité parlementaire, et, je dois le dire, le plaisir de ce mélange des opinions et des convictions. Doit-on penser que la dépréciation chronique de l’image du parlementaire exprime la difficulté journalistique à contrôler cet espace nouveau ? Quelle maîtrise pourraient-ils, en effet, avoir de ce lieu hors frontières et pourtant commun à tous ? Peut-on accepter, tolérer une opinion publique non nationale?
Cependant, l’espace public, l’agora, sont bien les premières images auxquelles on pense lorsqu’on arrive dans l’enceinte du Parlement. Venus de loin, de très loin pour certains, hommes et femmes confrontent points de vue et croyances, sensibilités et divergences. Certains observateurs seront déçus : pas de grandes tirades ou développements idéologiques car le temps des interventions se comptent en minutes et en secondes, le coût de la traduction l’oblige. Cela n’empêche pourtant pas l’éloquence propre au démocrate. Pourquoi ne pas tirer plaisir et enseignement d’un parlement unique au monde, d’un parlement qui fonctionne et exprime le pouvoir des peuples, leur souveraineté ?
Pendant ce temps, grâce aux institutions européennes, la vie se transforme. Les jeunes Européens font eux aussi du tourisme, universitaire et amoureux. Ils voyagent d’une université à l’autre grâce au programme Erasmus, ils tombent amoureux, construisent des couples et des familles binationaux, mettent à mal la subsidiarité du droit civil par leurs exigences ou leurs déboires lorsqu’ils divorcent et retournent chacun dans leur pays. Et c’est ainsi que se développe une « zone grise », ni subsidiaire, ni communautaire, l’Europe de demain. Cela s’appelle aussi la mobilité: étudiants, mais aussi artistes, tout travailleur est susceptible de circuler. On peut s’inquiéter à juste titre des conditions de la circulation, notamment des travailleurs de l’industrie pour qui la flexibilité est destructrice d’emploi; mais la circulation crée désormais l’espace, civil et bientôt politique. Le Parlement en est la place publique. J’ai l’impression de dire une évidence. Il est vrai que cette place publique précède le mouvement de l’histoire, ou, au mieux, l’accompagne, comme un ami attentif. Il faudra bien, un jour, que nos commentateurs se penchent sur la passion commune pour l’Europe et les Européens qui rapproche, par delà les couleurs politiques, les habitués des institutions communautaires.
III Démocratie parlementaire
Le mépris pour le Parlement européen et ses parlementaires est un anachronisme si l’on prend la mesure de ses pouvoirs accrus, pouvoir budgétaire mais aussi législatif. Ou bien, est-ce justement parce que les pouvoirs augmentent qu’il faut déprécier l’institution, comme par une manœuvre conjuratoire, expression d’une peur dont l’objet reste confus ? Personne ne niera que la peur est un axe puissant de la méfiance à l’égard de l’Europe ; et elle fait miroir entre les pays anciens comme la France et les pays nouveaux qui entrent en 2004. Les débats sur les pouvoirs perdus ou conquis, déplacés ou imposés nourrissent les controverses sur les bienfaits ou méfaits de l’Europe. Mais, pendant ce temps, jeunes et moins jeunes traversent les frontières, touristes de la démocratie eux aussi. Ils font l’Europe autant que nos institutions. Le parlementaire aussi fait l’Europe ; et pas seulement s’il est en commission agriculture, juridique ou budgétaire, là où les enjeux sont de taille et les batailles rudes. Il est d’ailleurs amusant de souligner qu’à l’heure d’Internet, les pétitions redeviennent un puissant outil politique. Qui sait qu’il existe au Parlement européen une commission consacrée uniquement aux pétitions? Citoyens individuels ou associations peuvent saisir le Parlement européen au regard des objectifs et principes de l’Union européenne. Elles ne seront pas seulement lues et commentées. Une suite, technique, institutionnelle ou politique leur sera donnée.
L’expérience parlementaire européenne est une expérience politique. On y assiste à la construction d’un espace public, lieu de mise en commun et d’affrontement des opinions ; on y voit l’histoire en train de s’inventer, laboratoire d’idées meilleures ou de risques nouveaux ; on s’y dispute de façon répétée, et ce ne sont pas toujours les mêmes qui gagnent.
