×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Esquisse d'une phénoménologie de l'œuvre littéraire

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (0)
      Texte

      Avec les considérables travaux de P. Ricœur consacrés à l’œuvre littéraire - en particulier La métaphore vive (1975) et les trois volumes de Temps et récit (1982-1986), mais aussi les très nombreux articles et communications plus brèves 1 -, l’élucidation de l’œuvre sous horizon herméneutique semble s’être imposée au détriment d’une approche plus strictement phénoménologique. En effet, la philosophie de Ricœur accomplit un tournant, au milieu des années soixante dix, d’une phénoménologie post-husserlienne (bien représentée par Le volontaire et l’involontaire ainsi que par de nombreux articles sur Husserl) à une herméneutique de l’existence humaine finie et facticielle qui allait interroger de manière constante la littérature. Ce tournant est antérieur aux travaux sur l’œuvre littéraire - il s’esquisse dans l’essai sur Freud de 1969 -, mais il a permis d’ouvrir la voie à une interprétation des textes assumant le point de vue herméneutique 2 .

      Nous voudrions montrer ici qu’une élucidation plus purement phénoménologique était - et reste - possible. Cette voie, R. Ingarden l’avait ouverte dès 1931 dans son livre capital : L’œuvre d’art littéraire 3 et cet ouvrage servira de fil conducteur à notre esquisse d’une possible phénoménologie de l’œuvre. Ceci n’impliquant pas de reprendre telles quelles toutes les analyses d’Ingarden, dont certaines nous apparaissent au contraire insuffisantes ou contestables (comme par exemple sa manière de penser le statut du narrateur) 4 . En un mot, il s’agit de tenter dans cet exposé, à propos de l’œuvre littéraire, d’ouvrir un chemin d’élucidation inverse de celui emprunté par Ricœur : non pas de la phénoménologie à l’herméneutique, mais de l’herméneutique à la phénoménologie en tant que la seconde représente une possibilité qui fut recouverte par le développement de la première.

      Délimitation du thème de la recherche et fixation de la démarche

      Si l’on se reporte aux travaux de Ricœur sur le récit de fiction, il apparaît clairement que dans l’horizon de son herméneutique l’œuvre littéraire est une dynamique globale de sens qui conduit de l’auteur à la configuration de l’œuvre proprement dite, puis finalement au lecteur qui achève la création. Plusieurs choses sont impliquées dans cette approche, dont certaines correspondent à une prise de distance par rapport à la phénoménologie de la littérature telle que la pratique Ingarden et telle que nous essayons de l’esquisser à sa suite. D’abord, il n’y a pas à rechercher les vécus constitutifs de l’œuvre dans son être propre, cette dernière est portée par une compréhension à la fois enracinée dans une tradition et destinée à être reprise dans la vie du lecteur. Ensuite, Ricœur ne reprend pas à son compte la description phénoménologique noético-noématique canonique qui consiste à aller du sens d’abord isolé à l’objet intentionnel visé par ce sens, puis enfin à l’objet effectif, ce qui revient, dans le cas de l’œuvre, à en déployer la structure constituée de différentes couches. Chez lui l’œuvre est primordialement dynamique vivante. Enfin, le « monde de l’œuvre » est déterminé comme monde fictif 5 , alors que nous affirmons plutôt, à la suite d’Ingarden, qu’il est nécessaire de penser ici une référence à un monde imaginaire. Nous aurons à préciser comment nous distinguons ces deux concepts du fictif et de l’imaginaire. Disons simplement pour l’instant que l’objet fictif selon nous est donné dans une conscience neutre, donc comme pure apparence flottant dans le vide d’un « monde comme-si », tandis que l’objet imaginaire, lui, tend à se poser dans la réalité tout en échouant. Or les objets figurés dans l’œuvre (sur ce point nous suivons partiellement Ingarden) possèdent bien à notre avis ce statut.

      En nous plaçant maintenant dans l’horizon de la phénoménologie, précisons ce que nous entendons par œuvre littéraire et fixons notre démarche. R. Ingarden détermine au début de son ouvrage de 1931, de manière très précise, le domaine d’investigation de sa recherche phénoménologique, qu’il dégage dans la ligne de Husserl comme essence de l’œuvre. Il affirme d’abord que l’œuvre littéraire ne peut être pensée ni comme objet idéal (elle est créée à un moment déterminé, elle peut être modifiée), ni comme objet réel (elle est composée de phrases qui ne sont rien de réel). Il continue en posant que l’œuvre n’est pas réductible aux vécus psychologiques de l’auteur parce qu’elle est constituée de mots et de phrases signifiants indépendants de ces vécus. Ce sont ces formations de signification, précise-t-il, et non des « représentations » (« Vorstellungen ») de l’auteur, même considérées comme objectivées, qui assurent l’identité de l’œuvre 6 . Positivement, elle est une formation de sens polystratifiée possédant une essence propre (ce n’est manifestement pas une théorie scientifique, ni une notice technique de montage, ni un texte de loi, etc.). La tâche d’une phénoménologie statique, c’est d’élucider comment cette formation se constitue dans des vécus de conscience (noèses animant une hylé), au fil conducteur de ce qu’en expliquent les sciences du texte - essentiellement pour Ingarden la grammaire (fortement marquée par la logique) 7 . La démarche réductrice consiste à rétrocéder de l’œuvre objectivée par la grammaire à une conscience pré-objectivante constitutive de la structure de l’œuvre (c’est-à-dire de sa composition comme totalité signifiante stratifiée), fondatrice pour la science grammaticale. Pour nous, cette conscience constituante est essentiellement et primordialement celle de l’auteur, que ce soit dans le cadre d’une phénoménologie de la genèse de l’œuvre ou dans celui d’une phénoménologie statique de l’œuvre constituée. Tout comme Ingarden, nous n’accordons au lecteur qu’une capacité de concrétiser l’œuvre constituée. Nous le suivons aussi dans la mise à l’écart de deux autres aspects de l’œuvre au début de la recherche : la création de l’œuvre, son évaluation esthétique. L’œuvre apparaît alors dans une relative abstraction.

      En premier lieu, donc, il s’agit de prendre l’œuvre achevée et non en cours de création par l’auteur. Pourquoi ? D’abord, s’il s’agissait de considérations psychologiques sur la création, elles n’auraient rien à voir avec la phénoménologie ; ensuite, s’il s’agissait de développer une phénoménologie de la genèse de l’œuvre, elle serait possible mais à sa place : après la phénoménologie statique de l’œuvre achevée. La phénoménologie de la production devrait alors s’attacher, explique Ingarden, à décrire la rédaction de l’œuvre par l’auteur et la manière dont la conscience de ce dernier constitue génétiquement l’œuvre. Cette conscience, précise-t-il, est portée par une « conception » (« Konzeption »), une « esquisse » (« Umriss ») (plus ou moins précise) du sens global  de l’œuvre, esquisse remaniée ensuite avant de servir de forme structurante pour un nouvel acte créateur 8 .

      En second lieu, les questions proprement esthétiques sont mises entre parenthèses - il faut se concentrer sur le dégagement de la pure essence constitutive de l’œuvre, quitte ensuite à reconnaître que cette œuvre porte une évaluation et à faire une phénoménologie de cette évaluation 9 .

      Enfin, les considérations touchant au lecteur sont mises entre parenthèses.  Par rapport à la phénoménologie de la constitution de l’œuvre « comme telle », la phénoménologie de la lecture est en position complètement dérivée 10 . L’œuvre est d’abord et essentiellement constituée (par des actes de conscience) dans sa structure propre, avant d’être rapportée à un lecteur qui va « concrétiser » (c’est le mot employé constamment par Ingarden) cette structure en modifiant certains de ses aspects. Par exemple, dans la lecture, les lieux d’indétermination inhérents à l’œuvre sont réduits, voire supprimés, ou bien les aspects dans lesquels se donnent les objets figurés par l’œuvre perdent leur abstraction.

      Pour l’essentiel, nous faisons nôtres ces considérations méthodologiques d’Ingarden. Nous admettrons (c’est le présupposé fondamental d’une phénoménologie statique de l’œuvre) qu’il y a une essence propre de l’œuvre littéraire, descriptible dans sa relation à des vécus de conscience constituants (pour nous : ceux de l’auteur), et dont ne font partie ni les aspects esthétique, ni le lecteur possible, ni le processus de création. Si l’on veut expliciter quelque peu cette essence, on dira schématiquement en anticipant sur la suite : toute œuvre littéraire est, d’abord, un texte comme totalisation de phrases signifiantes elles-mêmes articulées en mots 11 . Précisons. La construction du texte littéraire s’effectue à plusieurs niveaux. Prenons le cas d’un récit de fiction, genre 12 auquel nous nous tiendrons dans cet exposé. Au niveau le plus général, des structures (syntaxiques et morphologiques) propres à la langue dans laquelle est écrit le texte s’investissent dans l’œuvre. De très nombreuses théories linguistiques débattent pour savoir quelle est la meilleure description de la grammaire à ce niveau. À un niveau plus spécifié, on distinguera les structures propres au récit. La grammaire actantielle de Greimas fournit une analyse possible de ces structures. Enfin, à un niveau ultime de spécification, on peut étudier des procédés stylistiques particuliers propres à la narration, comme l’itération, la focalisation, les relais de parole, etc. La narratologie de G. Genette a fourni des ces phénomènes des descriptions précieuses.

      Au-delà de l’œuvre comme totalité de significations s’ouvre un monde d’objets imaginaires, et ce par la médiation des connexions d’états-de-choses purement intentionnels. Ce monde figuré, distinct du monde de vie de l’auteur et du monde de vie du lecteur, est corrélé à des vécus spécifiques de la conscience constituante. La caractérisation de ce monde comme imaginaire permet de réaffirmer la spécificité du texte littéraire. Un texte de pure connaissance (comme un traité de mathématique, ou un ouvrage exposant une théorie physique) serait composé de jugements déterminant des objets effectifs (réels ou idéaux) au sein un univers effectif et parfaitement déterminé. Par ailleurs, un monde dans laquelle personnages, choses, événements flotteraient dans un vide absolu, de sorte qu’on ne serait nullement tenté de le poser comme effectif, serait le monde de la phantasia (de l’imagination libre) et non pas le monde de l’œuvre. (Nous reviendrons sur cette distinction).

      Une dernière remarque. Il y a une analogie certaine entre la présentation ingardénienne de l’œuvre littéraire en ses différents aspects structuraux, et la phénoménologie husserlienne de l’édifice logico-mathématique, du moins en ne s’attachant qu’à la description du sens de ce dernier et non pas à sa fondation transcendantale (qu’Ingarden récuse) 13 . La logique, appréhendée comme système de formations-de-signification et en outre comme système de jugements, apparaît structurée en trois couches : morphologie pure des jugements, logique de la conséquence, logique de la vérité 14 . (La dernière couche se distingue nettement des deux premières parce que les jugements en viennent à déterminer des objets au lieu de n’être que des articulations-de-signification). Cette structuration a pu servir de guide à L’œuvre d’art littéraire, qui distingue : la couche de phrases comme pures articulations-de-signification, la couche d’états-de-chose intentionnels, et enfin la référence à des objets spécifiques (imaginaires).

      De l’auteur au narrateur

      Rappelons en commençant que la narratologie nous a appris a opérer une distinction fondamentale entre auteur et narrateur. Cette distinction, toujours respectée par Ricœur, n’a en revanche pas été clairement aperçue par Ingarden qui parfois confond plus ou moins les deux 15 . Sur ce point notre esquisse de phénoménologie du récit littéraire s’écartera de L’œuvre d’art littéraire. Nous pensons que la phénoménologie de l’œuvre ne pas faire l’économie d’une élucidation de la constitution du narrateur à partir de la conscience de l’auteur.

      Dans son analyse du récit de fiction, Ricœur appelle Mimèsis I « l’amont » de la création littéraire et l’interprète comme « pré-compréhension du monde de l’action » 16 par l’auteur, présupposée comme condition de sa création, c’est-à-dire de Mimèsis II. Ce qui selon nous reste problématique dans cette approche, c’est l’articulation de Mimèsis I à Mimèsis II. En 1975, Ricœur affirme que la littérature « détruit » ou « abolit » 17 la référence à la réalité pour instaurer la référence à son propre monde. Nous serions donc dans le registre d’une sorte d’irréalisation. En 1983, il parle d’« effacement de la référence descriptive » 18 , métaphore qui nous éloigne de l’idée d’une rupture radicale du monde de l’œuvre par rapport au monde réel 19 et nous rapproche de la thèse (constante dans Temps et récit) selon laquelle le monde de la fiction est « le royaume du  comme-si » 20 . Sur cette ligne de pensée, l’imagination est très logiquement assimilée à une forme de neutralisation, créatrice d’une appréhension du fictif. Dans un récit littéraire le narrateur « fait » quelque chose », non pas au sens d’un faire réel, mais de la construction fictive d’un monde fictif, puisqu’il est lui-même un sujet fictif dans lequel se projette l’auteur. Nous proposons une autre approche 21 .

      À vue de pays, trois voies phénoménologiques s’offrent à nous : envisager le narrateur comme une irréalisation de la vie de l’auteur (ce serait la voie sartrienne, qui recoupe celle de K. Hamburger). Envisager le narrateur comme neutralisation de la vie de l’auteur (ce serait la voie husserlienne, dont se souvient Temps et récit). Enfin envisager le narrateur comme étant par rapport à l’auteur dans une situation foncièrement ambiguë : il ne serait pas une simple image flottant dans le vide (parce que l’auteur tente d’effectuer sa position), mais il ne serait pas non plus, à l’inverse, un être effectif au sens plein (parce que l’effectuation de la position n’aboutit pas). Cette troisième manière d’interpréter l’imagination du narrateur par l’auteur nous paraît la plus satisfaisante.

      Première analyse : le narrateur est pensé comme une franche irréalisation de l’auteur. En reprenant la conceptualité sartrienne de L’imaginaire, on dira que l’auteur, en néantisant son existence effective, constitue un existant imaginaire ou irréel : le narrateur. Par exemple Roquentin, dans La Nausée n’est autre, selon cette vue, que l’irréalisation même de Sartre écrivain. Irréalisation et non pas fictionnalisation : dans la phénoménologie sartrienne, l’imaginaire n’est pas le fictif c’est-à-dire le quasi-présent 22 et conséquemment l’auteur doit s’irréaliser « en pleine conscience » en narrateur, jouant à écrire une histoire sans jamais oublier que c’est un jeu et que rien ne se passe réellement lorsqu’on raconte. Cette élucidation phénoménologique est voisine de l’analyse de K. Hamburger, soulignant inlassablement la rupture radicale que constitue l’émergence du monde de l’œuvre par rapport au le monde réel. Il est d’ailleurs significatif qu’elle récuse comme insuffisante l’interprétation du monde de l’œuvre comme univers du comme-si. L’univers de l’œuvre n’est pas univers feint, explique-t-elle, mais bien univers fictif, c’est-à-dire dans son langage : irréel 23 . Pour que l’œuvre comme totalité signifiante puisse même apparaître, il est nécessaire que l’auteur pour ainsi dire s’irréalise en narrateur en irréalisant son monde de vie.

