L’œuvre de Rousseau peut être lue comme un long débat sur la tension entre le particulier et l’universel. Bien souvent chez lui, ce couple revêt les figures de la patrie et de l’humanité, présentées comme deux réalités irréductibles l’une à l’autre. Dans l’Émile, Rousseau affirme qu’on ne saurait faire d’un individu un homme et un citoyen à la fois. Toute éducation aurait à choisir l’un des deux termes.
Pourtant, cette alternative radicale est avant tout un artifice rhétorique inventé par Rousseau et destiné à souligner la nouveauté de sa réflexion sur le vivre-ensemble. Contre la plupart de ses confrères philosophes (et nommément Voltaire) qui déclarent que ubi bene, ibi patria (« le lieu où je me trouve bien est ma patrie », ou « ma patrie est partout où je me sens bien »), Rousseau affirme que ubi patria, ibi bene (« là où est ma patrie, je me trouve bien ») 1 . Par ce renversement, il cherche à montrer, de façon polémique, que l’amour de la patrie est la condition première de l’amour de l’humanité. Seul le vrai citoyen fera un homme véritable.
Faire un homme ou faire un citoyen : l’humanité contre la patrie ?
Une alternative indépassable ?
Dès les premières pages de l’Émile, Rousseau proclame l’aspect rédhibitoire de l’alternative consistant à choisir entre faire un homme ou un citoyen. En aucun cas l’éducation ne pourrait arriver à former un homme qui soit en même temps un véritable citoyen. Vouloir réaliser les deux à la fois est non seulement impossible, mais devient une contradiction dans les termes. En effet, l’homme est d’abord un être sensible gouverné par cette disposition primitive qu’on appelle l’amour de soi-même : en naissant, l’homme est tout pour lui-même, comment donc l’élever pour les autres ?
« Que faire quand [les dispositions primitives de chacun] sont opposées ; quand, au lieu d’élever un homme pour lui-même, on veut l’élever pour les autres ? Alors le concert est impossible. Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre. » 2
La célèbre alternative de Rousseau est plus subtile qu’on peut le penser d’emblée 3 . Le citoyen s’oppose en effet à l’homme, tant du point de vue anthropologique que politique. Rousseau définit en effet l’homme naturel, c’est-à-dire l’homme dans l’état de nature, comme « l’unité numérique, l’entier absolu, qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable » 4 . C’est en ce sens que l’homme naturel est tout pour lui, ne dépendant que de lui-même, il est ce moi absolu, centre de l’univers. Chaque individu, naturellement, se regarde comme un tout, indépendamment des autres individus. En revanche, le citoyen, ou l’homme civil dans l’état de société, n’existe que par rapport aux autres citoyens. Il est dépendant des autres et n’est donc que la partie d’un tout plus vaste qui le dépasse :
« L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. » 5
Cette conception de la vie en commun influence toute l’élaboration de sa théorie de la volonté générale comme expression du bien commun. Elle est résumée dans l’opposition entre Socrate, le philosophe apatride et égoïste, et Caton d’Utique, le citoyen patriote et généreux 6 . Mais, l’homme civil étant le « Relatif », on comprend dès à présent que c’est à l’intérieur du corps social que chacun peut oublier son égoïsme et se porter vers les autres. Contrairement à l’homme naturel, le citoyen est l’altruiste par excellence.
Néanmoins, le paradoxe de la pensée de Rousseau se situe dans sa vision des rapports entre les nations. Car si le citoyen est l’altruiste authentique, il est en même temps l’ennemi des autres hommes. Comme il le souligne : « toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, il ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. » 7 Rousseau est ici volontairement polémique. Il débute son ouvrage par des prises de position péremptoires qui ne pouvaient pas laisser indifférents les lecteurs de l’époque. Sans minimiser cet aspect de la pensée de Rousseau, il faut pourtant relativiser quelque peu cette entrée en matière délibérément scandaleuse. L’important est de voir qu’une césure est établie par Rousseau entre l’homme et le citoyen. Le véritable citoyen doit être bon avec les siens, avant de s’occuper des étrangers. Ses véritables frères ne semblent pas se trouver au-delà des limites de la patrie.
Il est pour le moins étrange que Rousseau, après avoir énoncé une critique radicale de la société, défende avec tant de passion l’État et ses citoyens. Il s’en est expliqué dans un fragment d’avril 1762 :
« Si par exemple, on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l’État, et à n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme partie de la sienne, ils pourront enfin parvenir à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour lui-même, à élever perpétuellement leur âmes à ce grand objet, et à transformer en une vertu sublime cette disposition dangereuse d’où naissent tout nos vices. » 8
Quoi qu’il en soit, c’est comme « sentiment exquis » que Rousseau définit l’amour de la patrie. Ce faisant, il l’oppose au sentiment, non moins exquis pour les penseurs de l’époque, que fait naître en nous l’amour de l’humanité. À nouveau, il formule sa pensée en une alternative stricte : certes, l’humanité et le patriotisme sont deux vertus - même si la seconde est plus noble que la première -, mais elles ne peuvent se trouver réunies tant chez un individu que dans un peuple :
« Le patriotisme et l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes les deux n’obtiendra ni l’une ni l’autre : cet accord ne s’est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce qu’il est contraire à la nature, et qu’on ne peut donner deux objets à la même passion. » 9
Rousseau entend ici critiquer l’« assortiment de beaux sentiments qu’on va nous entassant dans les Livres » 10 , ces « vertus en papier » qui ne coûtent rien. Il faut donc choisir, tout en sachant que le cosmopolitisme est souvent ce voile hypocrite qui cache un désintérêt frivole pour les misères réelles des hommes. En lisant Rousseau, entre cosmopolitisme et patriotisme, le choix est évident, car comme il le rappelle dans le Manuscrit de Genève, « plus le lien social s’étend, plus il se relâche » 11 , plus on répand son intérêt pour autrui et moins il est puissant. C’est sur de telles considérations que Rousseau engage alors une critique radicale de l’esprit cosmopolite du christianisme.