Je prendrai deux exemples, deux thématiques, celle des commissions parlementaires que j’ai fréquentées pendant les cinq années de mon mandat parlementaire, les femmes, et la culture. Ce sont aussi des sujets consensuels : qui semblerait contre le droit des femmes et l’égalité des sexes ? Qui serait contre un accès à la culture pour tous ? En Europe, apparemment personne.
Puisque ce ne sont pas des sujets structurels, communautaires fondamentaux, on y observe encore mieux cette opinion publique en train de se faire. Les députés, membres de ces commissions parlementaires, ont des opinions. Là, on y légifère peu, mais on pense, on s’exprime, on représente les opinions des électeurs à travers la sienne propre. On écrit des rapports qui seront votés par une assemblée plénière : ils deviendront des résolutions du Parlement, passage au niveau symbolique des débats d’opinion. Directives, recommandation, proposition de la Commission de Bruxelles suivront...
L’opinion commune
L’opinion publique commence par l’opinion commune. En matière d’égalité des sexes, les choses se traitent par le haut des exigences. L’égalité professionnelle, la parité, la lutte contre les violences s’inscrivent dans les textes, législatifs pour l’égalité, politiques pour la parité, ou donnent lieu à des programmes de financement, tel Daphné pour les violences par exemple. Les États membres suivent ou ne suivent pas. La parité ne fut pas une idée spontanée en France, l’égalité professionnelle, qui a fait l’objet de plusieurs directives européennes est loin, dans notre pays, de souscrire aux exigences communautaires, la violence alimente chez nous un débat idéologique parfois archaïque. Voilà pour la France. Mais si je parle d’opinion commune, c’est parce que les cultures opposées des divers pays parlent, en commission, un langage unique. La députée finlandaise qui réécrit en 2002 la directive pour l’égalité de traitement (de 1976) en distinguant soigneusement le harcèlement sexuel du harcèlement lié au sexe se montre, à l’instar de son pays d’origine, très au fait des dernières analyses de l’égalité ; elle met d’ailleurs le harcèlement du côté de la discrimination, donc du manquement à l’égalité, plutôt que du côté de la morale et de ses avatars idéologiques. C’est sans doute cet avant-gardisme qui soutient une députée grecque lorsqu’elle profite de la présidence grecque de l’Union européenne pour interpeller son ministre sur l’interdiction faite aux femmes de pénétrer le Mont Athos, lieu monastique fort étendu réservé aux hommes, au nom d’un manquement à l’égalité des sexes. Le ministre peut répondre par une boutade en évoquant le Vatican tout aussi fermé aux femmes (mais hors de l’Europe). Il est clair que les avancées nordiques soutiennent une parole émancipatrice pour tous les pays présents, sinon intenable à l’intérieur de son propre pays.
L’Union fait la force, me direz-vous. C’est vrai mais l’union produit aussi une pensée commune où s’équilibre la référence à son pays d’origine et la nécessité d’avoir une position globale, faite de compromis et d’accord. Le long travail des amendements sur un rapport, les discussions en commission sont un apprentissage de l’acte démocratique que je ne regretterai jamais. S’affronter sur le plein emploi des femmes montre que c’est une évidence pour certains pays plus que pour d’autres, par exemple la Suède et la France, souligner la difficile conciliation (moi je préfère dire articulation) de la vie professionnelle et familiale n’a pas la même résonance en Espagne et en Allemagne, réclamer la parité politique pour les prochaines élections européennes est plus simple vu du Danemark que d’Italie. Les comparaisons permanentes entre députées de culture nationale différente se font toujours au profit du plus, plus d’égalité entre hommes et femmes, et non du moins.
Finissons sur la politisation de la reconnaissance des discriminations. Cette politisation est acquise. Qui perdrait son temps à discuter des bienfaits ou des méfaits de l’action positive ? Ce n’est pas affaire d’influence anglo-saxonne contre universalisme occidental. C’est une histoire de pragmatisme. L’Europe se donne une opinion commune à travers son pragmatisme. Elle sait la situation aporétique, elle assume la contradiction : il faut une commission qui défend spécifiquement les droits des femmes et en même temps il est nécessaire d’instaurer des politiques transversales à toutes les thématiques, « gendermainstreaming », dit-on. Il faut donc respecter la particularité d’un problème, et le traiter comme les autres. A ce degré de lucidité, la nation française n’est pas parvenue.