      Cette première approche a le défaut de trop négliger le fait que l’auteur, en règle générale, ne se contente pas lorsqu’il écrit de jouer librement avec des possibles complètement étrangers à son monde de vie réel. Pour reprendre notre exemple, dans La Nausée Roquentin est une sorte de double de Sartre dans lequel ce dernier projette une crise existentielle qui l’affecte profondément lors des différentes phases d’écriture.

      Une seconde manière d’établir la phénoménologie de la constitution du narrateur consisterait à interpréter le monde de l’œuvre en tant que « monde du comme-si », ce qui nous  renverrait alors au concept husserlien de conscience neutralisée. Dans ce cadre, le narrateur devient une image que l’auteur projette de lui-même, flottant dans le vide, et tout le champ d’expérience du narrateur est lui aussi totalement flottant, il ne peut être vraiment effectué puisque son origine est un moi fantôme.  Le monde de l’œuvre est dès lors un quasi-monde en tout point semblable au monde réel à cette différence près, capitale, qu’il se donne dans une expérience dont l’effectuation est suspendue. Sur cette ligne de pensée, il s’agirait donc, pour penser les rapports entre narrateur et auteur, de réinvestir certaines analyses husserliennes touchant à la « division » (« Spaltung ») du moi dans l’imagination. Dans les Leçons de Philosophie première consacrées à clarifier les rapports entre réduction transcendantale et « phantasia » 24 (« Phantasia »), cette dernière apparaît comme possibilité pour un moi réellement vivant de se projeter comme « moi-de-phantasia » (« Phantasie-Ich ») 25 et origine d’un monde imaginaire pur ou mélangé de réalité. Le rêve par exemple projette un imaginaire pur dans lequel le moi est totalement perdu, mais la rêverie projette un moi qui conserve un certain rapport au réel. Le moi-de-phantasia est absolument nécessaire à l’imagination d’un monde fictif qui a besoin, tout comme le monde réel, d’un point-zéro de son espace orienté - par exemple celui qui voit en rêve un combat de centaures. Ou alors, plus prosaïquement, celui qui discute dans un wagon avec des voyageurs et qui s’imagine être assis à son bureau 26 . En laissant complètement de côté la question de savoir si la description de la phantasia ici proposée est comme telle satisfaisante, on peut s’interroger sur la légitimité de son utilisation dans le cadre du problème de la constitution du narrateur d’un récit de fiction. En effet le narrateur, tel qu’il est constitué par l’auteur, ne raconte pas dans une attitude parfaitement neutre où toutes les choses, les personnes et les événements du monde de l’œuvre flotteraient dans une sorte d’apesanteur complète, il s’engage toujours un minimum dans son récit duquel il ne disparaît jamais totalement. Ce moi d’engagement et d’implication est plus ou moins marqué selon les types de narration. On peut écrire dans une attitude détachée et ironique, sans se laisser prendre à ce qu’on écrit (cf. le conte voltairien). Ou s’impliquer dans un texte où l’on met de soi-même (autobiographie, pamphlet). 27 .

      Il reste une troisième voie, qui sera la nôtre et qui s’inspire de la conception ingardénienne de l’imagination en l’utilisant pour penser la constitution du narrateur. Repartons de ce que L’œuvre d’art littéraire appelle les « quasi-jugements » propres au récit. Analysant les états-de-chose intentionnels projetés par les significations des phrases ainsi que les objets impliqués dans ces états-de-chose, Ingarden affirme que les états-de-chose intentionnels impliquent une référence foncièrement ambiguë, qui n’est ni celle des jugements authentiques prenant position, ni celle des pseudo-jugements neutralisant toute prise de position. Les énoncés propres aux œuvre littéraires se situent entre ces deux extrêmes : ils ne sont pas d’authentiques jugements,  mais ils ne projettent pas non plus des objets et états-de-chose flottant dans un vide absolu. Cette description nous paraît fidèle au mode d’apparaître du monde imaginaire du récit - le narrateur étant lui-même imaginaire au sens fixé ici 28 . Phénoménologiquement, il nous paraît correct de dire que les objets d’un récit littéraire se donnent de cette manière et par là même comme imaginaires : on tend à y croire même s’ils flottent, ils flottent mais on tend à y croire.  Corrélativement, pour l’auteur, le narrateur représente son moi projeté de manière ambiguë - ni dans une expérience effectuée, effectif, ni dans une expérience suspendue. (Nous parlerons désormais d’imagination ou d’imaginaire dans ce sens spécifique).

      Il faut remarquer la présence dans la constitution imaginative du récit d’un phénomène très important de redoublement imaginatif (ou d’itération) que Husserl a remarquablement analysé -mais dans le cadre d’une théorie de l’imagination que nous ne reprenons pas ici comme nous l’avons dit. Dans le cas de la phénoménologie de l’œuvre, nous décelons trois niveaux de constitution imaginative. L’auteur, d’abord, s’imagine en narrateur, c’est l’imagination primordiale (« si j’étais tel écrivain, avec telles vie ? »). Ensuite le narrateur raconte en imagination une histoire imaginaire 29 . Ce « raconter en imagination » relève, nous le montrerons, d’une schématisation. Enfin l’imagination de l’auteur peut rebondir une troisième fois et visualiser en image, depuis un certain point de vue, telle scène schématisée. Au total, on a donc trois formes de l’imagination : s’imaginer, schématiser, visualiser. Dans la suite de l’exposé, nous donnerons de nouvelles justifications à cette spécification du genre de l’imagination .

      La détermination des couches de l’œuvre littéraire

      Supposé donc constitué le narrateur, il faut s’interroger sur le sens du récit qu’il est censé produire. À vue de pays, il est constitué de mots intégrés en phrases elles-mêmes connectées en un texte qui constitue l’œuvre comme telle. Quelques mots d’abord sur le problème de méthode que rencontrent aussi bien l’herméneutique que la phénoménologie de l’œuvre. Comment procéder à l’élucidation de la compréhension appropriante (selon l’orientation herméneutique) ou bien de la constitution intentionnelle (selon l’orientation phénoménologique ?)

      Les sciences du texte doivent servir ici de fil conducteur ou de guide - non pas donc, comme nous aurons à le justifier plus en détail, dans une optique réductionniste, mais en interprétant l’explication scientifique comme instrument de connaissance sans portée ontologique ni transcendantale - ce qui préserve la légitimité de l’analyse intentionnelle ou compréhensive-ontologique. La linguistique peut être utilisée aux différents niveaux du récit de fiction que nous avons dégagés : grammaire fondamentale de la langue, grammaire plus spécifiée de la structuration narrative, structures stylistiques fines de l’énonciation. L’herméneutique de Ricœur, bénéficiant des très importantes avancées des sciences du texte depuis les années soixante a toujours cherché à dégager l’expérience compréhensive appropriante du texte à partir d’un débat critique avec les travaux de Saussure, Benveniste, Jakobson, Greimas, Genette, etc. 30 Il n’est pas question de refuser toute légitimité aux sciences du texte au motif qu’elles feraient perdre, en objectivant l’œuvre, la « vérité » ontologique de cette dernière. Mais comment choisir les travaux scientifiques qui vont servir de guide ? Le risque est grand de ne privilégier que les travaux soutenant la philosophie (herméneutique ou phénoménologique) qui avait conduit justement à se mettre en quête de guides épistémologiques, ce qui condamnerait toute l’entreprise à la circularité. De fait, les choix de l’herméneutique de Ricœur en matière de théories linguistiques considérées comme valides apparaissent souvent guidés par des préconceptions philosophiques. Mais alors, le choix de travaux plus favorables à la phénoménologie de l’œuvre - théories grammaticales fortement marquées par la logique, linguistique phrastique légitimant l’idée d’une composition partes extra partes de l’œuvre - redevient tout à fait envisageable.

      Par exemple, la phénoménologie ingardénienne de l’œuvre s’appuie sur des théories grammaticales fortement marquées par la logique (comme celle d’A. Pfänder) qu’on ne doit pas invalider a priori et qui, de fait, ont été réactivées à l’époque moderne par exemple dans la grammaire générative de Chomsky ou dans la grammaire transformationnelle de Harris. De manière comparable, la manière dont Ingarden comprend l’œuvre comme composée de phrases qui seraient pour ainsi dire ses éléments, ne mérite pas d’être immédiatement condamnée au nom de la conception du texte comme sens global. Elle pourrait trouver un appui dans certaines tendances de l’analyse moderne du « discours » (ou de l’« énoncé »). Cette dernière peut en effet s’effectuer selon deux orientations distinctes. La première est celle de la « linguistique discursive », dans laquelle le discours est un tout de signification dont les phrases ne sont que des « segments ou des « parties éclatées ». Incontestablement cette orientation n’est pas favorable à l’élucidation phénoménologique de l’œuvre - du moins dans la forme qu’elle prend chez Ingarden. Mais une autre orientation a été défendue aussi par les linguistes, celle de la « linguistique phrastique » 31 dans laquelle l’unité de base du discours est la phrase, et la concaténation des phrases produit le discours. Dans les grammaires phrastiques l’analyse du discours cherche à reconnaître et expliquer des séquences discursives considérées comme de suites de phrases-énoncés. Ce qui nous ramène à la phénoménologie statique de l’œuvre que nous esquissons ici à la suite d’Ingarden, puisque dans cette phénoménologie c’est bien comme suite de phrases distinctes que l’œuvre se donne à la conscience qui la constitue intentionnellement.

      Chez Ingarden, l’œuvre apparaît comme une « formation polystratique » (« mehrschichtiges Gebilde ») 32 . Le tout organique de la signification est articulé de la manière suivante : 1) premier niveau : « la couche des vocables (Wortlaute) et des formations phoniques (Lautgebilde) supérieures qui se constituent sur cette base » 33 . Couche, donc, du matériau sonore ou linguistique. 2) Second niveau : la « couche des unités de significations », qui est elle-même complexe, puisque les « mots » sont intégrés en « phrases » elles-mêmes intégrées en un « texte » global. Par ailleurs la seconde couche de signification possède une structure de corrélation entre les « états-de-chose » et les articulations-de-signification constitutives des phrases qui pour ainsi dire projettent ces états-de-choses 34  ; 3) ensuite vient la couche des « aspects schématisés » (LK, chap. 8). 4) La couche terminale est celle de ce à quoi se réfère le texte : des objets, des personnages dans un monde fictif. L’idée de « figuration » (« Darstellung ») est essentielle pour délimiter cette dernière couche 35 .

      À partir de cette esquisse, nous allons analyser successivement les problèmes posé par l’élucidation du mot, de la phrase et de l’œuvre comme totalité. Que nous disent à ce propos les sciences du langage ? Comment, en se guidant sur ces travaux, Ricœur a-t-il proposé une compréhension proprement herméneutique de ces trois aspects du texte littéraire ? Et surtout : comment une élucidation proprement phénoménologique de ces aspects demeure-t-elle parfaitement possible ?

      L’œuvre étant d’abord, au moins dans ses deux premières couches, une composition de significations (incarnées dans la matière phonématique et prosodique), il faut rappeler d’entrée de jeu une difficulté très importante touchant à ce concept. Ricœur a reproché à la phénoménologie husserlienne (ce fut l’un des motifs majeurs de sa conversion à l’herméneutique au milieu des années soixante-dix) de n’avoir su penser que des significations idéales parfaitement claires et distinctes propres aux sciences, et d’avoir donc échoué à élucider les textes non scientifiques (littéraires en particulier, mais aussi mythologiques) dans lesquels il y a toujours une opacité et une indétermination insurmontables du sens. En 1966, il affirme par exemple que « le problème proprement herméneutique est le problème du sens multiple » 36 (que ce soit au niveau du mot, de la phrase, ou de l’œuvre totale).

      Ingarden a bien aperçu qu’il fallait infléchir la théorie husserlienne de la signification - au moins telle qu’elle est formulée dans les Recherches logiques - si on voulait construire une sémantique phénoménologique des textes littéraires. Cependant il n’a pas du tout pensé qu’il fallait abandonner purement et simplement la démarche phénoménologique. Dans le cadre de la théorie des Recherches, la signification est parfaitement fixe et univoque, c’est en fait une idéalité au sens le plus strict. Certes les expressions essentiellement subjectives et occasionnelles ne rentrent pas aisément dans ce cadre puisqu’elles contiennent un rapport à la personne qui s’exprime et à sa situation concrète 37 . Toutefois l’absolue fixité de la signification de ces expressions est finalement préservée en reportant la variabilité sur les actes du signifier. Ingarden pour sa part engage la phénoménologie de la signification sur une voie différente visant à élaborer une sémantique proprement grammaticale et non logique 38 . Ce qui le conduit à refuser toute réduction de la signification au concept idéal des logiciens ou à l’espèce idéale au sens de Husserl. Mais elle est quant même l’« actualisation »  partielle de « concepts idéaux » qui en sont le fondement 39 .

      Remarquons au passage que cette théorie de la signification constitue le fondement du statut ontologique conféré par Ingarden à l’œuvre littéraire. Cette dernière n’est pas une véritable effectivité (réelle ou idéale) indépendante de la conscience dans laquelle elle se constitue comme objectité intentionnelle 40 . Ce qui se relie à ce que nous avons déjà affirmé et que nous aurons à analyser plus avant, à savoir que le monde de l’œuvre est un monde imaginaire - sur ce point notre esquisse de phénoménologie recoupe celle d’Ingarden.

      Le mot

      Dans l’herméneutique de Ricœur le mot est intégré dans la dynamique de sens global constituant l’œuvre. de sorte qu’il n’est pas analysé pour lui-même ni surtout réduit à une combinatoire d’éléments non signifiants (selon un modèle d’explication sémiotique). Par exemple Ricœur, dans La métaphore vive, critique l’analyse sémique de la nouvelle rhétorique 41 . Dans cette approche, le mot n’est pas tant une partie du discours sur le plan syntagmatique manifeste, qu’une collection de sèmes nucléaires sur la plan paradigmatique sous-jacent. Ce qui conduit à une théorisation de la métaphore comme réarrangement de sèmes que Ricœur récuse 42 en s’appuyant sur deux importants articles d’E. Benveniste visant à expliquer la structure la plus générale d’un texte littéraire du point de vue sémantique : des mots intégrés en phrases elles-mêmes intégrées en une totalité : le texte 43 . Reportons-nous à ces articles. Benveniste y distingue plusieurs niveaux de constitution du discours. En deçà du sens, donc du mot intégré à une phrase, c’est le niveau sémiotique où les morphèmes subissent l’analyse phonématique (en phonèmes) ou sémiotique (en sèmes). On peut et on doit négliger ce premier niveau dans une analyse proprement sémantique des phrases d’un texte - phrases qui intègrent des mots comme unités de sens (et non comme combinatoire d’unités non significatives). On voit donc se distinguer ici deux modes d’explication du discours. Le premier est sémantique (un niveau supérieur intègre les composants du niveau inférieur, c’est-à-dire ce que Benveniste appelle les « intégrants ») et l’autre sémiotique (analyse par segmentation et substitution). Cette conclusion passe dans l’élucidation de l’œuvre littéraire sous horizon herméneutique de Ricœur, en particulier dans La métaphore vive. Dans le cadre d’une élucidation herméneutique de l’œuvre littéraire, il est clair que ce serait un très mauvais départ que de partir du mot comme unité isolée analysable selon le mode d’intelligibilité sémiotique - on ne saurait partir que du mot comme intégrant de la phrase. Bien après La métaphore vive, dans un article consacré à la grammaire narrative de Greimas, Ricœur critique de nouveau vigoureusement toute entreprise de réduction de la signification simple, ou plus exactement de la structure élémentaire de la signification, à une combinatoire logique de sèmes (selon le schéma formel du carré sémiotique) 44 .