La critique de l’esprit du christianisme
C’est en grande partie à cause de son dernier chapitre « De la religion civile » que le Contrat social fut condamné à être brûlé par les autorités ecclésiastiques de France et de Suisse. Rousseau s’y livre à une critique hardie de la religion chrétienne. Le nœud de l’affaire est résumée en une phrase : « Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du Ciel : la patrie du chrétien n’est pas de ce monde. » 12 Rousseau peut ainsi montrer que le chrétien ne se préoccupe pas des affaires terrestres, puisque son salut est la seule chose qui l’intéresse. Peu lui importe de vivre sous une tyrannie ou sous une république, peu lui importe que son armée gagne la bataille dans laquelle il est engagé, dès lors qu’il gagne son salut. Soumis à une réalité dont ils se désintéressent et qu’ils justifient par leur retrait du monde, « les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves. » 13 Une « république chrétienne » est donc une contradiction dans les termes. En effet, être membre d’une république exige un dévouement patriotique de tous les instants, que ne peut pas offrir le vrai chrétien. En fin de compte, ce dernier passe pour être le meilleur soutien de toutes les formes de tyrannie. Le vrai chrétien n’est pas citoyen et le christianisme est incompatible avec le patriotisme tel qu’il était pratiqué dans l’Antiquité, où « l’humanité des Romains ne s’étendait pas plus loin que leur domination » :
« […] pour peu qu’on remonte dans les hautes antiquités, on voit aisément que les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes se sont répandues assez tard et ont fait des progrès si lents dans le monde qu’il n’y a que le christianisme qui les ait suffisamment généralisées. » 14
Rousseau réaffirme encore cette idée dans ses Lettres écrites de la Montagne en réponse à ses détracteurs : le pur Évangile inspire « l’humanité plutôt que le patriotisme, et [tend] à former des hommes plutôt que des citoyens. » 15 Car le christianisme « est dans son principe une religion universelle, qui n’a rien d’exclusif, rien de local, en de propre à tel pays plutôt qu’à tel autre. Son divin Auteur embrassant également tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la barrière qui séparait les nations, et réunir le genre humain en un peuples de frères. » 16
Sa critique prend alors une visée plus politique, car à ce défaut majeur s’ajoute le fait que la religion chrétienne a établi dans la cité une scission entre le domaine politique et le domaine théologique. Rousseau, en effet, avait rappelé dès le début du dernier chapitre du Contrat social que, dans l’Antiquité, la religion était attachée aux lois de l’État qui la prescrivait : la religion était le soutien du politique. Chaque peuple avait une « religion nationale exclusive. » 17 En instituant un royaume spirituel, le christianisme est venu rompre le juste équilibre de la cité antique. Désormais, que faut-il faire ? Obéir au prêtre ou bien au maître ? En formant un État dans l’État, le corps des clercs divise de façon irrémédiable le corps politique dans son ensemble. Devant ces contradictions, le propos de Rousseau est donc de fonder une religion civile, dans la mesure où le christianisme ne saurait être une religion d’État 18 dans la société nouvelle créée par le Contrat social.
Il distingue deux sortes de religion selon qu’elle s’applique à la société générale du genre humain ou à une société particulière : il oppose la religion de l’homme à celle du citoyen. La première, sans temples, sans autel, sans apparat, toute intérieure, est fondée d’après Rousseau sur le « droit divin naturel » 19 , que développe la Profession de foi du vicaire savoyard dans l’Émile. La seconde, « inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires : elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par les lois ; hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits de l’homme qu’aussi loin que ses autels. » 20
Rousseau recommande ainsi de mettre en place « une profession de foi purement civile » 21 dont il précise qu’elle n’est pas l’équivalent d’une profession de foi religieuse. Il s’agit d’une sorte de fiction politique qui doit porter chaque citoyen à se dévouer à la patrie, à respecter ses lois et à mourir pour elle. En réalité elle fonctionne de façon analogique : ce qu’est la profession de foi religieuse aux dogmes des fidèles, la profession de foi civile l’est aux sentiments de sociabilité des citoyens. La profession de foi civile n’a pas pour finalité un pur savoir, mais une pratique réelle unissant l’ensemble des citoyens, ces frères en sociabilité.
Il ne faut pas, cependant, exagérer l’exclusivisme de la religion civile proposée par Rousseau. Il le dit lui-même :
« Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux. » 22
De la même façon, l’opposition entre le patriotisme et le christianisme ne doit pas être surestimée. Si Rousseau y insiste tant, c’est pour dénoncer l’oubli de ce monde dont se rendent coupables, à ses yeux, les vicaires du Christ. Tournés vers le Ciel, ils prêchent des vertus qui, trop souvent, restent lettre morte à l’intérieur de la patrie qu’ils habitent. Mais, dans la Dédicace à la République de Genève du Discours sur l’inégalité, Rousseau n’oublie pas de louer les pasteurs de sa ville natale pour leur dévouement patriotique :
« Il ne doit pas être étonnant que les chefs d’une société civile en aiment la gloire et le bonheur, mais il l’est trop pour le repos des hommes que ceux qui se regardent comme les magistrats, ou plutôt comme les maîtres d’une patrie plus sainte et plus sublime, témoignent quelque amour pour la patrie terrestre qui les nourrit. Qu’il m’est doux de pouvoir faire en notre faveur une exception si rare, et placer au rang de nos meilleurs citoyens ces zélés dépositaires des dogmes sacrés autorisés par les lois, ces vénérables pasteurs des âmes, dont la vive et douce éloquence porte d’autant mieux dans les cœurs les maximes de l’Évangile qu’ils commencent toujours par les pratiquer eux-mêmes ! » 23
Les vicaires du Christ peuvent être, eux aussi, considérés comme des citoyens de premier ordre. D’ailleurs, Rousseau n’a jamais renié son attachement à la religion chrétienne 24 . En réalité, moins que la haine envers les autres peuples, ce qui est demandé au citoyen de façon inconditionnelle, c’est l’amour pour sa patrie, pouvant aller, le cas échéant, jusqu’au sacrifice de sa propre vie : l’amour de la patrie est un dépassement de l’amour de soi et de l’égoïsme. Cette abnégation du patriote, que Rousseau croit retrouver dans l’Antiquité, lui fait critiquer l’ordre civil établi. Car plus qu’au christianisme, c’est au despotisme que s’oppose le patriotisme.
Patriotisme contre despotisme
L’ouvrage de Frédéric Ramel et Jean-Paul Joubert, Rousseau et les relations internationales, entend réhabiliter l’importance décisive de l’influence suisse dans l’élaboration de la pensée politique de Rousseau. Contre l’absolutisme des grands États européens, Rousseau mobilise le modèle des cités suisses et antiques. Les auteurs mènent donc une critique radicale des thèses qui, depuis les travaux de Robert Derathé, auraient minimisé ou nié une telle influence helvétique chez le Genevois.
« L’historiographie française, entraînée par la recherche de justifications en faveur de la construction de la nation française, a instrumentalisé Rousseau dans sa recherche de fondements à la conception française de la volonté générale qui, à vrai dire, n’a pas grand chose à voir avec le modèle rousseauiste. Rousseau n’a jamais écrit pour la nation française. […] Ce qui, du coup, a été refoulé par les interprètes français de Rousseau, c’est son parti pris pour les petites républiques » 25 .