Le domaine de la culture, quant à lui, ne joue pas d’un idéal commun à construire et à atteindre. S’il y a une opinion commune entre députés de cette commission, c’est celle d’un bien existant à défendre. La culture est un bien, et une passion, un goût pour les arts et l’éducation. Certains s’intéressent plus à l’accès à la culture, école et démocratie locale, d’autres aiment le cinéma ou la musique classique.
Le premier mot qui s’apprend est celui de patrimoine. Il existe des biens propres à l’histoire de l’Europe et les querelles pourraient se résumer à la réclamation, par la Grèce des frises du Parthénon, conservées en Grande-Bretagne au British Museum. Le patrimoine est vu comme le regroupement de biens communs qui font l’identité de l’Europe. La question aujourd’hui porte sur les tentatives, italiennes notamment, de privatiser une partie de son patrimoine. Au-delà d’un problème spécifique à ce pays pour cause de profusion d’œuvres d’art, la question pouvait se généraliser dans une audition publique en écoutant le représentant britannique donner sa version de l’équilibre du financement privé-public de la culture. L’opposition entre les deux financements perdait de sa simplicité. Il n’y a pas de droit d’entrée dans les musées britanniques.
Plus difficile est le regard sur notre histoire. Proposant une audition publique sur l’histoire de l’Europe au début de mon mandat, je sentis des appréhensions multiples et je compris seulement dans un deuxième temps que notre histoire était celle des guerres. Tout le monde n’avait pas envie d’en parler, et pas seulement les Allemands. Un touriste ne se mêle pas trop des histoires du pays qu’il traverse. Pas si sûr. Au printemps 2004, cette audition, proposée par d’autres, aura lieu. La question de l’enseignement de l’histoire, des manuels d’histoire est d’ailleurs devenue d’actualité.
L’Europe doit connaître sa culture commune, et faire la part des histoires nationales (dont les frontières fluctuèrent au cours des siècles). Si le patrimoine, comme son nom l’indique, appartient aux États, il saute aux yeux cependant que ces biens historiques circulent entre États. J’ai donc proposé de rédiger un rapport sur le spectacle vivant. Le théâtre et la démocratie font cause commune depuis l’Antiquité. Et il n’y a pas plus traditionnel. La musique et le théâtre circulent en Europe depuis des siècles sans institution aucune. Ajoutons que cette circulation ancienne a en commun avec la circulation contemporaine de ne générer aucun profit, ce qui semble en décalage avec les impératifs du « marché intérieur ». Le mot patrimoine m’avait paru conservateur, je lui trouve une vertu d’avenir. La circulation des biens et des personnes impliquait en général un soutien à la flexibilité capitaliste, mon rapport devenait une image positive des échanges. On souhaiterait alors que la culture fut assimilée au tourisme, pour la légèreté politique qui serait reconnue et pour le sérieux de l’organisation de la circulation qui serait ainsi rendue possible. Il y a d’ailleurs un mot du Traité d’Amsterdam qui le dit, celui de « coopération » culturelle. Il suffirait donc que les États « coopèrent » entre eux, sorte d’entre-deux entre le communautaire et le subsidiaire.
Un laboratoire
Lors d’une discussion ou l’autre, dans la commission du droit des femmes, il y a toujours une députée, de quelque parti politique qu’elle soit, pour rappeler que l’Europe est pionnière en matière d’égalité des sexes. Cela ne se voit pas dans nos pays respectifs ? Certes, il faudrait que nos gouvernements, notamment la France, transposent les directives. Exemple : la loi sur l’égalité professionnelle de 1983 est la transposition de la directive de 1976. Or, là, on arrive au point où la médisance ne vise plus ces touristes de la démocratie, parlementaires sans efficacité, mais l’Europe toute entière. C’est connu : le mal vient de l’Europe ; mes amies féministes le disent comme tout le monde. L’on vit ainsi le Forum social européen de novembre 2003 conspuer l’Europe, coupable de faire régresser le droit des femmes. Par l’argument de la bataille sur l’énoncé du principe égalité dans la future Constitution, toutes les régressions étaient mises dans la barque Europe ; sans regard pour les politiques gouvernementales, mauvaises élèves de l’Union européenne, destructrices individuellement des acquis du droit des femmes. Pas de tourisme donc pour le féminisme ? Pas de voyages d’un pays à l’autre pour augmenter les exigences féministes ? Si pourtant, le féminisme européen est organisé, structuré.