      Comment se présentent dans la phénoménologie ingardénienne les mots de l’œuvre littéraire ? Le mot se compose d’une « forme phonique relativement invariante » (le « vocable ») 45 porteuse d’une signification elle-même relativement invariante.

      La fonction du vocable est essentielle dans les mots du discours spécifiquement littéraire et elle diffère de celle assumée par les vocables du discours scientifique ou de la communication quotidienne. Dans la terminologie scientifique (artificielle), la fonction du vocable s’épuise entièrement dans la présentation d’une signification claire et univoque. Le rapport entre vocable et signification est conventionnel et le choix des vocables obéit à une exigence de systématicité. Dans le discours quotidien, le vocable joue un rôle plus décisif, il donne au langage un caractère « vivant » (« lebenhaft »), « vigoureux » (« kräftig ») 46  ; c’est à lui que revient le rôle d’exprimer l’expérience concrète du locuteur. Dans l’œuvre littéraire le vocable est pour ainsi dire coloré d’une manière qui figure le quale caractéristique de l’objet. Les caractères du vocable produisent chez le lecteur des « images vivement présentes » 47 de l’objet déterminé par la signification du mot. Cette affirmation touchant à l’importance de la couche phonématique et prosodique (Ingarden dit : glossématique) dans la formation d’images associées aux significations est paraît particulièrement pertinente dans le cas de la poésie. L’herméneutique de Ricœur donne des images associées aux mots de l’œuvre une interprétation personnelle méritant d’être discutée ici.

      Dans La métaphore vive, un fil rouge court tout au long de l’œuvre : il faut aborder la métaphore d’abord comme un phénomène sémantique et non comme un phénomène impliquant l’imagination (-contrairement à la conception courante qui assimile volontiers la métaphore à une figure qui donne à voir et fait image) 48 . Cette approche est un effet direct des présupposés herméneutiques de Ricœur, à savoir qu’un texte est d’abord et essentiellement sens compris ; de sorte que l’appréhension intuitive de type imaginatif est repoussée, en tant qu’inessentielle, sur les marges de la compréhension. Mais il faut ici préciser. Ricœur distingue, dans la compréhension d’une métaphore, un premier niveau où l’imagination est totalement subordonnée au sémantique (c’est-à-dire à l’énonciation virtuelle formant le soubassement de la métaphore) -- niveau où se situe pour l’essentiel la fonction iconique de P. Henle et qui évoque le schématisme kantien 49 . Et ensuite un second niveau où une imagination proprement sensible introduit à une élucidation proprement phénoménologique libérée du joug de la sémantique 50 .

      Cette analyse est possible mais s’impose-t-elle nécessairement ? Sans doute pas. Elle est principalement l’effet d’une volonté de valider les présupposés du modèle herméneutique. Ce qui fait surtout problème, c’est le statut de l’imagination proprement sensible que Ricœur réinscrit (comme l’imagination schématisante) dans la sémantique, mais qui en même temps échappe à l’emprise de cette dernière dans la mesure où son étude relève aussi d’une phénoménologie. L’interprétation (à la suite de Marcus B. Hester) de cette imagination sensible en tant que « voir comme » atteste de la volonté de la maintenir sous l’emprise de la sémantique, mais le fait que son élucidation est finalement confiée à la phénoménologie atteste de son émancipation finale. Plutôt que de vouloir à tout prix maintenir l’imagination sensible sous le joug de la sémantique, on pourrait donc envisager - selon la suggestion d’Ingarden dans les pages que nous commentons- de lui rendre d’entrée de jeu sa liberté en la faisant jaillir d’impressions formées au contact du matériau prosodique et phonématique. Cette analyse conviendrait particulièrement bien à la poésie et légitimerait au moins pour cette dernièrele choix d’une approche phénoménologique plutôt qu’herméneutique -- c’est-à-dire explicitant la constitution, dans des vécus impressionnels, du flot d’images issues du matériau linguistique.

      La phénoménologie ingardénienne de la signification des termes distingue les noms et les verbes 51 . Sur les significations nominales, on signalera simplement trois affirmations.

      a) Tout nom possède un « contenu matériel «  de signification qui n’est pas pensé dans le cadre des différenciations immanentes au sein d’un lexique mais dans celui, logique, d’une détermination de l’objet intentionné. « La fonction du contenu matériel repose sur le "déterminer"-tel objet dans sa consistance qualitative » 52 . Par exemple : le mot « rouge » détermine cet objet (une rose) dans sa qualité visuelle. la signification nominale possède donc une structure de détermination qui constitue une sorte d’énonciation virtuelle. Si dans le contenu matériel se trouvent un élément constant et des éléments variables, ce n’est donc pas pour les raisons que donnerait l’analyse lexicale moderne distinguant l’identité sémique du « noyau » et les variations sémiques en fonction du contexte 53 , mais pour des raisons logiques, à savoir que le contenu détermine l’objet à l’aide de genres plus ou moins spécifiés. Or, si le genre ouvre à de multiples possibilités de détermination, la spécification tend à fermer l’éventail des possibilités (« telle nuance de rouge » constituant la fermeture maximum).

      b)  Ensuite, il est nécessaire de distinguer entre référence actuelle et référence potentielle des significations, ce qui est très importante pour l’analyse de la lecture (qui sera caractérisée comme capacité d’actualiser certaines références potentielles de l’œuvre).

      c) Enfin, la signification du nom possède un « contenu formel ». À côté des moments matériels qui déterminent l’objet visé dans sa consistance qualitative, la signification doit posséder aussi des moments dont la fonction est « formative » et qui « déterminent le contenu matériel comme unité formellement structurée » afin que la « structure formelle » de l’objet visé puisse être co-signifiée. Ingarden ne s’explique guère sur cette structure, mais on pourrait songer à cette forme de l’attribution permettant la détermination de l’objet 54 .

      En ce qui concerne la signification verbale, Ingarden l’analyse selon la même démarche que les significations nominales, tout en affirmant l’existence de fortes différences entre les deux types de significations. a) D’abord le verbe vise une activité et non pas un objet achevé et clos. b) Conséquemment, la détermination verbale signifie « un se dérouler, un devenir, un se-produire » 55 , alors que la détermination nominale signifie une attribution statique. c) Le nom isolé possède une signification potentielle indépendamment de la phrase, le verbe non. Le déterminant verbal a besoin d’un sujet nominal mais le sujet nominal peut exister sans ce déterminant verbal.

      Les phrases

      L’herméneutique de Ricœur propose dans La métaphore vive quelques grands principes d’élucidation de l’énoncé 56 , qui sont des principes très généraux, investis ensuite pour l’analyse des énoncés spécifiques de l’œuvre littéraire. En s’aidant de certaines indications de Ricœur lui-même, on peut présenter ces principes sous forme de quatre thèses. Nous commençons par les deux thèses par lesquelles cette herméneutique se démarque de la phénoménologie.

      Thèse I : tout énoncé est prononcé par un locuteur, sans être un jugement effectué par un sujet réfléchissant. L’élucidation des énoncés d’un texte ne doit pas s’orienter simplement sur leur contenu objectif, mais aussi sur les actes qui les ont produits - en précisant bien qu’on ne rétrocède pas à une conscience constituante réfléchissante, mais à l’existant facticiel qui amène à l’expression la compréhension première de sa situation dans le monde (où lui-même est jeté avec d’autres existants). Cette première affirmation évoque Sein und Zeit, où l’on critique toute récession à une conscience constituante archi-fondatrice (Husserl) en tant que réduction inacceptable du Dasein à une réflexion jugeante - et corrélativement toute réduction du « parler » (« Rede ») à tout énoncé logique. Sur ce point la position de Ricœur est cependant nettement moins radicale que celle de Heidegger, en ceci qu’il maintient la validité d’une certaine forme de réflexion non idéaliste. Reste malgré tout chez lui une orientation de fond consistant à penser l’énoncé comme n’étant pas d’abord ni essentiellement un jugement. Ce qui le conduit à s’opposer à la prétention des syntaxes purement logiques d’être seules habilitées à expliquer la formation de l’énoncé et, par voie de conséquence, à condamner la phénoménologie husserlienne insuffisamment critique par rapport à ce type de syntaxe. (Cette manière de fermer la perspective d’élucidation phénoménologique de la formation de l’énoncé peut être discutée).

      Thèse II. Les actes de discours (cf. Austin) ont un aspect de « locution » (on dit quelque chose à propos de quelque chose) mais aussi d’illocution (on fait quelque chose en disant). On peut aussi distinguer discours « performatif » et constatif ». Ricœur s’empare de cette distinction pour mettre l’accent précisément sur l’aspect performatif de l’énoncé perdu de vue par toute une tradition d’interprétation. L’énoncé (et au premier chef l’énoncé d’un récit de fiction) est l’expression d’une action possible - non réelle : le locuteur imagine seulement l’action, qui est donc fictive. Si une phrase exprime un acte, c’est qu’elle n’exprime pas un état-de-chose jugé. Implicitement réapparaît ici la polémique contre la logicisation de la syntaxe dans certaines théories linguistiques et contre une phénoménologie de l’œuvre prenant pour modèle une grammaire logique dans le style de celle de Husserl. Analyse originale de l’énoncé, mais peut-on de nouveau aussi aisément fermer toute perspective d’interprétation de l’énoncé comme jugement visant (et éventuellement donnant ) un état-de-chose? À supposer qu’une phrase d’un texte littéraire ne se réduise pas à un jugement, (ce qui pourrait tout à fait être concédé), il resterait à prouver qu’une explication en terme de jugement ne peut pas du tout être utilisée même comme guide pour l’élucidation philosophique.

      Les deux thèses suivantes de l’herméneutique de Ricœur peuvent en revanche s’intégrer à une perspective phénoménologique.

      Thèse III : toute phrase se produit comme événement mais se laisse comprendre comme sens. La phrase est certes d’abord parole vive qui dit quelque à quelqu’un à propos de quelque chose, mais dans l’œuvre elle s’est autonomisée par rapport à son origine en devenant articulation-de-signification transcendant la situation dialogale.

      Thèse IV : la référence de l’énoncé au réel peut être suspendue. Ricœur étaye son affirmation sur certaines analyses de Strawson et de Frege 57 . Strawson affirme l’existence d’une polarité, au sein du discours, entre une fonction prédicative (portée par des énoncés) et une fonction identifiante (portée par des noms propres, des démonstratifs, des pronoms et des descriptions définies au sens de Russel) qui seule rattache le discours au monde réel. Une chose individuelle peut en effet être exprimée de deux manières essentiellement différentes. On peut s’y référer en tant que chose individuelle et existante par une « expression au singulier, spécifiquement identifiante et faisant fonction de substantif » 58 . Ou bien l’appréhender comme ultime sujet logique d’énoncés dans lesquels lui sont attribués des prédicats généraux (qualités adjectives ou nominalisées, classes d’appartenance, relations, actions). Or dans la seconde perspective, la référence à la réalité de l’individu s’efface. Strawson prolonge ici Frege, qui distinguait dans le discours d’une part le concept, assimilé à une fonction logique (une forme de prédication), et d’autre part la référence à un objet. Si donc l’énoncé, à la diffrence du nom, n’a pas pour fonction première ni essentielle de décrire des individus réels (considérés en train d’agir). Un acte d’énonciation est donc parfaitement possible et sensélorsque la référence au monde réel est suspendue - c’est ce qui se produit justement dans le cas d’un texte littéraire. (Toutefois une forme de référence des phrases peut se reconstituer, à des actions de personnages fictifs dans un monde fictif).

      Examinons maintenant si et comment, malgré les critiques de l’herméneutique, une élucidation phénoménologique des phrases de l’œuvre ne peut pas être légitimement tentée. En s’appuyant sur certaines analyses de L’œuvre d’art littéraire, esquissons une phénoménologie de la phrase prenant une autre voie que celle dessinée par Ricœur - tout en étant capable d’intégrer certaines des thèses de ce dernier à l’intérieur d’une problématique phénoménologique. Notons d’abord deux points de convergence. En premier lieu, l’affirmation de la relative autonomie du sens de l’énoncé par rapport à l’acte d’énonciation (cf. thèse 3) se convertit sans difficulté en affirmation phénoménologique. On dira que la phrase transcende les vécus où elle se constitue : comme articulation-de-signification elle peut être ré-identifiée comme quasiment la même, par delà les variations des actes qui la donnent hic et nunc 59 . Il en va de même pour son corrélat intentionnel : l’état-de-chose projeté purement intentionnel enveloppant des objets purement intentionnels. Soit par exemple cette phrase tirée au hasard de L’Éducation sentimentale de Flaubert. « La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait la croupe des limoniers ». Dans une approche phénoménologique, on dira que la conscience de l’auteur (pour nous c’est lui qui constitue l’œuvre via le narrateur) constitue d’abord deux articulations-de-signification identifiables de manière relativement stable, unies par une conjonction de coordination elle-même identifiable selon le même mode : « la lanterne était suspendue au siège du postillon et la lanterne éclairait la croupe des limoniers ». À ces deux phrases coordonnées sont corrélées deux états-de-chose eux-mêmes coordonnés. ainsi que des objets impliqués (postillon, lanterne, etc.), comme des transcendances stables 60 . Bien entendu, l’élucidation phénoménologique complète de cette phrase doit aller plus loin en prenant en compte le fait qu’elle fait partie d’un roman et non pas d’une description de la vie quotidienne - ce qui implique, nous le montrerons, de s’intéresser à la référence à des objets imaginaires qui en fait la spécificité. 61

      Seconde convergence entre phénoménologie et herméneutique : affirmer que les phrases d’une œuvre littéraire ont perdu toute référence au monde effectif. Les scènes d’un roman ne se passent ni dans un monde idéal, ni dans la réalité du monde de vie de l’auteur. Selon nous, elles se réfèrent donc à un monde imaginaire ouvert par le récit du narrateur. (Ricœur parle alors d’un monde fictif, mais, rappelons-le, nous ne le suivons pas ici). L’intention portée par la phrase d’une œuvre n’est ni exactement neutralisée ni exactement effectuée. Lorsqu’une phrase est dotée d’une fonction de connaissance, elle tente d’atteindre et de poser, par sa teneur-de-sens et l’état-de-chose intentionnel corrélé, un  état-de-chose effectif avec les objets effectifs impliqués. Lorsqu’une phrase est déconnectée de toute fonction de connaissance, plus rien n’est effectivement posé, l’état-de-chose flotte et, avec lui, les objets effectifs impliqués. Les phrases de l’œuvre littéraire sont, comme on l’a montré, dans une sorte d’entre-deux 62 . Ingarden décide d’appeler les énoncés équivoques propres aux œuvres des « quasi-jugements » 63 . Si dans un roman policier je lis que Monsieur X a tué sa femme, je sais que l’information n’est pas à prendre au sérieux, qu’il s’agit d’une pure invention d’auteur et que cela n’aurait aucun sens de se demander si l’énoncé pourrait être qualifié de vrai ou faux. Et pourtant la phrase tend à affirmer un état-de-chose.