Au-delà de sa dimension polémique, l’intérêt de l’ouvrage est d’insister sur le fait que c’est le modèle de la cité autarcique qui guide une large partie des réflexions de Rousseau. Il ne s’agit pas pour Rousseau de céder aux sirènes de la nostalgie, mais bien de critiquer les institutions réelles des corps politiques existants. Si la figure du citoyen est aussi importante chez lui, c’est parce qu’elle s’oppose à celle de l’esclave : le citoyen est cet homme libre, libéré des fers du despotisme. Au début de l’Émile, lorsqu’il déclare avec emphase :
« (…) l’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister, parce qu’où il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des langues modernes. J’en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet. » 26
Il faut comprendre que les régimes politiques de l’époque sont indignes de se qualifier de « patrie » et leurs sujets de « citoyens ». Ces mots appartiennent à un modèle politique que seules Genève, Sparte ou Rome ont approché. La citoyenneté authentique n’est plus de ce monde. La fin de l’Émile, avec l’exposé des grandes lignes du Contrat social, puis le Contrat social lui-même, seront les réponses de Rousseau à cette constatation. Comment réaliser une patrie et une citoyenneté dignes de ce nom ? La réponse de Rousseau est claire : en se libérant du despotisme qui est la négation même de la vertu patriotique 27 .
Il n’est pas question de faire ici une étude exhaustive des modalités de la critique du despotisme chez Rousseau. Le point central de notre propos est de souligner l’importance déterminante du géographique dans ce qui n’est pas seulement une critique juridique et politique : la taille de l’État décide en général de son mode de gouvernement. Le Discours sur l’inégalité se clôt sur une tonalité tragique avec la saisissante description du despotisme, défini comme « le dernier terme de l’inégalité » 28 , où toute notion de justice a disparu, laissant les hommes soumis à un maître absolu dans un nouvel état de nature. Sept ans plus tard, le Contrat social proposera des réponses à cette situation désespérante. Il est ainsi frappant de voir que Rousseau attache une importance toute particulière à la géographie de la cité nouvelle qu’il décrit en idée. De ce point de vue, il est un homme de son temps dans la mesure où pour lui, comme pour la plupart de ses contemporains, les grandes entités territoriales sont particulièrement propices à l’instauration d’un régime despotique. D’une part, parce que, comme le dit Rousseau, « d’un côté la guerre et les conquêtes et de l’autre le progrès du despotisme s’entraident mutuellement » 29 , et d’autre part, parce que seul un petit État peut être démocratique et libre.
Pour Rousseau, la trop grande étendue des États constitue le « vice radical », la « première et principale source des malheurs du genre humain » :
« Presque tous les petits États, républiques et monarchies indifféremment, prospèrent par cela seul qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connaissent mutuellement et s’entreregardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’on a à faire ; et que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux. Tous les grands peuples écrasés par leurs propres masses gémissent, ou comme vous [les Polonais] dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les rois de leur donner. Il n’y que Dieu qui puisse gouverner le monde, et il faudrait des facultés plus qu’humaines pour gouverner de grandes nations. » 30
De fait, la première réforme à entreprendre en Pologne, serait de resserrer les limites de l’État 31 . Pour Rousseau, « le gouvernement démocratique convient aux petits États, l’aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands » 32 . Si les grands États sont impropres à la mise en place d’une libre démocratie, c’est parce que les peuples qui le forment, dispersés dans les nombreuses provinces d’un territoire immense, ne se connaissent pas entre eux. Les Bretons, les Alsaciens ou les Savoyards sont des étrangers les uns pour les autres ; d’ailleurs ils ne se sont jamais vus et ignorent même leur existence mutuelle 33 . Pour permettre l’avènement de la démocratie, Rousseau propose alors trois mesures sine qua non :
« Premièrement un État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes. » 34
La critique du despotisme passe donc d’abord par des considérations géographiques. La patrie ne peut être le monde entier : elle doit être strictement bornée. De même, le citoyen ne peut être un homme anonyme parmi tous les autres, car il n’existe que dans la mesure où ses concitoyens, par de longues relations de voisinage, peuvent le reconnaître et le nommer. Ensemble, ils forment une communauté unie dans la proximité. Il s’agit, pour Rousseau, du fondement même d’une communauté politique libre, car alors le citoyen peut décider vraiment de la destinée de sa patrie. Pour Rousseau, la souveraineté est à la fois inaliénable et indivisible. En théorie, elle ne peut donc se déléguer, se faire représenter 35 . Des considérations purement pratiques empêchent en effet également de souscrire à la délégation, source de toutes les corruptions 36 mais aussi de l’affaiblissement de l’engagement des citoyens pour les affaires publiques 37 . Là où la représentation est rendue nécessaire par la grande taille de l’État, la servitude des citoyens devient certaine. Au contraire, dans une communauté réduite, où chacun participe pleinement au pouvoir, le bien commun n’est plus le nom pieux donné à tous les intérêts particuliers qui déchirent le lien social d’un grand corps politique : il peut être reconnu et atteint par la volonté générale du petit nombre des citoyens. Dès lors, c’est à l’intérieur d’une patrie réglée par des lois vraiment civiles, c’est-à-dire conformes à la justice, que les citoyens s’ouvriront à la véritable humanité.
« Nous commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens » : de la petite patrie à l’humanité
Rousseau l’affirme : c’est en s’attachant d’abord à ceux qui sont autour de nous qu’on accède à la vraie humanité. « Nous commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. » 38 Néanmoins, on ne peut pas nier l’importance décisive de la pensée de Rousseau dans la formation du nationalisme moderne. De très nombreux ouvrages ont été consacrés à la question qui ont bien mis en évidence l’influence rousseauiste sur l’inspiration des mouvements nationalistes dès la fin du 18e siècle. Il nous semble néanmoins que certains commentateurs de Rousseau ont quelque peu surestimé l’exclusivisme patriotique de la pensée du Genevois. Ainsi, Paule-Monique Vernes : « Rousseau a tenu pour impossible le triomphe de l’universalité sur les particularités étatiques, la réalisation de l’universel dans la libre communauté des personnes. […] Aucun groupe, aucun État n’a vocation à la réalisation de l’Universel et l’on ne peut s’en tenir en fait d’humanité qu’à la vertu républicaine. » 39 Ou Frédéric Ramel et Jean-Paul Joubert : « Au total il n’y a pas chez Rousseau d’ouverture au cosmopolitisme et à la loi internationale, mais un repli sur le patriotisme et même sur le chauvinisme qui l’emporte, dans l’ordre politique, sur la conscience d’appartenir à l’humanité. La loi, du coup, n’est jamais la loi universelle, pas même le Droit des Gens, mais celle, variable, d’un peuple donné » 40 , et de terminer en intitulant leur conclusion générale « Rousseau, un auteur suisse ». Nous aimerions donc sérieusement nuancer de telles affirmations tout en rappelant que la pensée de Rousseau s’élabore dans et par des prises de positions polémiques avec son siècle, et que, de ce fait, celle-ci prend souvent la forme d’une pensée du paradoxe.