L’Europe est un laboratoire pour l’égalité des sexes, de deux façons, du côté du pragmatisme dans les principes, du côté des initiatives parlementaires. Tout d’abord, un mot sur le principe. L’égalité des sexes est entrée par effraction dans les textes européens, exactement en 1957, dans le Traité de Rome. Énoncer l’égalité des sexes n’obéissait à aucun idéal politique : il fallait seulement empêcher la concurrence salariale entre les sexes. On attendra longtemps ensuite, le Traité d’Amsterdam (1997), pour dire que l’égalité des sexes est une « mission » de l’Union européenne et qu’on peut légiférer contre les discriminations (article 13). La Charte européenne des droits de l’homme n’a pas énoncé, elle non plus, le principe de l’égalité des sexes mais elle a élargi la volonté d’égalité économique à « tous les domaines » de la vie sociale. Cette victoire fut celle des députées du Parlement actuel. En un mot, et comme par une ruse de l’histoire, les démocraties occidentales qui se sont battues depuis deux siècles pour énoncer le principe d’égalité des sexes, qui l’ont inscrit dans leurs Constitutions, le plus souvent après la seconde guerre mondiale, font avancer l’égalité non par la symbolique mais par l’infrastructure économique.
Ajoutons à cela les initiatives des parlementaires : si un programme contre les violences existe aujourd’hui, c’est parce qu’une parlementaire suédoise a proposé un rapport au retour de la conférence onusienne de Pékin (1995). Les mutilations génitales, les droits reproductifs suscitèrent des résolutions qui font date. Un rapport ne part pas nécessairement à la poubelle. La Commission européenne peut s’en emparer et proposer un programme, les ONG s’en servent toujours comme outil politique, ou support symbolique. En ce sens, j’ai rédigé un rapport sur « femmes et sports », pour élargir le champ des égalités possibles entre les sexes. D’autres initiatives sont plus politiques, réflexion sur le droit d’asile, la parité politique. Mon préféré est celui sur « la place des femmes dans la résolution des conflits », autrement dit les guerres. Y sont tenus ensemble les deux aspects du problème, les femmes victimes, et les femmes actrices.
En un mot, je peux témoigner, du côté des femmes européennes, de leur souci de défendre les droits acquis, tout en pensant l’avenir. Je crois vraiment que le partage des cultures de l’égalité permet à l’Europe d’être pionnière. Le prochain chantier ? L’individuation des droits sociaux, la fin de toute dépendance familiale, pour les femmes, dans l’accès à leurs droits.
L’Europe de la culture n’a pas une dynamique aussi claire. Non pas que la situation soit confuse, elle est simplement prise dans l’accélération des transformations technologiques. Création artistique et production industrielle s’entrechoquent de multiples façons.
« Préserver et promouvoir » la diversité culturelle ; telle est l’expression consacrée à la Commission européenne. Il faut apprendre à penser avec les mots qu’on nous donne. La préservation n’est pas seulement celle du patrimoine, elle est celle de la production audiovisuelle, du cinéma et de la télévision. De la préservation à la promotion, se repose la question de la circulation : comment circule un film en Europe, qui voit, et en combien de langues, une émission télévisée ? Les choses semblent balbutier. Je crois cependant avoir assisté à une époque où les choses basculent.
On dit la culture périphérique au marché mais personne n’ignore qu’elle participe de plus en plus de l’industrie. Nombreux sont ceux qui savent que l’industrie audiovisuelle est une industrie d’exportation prédominante des États-Unis. Comment est-il possible alors de minorer le rôle de la culture pour l’Union européenne ? En arrivant au Parlement, on m’apprit qu’il ne fallait jamais parler de « politique culturelle » puisque la culture est une prérogative nationale, « subsidiaire ». Cinq années plus tard, face à la dispute répétée entre la commission industrie et la commission culture à propos du programme « medias » de soutien à l’audiovisuel, « politique audiovisuelle » est apparue dans le descriptif de la commission culture pour distinguer le politique de l’industriel. Est-ce enfin une reconnaissance de la tension évidente entre l’obsession économique et un sauvetage intellectuel ? Faut-il dire « trop tard », ou « enfin » ? Reconnaître les tensions entre commissions parlementaires serait sûrement profitable. La culture se dispute avec l’industrie, aussi avec la commission juridique. En effet, droits d’auteur, propriété industrielle, intellectuelle, relèvent de la commission juridique.