      L’analyse plus poussée de ce statut ambigu des énoncés de l’œuvre devrait prendre en compte, explique Ingarden (que nous suivons ici), les différents types d’œuvre littéraire, la phrase pouvant selon le type envisagé se rapprocher plus ou moins du jugement  authentique. Dans le drame symbolique de Maeterlinck (Pelléas et Mélisande), on est tout près d’énoncés n’ayant rien à voir avec d’authentiques jugements parce qu’il leur manque presque totalement le moment essentiel du juger (la position de l’état-de-chose dans l’existence) : rien n’est posé, tout flotte dans le vide, personnages, objets, actions. À l’opposé, dans un roman historique (Les Chouans de Balzac) ou dans un drame historique (Richard III de Shakespeare), on est tout près d’énoncés portant de vrais jugements sur des événement qui ont réellement eu lieu.

      En dépit de ces deux convergences entre herméneutique et phénoménologie des énoncés (ou phrases) de l’œuvre - d’une part l’énoncé n’a plus de référence au monde réel, ensuite c’est une formation-de-sens transcendant les vécus de celui qui l’énonce - restent évidemment des divergences importantes. D’abord nous avons vu que Ricœur, en pensant l’énoncé comme action possible, voulait s’écarter complètement de toute détermination de l’énoncé comme jugement. Nous pensons qu’il s’agit d’un refus trop radical, et nous dirons simplement que la forme prédicative peut servir à penser l’énoncé, mais seulement comme guide et non comme principe constitutif 64 . (Nous allons revenir sur ce point en analysant le texte comme totalité). Ensuite, comme nous l’avons déjà suggéré, le locuteur mentionné par Ricœur comme origine de l’énoncé, ne peut pas être assimilé à cette conscience qui, en phénoménologie, constitue l’articulation-de-signification formant la phrase, puis, à travers cette articulation l’état-de-chose intentionnel. (Et ceci même si la phénoménologie en question ne se laisse pas entraîner par la tentation de réduire la conscience constituante à sa forme réflexive).

      L’œuvre littéraire comme totalité

      La composition du texte littéraire - des règles de grammaire permettant de connecter ses phrases - pose des problèmes complexes parce qu’elle se situe à différents niveaux comme cela a été dit et qu’elle mobilise des modèles explicatifs divergents. Rappelons que pour un récit de fiction existe, au niveau le plus général, la grammaire de la langue nécessairement investie dans tout texte ; ensuite une grammaire plus spécifiée propre au récit, par exemple la grammaire narrative de Greimas. Enfin, à un niveau encore plus spécifié, des processus stylistiques mettant en forme ultimement la narration (itération, focalisation, embrayage, vitesse, etc.) - voir leur étude dans la narratologie de Genette. Nous parlerons de niveau I, niveau II, niveau III pour clarifier le sens des débats entre herméneutique et phénoménologie. Ce n’est pas exactement la même chose par exemple, de s’opposer à une logicisation de la syntaxe (comme le fait Ricœur) par des arguments portant sur la structure même de la langue ou par des arguments touchant à la structure de la narration.

      Trois questions classiques se posent au niveau de la construction syntaxique, ouvrant à chaque fois des options distinctes, voire opposées. D’abord - nous ne nous arrêterons pas longuement sur ce point - quelles sont les unités de base sur lesquelles opèrent les règles syntaxiques ? Trois modèles de grammaire se dessinent, le troisième privilégié par l’herméneutique de Ricœur tandis que le second est privilégié par la phénoménologie ingardénienne  : affirmer que ce sont des syntagmes, des classes morphologiques, des énoncés d’action. D’où l’existence de trois sortes de grammaires : syntagmatique, catégorielle, actantielle 65 . Ensuite viennent deux questions sur lesquelles nous nous arrêterons un peu plus. Une syntaxe est-elle un ensemble de règles formelles sans rapport avec le sens des phrases connectées ? On opposera ici les syntaxes « formalisées » (établies hors de considérations sémantiques) 66 et les syntaxes « conceptuelles » où les relations syntaxiques sont signifiantes. Seconde question : la syntaxe est-elle ou non réductible à une syntaxe logique ? En croisant les deux interrogations, on voit apparaître un champ de positions par rapport auxquelles on peut essayer de situer l’herméneutique de Ricœur et la phénoménologie d’Ingarden. Nous commencerons par exposer les réponses de Ricœur aux deux questions de la formalisation et de la logicisation de la grammaire des œuvres.

      Il y a chez lui un point de convergence important avec la perspective phénoménologique : la commune hostilité aux tentatives de formalisation de la syntaxe. Dans le perspective herméneutique qui est la sienne, cela vient de l’affirmation que le texte littéraire est dans son être le plus propre sens compréhensible, de sorte qu’on ne saurait le construire par des procédures syntaxiques totalement dépourvues de signification. C’est pourquoi il ne manifeste aucun intérêt pour une grammaires formalisée de la langue comme celle de Chomsky. En outre (nous passons ici à des analyses de niveau II), dans ses articles les plus tardifs 67 , il n’accepte l’analyse du récit de fiction par la grammaire générative de Greimas que dans la stricte dans la mesure où elle d’articule les règles de transformation syntaxiques à la compréhension par le lecteur d’action potentielles sensées. Toute syntaxe narrative formelle est récusée).

      Par ailleurs, Ricœur s’oppose à toute logicisation de la syntaxe de manière beaucoup plus résolue que la phénoménologie ingardénienne, ce qui se relie à ce que nous avons déjà dit de sa conception de la phrase. Il refuse que ces phrases puissent être assimilées à des propositions au sens logique et les pense comme expression d’une action possible. Il n’y a donc aucune tentation chez lui de logicisation de la syntaxe - tentation clairement présente en revanche dans la phénoménologie d’Ingarden tout comme, du côté de la linguistique, par exemple dans la grammaire syntagmatique de Chomsky. Et, si l’on se place au niveau plus spécifié d’une grammaire propre à l’œuvre littéraire (dans notre terminologie : le niveau II), on note chez Ricœur de fortes réticences à accepter la grammaire générative de Greimas dans sa visée de logicisation des schémas narratifs.

      En effet le récit est le produit d’une véritable « création » 68 , certes structurée par une « intrigue » (muthos en hommage à la Poétique d’Aristote), mais sans que cette dernière relève d’une forme logique. La création littéraire, comme dynamique globale de sens, ne saurait être réduite à une construction d’énoncés selon des règles syntaxiques apparentées à celles de la logique. Dans le prolongement des perspectives herméneutiques ouvertes par Vérité et méthode et Être et temps, l’œuvre est déterminée chez Ricœur comme projection d’un sens global (le monde du texte, purement fictif), projection toujours-déjà enveloppée dans une traditionnalité, et destinée à un lecteur qui va se l’approprier 69 . Pour le lecteur, s’approprier un texte  signifie le comprendre dans son sens global, puis expliciter ce sens dans une interprétation toujours rectifiée : d’abord une pré-conception globale nécessairement imparfaite, ensuite un mouvement explicitant vers les parties, enfin retour à la compréhension initiale désormais mieux articulée et redressée ; cette nouvelle compréhension suscitant une nouvelle anticipation.

      À vue de pays, nous sommes très éloignés de l’explication du texte narratif par la grammaire générative de Greimas dans laquelle s’effectue apparemment une réduction du narratif au logique (sans formalisation). Toutefois Ricœur pense que la sémiotique de Greimas peut jusqu’à un certain point être intégrée à une herméneutique du récit de fiction, moyennant l’effacement de ses tendances logicistes (voire formalistes). Ce qui implique de penser les constructions logiques explicatives du modèle sémiotique comme de simples entités théoriques sans valeur ontologique et corrélativement la science linguistique comme simple instrument de connaissance sans portée ontologique. Alors la compréhension spontanée du sens global du texte peut être préservée de toute logicisation intempestive 70 . Un conte, c’est d’abord une suite d’événements qui font sens pour la compréhension : un des membres de la famille s’éloigne de la maison, le héros se fait signifier une interdiction, l’interdiction est transgressée, etc. 71 . C’est dans cet esprit que Ricœur relit Greimas. Si la science explicative (par exemple la sémiotique du conte de Propp) a le droit de forger les instruments de connaissance du texte que sont par exemple les règles de dérivation grammaticales engendrant progressivement le récit depuis une structure sémiotique simple, il faut ajouter que cette pratique théorique ne construit qu’un modèle explicatif de la compréhension de la chose même du texte. Le modèle est édifié sur la compréhension (Husserl dirait que c’est une « substruction ») à laquelle il se réfère constamment. De fait, la grammaire logique greimassienne fait appel sans cesse - même si ce n’est as avoué expllicitement - à une compréhension des structures de l’action dans le récit. Précisons les choses en en suivant le processus génératif.

      Le niveau des  énoncés narratifs (qui succède au carré sémiotique) n’est pas celui de l’énoncé purement logique, parce qu’il affirme que tel actant possède telle fonction au sens où il est un sujet qui peut faire tel type d’action. Ensuite, lorsqu’on passe au niveau de l’enchaînement des énoncés narratifs, on voit apparaître une suite de syntagmes (ou performance) reposant sur une réinterprétation complète des concepts proprement logiques des deux niveaux antérieurs  : la contradiction devient confrontation, la négation domination et l’attribution assertion. Enfin l’ultime niveau de dérivation (la suite performantielle) réinterprète la suite de syntagmes en termes d’une logique de l’échange mobilisant des sujets qui manquent et des sujets qui veulent donner : si un objet-valeur O est attribué à S1, c’est qu’un sujet S2 en a été privé. Cette logique à son tour peut se transposer en logique spatiale, celle du transfert d’un lieu à un autre. Les concepts-clés de cette ultime explication sont ceux de destinataire, de destinateur et d’objet-valeur. Destinateur et destinataire sont les sujets impliqués dans le récit dont ils sont les opérateurs. Leurs performances sont de deux espèces : ils acquièrent et donnent soit des valeurs-objets, soit des « valeurs modales »  (car les valeurs circulantes sont soit des valeurs-objets, soit des valeurs modales -pouvoir, savoir, vouloir-faire).

      Concernant l’orientation formaliste où les règles syntaxiques seraient un simple calcul dépourvu de sens, L’œuvre d’art littéraire ne peut évidemment lui faire aucune place : en phénoménologie les règles syntaxiques doivent faire sens pour la conscience 72 . De manière assez évidente phénoménologie et herméneutique s’accordent sur la thèse affirmant que le projet d’expliquer scientifiquement la grammaire de l’œuvre littéraire n’est recevable que s’il ne prétend pas réduire le sens au non signifiant. Le phénoménologue affirme : dans son sens le plus propre, l’œuvre se donne avec évidence à la conscience naturelle comme totalité signifiante, et la réduction révèle au spectateur désintéressé les vécus constitutifs de cette totalité.

      Si elle n’est pas formaliste, la syntaxe de la langue sous-jacente à L’œuvre d’art littéraire est en revanche fortement marquée par la logique (tout comme sa morphologie) puisque, nous l’avons vu, Ingarden ne résiste pas toujours assez fermement à la tentation de réduire la construction de la phrase à celle d’un jugement, et l’organisation des phrases à une connexion logique 73 . Heureusement, l’orientation générale de son ouvrage ne défend pas l’idée contestable d’une réduction la syntaxe grammaticale à la syntaxe logique. La brève étude des connexions de phrase ne ressemble pas, par exemple, à celle de la grammaire pure husserlienne dans laquelle les lois a priori réglant la structuration des significations sont de nature purement logique (analytique). Nous retrouvons alors la seule position selon nous valable, selon laquelle les connecteurs syntaxiques sont bien de nature grammaticale, étant entendu par ailleurs que l’étude des connecteurs logiques constitue un guide sûr pour analyser les connecteurs grammaticaux. Conçue comme simple instrument, la syntaxe logique peut donc s’accorder avec l’expérience grammaticale des connexions de phrases, expérience qui pour la phénoménologie est première et originairement constituante 74 .

      L’étude par Ingarden de la connexion des phrases du texte littéraire, quoique esquissée et retardant sur ce que nous savons par les sciences modernes de la syntaxe pourrait servir de base à un programme d’élucidation phénoménologique renouvelé. Ingarden définit ce qu’est cette connexion : un processus dans lequel les teneurs-de-sens de chaque phrase perdent leur isolement et s’intègrent à une unité de sens de plus vaste, de sorte que la conscience par exemple de la première phrase contient une attente que la seconde phrase remplit. Il examine ensuite ce qui produit cette connexions : des « mots fonctionnants » au sens de Pfänder, c’est-à-dire des conjonctions de coordination, certains adverbes possédant cette fonction coordinatrice (« d’ailleurs », « en effet », « c’est-à-dire », etc.) ainsi que des termes dessinant des rapports au monde réel (« à côté », « derrière », « celui-ci », « celui-là »). De là il passe à l’analyse de l’effet de ces connexions entre phrases : quelque chose de nouveau apparaît, parce que un récit, un poème, une pièce de théâtre, ont une « structure compositionnelle propre » (« eine eigene kompositionelle Struktur ») 75 . Il ne s’étend pas sur cette importante remarque, qui reste malheureusement programmatique, de même que l’esquisse de classification des types de connexion entre phrases.

      Bien entendu, les états-de-chose projetés par les phrases vont eux aussi entrer en connexion, créant par là même une sorte de monde purement intentionnel, qu’on peut déjà qualifier de monde imaginé dans la mesure où les objets n’y sont ni vraiment posé, ni complètement flottants dans une conscience neutre. Ce monde, strictement corrélé au récit comme agencement de phrases douées de sens, n’a aucune véritable effectivité, ni idéale ni réelle. Tout récit de fiction raconte une histoire, mais ce n’est pas l’histoire réelle qui est impliquée lorsqu’il s’agit d’une œuvre littéraire - si c’était l’histoire réelle, il s’agirait d’une œuvre à prétention de connaissance (par exemple scientifique) 76 . En même temps, le récit littéraire donne une certaine consistance à l’histoire qu’il raconte, les événements tendent à se rapprocher d’événements réels, et il serait donc inexact de les décrire comme flottant dans un vide absolu.

      On observe sans difficulté la présence d’une lacune considérable dans l’analyse ingardénienne des formes de connexions des phrases. Ingarden néglige le fait que, au moins dans le cas d’un récit de fiction, ces connexions sont effectuées par un narrateur 77 . Il faudrait donc développer son étude - de ce point de vue insuffisante - en direction d’une élucidation des procédés stylistiques structurant la narration 78 . De notre point de vue, cette phénoménologie devrait expliciter les différentes formes d’intentionnalité imaginative susceptibles de constituer ces structures et procédés stylistiques. Nous en avons relevé trois - s’imaginer, schématiser, visualiser - et trois exemples permettront de se faire une idée du programme à remplir. Le premier concerne la différence entre récit « hétérodiégétique » (le narrateur raconte l’histoire de quelqu’un d’autre) et « autodiégétique » (le narrateur raconte sa propre histoire). Dans La Recherche de Proust, le narrateur raconte sa propre histoire. Dans le Médecin de campagne de Balzac, le narrateur, Goguelat, raconte la vie de Napoléon. On peut fonder phénoménologiquement cette distinction en prenant en considération une espèce de la conscience imaginative constituante appartenant au genre du « s’imaginer ». Il s’agit pour l’auteur de s’imaginer en .... narrateur, mais à partir d’une expérience de soi et de son monde environnant où sa conscience distingue le propre (ce qui lui arrive à lui) et l’étranger (ce qui arrive à d’autres personnes). Phénoménologiquement cette expérience est incontestable, elle est en particulier décrite et élucidée (c’est-à-dire fondée dans ses droits par le témoignage de l’évidence) dans les Ideen ... II et dans nombre d’autres textes husserliens. La projection en imagination de cette expérience originaire du propre et de l’étranger constitue en conséquence un narrateur qui peut raconter (imaginativement) sa propre histoire ou celle d’autrui.