La citoyenneté, enfance de l’humanité
Rousseau se démarque de son siècle en condamnant ces pseudo-cosmopolites qui, sous prétexte d’aimer tous les hommes, n’aiment en fait personne. S’ils ne peuvent mettre en acte leurs beaux discours, c’est qu’ils n’ont pas d’abord exercé leur sollicitude sur les malheureux qui se tiennent quotidiennement sous leurs yeux. La notion d’humanité est floue et vague : elle reste une pure idée sans lien avec la réalité tant que je n’ai pas reconnu mon semblable dans mon voisin. L’idée d’humanité n’est qu’une extension de cette reconnaissance première. Porter directement ses velléités de compassion à tous les hommes, revient proprement à mettre la charrue avant les bœufs. Pour Rousseau, « nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières, l’établissement des petites républiques nous fait songer à la grande, et nous commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. » 41 À travers cette très belle formule, on voit que l’ébauche du futur Contrat social ne contenait pas cette alternative, posée au début de l’Émile, entre faire un homme ou faire un citoyen. Pour Rousseau, il n’y a que le citoyen véritable - avec tout ce que cela implique d’amour de sa patrie - qui soit capable d’humanité. La citoyenneté, c’est l’enfance de l’humanité.
Ainsi, pour Rousseau, les devoirs de l’humanité passent avant les devoirs du citoyen. Dans le Discours sur l’économie politique, il l’affirme : « Il est vrai que les sociétés particulières étant toujours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celle-ci préférablement aux autres, que les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l’homme avant ceux du citoyen » 42 . Certes, on pourrait dire que la pensée de Rousseau a évolué sur ces questions jusqu’à choisir clairement le parti exclusif du citoyen. Mais, il semble bien que Victor Goldschmidt rende parfaitement compte de la structure de la pensée de Rousseau lorsqu’il y voit un « refus de la médiocrité » 43 , c’est-à-dire la volonté de se distinguer de la banalité des positions rencontrées sur ces questions. Pour Goldschmidt, « c’est au sein de sa propre pensée que [Rousseau] rencontrera un conflit possible entre l’homme et le citoyen (aussi bien, d’ailleurs, serait-il plus juste de dire qu’il invente proprement ce conflit) » 44 . L’ouverture de l’Émile soulèverait donc une polémique volontaire, créée de toutes pièces par Rousseau. Quoi qu’il en soit, cette alternative est largement nuancée par la fin de l’ouvrage.
En effet, avant de se marier avec Sophie, Émile entreprend un périple de deux ans à travers l’Europe. Émile, cet « homme abstrait » qui devient la figure du sage, doit pouvoir faire face à toutes les surprises de sa destinée et se trouver chez lui n’importe où. Il apprend donc à se déprendre de « l’empire des préjugés nationaux » 45 en se liant d’amitié avec de nombreux étrangers, en apprenant deux ou trois langues étrangères, en s’initiant à l’histoire naturelle de l’Europe, aux arts des autres peuples, etc. Mais il s’agit aussi et surtout d’apprendre à connaître les hommes car « quiconque n’a vu qu’un peuple, au lieu de connaître les hommes, ne connaît que les gens avec lesquels il a vécu. » 46 Plus précisément, le Grand Tour entrepris par Émile et son précepteur ont un but politique, car « si au retour de ses voyages commencés et continués dans cette optique, Émile n’en revient pas versé dans toutes les matières de gouvernement, de mœurs publiques, et de maximes d’État de toute espèce, il faut que lui ou moi soyons bien dépourvus, l’un d’intelligence, et l’autre de jugement. » 47 Car, la fin de l’ouvrage marque le troisième moment de l’éducation de l’homme Émile : « après s’être considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses rapports moraux avec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses concitoyens. » 48 Alors qu’au début du livre Rousseau disait avoir choisit de faire d’Émile un homme plutôt qu’un citoyen, la fin du livre met en scène l’apprentissage de la citoyenneté. La fin du livre présente ainsi les grandes lignes du Contrat social paru en cette même année 1762. L’enjeu d’un tel apprentissage est la capacité d’Émile à choisir le lieu où il s’établira pour vivre. En étudiant les diverses formes des gouvernements existants, il s’agit pour Émile de voir dans quel pays on peut vivre en « honnête homme » 49 , de pouvoir comparer « le gouvernement particulier sous lequel il est né, pour savoir s’il lui convient d’y vivre ; car, par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de lui-même, devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie. » 50 D’après Rousseau, aucun homme n’est prédestiné, par son origine, son sang, sa filiation ou son identité nationale, à vivre dans le pays de ses pères. Il n’existe aucune prédestination patriotique : seule l’approbation du meilleur gouvernement possible doit guider Émile dans ce qui est avant tout un choix. L’identité collective ne saurait donc se réduire à un simple enracinement national, ethnique, identitaire ou, en général, particulariste. Chez Rousseau, la communauté est élective 51 .
Les lois de ma patrie, éveil à l’universel
Il se peut que ce gouvernement, qui respecte les droits de l’humanité et sous lequel on peut vivre en honnête homme, n’existe pas dans la réalité. Mais là n’est pas l’important, car, comme le dit Ernst Cassirer, Émile « est éduqué dans la perspective exclusive d’être "un citoyen du type de ceux qui sont à venir" » 52 . L’Émile est un idéal d’éducation proposant ce que doit être une bonne éducation. Son intérêt réside dans la norme qu’il propose. Peu importe si le lieu recherché par Émile n’existe pas, puisque c’est sa démarche qui doit être suivie par toute bonne éducation. C’est pourquoi Cassirer insiste avec force - son livre-manifeste, écrit au moment de la prise de pouvoir des nazis, est paru pour la première fois en 1934 - sur la dimension, non pas instinctive et biologique du politique chez Rousseau, mais sur sa dimension éminemment morale. L’exercice de la volonté générale fonctionne pour chaque citoyen comme un éveil à l’universel. Le politique consiste dans la reconnaissance de mon intérêt propre dans l’intérêt de la communauté toute entière. Dans la mesure où l’on ne devient homme « qu’après avoir été citoyen », la formulation nécessairement abstraite de cet intérêt me permet de dépasser l’enracinement concret de mon être pour m’identifier à tous mes concitoyens et, ensuite, aux autres hommes. L’amour de la patrie chez Rousseau est donc lié aux lois, c’est un amour des lois et donc de la liberté. Sylvie Leliepvre-Botton résume bien la position de Rousseau lorsqu’elle dit que « le patriotisme est présenté par Rousseau comme la quintessence de la bienveillance humanitaire ; l’habitude de se voir et la conscience de l’intérêt commun concentrent cette sollicitude, sans cela un peu vaine, sur les membres de la communauté nationale. Le sentiment patriotique ne saurait donc se développer si les concitoyens sont des étrangers les uns pour les autres » 53 . La généralisation de l’amour de l’autre doit nécessairement s’enraciner dans le concret. La difficulté de la pensée de Rousseau réside donc dans le paradoxe qui veut que pour s’ouvrir à tous les hommes, il faut d’abord savoir concentrer son intérêt sur un groupe restreint d’individus. En ce sens, le patriotisme authentique est à l’origine du cosmopolitisme véritable. Un court texte tiré du passage des Fragments politiques consacré aux Juifs le montre très bien :
« Que fais-tu parmi nous, ô Hébreu, je t’y vois avec plaisir ; mais comment peux-tu t’y plaire toi qui nous méprisais si fort, pourquoi n’es-tu pas resté parmi les tiens ?