La question des télécommunications nous apprend qu’il existe une tension entre contenant et contenu, entre les tuyaux qui transmettent et le produit véhiculé. Croire qu’on peut défendre le contenu sans réfléchir au contenant est stupide. Les hésitations entre « société de l’information » et « société de la connaissance » font partie du symptôme. La connaissance peut être réduite à de l’information. Dans un rapport sur le « contenu numérique », j’ai fait l’expérience du contenu justement. Il ne s’agissait que d’informations géographiques et météorologiques propres à aider les PME. L’avis de la commission culture se ridiculisait. En même temps, l’information devient un mot-valise. J’ai crée un intergroupe « propriété intellectuelle » pour débattre des transformations en cours : un brevet ne suppose pas une création artistique, un logiciel ne répond pas au critère de la propriété industrielle, un auteur n’est pas un marchand, un producteur de disques n’est pas un philanthrope... Évocation rapide de distinctions urgentes : la propriété intellectuelle est le pétrole du 21e siècle, dit-on.
Il faut à la fois défendre et critiquer la propriété intellectuelle ; défendre les auteurs et la création, freiner la main mise débordante sur les moyens de la création. Le circuit de l’information va l’emporter sur la matière de l’information, l’information justement va l’emporter sur la connaissance. Questions urgentes et vertigineuses.
Rien n’est acquis en matière culturelle. Les débats dépassent largement le peu de support institutionnel de la culture par les traités européens. C’est pourquoi la culture est un laboratoire politique pour elle-même, mais aussi pour l’ensemble des affaires de la cité. Le commerce et l’industrie ont de plus en plus souvent rendez-vous avec la culture. Cela mérite une politique.
Désaccords politiques
Le statut de la culture reste à l’évidence précaire. Après le mot patrimoine, le deuxième mot important est celui d’industrie, industrie audiovisuelle. Financer la production et la circulation du cinéma est l’objectif du programme Media. Côté circulation, le discours est fort et convaincu : les films doivent circuler entre les pays ; côté réalité, le résultat est faible. L’enjeu, et peut-être le frein, se cache derrière les bonnes intentions de la Commission européenne : que faire du financement public de l’industrie audiovisuelle, par certains États comme la France, de ces « aides d’État » pour le cinéma qui sont des entorses à la concurrence, des exceptions aux saintes règles du marché ? Rien n’est clair : le financement public relève de la tolérance ; les « aides d’État » peuvent être « compatibles », disent les traités. Elles ne sont donc pas reconnues de plein droit. Le financement public français d’aide au cinéma apparaît aux professionnels de nombreux pays de l’Union européenne comme un modèle, mais aucune certitude ne se dégage pour l’avenir. La diversité culturelle a tout à gagner au financement public, cette diversité devrait servir le respect de la concurrence qu’affectionne Bruxelles ; elle pourrait être l’image, l’emblème de la lutte contre la concentration des moyens de production et de diffusion. Artistes et industriels y trouveraient leur compte. Mais la bataille perdure, et cette bataille s’inscrit dans le contexte très large du « service public », des « services d’intérêt général », comme on dit désormais. Et là, il n’y a pas de doute : les militants du service public sont loin d’avoir gagné.
Il faut dire un mot sur le débat exception et diversité culturelle. Il faut désigner l’ennemi principal, ce commerce international qui veut mettre les « biens et services culturels » à l’intérieur des négociations douanières de l’OMC, enlevant toute spécificité à la création artistique dans le monde de la marchandise. Mais, ce que cache ce combat, c’est la volonté, ou non, de l’Europe, d’avoir une politique claire de promotion de la diversité. Son soutien à la création d’un instrument pour la diversité culturelle qui réglerait la place des « biens et services » dans les négociations internationales est récent. Les propositions de la Commission européenne sont prudentes, les élaborations parlementaires sont laborieuses, alors que l’expression des professionnels européens est absolument déterminée.