      Second exemple, la distinction du récit « extradiégétique » (donner la parole à un second narrateur) et du récit « intradiégétique » (raconter soi-même). Le régime extradiégétique produit des emboîtements des récits très caractéristiques. Manon Lescaut, dont le narrateur est le chevalier des Grieux, est un récit emboîté dans les Mémoires d’un homme de qualité signées du fictif marquis de Renoncourt (l’auteur réel étant l’abbé Prévost). L’élucidation phénoménologique partira de l’idée selon laquelle l’imagination est une modification qui peut être redoublée. Conséquemment la constitution en imagination d’un premier narrateur doit pouvoir donner lieu à une constitution en imagination d’un second narrateur. (Ce second narrateur est puisé dans l’univers fictif du récit, c’est une quasi-personne de cet univers) 79 . L’imagination passe par exemple du marquis de Renoncourt à des Grieux, auquel on laisse la parole, un peu comme dans l’imagination du sujet d’un tableau peut se trouver un second tableau qui suscite à son tour l’image d’un autre sujet.

      Troisième exemple, le statut du « Je » dans les œuvres. La narratologie appelle embrayeurs les mots qui enclenchent la narration. Dans la phrase « ma machine à écrire », l’adjectif possessif « ma » est un embrayeur : il signifie que je suis le possesseur de la machine et que c’est moi qui parle 80 . Or, le pronom personnel « Je » constitue un embrayeur décisif, au rôle complexe. À nouveau, la phénoménologie du « s’imaginer en ... » peut fonder certaines analyses essentielles de la narratologie. Pour cette dernière, lorsqu’un « Je » apparaît dans un texte littéraire, on peut avoir affaire à trois situations possibles.

      Première situation, le « Je » est celui du narrateur, c’est le genre autobiographique (exemple : Les Mots de Sartre). Phénoménologiquement, la situation est simple : le narrateur est exprimé tout au long de l’œuvre par un « Je » qui est constitué par la projection imaginative du « Je » de l’auteur (Sartre).

      Mais il existe aussi une seconde situation : le « Je » peut aussi renvoyer à un personnage qui apparaît dans l’œuvre. C’est toujours le cas au théâtre, ou plus précisément dans le texte d’une pièce de théâtre. (Phèdre sur scène assume en première personne ce qu’elle dit, et le texte de Racine lui attribue, à elle spécifiquement, chacune de ses répliques). En outre, le roman connaît aussi cette situation. (Dans La Princesse de Clèves, au cours des dialogues entre Madame de Clèves avec le prince de Nemours, chacun des protagonistes dit sans cesse « Je »). On parle alors d’un Je introduit. Que suppose l’élucidation phénoménologique de cette situation  ? D’abord, la projection en imagination du « Je » de l’auteur en « Je » du narrateur ; ensuite, ce premier « Je » imaginaire doit s’effacer en donnant la parole à un autre Je imaginaire, présent dans le monde imaginaire ouvert par le récit du premier « Je ».

      Dans un troisième type de situation, le « Je » ne renvoie à aucune une personne bien déterminée, mais à « quelqu’un un », « tout un chacun » - ce qui est caractéristique des œuvres tendant à une certain abstraction. Exemple, Bossuet, Sermon sur la mort (1662) 81  : « Ô Dieu ! Encore une fois, qu’est-ce que nous ? Si Je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne, quelle suite effroyable où je ne suis plus, et que j’occupe peu de place dans cet abîme du temps ! » Phénoménologiquement, cette situation correspond, dirons-nous, à une projection en imagination, par l’auteur, d’un narrateur obtenu non pas à partir de son moi concret mas de l’eidos de ce moi.

      Ces exemples suffiront pour donner une idée de la possibilité d’élucider la constitution imaginative des procédés stylistiques structurant la narration dans un récit, et par là de fonder phénoménologiquement les explications de la narratologie. Il faut maintenant passer à l’analyse du monde imaginaire ouvert par le récit.

      L’ouverture d’un monde d’objets schématisés

      Dans le monde de l’œuvre, des objets apparaissent, mais d’une manière très particulière, d’une part comme références de mots et surtout en tant qu’impliqués dans des états-de-choses intentionnels et désignés par ces derniers. L’objet d’apparaît principalement mais par un réseau complexe de significations. « Si plusieurs phrases, écrit Ingarden, se rapportent conjointement à plusieurs objets (par ex. dans la description d’un objet), les états-de-chose correspondants se relient - pour parler par image - en un "filet" dans lequel l’objet en question est "capté" » 82 . Le réseau tissé par les connexions des états-de-chose constitue le « domaine d’être » de l’objet. Par ailleurs, l’objet peut être lié à d’autres objets possédant à leur tour leur propre domaine d’être en raisons des multiples relations d’états-de-chose où ils apparaissent. Se constitue de proche en proche tout un monde d’objets figurés. Que signifie ici cette « figuration (« Darstellung ») ?  Il ne s’agit évidemment pas d’une figuration perceptive - le monde imaginaire de l’œuvre ne ressemble que d’assez loin au monde perçu originairement. Par exemple les synthèses constitutives des objets imaginés sont discrètes et les synthèses constitutives des objets réels sont continues. « Les états-de-chose, écrit Ingarden, se connectent et même entrent parfois dans des relations très étroites ; et pourtant ils sont dans une certaine mesure cloisonnés ; ils ne s’interpénètrent pas, ni ne fusionnent totalement ». Si l’on se reporte par exemple au fameux épisode de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme, on voit comment le récit saute d’un événement à l’autre en laissant de grandes zones de vide, là où un récit historique aurait tenté de restituer au moins par approximations successives, le tissu parfaitement serré de l’histoire réelle. Aussi bien le roman est-il un filet et non un tissu. L’image de la « diffraction » peut aussi rendre cette même idée. « Quoique les phrases, écrit Ingarden à propos du monde figuré par l’œuvre, soient connectées entre elles, et que leurs corrélats purement intentionnels soient liés, ceux-ci restent en partie des unités discrètes. Si donc un objet ne nous est accessible que par la teneur-de-sens phrasique de plusieurs phrases liées, il se diffracte, comme un rayon lumineux dans un prisme, en une multiplicité discrète d’états-de-chose diversifiés, encore que liés entre eux » 83 .

      Le phénomène paradoxal consiste en ceci que les objets désignés par les états-de-chose (eux-mêmes projetés par les phrases) sont figurés. Or cela ne va nullement de soi. Comment passe-t-on d’une configuration de sens à une figuration ? C’est un peu (mutatis mutandis) le problème du schématisme dans la Critique de la raison pure et c’est pourquoi nous avons affirmé qu’une phénoménologie du récit littéraire impliquait une élucidation de l’imagination schématisante - différente toutefois de celle de Kant 84 . D’abord les articulations-de-signification ne sont pas réductibles à des jugements de connaissance. Ensuite, il est nécessaire de ne pas conserver le caractère positionnel de l’imagination schématisante kantienne, afin de s’accorder au mode de croyance (ni vraiment positionnel, ni neutre) dont nous avons doté l’imagination au cours de l’analyse de la constitution de l’instance narrative. Enfin, il faut admettre que les formations de sens schématisées sont données intuitivement (et non dégagées régressivement comme conditions de jure de la connaissance), ce qui implique corrélativement l’auto-donation de la subjectivité imaginante à elle-même. Cette auto-donation devrait certainement (comme Kant lui-même l’a entraperçu), s’interpréter comme auto-constitution temporelle de la conscience.

      Notre proposition d’investir une théorie du schématisme dans la phénoménologie de l’œuvre de peut s’appuyer sur certaines affirmations importantes de L’œuvre d’art littéraire touchant à la donation des objets figurés dans des « aspects schématisés » 85 . L’accord cependant n’est pas complet. Contrairement à ce que nous affirmons, Ingarden pose que la conscience des objets figurés n’est pas une imagination au sens strict. Son analyse procède en effet en deux étapes nettement distinctes. En premier lieu, il envisage la constitution d’objets « figurés », en second lieu la constitution d’objets « imaginés ». La différence se situe dans l’intervention nécessaire de la conscience d’un lecteur dans la seconde constitution, alors que la première constitution (des objets figurés) est indépendante d’une conscience de lecture 86 . L’œuvre comme telle (pour nous cela signifie : constituée dans la conscience de l’auteur) comporte des objets figurés, l’œuvre lue modifie la figuration en imagination. Devrons-nous conserver cette distinction ? Pas nécessairement. Elle vient en grande partie d’une volonté, issue du « réalisme » ingardénien, de distinguer essentiellement la donation de l’objet simplement intentionnel (ce ne serait plus une pure visée à vide de signification, mais déjà une « figuration ») et la donation de l’objet effectif (où la figuration a un sens plus fort, celui de l’intuitivité). Appliquée aux objets intentionnels du monde de l’œuvre, cette distinction signifie qu’ils peuvent apparaître en deux sens bien distincts : soit comme simplement désignés par les états-de-chose intentionnels constitutifs de l’œuvre, ils sont alors figurés ; soit comme donnés au lecteur - ils sont imaginés. On accordera volontiers à Ingarden qu’en l’absence de lecteur l’imagination se réduit à une figuration relativement abstraite. Il n’y a pas toutefois selon nous de raison probante de refuser à cette figuration le statut d’imagination - il suffit de penser cette dernière comme schématisation 87 . Certes c’est une imagination très indéterminée, et en outre complètement prise dans les articulations-de-signification - de ce point de vue elle donne son objet d’une manière qui s’éloigne de la donation perceptive bien plus fortement que ce qu’Ingarden appelle imagination proprement dite. Pourtant c’est bien une imagination. Quel type d’intuitivité pourrait-on lui accorder ? Celle de donner précisément (comme nous l’avons analysé) une objectité fuyante, que la conscience tend à poser dans l’existence en annulant immédiatement cette position. Analysons rapidement cette imagination schématisante.

      Dans une œuvre, explique Ingarden, des objets sont incontestablement « dévoilés », ce qui peut aller jusqu’à une sorte de « mise en exposition » (« Zurschaustellung »). Et pourtant ils ne peuvent pas être vraiment présents intuitivement (au sens d’une « Veranschaulichung ») 88 . Que supposerait une intuitivité authentique ? Du côté de l’objet, des moments qualitatifs autoprésentatifs. Du côté du sujet, une saisie de l’objet dans ses « aspects » (« Ansichten »). Mais ces deux conditions sont hors de portée d’objets purement intentionnels. Tout au plus, dans le cas de l’œuvre littéraire, les objets intentionnels ont-ils l’apparence d’intuitivité. Il y a « pour ainsi dire » auto-présentation et saisie par aspects, mais ce n’est pas une véritable auto-présentation ni une véritable saisie par aspects. Prenons une œuvre, explique Ingarden, où pour la première fois quelque chose s’énonce au sujet d’un objet X (propriété ou activité). L’énonciation, affirme-t-il, va constituer l’objet - précisément comme celui à propos duquel il y a énonciation  (celui qui porte la propriété ou l’activité  énoncée). Cependant comme les énoncés de l’œuvre sont des ébauches de jugements, l’état-de-chose intentionnel ne fait qu’amorcer son transfert vers un état-de-chose existant, et l’objet impliqué en lui en devient presque effectif. Une référence s’ouvre à un objet présenté (dévoilé), mais imparfaitement (non intuitivement). « Là où auparavant, avant le déploiement de l’état-de-chose, il n’y avait pour nous que de l’inconnu, et en ce sens une sphère d’être fermée, comme recouverte, ou même rien du tout - comme c’est souvent le cas dans les œuvres littéraires, une voie s’ouvre maintenant grâce à l’état-de-chose déployé par la phrase ; nous pénétrons dans quelque chose qui nous a été "ouvert", "découvert" ; nous gagnons un savoir sur ce qui nous était auparavant inconnu ou sur ce qui, simplement, n’était pas » 89 . Cette interprétation nous parait constituer un bon point de départ pour une phénoménologie de l’imagination schématisante qui tenterait de montrer en particulier comment une formation-de-signification peut « produire » en quelque façon, par la schématisation médiatrice, l’objet imaginaire 90 .

      L’étude des modes de figuration des objets dans l’œuvre (« états de talité », « états d’apparaître » « états-de-processus ») ne nous arrêtera pas longtemps, elle ne prend pas assez en considération des phrases vraiment spécifiques de l’œuvre littéraire, c’est-à-dire dont les fonctions de figuration seraient étudiées en corrélation avec leur intégration dans l’œuvre. De même la description d’un certain nombre d’oppositions typiques dans les manières de figurer peut être survolée. Le premier groupe englobe les oppositions les plus diverses : montrer l’intérieur caché ou l’extérieur ; mettre l’accent sur tel ou tel registre sensoriel ; montrer le corps des personnes ou leur mental ; procéder plutôt par mise en relation des objets figurés ou par creusement de leurs déterminations internes. La seconde espèce d’opposition typique au sein des modes de figuration est celle ci : soit (Zola) les phrases on un sens univoque, c’est-à-dire ne disent rien de plus des objets que ce qui en est explicitement dit ; soit (Maeterlinck) les phrases suggèrent l’existence d’un sens second et inapparent en utilisant les ressources de la métaphore et surtout du symbole. Enfin la troisième sorte d’opposition différencie deux styles : soit (Kleist) la phrase unit en une seule saisie un état-de-chose complexe (figurant une situation elle-même complexe), soit (Novalis) la phrase exprime un état-de-chose simple et comme arraché à la complexité de la situation.

      Mais si l’œuvre - ce point est beaucoup plus essentiel - figure en quelque façon des objets, cela entraîne comme conséquence la présence d’une sorte de point de vue à partir duquel les quasi-objets apparaissent dans une quasi-perspective spatio-temporelle. Nous renvoyons l’élucidation phénoménologique de cette thèse à la partie suivante de cet article. En revanche nous devons analyser dès maintenant un autre phénomène capital  : les objets figurés possèdent une indétermination qui les distingue essentiellement des objets réels (au sens de : real), indétermination que la lecture pourra réduire mais jamais supprimer.

      L’objet réel possède trois caractéristiques principales. 1) D’abord (Ingarden ici s’éloigne de Husserl) : il est « de toute part (c’est-à-dire à tous égards) univoquement déterminé » 91 . 2) Lorsque la conscience connaissante dégage progressivement les déterminations de l’objet, elle a affaire à un « divers infini, c’est-à-dire inépuisable » 92 - il reste toujours des déterminations cachées à découvrir (en raison de la concrétude de l’objet). 3) « Chaque objet réel est absolument individuel » 93 . Or l’objet irréel possède des caractères exactement opposés. D’abord, pas de pleine détermination ; pour tout objet irréel il existe des « lieux d’indétermination » (« Unbestimmtheitstellen ») 94 qui ne pourront jamais être totalement précisés. Ensuite, il n’existe pas pour lui de saisie inachevable signifiant qu’il recèlerait toujours plus de déterminations cachées. (Il ne s’agit pas, en déterminant toujours plus l’objet figuré, de mieux manifester un fonds caché et pour ainsi dire en soi, mais seulement de faire lever en lui de nouvelles déterminations par de nouvelles prédications). Enfin, l’objet figuré n’est pas un véritable individu - même si on le vise formellement comme un individu, par exemple en lui donnant un nom propre. (Cette absence d’individualité se relie à son indétermination foncière).