Tu te trompes, je viens parmi les miens. J’ai vécu seul sur la terre, au sein d’un peuple nombreux j’étais seul. Lycurge, Solon, Numa sont mes frères. Je viens rejoindre ma famille. Je viens goûter enfin la douceur de converser avec mes semblables, de parler et d’être entendu. C’est parmi vous, âmes illustres, que je viens enfin jouir de moi. » 54
Le Juif, ce patriote exclusif qui se considère comme un étranger parmi les autres hommes et qui les « méprise », se sent pourtant appartenir à une communauté plus large que celle de son origine. Parmi tous ceux, Grecs ou Romains, qui vivent sous des lois bonnes et humaines, il se sent parmi les siens, comme au milieu de ses frères. Il était seul dans la foule de son peuple, car il n’y avait pas reconnu son semblable. Seul l’accès à l’universel l’a rendu homme. La fraternité chez Rousseau est amour des lois, c’est-à-dire aussi amour de la loi commune à tous les hommes, sentiment inné de la justice universelle 55 . Aussi, Pierre Burgelin peut-il écrire que « la patrie repose elle-même sur le sentiment de l’humanité et ne saurait le détruire sans se nier. […] l’humanité est une sorte de royaume de Dieu, dont la finalité ineffable ne nous est accessible que par la copie imparfaite que chaque cité doit être. » 56
Il ne convient pas d’atténuer la tension qui existe bel et bien chez Rousseau entre l’affirmation d’un patriotisme « dur aux étrangers » et cet idéal d’ouverture à l’universel. Néanmoins, on peut noter deux choses : tout d’abord que son patriotisme reste un patriotisme défensif (patriotisme polonais contre impérialisme russe) qui en aucun cas n’est expansionniste ni même violent ; ensuite, que son œuvre est une dénonciation virulente de tous les fanatismes nationaux. S’il loue les « grandes âmes » cosmopolites dans le Discours sur l’inégalité ou dans la première Lettre écrite de la Montagne, il est vrai que, le plus souvent, il attache à ce terme un certain mépris. Pourtant, il n’aura de cesse de condamner l’abrutissement criminel né de toute les sortes de fanatismes idolâtres. Ainsi peut-il affirmer sans peur de se contredire que « les religions nationales sont utiles à l’État comme parties de sa constitution, cela est incontestable ; mais elles sont nuisibles au genre humain, et même à l’État dans un autre sens. » 57 . L’exclusivisme patriotique n’est qu’un moment de la pensée de Rousseau : si « toute société partielle quand elle est étroite et bien unie s’aliène de la grande » 58 , il ne faut pas oublier qu’en retour « il n’est pas permis de serrer le nœud d’une société particulière aux dépends du reste du genre humain » 59 . Le problème de Rousseau dans le Contrat social n’était pas de juger de la vérité ou de la fausseté des religions, mais de voir en quoi et comment le religieux pouvait entrer dans la constitution de l’État idéal. Rousseau aborde la question d’un point de vue purement pragmatique, et s’il réfute la possibilité d’un christianisme d’État, c’est qu’il serait nuisible à l’institution civile, car « le parfait christianisme est l’institution sociale universelle » 60 . Autrement dit, Rousseau, qui élabore sa pensée sur cette opposition du particulier et de l’universel, est bien conscient du danger que représenterait une religion nationale exclusive dans un temps où il ne peut plus y en avoir. En effet, depuis la Réforme, « on doit tolérer toutes [les religions] qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraires aux devoirs du citoyen » 61 . Le seul dogme négatif dans la profession de foi de la religion civile est l’intolérance. D’ailleurs, la religion civile elle-même peut dégénérer en fanatisme meurtrier :
« Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et le mensonge elle trompe les hommes, les rends crédules, superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux. » 62
Il ne s’agit donc pas pour Rousseau de fonder autant de religions nationales exclusives qu’il y a d’États à instituer, mais bien plutôt de resserrer le lien social 63 autour d’un petit nombre de propositions « énoncées avec précision sans explications ni commentaires » 64 et partagées par l’ensemble des citoyens. Pour chaque État ce seront les mêmes : « L’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois » 65 . Si les lois et les institutions diffèrent nécessairement de pays à pays (du fait des différences géographiques, historiques, culturelles, etc.), il n’en reste pas moins qu’elles doivent êtres inspirées par une justice universelle commune à tous et exprimée par la Loi. En restant attentif aux formes nationales, il faut savoir respecter avant tout les droits de l’humanité : le vrai croyant « sent que l’homme est un être intelligent auquel il faut un culte raisonnable, et un être social auquel il faut une morale faite pour l’humanité. Trouvons premièrement ce culte et cette morale, cela sera de tous les hommes ; et puis, quand il faudra des formules nationales, nous en examinerons les fondements, les rapports, les convenances ; et, après avoir dit ce qui est de l’homme, nous dirons ensuite ce qui est du citoyen. » 66
Rousseau n’abandonnera jamais cette conviction que, par delà toutes leurs différences ethniques, nationales, religieuses, culturelles les hommes sont frères :
« Vous Juifs, que pensez-vous sur l’origine du genre humain ? Nous pensons qu’il est sorti d’un même père. Et vous, Chrétiens ? Nous pensons là-dessus comme les Juifs. Et vous, Turcs ? Nous pensons comme les Juifs et les Chrétiens. Cela est déjà bon : puisque les hommes sont tous frères, ils doivent s’aimer comme tels. » 67
Dès lors, l’idée d’une communauté internationale est-elle envisageable ou n’est-elle qu’un rêve pieux, une douce chimère ? Après avoir dénoncé cette soi-disant fraternité des peuples de l’Europe qui vont s’entre-déchirant depuis des siècles, Rousseau pense-t-il que la paix n’est possible que dans l’espace civil de chaque État ? L’état de nature qui règne entre les gouvernements est-il indépassable ?