Côté droit des femmes, un exemple simple donne l’image des tensions : le temps partiel est, ici en France, une dégradation de l’emploi pour les femmes, il est, aux Pays-bas par exemple, un accès au marché de l’emploi. Deux visions opposées de l’autonomie économique, et visions inconciliables si ce n’est à définir autrement que par le salaire cette autonomie. Les revenus et les droits sociaux minimaux modifieraient évidemment le paysage. L’Europe n’en est pas là...Plus complexe est le traitement de la prostitution, libre et déliée du trafic et de la traite, ou expression sans avenir de la violence sexuelle. La Suède pénalise le client de la prostitution, l’Allemagne et les Pays-Bas donnent des droits professionnels aux prostituées. Les positions sont strictement contradictoires. Tout le monde veut se mobiliser contre la traite des êtres humains, mais peu de députées veulent espérer un monde sans prostitution. Le débat est aussi national. Au Parlement, le texte fondamental de cette législature, un »accord-cadre », une recommandation de la Commission a réussi à ne pas distinguer prostitution libre et prostitution forcée, à refuser que le consentement de la personne victime de la traite soit un critère. Consensus momentané, fragile.
J’évoquais plus haut la bataille pour inscrire le principe « égalité des sexes » dans la future Constitution. Ce serait une victoire car ce serait la première fois qu’un texte européen inscrirait ce principe. Cependant, battons-nous aussi là où cela se passe, là où c’est en train de se passer. Il faut aujourd’hui, à l’instar d’une directive pour lutter contre le racisme, obtenir une directive pour s’opposer au sexisme. L’article 13 du Traité d’Amsterdam a permis le vote, dès 2000, d’une directive contre le racisme. Celle concernant le sexisme peine à voir le jour, et réduit son contenu au fur et à mesure. La lutte contre la publicité sexiste a disparu, la clarification des systèmes d’assurances se heurte à l’hostilité des compagnies... Députées et Commissaire européenne sont d’accord pour écrire cette loi nouvelle. L’opposition est entre Commissaires, sous la pression de lobbys industriels, commerciaux, publicitaires.
Les désaccords sont puissants entre pays, entre institutions, entre groupes politiques. Certains ne seront jamais résolus, d’autres évoluent vers des compromis. Ce fut le cas de la recherche sur les « cellules souches » appelées à renouveler la médecine, mais où se joue un affrontement éthique et politique sur la définition de la vie embryonnaire. Lors de la commission temporaire « génétique » à laquelle j’ai participé, la confusion tourna à la débâcle, la résolution ne fut pas votée. En décembre 2003, un compromis fut trouvé pour renoncer à financer cette recherche tout en reconnaissant une série d’exceptions, très encadrées.
La dialectique des désaccords existe. Les forces en présence semblent toujours vouées à la répétition. On dit l’Europe écrasée par ses instituions, ses industries et ses banquiers. Sûrement, cela est vrai ; mais autant que ce que j’ai fini par reconnaître dans cette expérience : les hommes et les femmes font l’histoire.
IV Une touriste de la politique
L’espace public de l’opinion est long à venir, l’opinion commune, partagée, existe là où elle n’est pas inscrite dans les textes, dans des espaces circonscrits et producteurs d’images de soi, le féminisme et la culture ; et bien d’autres thématiques. Ce rapprochement de dossiers ne doit rien à des présupposés théoriques, tout au parcours d’une élue singulière.
L’affaire est entendue, la politique est un métier, une carrière. Il faut être membre d’un parti, avoir une appartenance, obéir aux disciplines de vote, de préséance, de priorités, de stratégies, d’objectifs. La politique est une histoire collective. Certes. Et pourtant, régulièrement les partis et les gouvernements qui font cette histoire collective recrute tel ou telle, un individu, un être singulier, dans la dite « société civile ». Cela m’est arrivé, tombé dessus, et deux fois de suite. Recrutée par le gouvernement Jospin comme déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1997, recrutée par Robert Hue pour dédoubler, à parité, la liste communiste avec des non communistes, en l’occurrence une féministe, en 1999. J’ai accepté, dans les deux cas, pour la même raison : sur fond de gauche plurielle, un engagement féministe d’une intellectuelle, d’une écrivaine, justement impliquée dans la recherche théorique sur la question du droit des femmes. Question de cohérence personnelle: passage de la pratique du Mouvement des femmes des années 1970 à la production intellectuelle sur l’égalité des sexes, histoire et philosophie, et en retour, vingt-cinq ans plus tard, le chemin inverse, de l’écriture des livres et de la fonction de chercheuse au CNRS à la pratique dans les institutions politiques, gouvernement et parlement. Pas le droit de dire non.