      Au total on peut, en rassemblant ces différents traits, appeler l’objet figuré une « formation schématique » 95 , donnée non pas dans des aspects vraiment concrets et intuitifs, mais dans des « aspects schématisés » (« schematisierten Ansichten ») 96 relativement abstraits. Ces derniers figurent une sorte de squelette de l’objet et ne relèvent donc pas de « l’auto-présentation en chair et en os (leibhafte Selbstpräsentation) » 97 . Les aspects schématisés, précise Ingarden, ne sont pas dans un flux continu comme les aspects d’un perçu, leurs changements sont discontinus en raison des lacunes du monde de l’œuvre.

      Nous reprenons à notre compte ces analyses remarquables de l’indétermination foncière du monde de l’œuvre et de l’absence d’individuation de ses objets. en ajoutant qu’elles permettent de fonder phénoménologiquement les explications de la narratologie touchant à la typification des événements dans le récit littéraire. Ce dernier utilise nécessairement, comme l’a démontré G. Genette, le procédé de réitération de certaines phases de l’histoire à l’aide d’expressions comme « chaque fois », « tous les jours », « une fois par mois », etc. 98 . Or ce procédé a pour effet d’effacer le caractère strictement individualisé et concret de l’événement, au profit d’une sorte de séquence typique. Le récit « itératif » (par opposition à « singulatif ») raconte en une seule fois ce qui s’est passé n fois. Genette démontre que la Recherche de Proust fait un usage particulièrement important de l’itération. Il donne un exemple : L’expression « nuit d’insomnie » doit s’interpréter comme cette nuit typique qui reste semblable à elle-même du début à la fin de la série, variant sans évoluer 99 . Phénoménologiquement ceci est conforme à la loi qui veut que tout ce qui se passe dans le monde de l’œuvre ne saurait être rigoureusement individualisé.

      5. Le lecteur et la vie concrète de l’œuvre

      Dans Temps et récit, Mimèsis III, constitue « l’aval » de la création, la « refiguration » 100 du monde du lecteur. « Mimèsis III, dit Ricœur, « ressaisit et achève l’acte configurant » 101 , de sorte que l’élucidation de l’écriture se dépasse nécessairement dans celle de la lecture. (Ricœur cite favorablement le travail de W. Iser). Sur ce point, nous nous rangeons plutôt, comme nous l’avons, dit à l’avis d’Ingarden qui parie pour la possibilité d’isoler une essence propre de l’œuvre en suspendant (provisoirement) toute référence au lecteur potentiel.  « Il faut séparer, écrit Ingarden, l’œuvre littéraire elle-même de ses concrétisations ; ce qui vaut de la concrétisation de l’œuvre ne vaut pas nécessairement de l’œuvre elle-même » 102 . Ricœur reconnaît d’ailleurs lui-même qu’on peut tenir pour non pertinente la question de « l’impact de la littérature sur la vie quotidienne », mais qu’on tombe alors dans une sorte de positivisme contestable (seul existe ce qui peut être empiriquement observé et scientifiquement décrit). En outre, ajoute-t-il, « on casse la pointe subversive que l’œuvre tourne contre l’ordre social et moral ». Que la possibilité soit assurée de ne considérer l’œuvre que dans son essence propre nous suffit 103 . Mais il y a dans l’herméneutique de Ricœur une affirmation qui nous paraît plus contestable, selon laquelle le sens de la fiction littéraire s’achèverait dans une redescription du monde dans lequel nous vivons.

      La thèse est fixée dès 1976, dans un article où la fiction est comparée au « modèle » forgé par les scientifiques pour rendre compte d’un phénomène 104 . Il est difficile de savoir à quelle notion précise de modèle songe ici Ricœur, on peut cependant évoque le processus consistant selon la formule de H. Sinaceur, « à associer un phénomène empirique un schéma symbolique, figurant de manière symbolique et simplifiée les propriétés reconnues principales du phénomène » 105 . Rapprochée du modèle pris en ce sens, la fiction se retrouve donc fermement réassignée au réel dans l’ultime moment de sa compréhension, ce qu’une phénoménologie de l’œuvre se devrait de discuter. Ricœur a certainement raison de signaler que lors de la lecture l’œuvre se rapproche pour ainsi dire du monde des actions réelles. Mais qu’elle devienne alors une simple rédescription de ce dernier, c’est ce qu’on peut contester. On pourrait en effet affirmer à plus juste titre selon nous que l’ultime sens de l’imagination à l’œuvre dans la constitution du récit littéraire consiste non pas dans sa réaffectation au monde dans lequel nous agissons, mais bien plutôt dans l’ébranlement de ce monde familier (dont elle fait paraître l’étrangeté) permettant de libérer un monde proprement imaginaire. À défaut d’une preuve complète de cette thèse, une brève analyse de la conscience de lecture pourra déjà donner une idée de la manière dont nous concevons l’imagination qui porte, au delà la simple schématisation, l’apparaître du monde de l’œuvre comme monde ébranlement du monde réel.

      Donnons-nous donc l’œuvre concrétisée. Pour le lecteur, elle est une sorte de « fenêtre » sur un monde imaginaire qui se donne intuitivement.  Le monde de l’histoire racontée n’est maintenant plus seulement schématisé mais en quelque façon vu 106 . J’ouvre Madame Bovary, j’y lis : «  L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons ... », et pour ainsi dire l’image visuelle du ruisseau surgit, mais aussi peut-être sa fraîcheur, les bruits de ses tourbilons ... L’œuvre offre au lecteur des sortes d’aperçus sur le monde imaginaire, le plus souvent en relation avec certains personnages que l’on peut voir de côté, ou frontalement, ou dans une vision de survol, etc. 107 À chaque fois l’apparaître suppose un point-zéro de l’orientation (c’est-à-dire un point de vue). Ce dernier, lui, n’est pas vu en imagination, mais déployé dans le monde originairement schématisé, de sorte qu’àon assiste à une sorte de redoublement de l’imagination. Reprenons notre exemple de L’Éducation sentimentale. Il faut que Frédéric Moreau soit constitué comme personne imaginaire dans une histoire imaginaire (au sens de la schématisation) pour qu’on voie avec lui la lumière éclairant la croupe des chevaux de traits (au sens de la vision imaginative). « On » : l’auteur (puis ensuite le lecteur), qui s’est imaginé d’abord en narrateur ouvrant un monde imaginaire où se trouvent F. Moreau et la diligence et qui, ensuite, peut entrer en imagination dans ce monde comme sujet regardant la scène de tel point de vue. Deux formes de conscience imaginative sont impliquées, l’une est schématisante et constitue le monde raconté, la seconde est visuelle - plus généralement : sensible - et s’ancre dans différents « points de vue » possibles sur les objets et les personnages du monde raconté. Ce dernier possède dès lors un temps et un espace imaginaires. Ce sur quoi ouvre le récit commence à ressembler véritablement à un monde, mais à un monde différent du monde réel (imaginaire), ébranlant toute notre expérience familièie de ce dernier. Toutes les analyses de la narratologie touchant à la « focalisation » peuvent être ici fondées phénoménologiquement 108 .

      Une phénoménologie de la lecture devrait se fixer deux objectifs : d’abord élucider les vécus subjectifs du lecteur modifiant la constitution initiale de l’œuvre dans la conscience de l’auteur, et ensuite décrire systématiquement les modifications que l’entrée en scène lecteur fait subir à l’œuvre comme structure signifiante. Du côté de la subjectivité du lecteur, notons simplement que de nombreuses intentionnalités sont enchevêtrées pour former ce qu’Ingarden appelle une « saisie » (« Erfassen », LK, § 63) : perception des formations phonétiques, appréhensions d’articulations-de-signification avec leurs corrélats intentionnels, imagination d’un monde de l’œuvre avec ses divers objets, jouissance esthétique, affects. Dans une approche statique, toute cette vie intentionnelle doit être élucidée à partir des couches de l’œuvre, une fois ces dernières décrites.

      Du côté de l’œuvre comme forme signifiante stratifiée, en quoi se modifie-t-elle lors de la lecture qui la concrétise ? Ingarden pointe plusieurs phénomènes, nous en retenons trois. Premièrement les lieux d’indétermination sont partiellement comblés. Secondement, les potentialités contenues dans l’œuvre sont actualisées. Troisièmement, la saisie des significations peut devenir inadéquate. Ces phénomènes modifient, précise-t-il, l’œuvre originairement constituée, sans toutefois la faire disparaître sous les modifications parce qu’elle est toujours au-delà de ses concrétisations. Pour nous, l’intérêt de ces analyses, c’est qu’elles suggèrent qu’avec la lecture le monde de l’œuvre acquiert une consistance qu’il n’avait pas à l’étape précédente - il commence à ressembler sérieusement à un monde -, tout en continuant à préserver la séparation de principe entre ce monde et le monde réel : le monde de l’œuvre reste un monde imaginaire qui ébranle le monde reéel.

      Considérons le premier phénomène : la réduction (partielle) des lieux d’indétermination. La lecture remplit plus ou moins des potentialités de sens que l’œuvre laissait ouvertes. Le remplissement peut être possible, impossible, problématique, etc. L’œuvre, en raison de l’équivocité foncière de ses phrases, ne peut jamais dessiner les contours d’un univers parfaitement déterminé et clair. « La plurivocité du texte, écrit Ingarden, entraîne une ambivalence, ou encore une plurivalence des corrélats intentionnels. Déjà le corrélat-de-phrase immédiat (l’état-de-chose purement intentionnel) manifeste ( ... ) une ambivalence opalisante. Et comme, dans l’œuvre littéraire, son rôle est de constituer et de figurer des objets, son ambivalence se reflète dans le figuré qui lui est relatif » 109 . L’ambivalence peut créer une simple perturbation dans l’équilibre de l’objet ou aller jusqu’à remettre en cause son identité. Il reste toujours pour le lecteur de l’imprécis, même s’il peut progresser en détermination et s’approcher ainsi de la vérité de l’œuvre (Ingarden n’est pas sceptique : l’œuvre existe dans sa vérité propre par delà les multiples lectures).

      D’où le second phénomène. Il faut distinguer soigneusement le potentiel (l’œuvre en elle-même) et l’actuel (l’œuvre que le lecteur s’approprie). D’une part des aspects schématisés ordonnés potentiellement aux objets figurés, prêts à la saisie ; de l’autre l’actualisation concrétisante plus ou moins poussée de cette saisie 110 . Par la lecture, les visées et donations des objets deviennent actuelles. Le lecteur, pour actualiser la conscience indéterminée et potentielle qu’il a des objets évoqués dans le récit, peut se servir par exemple de souvenirs s’il a auparavant rencontré et connu les objets évoqués par l’œuvre. Avant la lecture, dit Ingarden, les sens phrasiques et lexicaux n’ont qu’une « intentionnalité d’emprunt » - c’est-à-dire sans doute : ils sont donnés dans une intentionnalité en suspens dans l’œuvre, non encore assumée par la lecture qui lui donnera l’actualité lui manquant encore.

      Troisième phénomène. La lecture modifie la couche des aspects schématisés et apprêtés dans l’œuvre. Dans la lecture les aspects sont imaginés, ce qui est rendu possible parce que des éléments concrets remplissent le simple schème. Même si les aspects schématisés prescrivent ces remplissement dans certaines limites, une grande liberté règne ici.

      Au total, avec le lecteur, l’œuvre retrouve une sorte de vie que les mises entre parenthèses initiales lui avait ôtée : d’une part elle s’est monnayée en une multitude de singularités vivantes (de processus dynamique individualisés), d’autre part elle prend place dans une tradition d’interprétation, scandée par les épisodes de sa réception : critiques initiales, succès, oubli...

      En nous appuyant sur L’œuvre d’art littéraire de R. Ingarden, et en prenant comme exemple privilégié le récit de fiction, nous pensons avoir démontré la possibilité et la légitimité d’une phénoménologie de l’œuvre littéraire. Lorsque P. Ricœur, vers le milieu des années soixante-dix, engagea son analyse de la littérature dans la direction d’une herméneutique en se détournant la phénoménologie, il pouvait bien avoir ses raisons - nous en avons donné plusieurs -, mais selon nous ce n’étaient pas de raisons absolument contraignantes, du moins dans le cadre d’une élucidation de l’œuvre au plus près de la manière dont elle se donne dans l’évidence. Bien entendu, la phénoménologie que nous avons esquissée souffre de deux limites, impliquant la nécessité de poursuivre la recherche. D’abord elle ne s’est appuyée que sur l’étude du récit de fiction, de sorte qu’en étendant l’étude à d’autres genres (en particulier la poésie) il faudrait vérifier la validité de ce qui a été dégagé sur un exemple restreint. Ensuite, c’est une phénoménologie statique procédant par récession de l’œuvre objectivée dans les sciences du texte à la conscience originairement constituante de cette même œuvre considérée dans ses différentes couches. Au-delà, une phénoménologie génétique devrait dépasser cette première constitution statique stratifiée vers les profondeurs de la vie de la conscience de l’auteur qui produit - peut-être crée - la forme de l’œuvre (en autre sens que la structure stratifiée : comme stabilisation du flux vivant). Malgré ses limites, notre esquisse a produit, en prolongeant certaines suggestions d’Ingarden ou en les corrigeant sur certains points, quelques résultats  : analyse des formes de la conscience imaginative constituante impliquée dans le récit, doctrine de la constitution du narrateur, fixation du statut des sciences du texte (en particulier de la logique) comme instruments épistémologiques nécessaires mais ne permettant aucune réduction de l’originairement intuitionné à l’expliqué (des énoncés du récit à des propositions logiques). Un programme de recherche en phénoménologie de l’œuvre littéraire pourrait intégrer une discussion de ces quelques résultats. Enfin, la discussion de l’affirmation de Ricœur selon laquelle l’ultime fonction de la fiction littéraire serait une simple redescription de la réalité conduit à des analyses à mener sur les rapports entre littérature et éthique. Si, contrairement à cette orientation de l’herméneutique de Ricœur, la phénoménologie pose un lien absolument essentiel entre la lecture et l’ébranlement du monde de vie familier, alors il faut dire que toute œuvre contient une critique des valeurs communes dans laquelle s’ébauche une éthique.


      1.  Ces textes ont été regroupés et publiés dans différents volumes. Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique (Paris, Seuil, 1969). Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II (Paris, Seuil, 1986). Lectures II (Paris, Seuil, 1992). Les abréviations utilisées ultérieurement sont : CI, TA, L II. La métaphore vive (Paris, Seuil, 1975). Abréviation : MV. Temps et récit I (Paris, Seuil, 1983) ; Temps et récit II. La configuration dans le récit de fiction (Paris, Seuil, 1984) ; Temps et récit III. Le temps raconté (Paris, Seuil, 1985). Abréviations : TR I, TR II, TR III.

      2.  Notre hypothèse est la suivante (ce serait à un autre article de l’établir) : l’entame du travail d’élucidation des textes (en particulier littéraires), s’il a précipité le tournant herméneutique chez Ricœur, n’en constitue pas le point de départ, qui se situe plus en amont. Où ? Dans un projet philosophique bien dessiné par un texte de 1965 : « Existence et herméneutique », ainsi que par le livre sur Freud.