Pour une communauté internationale des sociétés civiles
Nous avons vu comment, pour Rousseau, l’homme naturel devient nécessairement l’ennemi du genre humain en entrant dans l’ordre civil. À un moment où les obstacles nuisent à la conservation des hommes dans l’état de nature, ils se sont vu obligés de s’unir et de fonder les sociétés. En voulant préserver la paix à l’intérieur de communautés restreintes, les hommes ont de ce fait allumé des guerres, irrémédiables et beaucoup plus cruelles, parmi ces mêmes sociétés qui, entre elles, se trouvent dans l’état de nature. D’ailleurs, contrairement à ce qu’en dit Hobbes, la guerre est le propre des États et ne peut exister entre des particuliers. Pourtant, ne voir en Rousseau qu’un pur cynique, revenu de toutes les illusions pacifistes au nom d’une Realpolitik bien comprise, est une erreur 68 . Et le fait qu’il n’ait pas achevé ses Institutions politiques, son grand-œuvre, dont le Contrat social devait être la première partie consacrée à la constitution de l’État et la seconde au droit des gens et aux relations internationales 69 , n’est pas la preuve d’une résignation désenchantée. Même s’il la critique férocement afin de démasquer l’hypocrisie insoutenable de son époque quant à la question de la guerre, il n’a jamais rejeté l’idée d’une communauté universelle.
Pour Rousseau, le problème est relativement simple. Il ne peut y avoir de communauté internationale qu’à partir du moment où tous les États concernés seront institués selon le modèle proposé par le Contrat social. Seuls des États de droit peuvent s’unir pour former une telle communauté. Tant que les peuples d’Europe seront soumis au bon vouloir de quelques uns, c’est-à-dire à aux passions et aux intérêts particuliers, la guerre sera la seule règle des relations entre États et le droit des gens restera cette immense supercherie juridique destinée à camoufler, par de beaux discours, la barbarie réelle des princes 70 . La guerre étant inévitable, chacun la prépare avec ardeur et sans relâche 71 , car avoir de grandes armées est le meilleur moyen de « tenir le peuple en respect. Guerre de conquête et despotisme se soutiennent mutuellement » 72 .
Le problème essentiel de l’institution de cette communauté entre États réside dans la nécessaire vacance du pouvoir d’un pays qui veut se réformer. Car dès ce moment, il devient une proie facile pour des voisins puissants. L’État ne se réforme donc jamais et « la plupart des soins qu’il faudrait consacrer à sa police, on est contraint de la donner à sa sûreté, et de songer plus à le mettre en état de résister aux autres qu’à le rendre parfait en lui-même » 73 . Sans l’assurance explicite de ne pas être attaqué pendant le temps indispensable aux réformes politiques, pourquoi un État risquerait-il son indépendance et son existence même ? Ainsi, « le système de l’Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une agitation perpétuelle, sans la renverser tout à fait ; et si nos maux ne peuvent augmenter, ils peuvent encore moins finir, parce que toute grande révolution est désormais impossible. » 74 .
Malgré le pessimisme de son constat, Rousseau voit le remède dans le mal lui-même. Il propose en effet de former une confédération des États d’Europe : « une forme de gouvernement confédérative, qui, unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui unissent les individus, soumette également les uns et les autres à l’autorité des lois » 75 . Le problème posé par la durée des réformes reste entier, mais une telle confédération reste possible parce que, comme le dit Rousseau, les États d’Europe forment un « système ». Cette « société des peuples d’Europe » 76 est fondée sur un héritage historique commun accumulé dans la longue durée. L’unification politique due à l’Empire romain, l’unification juridique et civile héritée du Saint Empire et l’unification religieuse résultant du christianisme sont autant de raisons de croire en la possibilité d’une confédération européenne. Mais, « la priorité étant à la constitution de sociétés vraiment civiles, la perspective cosmopolite est ajournée à un futur lointain, peut-être hypothétique » 77 . Réforme nationale avant réforme internationale donc dans cette Europe du 18e siècle caractérisée par le « despotisme » de la monarchie absolue de droit divin.
Quoi qu’il en soit, l’important est de voir que Rousseau opère un dépassement du national. Parce qu’on ne devient homme qu’après avoir été citoyen, l’idéal d’une communauté humaine universelle reste possible, mais seulement à la condition d’unir des citoyens véritables, non des esclaves soumis au joug du despotisme 78 . De ce point de vue la pensée de Rousseau est bien moins pessimiste qu’on veut bien le dire. Il l’a dit et répété, et il n’est pas de meilleure conclusion qu’une phrase tirée de sa première grande œuvre, le Discours sur les sciences et les arts : « Les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la patrie » 79 . Chez Rousseau, le particulier a l’universel pour vocation.
Bibliographie des ouvrages et articles cités
Œuvres de Rousseau :
Discours sur les sciences et les arts, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1750].
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1755].
Discours sur l’économie politique, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1755].
Manuscrit de Genève, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1760].
Émile ou de l’éducation, Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1999 [1762].
Du Contrat social ou principes du droit politique, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1762].
Lettre à Monseigneur de Beaumont, Lausanne, L’Age d’homme, 1993 [1763].
1ère Lettre écrite de la Montagne, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1764].
Considérations sur le gouvernement de Pologne, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1771].
Jugement sur le projet de paix perpétuelle, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964
Extrait du projet de paix perpétuelle, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964.
Fragments politiques, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964.
Fragment sur l’état de guerre, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964.
Ouvrages et articles sur Rousseau :
BELISSA Marc, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998.
BURGELIN Pierre, La Philosophie de l’existence de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Slatkine Reprints, 1978 [1952].
CASSIRER Ernst, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1987 [1934].
CHOULGINE Alexandre, « Les origines de l’esprit national moderne et Jean-Jacques Rousseau » in Annales de la société J.-J. Rousseau, t. 26, Genève, 1937.
DERATHE Robert, Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 2000 [1950].
GOLDSMITH Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système politique de Rousseau, Paris, Vrin, 1983.
GOUHIER Henri, Jean-Jacques Rousseau. Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974.
JOUBERT Jean-Paul et RAMEL Frédéric, Rousseau et les relations internationales, Montréal-Paris, Harmattan, 2000.
LELIEPVRE-BOTTON Sylvie, Droit du sol, droit du sang. Patriotisme et sentiment national chez Rousseau, Paris, Ellipses, 1996.
SCHNAPPER Dominique (en coll. avec BACHELIER Christian), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.
TODOROV Tzvetan, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
VERNES Paule-Marie, La Ville, la fête, la démocratie. Rousseau et les illusions de la communauté, Paris, Payot, 1978.