Comment ai-je pu être une touriste ? Le touriste est jaloux de sa liberté ; or, en politique, l’indépendance n’est pas crédible. Journalistes et politologues s’accordent pour vous ranger dans une boîte politique. Peu importe l’accord passé avec un chef politique, « tu me donnes ton nom et ton engagement, je te donne une place et une charge », personne n’y croit. J’avais dit au secrétaire national du Parti communiste, je lui avais écrit aussi « je ne serai même pas compagnon de route ». Il était d’accord. Mais on vous veut servile, ou, à défaut, intéressé. C’est l’autre versant de la dépendance : en l’absence d’adhésion au chef, on a « la reconnaissance du ventre », me lance, dans mon premier train vers Bruxelles, une députée qui n’imagine pas que j’ignorais le montant de mon futur salaire lorsque j’ai accepté la charge. De fait, le désintéressement n’existe pas. On est toujours intéressé, mais il y a plusieurs sortes d’intérêt. Intéressée, je fus. Je me souviens d’un article de politologue où il apparaissait que les futurs élus de la liste « Bouge l’Europe » étaient soit avides d’avantages à venir, soit peu regardants sur le stalinisme passé. Pas une interrogation sur des mobiles de fond, le combat féministe par exemple, nécessairement transversal aux partis pour cause de domination masculine structurelle à nos sociétés. Nos commentateurs s’apitoient sur le renfermement du monde politique et insistent sur l’intérêt de l’ouvrir et de le renouveler. Mais toute brèche est réduite d’entrée de jeu à sa vacuité et à son inefficacité.
Et pourtant, si, je fus touriste en politique. Car, féminisme oblige : « l’occasion fait le larron ». Refuse-t-on l’opportunité de plaider une cause délicate ? Le touriste saisit les occasions de faire des détours lorsque celles-ci se présentent. Porter dans des réunions ministérielles ou dans l’hémicycle parlementaire des bribes de savoirs, de réflexion donne le vertige, et du plaisir. L’épreuve, le test : cette idée marche ou ne marche pas ?
On pourrait dire : le touriste s’intéresse. Il a des désirs, des passions. Il part en voyage avec un bagage d’envies précises. Il sait ce qu’il veut voir. Traversé de multiples enjeux, le Parlement européen est un lieu nécessaire de tolérance à l’intérieur même des groupes politiques. Ma voisine d’hémicycle, suédoise, est nécessairement souverainiste ; elle vote certains amendements comme un souverainiste français, qui siège de l’autre côté. Mon fédéralisme, en revanche, me rapproche souvent du vote du groupe politique vert. La GUE, gauche unitaire européenne, est un groupe certes assez baroque. Mais la cohérence politique n’empêche nullement les diversités, et la liberté de l’engagement. Pour moi, au Parlement européen, mon bagage fut mon savoir accumulé en matière d’égalité des sexes, et ma connaissance fragmentaire des espaces culturels, le livre, le théâtre, la recherche, l’audiovisuel. Le tourisme politique peut être dispersé, trop général comme l’intellectuel de jadis, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, disait Sartre, de la guerre d’Algérie de mon enfance par exemple. Il peut aussi se concentrer sur quelques sujets précis, ceux qu’il connaît, se mêler de ce qui le regarde, et je pense à Simone de Beauvoir qui écrit sur les femmes à 40ans et sur la vieillesse à 70ans. Si l’intellectuel passe dans le champ politique, il peut s’y inscrire à partir de dossiers circonscrits, on l’appelle alors l’intellectuel spécifique, a dit Michel Foucault. Je suis une intellectuelle spécifique. Ce qualificatif m’aide depuis longtemps.
La vie parlementaire se prête facilement à ces activités délimitées, dossiers thématiques, commissions parlementaires, missions ciblées. Cette fragmentation du travail démontre sûrement l’engagement, elle ne fait pas l’homme, ou la femme politique. Il fallait parvenir à la fin des cinq années de mandat pour trouver l’équilibre. Je fus touriste en politique mais les politiques ne sont pas des touristes. En cela, Silvio Berlusconi s’est trompé. Un député qui achève un mandat est censé recommencer. Arrêter sa trajectoire suscite l’étonnement. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi. En simplifiant, oubliant toutes les exceptions, je pourrais dire que les hommes semblaient surpris que je ne continue pas la vie politique ; et les femmes paraissaient plutôt mécontentes. « On ne quitte pas le club », disaient les uns ; « on ne déserte pas le champ de bataille », disaient les autres. La différence est entre être et faire, être parvenu dans un lieu où il fait bon rester, ou faire ce que peu ont l’opportunité d’accomplir. D’un côté le privilège, de l’autre la responsabilité ; d’un côté l’intérêt d’une caste, de l’autre le devoir militant.