      3.  R. Ingarden, Das litterarische Kuntswerk, (Tübingen, M. Niemeyer, 1972) ; trad. fr. P. Secrétan, L’œuvre d’art littéraire (Lausanne, L’âge d’homme, 1983). Nous utiliserons ultérieurement les abréviations : LK (texte allemand) et OAL (texte français). Voir aussi : Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (Tübingen, M. Niemeyer, 1968) ; trad. angl. The cognition of the Literary Work of Art (Evanston, Northwersten Univ. Press.).

      4.  Ingarden représente une voie possible au sein du champ phénoménologique, mais évidemment pas la seule. C’est par exemple une voie qui s’écarte de celle de Husserl, modifiant cette dernière sur des points décisifs : théorie de la signification, de l’énoncé, de l’intuition ... et, plus profondément, de la constitution.  Ingarden en récuse le tournant husserlien vers l’idéalisme transcendantal. (Cf. « Bemerkungen zum Problem Idealismus-Realismus », in Husserl Festschrift, 1929). La conséquence sur sa philosophie de l’œuvre littéraire, c’est qu’il n’accepte pas de doter la conscience de l’auteur d’une véritablement capacité créatrice. C’est un important point de contact avec la philosophie sartrienne de l’art - et en particulier de l’œuvre littéraire, du moins telle qu’elle est formulée à une certaine époque (celle des ouvrages sur l’imagination).

      5.  « Monde de l’œuvre », cf. TR II, p. 14. L’expression « monde du texte » apparaît déjà dans « La fonction herméneutique de la distanciation » (1975), in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, op cit. (À l’arrière-plan de ces expressions, il y le concept gadamérien de « chose du texte »).

      6.  On verra comment ces affirmations se justifient dans une analyse très serrée des couches constitutives de l’œuvre, qui s’étagent de pures formations de significations à des objets figurés, étant entendu que ces derniers n’existent pas véritablement (ni comme objets réels ni comme objets idéaux). L’œuvre est d’abord totalité signifiante, une grande partie des analyses de L’œuvre d’art littéraire l’abordent sous cet angle, mais sans jamais oublier le rôle des formations phoniques et prosodiques (qu’Ingarden appelle « glossophoniques ») en tant que support matériel des significations. Lorsque Ingarden ne mentionne pas explicitement la présence des formations glossophoniques, cela ne signifie nullement qu’elle ne seraient pas là - elles font partie de l’essence de l’œuvre.

      7.  La science des textes a évidemment considérablement progressé depuis la publication de L’œuvre d’art littéraire, avec les travaux par exemple de Jakobson sur la fonction poétique, ou de Greimas sur la grammaire narrative, ou de Chomsky sur les structures profondes sous-tendant l’énonciation des phrases, etc.

      8.  LK, p. 153-154 ; OAL, p. 133.

      9.  Concernant la possibilité de mettre entre parenthèses la question de la valeur esthétique, elle vient sans doute du fait que pour Ingarden (qui suit sur ce point Husserl) toute intentionnalité évaluante est une intentionnalité fondée sur une intentionnalité de pure et simple objectivation.

      10.  Chez W. Iser en revanche, la phénoménologie des actes de lecture n’est pas subordonnée à une phénoménologie des actes constitutifs de l’œuvre en elle-même et dans son achèvement propre. Elle est en revanche prise dans esthétique de la réception étrangère à la démarche phénoménologique, de sorte que nous la laisserons de côté. Cf. W. Iser, Der Akt der Lesens (München, W. Fink, 1976) ; trad. fr. E. Sznycer : L’acte de lire. Théorie de l’effet esthétique (Bruxelles, P. Mardaga, 1985).

      11.  On peut essayer de constituer l’élément spécifique de l’œuvre d’art littéraire qu’est le texte en distinguant, d’abord, trois espèces fondamentales d’œuvres d’art : mise en forme d’une matière plastique (visible), d’une matière linguistique, d’une matière sonore (Hegel, Esthétique, t. 1, Introduction à l’esthétique, trad. fr. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1964, p. 169-175). La matière linguistique à son tour peut se séparer en « parole » et « écrit », le second apportant par rapport à la première des possibilités inédites de fixation de la pensée et d’efficacité accrue dans la fonction d’expression des idées - mais aussi de nouvelles possibilités de distorsion (P. Ricœur, « Qu’est-ce qu’un texte ? », TA, p. 140).

      12.  Dans la Poétique d’Aristote, texte fondateur en la matière, la théorisation des « genres » de poésie s’effectue du point de vue des moyens du poète, ou de l’objet de la poésie, ou enfin de la manière d’imiter (Poétique, 1447 a 13-16). C’est le troisième principe de division qui se rapproche le plus de ce que nous voulons : distinguer diverses manières de constituer un texte littéraire dans sa référence à un monde imaginaire. Chez K. Hamburger, les œuvres littéraires se répartissent en deux groupes séparées par une frontière infranchissable : le genre « lyrique » qui maintient un rapport au réel et le genre de la « fiction » qui suspend cette relation au réel, d’une manière qu’il nous faudra analyser de plus près (Logique des genres littéraires, trad. fr. P. Cadiot, Paris, Seuil, 1977). Nous prenons ici pour guide la tripartition de G. Genette entre trois « archigenres »  : le genre lyrique (hymne, ode, élégie) ; épique (épopée, roman, nouvelle, conte) ; dramatique (drame, comédie, tragédie). En reprenant cette classification, on s’exprimera en disant que notre vont se concentrer sur le genre épique, correspondant à la caractérisation du texte comme narration ou récit de fiction.

      13.  Voir les Recherches logiques. Les analogies seraient encore plus claires si l’on se reportait à la première Section de Logique formelle et logique transcendantale. Mais Ingarden n’utilise pas cette œuvre (publiée en 1929) - qu’il a toutefois fort bien pu lire lors de la rédaction de L’œuvre d’art littéraire. Quoiqu’il en soit de cette possible lecture, le dépassement de la simple description du sens de la logique formelle vers logique transcendantale archi-fondatrice que cet ouvrage accomplit ne pouvait le satisfaire.

      14.  Voir Husserl, Logique formelle et logique transcendantale.

      15.  LK, p. 218 ; OAL, p. 178 : « Lorsque nous lisons, nous sommes dans la disposition de nous laisser raconter toute l’histoire par l’auteur » (il eût fallu dire : « par le narrateur »). C’est une importante lacune de L’œuvre d’art littéraire que de ne pas fournir de véritable élucidation du l’instance narrative dans sa spécificité.

      16.  TR I, p. 87.

      17.  TA, p. 113-114.

      18.  TR I, p. 121.

      19.  En minimisant le phénomène de rupture, Ricœur désire sans doute donner tout son poids à la facticité de la production littéraire. Dès 1975, il réinvestissait le concept gadamérien de « Wirkungsgeschichte », c’est-à-dire d’« histoire de l’efficience » (Gadamer, Vérité et méthode, trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 322-329). L’idée enveloppée dans ce concept était retraduite en celle d’« appartenance » nécessaire de toute création et de toute interprétation d’œuvre d’art à une tradition qui la prédétermine (« Phénoménologie et herméneutique : en venant de Husserl»,  TA, p. 44-46).

      20.  TR I, p. 86, 87. Monde « du comme-si », de la « fiction » et « imaginaire » sont plus ou moins assimilés dans Temps et récit I. Mais ce sont bien les deux premiers termes qui orientent toute la problématique.

      21.  Un point de terminologie : même si selon nous l’œuvre littéraire repose (dans la rigueur des termes) sur l’imagination et non sur la fiction, nous continuerons d’employer l’expression courante et commode de « récit de fiction ».

      22.  Nous simplifions. Il faudrait ici distinguer en principe dans L’imaginaire entre les Parties 1 à 3, dans lesquelles l’imaginaire est posé comme néant pour ainsi dire « en pleine conscience », et la Partie 4, dans laquelle (en examinant par exemple le rêve, l’hallucination) Sartre fait entrer en ligne de compte une fascination de la conscience pour un quasi-présent. C’est la théorie de l’irréalisation des trois premières parties qui nous guide dans notre analyse d’une possible théorie sartrienne du narrateur, mais par ses défauts mêmes, cette théorie suggère qu’il serait judicieux de prendre en compte la problématique de la conscience imageante captive.

      23.  K. Hamburger, Logique des genres littéraires, op. cit., p. 69-72. Il faut prendre garde au vocabulaire de K.H. « Feint » désigne chez elle ce que nous appelons « fictif », et « fictif » renvoie chez elle à ce que nous appelons « irréel » (ou « imaginaire »). Pour K. Hamburger, la Dichtung la plus authentique, qui relève selon elle du genre épique, est radicalement désancrée du monde réel. La Dichtung est portée par un « Je-origine (op. cit., p. 78, 82)  complètement irréel.

      24.  Nous suivons les traductions proposées par M. Richir, R. Kassis, J.-F Pestureau. Cf. Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, Husserliana XXIII (La Haye, M. Nijhoff, 1980), p. 339 ; trad. fr. Phantasia, conscience d’image, souvenir (Grenoble, J. Millon, 2002).

      25.  L’expression est par exemple à la p. 117 de Erste Philosophie, Husserliana VIII (La Haye, M. Nijhoff, 1972) ; trad. fr. A. L. Kelkel, Philosophie première, t. 2 (Paris, P.U.F., 1972), p. 164, Cf. aussi « Ich in der Phantasie », « moi en imagination » op. cit., p. 114, 160.

      26.  Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, op. cit., p. 336.

      27.  Benveniste a expliqué le fonctionnement des formes linguistiques permettant soit au locuteur de s’impliquer dans son énoncé, soit au contraire de s’effacer au profit d’une sorte de discours neutre et objectif. Il souligne par exemple, dans son article « De la subjectivité dans le langage » (Essais de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard « Tel », 1976, p. 258-266) que le pronom personnel « Je » renvoie de manière tout à fait spécifique au sujet qui prononce l’énoncé dans l’acte d’énonciation (en s’adressant à un locuteur). Lorsque cette instance de discours est présente, les indicateurs de la deixis (démonstratifs, adverbes, adjectifs, déterminants temporels et spatiaux) prennent sens. À l’opposé, la troisième personne porte les énoncé absolument non subjectifs - ce qui fait que cette soi-disant personne n’en est pas à proprement parler une, ce serait plutôt une sorte de non-personne.

      28.  À la différence d’Ingarden, nous introduisons le monde imaginaire de l’œuvre indépendamment de la présence d’un lecteur. (Pour sa part, Ingarden, lorsque le lecteur n’est pas encore pris en compte, ne parle que d’objets « figurés » et non « imaginés »). Dans la phénoménologie husserlienne, l’itération imaginative peut se poursuivre quasiment à l’infini.

      29.  Ce qui pourrait se comparer à la situation suivante  (cf. Husserl, Ideen... I, § 100) Au musée, je regarde un tableau représentant un musée imaginaire avec ses tableaux imaginaires ; puis je pénètre en imagination dans ce musée, focalise mon attention sur un tableau, et une seconde imagination est relancée vers le sujet imaginaire du tableau imaginaire. (Éventuellement vers un autre musée).

      30.  C’est une différence importante entre l’herméneutique de Ricœur et celle d’Ingarden. Au tournant des années quatre-vingt-dix, de manière très significative, Vérité et méthode a été vivement critiqué par certains philologues précisément pour avoir totalement sacrifié à la compréhension participante la philologie méthodiquement élaborée. Cf. Lutz Danneberg, « Philosophie contre philologie. Herméneutique et études littéraires », in « Revue germanique internationale », 8/1997 (Paris, P.U.F., 1997) : Théorie de la littérature.

      31.  A. J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris, P.U.F., 1993), p. 102.

      32.  LK, p. 25 ; OAL, p. 43. Nous l’avons vu, cette construction par couches est inspirée de la présentation husserlienne de la mathesis universalis.

      33.  Ibid. « Vocable » indique qu’Ingarden songe d’abord aux mots parlés mais il précise que sa conception vaut aussi pour les mots écrits.

      34.  État-de-chose est évidemment le concept husserlien : corrélat de jugement.

      35.  LK, p. 26-27 ; OAL, p. 44. « Objet » signifiera toujours dans la suite : choses, personnages et événements du monde de l’œuvre.

      36.  Ricœur, « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique », CI, p. 65.

      37.  Husserl, Recherches logiques, Première Recherche, chap. 3.

      38.  Dans cette sémantique, on peut et on doit faire une place à des phénomènes comme l’équivocité et la variation du sens. En littérature, affirme Ingarden, les phrases et les mots sont « plurivalents » ou « plurivoques » (« mehrdeutig »), ce qui crée un effet d’« opalisation » (« opalisierende Zwiespältigkeit », cf. LK, p. 269 ; OAL, p. 215). En outre, les significations ne sont ni « atemporelles » ni absolument « immuables » (LK, p. 100 ; OAL, p. 95). Une signification peut subir - et subit sans cesse de facto dans le discours - diverses modifications : « s’associer ( ... ) une fois à telle, une fois à telle autre signification d’ordre supérieur ; ( ... ) occuper diverses positions dans une phrase, subissant ainsi diverses modifications de son facteur d’orientation intentionnel et de son contenu formel ; ( ... ) présenter divers modes : actualité ou bien potentialité, caractère explicite ou implicite » (LK, p. 101 ; OAL, p. 95).

      39.  La critique de l’idéalité de la signification ne signifie pas du tout l’adhésion à l’affirmation selon laquelle la signification serait une « réalité ».

      40.  Si l’œuvre était une effectivité, la constitution serait créatrice, ce qui est totalement faux pour Ingarden.

      41.  Groupe , Rhétorique générale (Paris, Larousse, 1970). Cf. aussi Greimas, Sémantique structurale (Paris, Larousse, 1960).

      42.  P. Ricœur, La métaphore vive, op. cit., p. 91 sq. Nous reviendrons sur le fait que Ricœur s’appuie aussi sur les travaux de certains logiciens comme Strawson ( Individuals. An essay in descriptive metaphysics ; trad. fr. A. Shalom et P. Drong, Les individus (Paris Seuil, 1973). L’intuition selon laquelle l’analyse sémantique du discours et l’analyse sémiotique de la langue sont nettement distinctes apparaît déjà en 1967, dans « La structure, le mot, l’événement », mais sans référence aux travaux de Benveniste. J’aperçois aujourd’hui, écrit Ricœur, la différence essentielle « entre une sémiologie, ou science des signes dans des systèmes, et une sémantique, ou science de l’usage, de l’emploi des signes en position de phrase » (CI, p. 93).

      43.  E. Benveniste, « Les niveaux de l’analyse linguistique » (1966) in Problèmes de linguistique générale, t. 1, op. cit., p. 119-131. « La forme et le sens dans le langage » (1967) in Problèmes de linguistique générale, t. 2 (Paris, Gallimard « Tel », 1985), p. 215-238.

      44.  P. Ricœur, « La grammaire narrative de Greimas » (1980) ; article repris dans Lectures II, op. cit., p. 385-386.

      45.  LK, p. 33-34 ; OAL, p. 49. Ce serait aller trop loin, précise-t-il aussi, que de faire du vocable un véritable objet idéal ontologiquement autonome comme un objet mathématique ; il admet certaines variations au cours du temps, mais conserve une certaine forme typique.