Liens Internet
Politique de la pitié chez Rousseau, Nicolas Martin (Sens Public)
-
Considérations sur le gouvernement de Pologne, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1771], p. 963. ↩
-
Émile ou de l’éducation, Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1999 [1762], livre I, p. 8-9. ↩
-
Tzvetan Todorov donne une bonne explication de l’alternative entre homme et citoyen chez Rousseau : « Quel est le défaut inhérent au patriotisme ? C’est que, en préférant une partie de l’humanité au reste, le citoyen transgresse le principe fondamental de la morale, celui de l’universalité : sans le dire, il admet ouvertement que les hommes ne sont pas égaux. […] Or la vraie morale, la vraie justice, la vraie vertu présupposent l’universalité, et donc l’égalité des droits. Et pourtant, pour pouvoir jouir de droits, il faut appartenir à un État, et donc être citoyen. » (Todorov Tzvetan, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 251). ↩
-
Ibid., p. 9. ↩
-
Ibid.. Cf. aussi dans les Fragments politiques, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964, VI, « Du bonheur public », p. 510 : « Ce qui fait la misère humaine est la contradiction qui se trouve entre notre état et nos désirs, entre nos devoirs et nos penchants, entre la nature et les institutions sociales, entre l’homme et le citoyen ; rendez l’homme un vous le rendrez heureux autant qu’il peut l’être. Donnez-le tout entier à l’État ou laissez-le tout entier à lui-même, mais si vous partagez son cœur vous le déchirez. » ; c’est la raison pour laquelle « celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être », Du Contrat social ou principes du droit politique, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1762], II, 7, p. 381. ↩
-
Cf. Discours sur l’économie politique, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1755], p. 255. ↩
-
Ibid. ↩
-
Cité dans Burgelin Pierre, La Philosophie de l’existence de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Slatkine Reprints, 1978 [1952], p. 538. ↩
-
1ère Lettre écrite de la Montagne, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1764], p. 706. ↩
-
Ibid. ↩
-
Manuscrit de Genève, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1760], p. 320. ↩
-
Du Contrat social, op. cit., IV, 8, p. 466. ↩
-
Ibid., p. 467. ↩
-
Manuscrit de Genève, op. cit., p. 287. ↩
-
1ère Lettre écrite de la Montagne, op. cit., p. 706. Deux lettres de Rousseau au pasteur de Zurich, Ustéri, éclairent parfaitement la position de Rousseau sur cette question : cf. la lettre du 3 avril 1763, citée par Choulguine Alexandre dans « Les origines de l’esprit national moderne et Jean-Jacques Rousseau » in Annales de la société J.-J. Rousseau, t. 26, Genève, 1937, p. 209 : « L’esprit patriotique est un esprit exclusif qui nous fait regarder comme étranger et presque comme ennemi tout autre que nos concitoyens. Tel était l’esprit de Sparte et de Rome. L’esprit du christianisme au contraire nous fait regarder tous les hommes comme nos frères, comme enfants de Dieu. La charité chrétienne ne permet pas de faire une différence odieuse entre le compatriote et l’étranger ; elle n’est bonne à faire ni des républicains ni des guerriers, mais seulement des chrétiens et des hommes ; son zèle ardent embrasse indifféremment tout le genre humain. Il est donc vrai que le christianisme est, par sa sainteté même, contraire à l’esprit social particulier. » ; et la lettre du 18 juillet 1763, citée par Gouhier Henri dans Jean-Jacques Rousseau. Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974, p. 111 : « La grande société, la société humaine en général, est fondée sur l’humanité, la bienfaisance universelle ; je dis et j’ai toujours dit que le christianisme est favorable à celle-là. Mais les sociétés particulières, les sociétés politiques et civiles, ont un tout autre principe. Ce sont des établissements purement humains dont, par conséquent, le vrai christianisme nous détache comme de tout de ce qui n’est pas terrestre : il n’y a que les vices des hommes qui rendent ces établissements nécessaires, et il n’y a que les passions humaines qui les conservent. Ôtez tous les vices à vos Chrétiens ; ils n’auront plus besoin de magistrats ni de lois ; ôtez toutes les passions humaines, le lien civil perd à l’instant tout son ressort : plus d’émulation, plus de gloire, plus d’ardeur pour les préférences, l’intérêt particulier est détruit, et faute d’un soutien convenable, l’État politique tombe en langueur. ». ↩
-
Ibid., p. 704. ↩
-
Du Contrat social, op. cit., IV, 8, p. 469. ↩
-
Cf. la 1ère Lettre écrite de la Montagne, op. cit., p. 706 : « Comme loi politique, le christianisme est un mauvais établissement. ». ↩
-
Du Contrat social, op. cit., IV, 8, p. 464. ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid., p. 468. ↩
-
Ibid., p. 465. Cf. aussi le Manuscrit de Genève, op. cit., p. 338 : « Si malgré cette mutuelle tolérance la superstition païenne, au milieu des lettres et de mille vertus, engendra tant de cruautés, je ne vois point qu’il soit possible de séparer ces mêmes cruautés du même zèle et de concilier les droits d’une religion nationale avec ceux de l’humanité ; il vaut donc mieux attacher les citoyens à l’État par des liens moins forts et plus doux et n’avoir ni héros ni fanatiques. ». ↩
-
Dédicace du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1755], p. 119. ↩
-
Cf. la Lettre à Monseigneur de Beaumont, Lausanne, L’Age d’homme, 1993 [1763], p. 81 : « Heureux d’être né dans la religion la plus raisonnable et la plus saine qui soit sur la terre, je reste inviolablement attaché au culte de mes pères. ». ↩
-
Joubert Jean-Paul et Ramel Frédéric, Rousseau et les relations internationales, Montréal-Paris, Harmattan, 2000, p. 12. ↩
-
Émile, op. cit., livre I, p. 10. ↩
-
Cf. le Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 191 : « La plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste aux esclaves. ». ↩
-
Ibid. ↩
-
Jugement sur le projet de paix perpétuelle, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964, p. 593. Cf. aussi la Dédicace à la République de Genève qui ouvre le Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 113 : « J’aurais voulu me choisir une patrie, détournée par une heureuse impuissance du féroce amour des conquêtes, et garantie par une position encore plus heureuse de la crainte de devenir elle-même la conquête d’un autre État. » ; ainsi, il y a, « eu égard à la meilleure constitution d’un État, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. », Du Contrat social, op. cit., II, 9, p. 386. ↩
-
Considérations sur le gouvernement de Pologne, op. cit., p. 970-971. ↩
-
Ibid., p. 971 : « La première réforme dont vous auriez besoin serait celle de votre étendue. Vos vastes provinces ne comporteront jamais la sévère administration des petites Républiques. Commencez par resserrer vos limites, si vous voulez réformer votre gouvernement » ↩
-