Excusons la caricature. Mais si les femmes prennent au sérieux les choses publiques, c’est parce qu’elles ont encore un parfum de conquête. Cela rend scrupuleux, et reconnaissant. Mais, en fait, je n’interromps rien, ni trajectoire, ni carrière ; je reviens à ce que j’aime, la recherche, l’exercice du savoir, inscrit, impliqué dans une société donnée.
On voit combien il est difficile de réduire le touriste politique au fainéant. Les politiques sont des gens très occupés. Occupés à quoi demanderont certains. Je dois dire que je suis fatiguée de ce discours sur la fainéantise. Cela me rappelle mon entrée au CNRS en 1983. J’étais censée finir par m’y ennuyer ; j’étais censée avoir trouvé une planque, un travail peu astreignant (même si chichement payé, cette fois-ci). Je dois avoir l’art d’être du côté des profiteurs de l’État. Oublions ce discours de la surface. Les députés, comme tout un chacun, travaillent. Assez beau est le discours unanime des dessinateurs français invités récemment à l’Assemblée nationale pour y faire des croquis, et bien évidemment des caricatures : ils ont découvert un monde passionnant, foisonnant, respectable aussi ; et ils le disent.
Le touriste de la politique est un actif. Je le fus de deux façons. J’ai pris au mot les titres, mandat, fonction, qui me furent donnés, déléguée interministérielle, députée européenne. Et j’ai mélangé en toute lucidité savoir et engagement, connaissances et initiatives. Prendre la politique au mot, c’est s’en tenir au pied de la lettre, se laisser guider par le sens du vocabulaire. Déléguer, c’est transmettre, c’est charger quelqu’un de transmettre. Je me souviens avoir ainsi décidé, l’année de ce poste à Matignon, d’aller voir les déléguées régionales aux droits des femmes des régions de France, d’être la messagère auprès des responsables locaux d’une volonté gouvernementale de droit des femmes. Cette volonté ne me semblait pas toujours évidente ? Il fallait se souvenir alors du mot « interministériel », susceptible de créer des situations de coopération entre ministères. On dit toujours que ce n’est pas possible ; pas si sûr en matière d’égalité des sexes. La bataille des mots vaut toujours la peine. Une délégation est une charge, une fonction d’élue est un mandat. Être chargée, être mandatée : dans les deux cas, il faut représenter, agir, décider au nom des autres. An nom de, non pas simplement à la place de. Me revient toujours l’image des femmes dans la rue, pressées par le temps, temps professionnel et temps familial ; moi posée, installée dans la voiture de fonction. C’est pour elles qu’il fallait travailler.
Charger, puis se décharger. Le poids des responsabilités s’estompe avec la fin du mandat. La légèreté revient. Être une touriste de la politique, c’est, un temps, être représentante d’une partie de la nation. Venir et repartir, je conçois assez bien qu’on puisse ainsi qualifier une fonction d’élu(e). Ainsi serait l’être politique issu de la « société civile ». Entre liberté et solitude, mais pas sans passion. Représentante, même si pas représentative, aux yeux des commentateurs.
Mêler le savoir et la politique fut mon deuxième point de repère. Je compris assez vite, lors de mon année à Matignon, que nommer une déléguée interministérielle aux droits des femmes devait servir d’abord à calmer les associations. On m’aurait bien vue leur offrir le thé à cinq heures ; et me mêler le moins possible de parité politique, d’égalité professionnelle, de violences sexuelles. Pour les raisons évoquées plus haut, c’était incompatible avec mon être. Par ironie condescendante, ils dirent dans leurs couloirs ministériels, et ce n’était pas le moindre de mes défauts, que j’étais « convaincue et compétente ». Cela me convenait justement parfaitement. De la passion et du savoir : de quoi être une « représentante », le temps d’un voyage touristique, dans les sphères politiques, et les institutions européennes.