Du Contrat social, op. cit., III, 3, p. 403-404. Il expose la même idée au livre V de l’Émile, op. cit., p. 595. ↩
-
Cf. ibid., II, 9, p. 387 : « Non seulement le [grand] Gouvernement a moins de vigueur et de célérité pour faire observer les lois, empêcher les vexations, corriger les abus, prévenir les entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés ; mais le peuple a moins d’affection pour ses chefs qu’il ne voit jamais, pour la patrie qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses concitoyens dont la plupart lui sont étrangers. ». ↩
-
Ibid., III, 4, p. 405. ↩
-
Cf. Du Contrat social, op. cit., III, 15, p. 429-430. ↩
-
Cf. les Considérations sur le gouvernement de Pologne, op. cit., p. 978. ↩
-
Cf. Du Contrat social, op. cit., III, 15. ↩
-
Manuscrit de Genève, op. cit., p. 387. ↩
-
Vernes Paule-Marie, La Ville, la fête, la démocratie. Rousseau et les illusions de la communauté, Paris, Payot, 1978, p. 165-166. ↩
-
Joubert Jean-Paul et Ramel Frédéric, op. cit., p. 32. ↩
-
Manuscrit de Genève, op. cit., p. 387. ↩
-
Discours sur l’économie politique, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1755], p. 246. ↩
-
Goldschmidt Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système politique de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 597. ↩
-
Ibid. ↩
-
Émile, op. cit., livre V, p. 603. ↩
-
Ibid., p. 575. ↩
-
Ibid., p. 584. ↩
-
Ibid., p. 581. ↩
-
Ibid., p. 583. ↩
-
Ibid., p. 581. Cette position est développée au chapitre 4 du livre I du Contrat social. ↩
-
Au terme de cette analyse, et avant les conclusions de ce chapitre, nous ne pouvons qu’être en désaccord avec Tzvetan Todorov lorsqu’il affirme que l’opposition entre homme et citoyen chez Rousseau est « radicale, irréductible ». Selon lui en effet, l’œuvre de Rousseau proposerait trois pis-allers pour atténuer les tensions entre cosmopolitisme et patriotisme. 1. « profiter de tous les cas ou les deux vont dans le même sens » ; 2. « être lucide sur leur incompatibilité dans tous les autres plutôt que de se leurrer par de bonnes intentions » ; 3. « il faut enfin aspirer à modifier les lois de la nation au nom des lois de l’humanité, sans oublier qu’on reste toujours le citoyen d’un État particulier, et qu’on doit se soumettre à ses lois ». Il conclue en affirmant que « Rousseau n’a rien d’un révolutionnaire ; la voie qu’il recommande dans l’Émile est celle d’un citoyen obéissant mais éventuellement critique ; corrélativement, pour être acceptable, la société n’a pas à ressembler à celle que décrit le Contrat social ; il suffit que l’individu puise y exercer librement son jugement et agir en fonction de lui. » (Todorov Tzvetan, op. cit., p. 252). Ces affirmations nous semblent largement en-deçà de ce que propose Rousseau. Pour que le citoyen devienne vraiment libre, il faut que les sociétés deviennent vraiment civiles (c’est le projet radical du Contrat social). Mais si tel n’est pas le cas, alors tout citoyen peut, s’il le souhaite, préférer ne pas vivre sous les lois de son pays, abandonner son statut de citoyen et s’établir sous d‘autres cieux. Car les droits de l’humanité ne s’apprennent et ne s’exercent d’abord que dans une société régie par le droit. À ce titre, cosmopolitisme et patriotisme ne sont pas incompatibles puisque celui-ci est la condition de celui-là. Le propos de Rousseau est donc bien révolutionnaire, puisqu’il affirme que seul le vrai citoyen fera un vrai homme. ↩
-
Cassirer Ernst, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1987 [1934], p. 116. ↩
-
Leliepvre-Botton Sylvie, Droit du sol, droit du sang. Patriotisme et sentiment national chez Rousseau, Paris, Ellipses, 1996, p. 36. ↩
-
Fragments politiques, op. cit., IV, « Des lois », p. 500. ↩
-
Pour Rousseau, la justice et la bonté ne sont pas de simples êtres moraux abstraits, formés par le seul entendement, mais ce sont des « affections de l’âme éclairées par la raison » (Émile, op. cit., livre IV, p. 278). C’est ce que Rousseau appelle conscience, cet « instinct divin », cette « immortelle et céleste voix » qui « rend l’homme semblable à Dieu » (ibid., p. 354-355). Tout homme en tant qu’homme peut reconnaître ce qui est juste et bon. ↩
-
Burgelin Pierre, op. cit., p. 522. ↩
-
1ère Lettre écrite de la Montagne, op. cit., p. 705. ↩
-
Émile, op. cit., livre I, p. 9. ↩
-
Manuscrit de Genève, op. cit., p. 337. ↩
-
1ère Lettre écrite de la Montagne, op. cit., p. 704. ↩
-
Du Contrat social, op. cit., IV, 8, p. 469. ↩
-
Ibid., p. 465. ↩
-
Cf. Ibid., p. 468 : « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. ». ↩
-
Ibid., p. 468. ↩
-
Ibid. ↩
-
Lettre à Monseigneur de Beaumont, op. cit., p. 90. ↩
-
Ibid., p. 98. ↩
-
Le début de l’Extrait du projet de paix perpétuelle suffirait à le montrer : « J’espère que quelque âme honnête partagera l’émotion délicieuse avec laquelle je prend la plume sur un sujet si intéressant pour l’humanité. Je vais voir, du moins en idée, les hommes s’unir et s’aimer ; je vais penser à une et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun. » Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964, p. 563. ↩
-
Annoncée au livre V de l’Émile et au chapitre 9 du livre IV du Contrat social. ↩
-
Ce n’est que « faute de sanctions » que les lois du droit des gens ne sont pas respectées, cf. Fragment sur l’état de guerre, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964, p. 610. Il n’est pas inutile de rappeler que Rousseau vit à une époque où les Etats européens sont en guerre quasi-continuelle entre eux, et ceci au moins depuis le début du 17e siècle et la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Au moment de la rédaction de ses plus grandes œuvres, l’Europe, mais aussi l’Amérique du Nord et l’Inde, sont déchirées par la Guerre de Sept Ans (1756-1763) caractérisée par son cortège inouï de massacres, de pillages, de famines et d’exactions en tous genres dénoncés avec virulence par les philosophes de tout le continent. ↩
-
Cf. Extrait du projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 583. ↩
-
Jugement sur le projet de paix perpétuelle, op. cit, p. 593. ↩
-
Extrait du projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 564. ↩
-
Ibid., p. 570. ↩
-
Ibid., p. 564. ↩
-
Ibid., p. 565. ↩
-
Bélissa Marc, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, p. 35. ↩
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A cet égard, Dominique Schnapper a raison de dire que « Pour Rousseau, ce sont les droits du citoyen qui fondent les droits de l’homme. », (Schnapper Dominique (en coll. avec Bachelier Christian), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 30). Cette antériorité est fondamentale, car seule une juste organisation politique de la cité est en mesure de rendre chaque individu libre, et donc, de le faire participer à l’humanité. ↩
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Discours sur les sciences et les arts, Paris, Gallimard, « Pléïade », t. III, 1964 [1750], p. 9. ↩