      46.  LK, p. 41 ; OAL, p. 54.

      47.  LK, p. 41 ; OAL, p. 54. Ingarden donne l’exemple de mots qui donneraient à voir pour ainsi dire la grossièreté ou l’obscénité.

      48.  J. Gardes Tamine, M.-C Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, A. Colin, 2004.

      49.  Les analyses de P. Henle (« Metaphor », in Language, Thought and Culture, éd. P. Henle, Ann Arbor, Univ. of Michigan Press, 1958), sont bien résumées par Ricœur aux p. 238-242 de La métaphore vive.

      50.  Cette élucidation est renvoyée à la Poétique Bachelard (MV, p. 272) -donc à une « phénoménologie » de l’imagination prise en un sens très particulier et peu rigoureux. Husserl constituerait une référence plus appropriée - sa phénoménologie de la couche impressionnelle des vécus est bien plus rigoureuse que la phénoménologie de l’imagination matérielle de Bachelard.

      51.  Cette phénoménologie est fortement influencée par la Logique  d’A. Pfänder, qui fut publiée dans le tome IV du « Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung ». On pourrait légitimement reprocher ici à Ingarden d’être attiré par une problématique contestable de réduction de la sémantique des termes à une sémantique logique. En revanche le reproche fait souvent - cf. Merleau-Ponty, Les sciences de l’homme et la phénoménologie (Paris Centre de documentation Universitaire, 1975, p. 52-53) - à la « grammaire pure logique » husserlienne d’être trop marquée par la logique est moins justifié, si l’on admet qu’il s’agit essentiellement pour Husserl de déployer une première couche de la logique beaucoup plus que de la grammaire.

      52.  LK, p. 66 ; OAL, p. 72.

      53. Cf. Greimas, Sémantique structurale, op. cit.

      54.  LK, p. 69-70 ; OAL, p. 74-75. Cf. la formule : dans la nomination, un « sujet de marques distinctives ( ... ) est projeté ». (LK, p. 80 ; OAL, p. 82). Ingarden ici est dans le prolongement des convictions husserliennes, très marquées au moins jusqu’aux Ideen ... I, selon lesquelles toute signification comporte un facteur logique implicite. En même temps il est soucieux de ne pas réduire la signification à ce facteur.

      55.  LK, p. 81 ; OAL, p. 83.

      56.  MV, p. 92-100.

      57.  Cette référence à des logiciens peut paraître étrange, mais la syntaxe logique n’est ici utilisée que comme guide.

      58.  Strawson, Les individus, op. cit., p. 153. (Formulée dès La métaphore vive, la thèse selon laquelle le discours est originairement référentiel est réaffirmée dans Temps et récit I, p. 118, 119). Chez Frege, l’objet est défini par un nom - nécessairement un nom propre (il n’y a pas de nom commun, le soi-disant nom commun désignant en fait un concept, qui n’est pas un objet mais une fonction). Si le nom propre possède per definitionem chez Frege, outre son « sens », une « référence » (ou « dénotation »), en revanche dans l’énoncé déclaratif la référence à l’individu réel passe à l’arrière-plan. Si l’énoncé contient un nom propre la référence de ce dernier se communique pour ainsi dire à lui à lui, mais si ce n’est pas le cas, on évoquera une simple référence à « sa valeur de vérité ». G. Frege, Écrits logiques et philosophiques (trad. fr. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971). Et R. Blanché, La logique et son histoire (Paris, A. Colin, 1970), p. 318-319.

      59.  Il ne peut pas y avoir d’identité parfaite parce que, nous l’avons vu, les significations de l’œuvre ne se réduisent par à des significations logiques.

      60.  Nous conservons ici la conceptualité ingardénienne (« état-de-chose ») tout en reconnaissant qu’elle présente le risque de laisser entendre que les phrases se réduisent à des énoncés.

      61.  Dans L’imaginaire (Gallimard-Folio, Paris, 1971, p. 128-130), Sartre affirme que la spécificité de la lecture d’une phrase prise dans un roman, c’est qu’elle est portée par un « savoir imageant ».

      62.  Le mouvement par lequel l’état-de-chose intentionnel est pour ainsi dire « intentionnellement transféré » (« intentional hineinversetzt ») à l’état-de-chose réel, et par là « posé comme réellement existant » (LK, p. 170-171 ; OAL, p. 144), n’est plus qu’esquissé.

      63.  LK, p. 177 ; OAL, p. 149.

      64.  Ingarden de notre point de vue se laisse parfois entraîner à une assimilation contestable des phrases du texte littéraire à des énoncés logiques. Par exemple dans L’œuvre d’art littéraire, les deux phrases : « cette rose-là est rouge » et « une voiture passe » sont explicitement analysées comme de simples prédications. L’analyse des états-de-chose projetés par les phrases est assez poussée (LK, § 22), mais on peut se demander si Ingarden prend vraiment en compte la spécificité des phrases littéraires. Il distingue par ex. de manière intéressante (voir chez Greimas la différence entre énoncé narratif simple et énoncé narratif modalisé) les simples assertions (auxquelles correspond un état-de-chose objectif) et les phrases contenant un ordre, un désir, une volition, mais sans en tirer parti pour une élucidation du récit de fiction dans sa spécificité. De même, il transpose du mot à la phrase l’analyse en : « teneur », « structure formelle », « mode d’être intentionnel », en développant des considérations logiques très techniques qui nous éloignent du langage littéraire  : l’analyse sur trois pages de la phrase « cette rose est rouge » est décevante de ce point de vue, c’est une assertion banale, purement informative et sans valeur littéraire. Enfin, dans le même ordre d’idées, Ingarden aperçoit quelque chose d’important quand il pose qu’il existe, à côté des phrases dans lesquelles un adjectif détermine un nom (« cette rose est rouge »), des phrases construites sur des verbes et dans lesquelles, comme il le dit, un sujet agit (« une voiture passe », « mon chien aboie »). Mais il n’en tire pas parti en rapportant, par exemple, les phrases d’action aux récits de fiction dont elles semblent constituer le fondement spécifique.

      65.  Grammaire syntagmatique : Chomsky. Grammaire catégorielle (c’est-à-dire fondée sur des parties du discours ayant la dimension du mot) : Adjukiewicz, Bar-Hillel. Grammaire actantielle : Greimas.

      66.  Appartiennent au champ de recherches visant à formaliser les règles de grammaire les travaux de Chomsky (grammaire générative), Harris (grammaire transformationnelle où les opérateurs incrémentiels et paraphrastiques sont de nature logico-mathématique), Bresnan et Gazdar. (Sur ces derniers, cf. C. Fuchs, P. Le Goffic, Les linguistiques contemporaines, Paris, Hachette, 1992).

      67.  P. Ricœur, « La grammaire narrative de Greimas » (1980), « Entre herméneutique et sémiotique » (1990),  articles repris dans Lectures II, op. cit.

      68.  TR I, p. 76 : le moment de Mimèsis II est celui d’une « imitation créatrice ». (Le concept de création fait problème au sein une perspective qui se réclame de l’herméneutique).

      69.  TA, p. 54.

      70.  Voir la définition de la science comme « pratique théorique » par Ricœur, Lectures II, op. cit., p. 447.

      71. V. Propp, Morphologie du conte (Paris, Seuil, 1970), p. 36 sq.

      72.  Ce qui conduit évidemment à l’impossibilité de s’accorder avec un modèle qui ferait appel à des règles inconscientes, comme par exemple chez Chomsky où les structures syntaxiques profondes ne sont pas du tout conscientes (Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971, p. 19). (On peut de même envisager que dans la grammaire générative de Greimas, le niveau le plus profond, celui du carré sémiotique n’est pas du tout conscient). Notons que du côté des linguistes, certains travaux comme ceux de M. Gross (développés depuis la fin des années soixante) refusent l’orientation formaliste dans les études syntaxiques. M. Gross (Méthodes en syntaxe, Paris, Hermann, 1975) affirme en particulier que les tentatives de formalisation de la syntaxe dans la grammaire générative chomskyenne sont totalement prématurées.

      73.  LK, § 60. (D’où le rapprochement effectué parfois entre texte littéraire et texte scientifique).

      74.  Ricœur lui-même dans ses articles tardifs sur Greimas, on vient de le voir, accepte (avec de grandes précautions) la validité d’une certaine forme de description logique du texte. La logique est loin aujourd’hui d’avoir abandonné tout projet d’analyser les grammaires des langues naturelles. Outre les travaux de Bresnan et Gazdar dans le domaine de la syntaxe, (déjà cités), des modèles de logique beaucoup plus raffinés et complexes que les modèles classiques se développent en sémantique depuis une vingtaine d’années (R. Martin, J.-B Grize). Quoiqu’il en soit de ces évolutions récentes, retenons que la phénoménologie de l’œuvre n’est pas condamnée à réduite la grammaire à la logique, même si elle est tentée de le faire, de sorte que sur point au moins sa critique par l’herméneutique mérite d’être discutée.

      75.  LK, p. 161 ; OAL, p. 138.

      76.  Un récit historique possède des caractères qui le différencient du récit de fiction. Par exemple, présence de la seule troisième personne (jamais ni je ni tu) ; temps de l’indicatif possibles : aoriste (passé simple ou défini), imparfait, plus-que-parfait, prospectif, jamais présent, ni futur simple ou antérieur, ni passé composé.

      77.  G. Genette rappelle à juste titre (Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 226) que la linguistique a mis longtemps à prendre en compte l’étude de ce que Benveniste appelle la « subjectivité dans le langage ». (Les articles des Problèmes de linguistique générale consacrés par Benveniste à ce problème s’étendent de 1946 à 1958).

      78.  Élucidation se situant au niveau III. Sur ces procédés, cf. les travaux de G. Genette. Outre les Figures I, II, III (Paris, Seuil, 1966, 1969, 1972), citons : Fiction et diction, (Paris  Seuil, 1991).

      79.  Cf. Ideen ... I, § 112, titre  : « ( ... )  la modification imageante peut être redoublée  ( ... ) ».On peut par exemple, comme cela a été signalé, imaginer une scène à partir d’un tableau, et la scène à son tour peut comporter un tableau permettant à l’imagination de reconstituer une nouvelle scène, figurant elle-même un nouveau tableau, etc.

      80.  Sur tout ceci, voir M. Patillon, Précis d’analyse littéraire (Paris, Nathan, 1974), p. 26-30.

      81.  M. Patillon, op. cit., p. 26.

      82.  LK, p. 166 ; OAL, p 141.

      83. LK, p. 168 ; OAL, p. 143.

      84.  C’est ce concept que Ricœur de son côté invoque explicitement. Cf. « L’imagination dans le discours et dans l’action », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 219. Voir aussi MV, p. 240, 262-263.

      85.  Les analyses d’Ingarden ne portent pas explicitement sur un processus de « schématisation » - sans doute le terme évoquait-il trop le criticisme -, mais au fond c’est bien de cela qu’il s’agit sous l’appellation d’une « figuration » d’objets enveloppée dans des « états-de-chose » quasi-jugés.

      86.  Ingarden affirme explicitement que le lecteur - et lui seul - imagine, cf. par ex. LK, p. 287-289 ; OAL, p. 228-229.

      87.  D’ailleurs Ingarden lui-même suggère cette interprétation puisqu’il parle d’« aspects schématisés » (allusion inévitable à une forme reconnue d’imagination) à propos du mode d’apparaître des objets figurés. Évidemment c’est à Kant que renvoie le concept d’« imagination schématisante ».

      88.  LK, p. 206-207 ; OAL, p. 170.

      89.  LK, p. 204 ; OAL, p. 169-169.

      90.  Husserl ne fournit guère d’éléments pour une telle élucidation. Lorsqu’il évoque l’imagination schématisante, c’est à propos de Kant et en ramenant cette imagination à l’entendement constituant synthétiquement l’expérience sensible, censé fonctionner de manière cachée et distingué de l’entendement conceptueI-réflexif (cf. Krisis, § 28). Il y a une raison à cette difficulté à faire une place à l’imagination schématisante, c’est que cette dernière - telle du moins que nous l’envisageons - ne possède qu’une intuitivité déficiente : elle oscille entre donation et non donation. Or cette déficience n’apparaît pas dans l’imagination telle que Husserl la théorise, ni comme phantasia, ni comme conscience d’image.

      91.  LK, p. 261 ; OAL, p. 209.

      92.  LK, p. 262 ; OAL, p. 210.

      93.  LK, p. 262 ; OAL, p. 210.

      94.  LK, p. 264 ; OAL, p. 211.

      95.  LK, p. 266 ; OAL, p. 213.

      96.  LK, p. 270 ; OAL, p. 217.

      97.  LK, p. 272 ; OAL, p. 218. L’affirmation que le perçu se donne par « Ansichten » reprend un terme husserlien de Göttingen abandonné ensuite pour celui d’« Abschattung » ou d’« Aspekt » (OAL, n. 6, p. 218). Le terme d’« aspect » est husserlien mais pas la doctrine nettement réaliste d’Ingarden. (Dans la première Section des Ideen ... II, les propriétés relativement fixes d’une chose sont constituées dans les séries d’aspects changeants de cette chose). Notons que Sartre, sans avoir eu connaissance du livre d’Ingarden, et donc par les ressources de sa propre phénoménologie, affirme lui aussi que l’objet imaginaire est indéterminé (non individué) et que ses modifications sont discontinues (L’imaginaire, op. cit., p. 254-261). (Toutefois il ne s’agit pas chez Sartre d’une analyse de l’imagination en tant qu’impliquée dans l’œuvre littéraire).

      98. G. Genette, Figures III, op. cit., chap. 3.

      99.  Ibid., p. 167-168.

      100.  Ibid., p. 109.

      101.  Ibid., p. 116.

      102.  LK, p. 267-268. ; OAL, p. 214. Et aussi : « L’œuvre est essentiellement différente de toutes ses concrétisations, elle ne s’exprime qu’en elles, elle se déploie en elles, mais chacun de ces déploiements ( ... ) la transcende nécessairement ( ... ) ». (LK, p. 360 ; OAL, p. 286).

      103. Il le peut, mais ce n’est pas une nécessité. Il peut aussi rester pris dans le monde irréel de l’œuvre (LK, p. 357 ; OAL, p. 284).

      104.  « L’imagination dans le discours et dans l’action », in TA, p. 221 : « les modèles sont à certaines formes du discours scientifique ce que les fictions sont à certaines formes du discours poétique. Le trait commun au modèle et à la fiction est leur force heuristique, c’est-à-dire leur capacité d’ouvrir et de déployer de nouvelles dimensions de réalité, à la faveur de la suspension de notre créance dans une description antérieure ».

      105. H. Sinaceur, article « Modèle », in Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, sous la dir. de D. Lecourt (Paris, P.U.F.-Quadrige, 2003).

      106.  « Vu » au sens large. La vision au sens strict domine dans l’imagination du lecteur, mais on ne voit pas comment d’autres champs sensoriels (sonores, olfactifs, tactiles) ne seraient pas impliqués. On pourrait donc parler à ce stade de l’analyse d’une imagination « sensible ». Mais l’expression n’est pas très satisfaisante parce que les objets de l’œuvre lue n’existent pas en chair et en os, même s’ils commencent à ressembler à ces derniers - tout de même que le monde de l’œuvre devient pour le lecteur un monde qui ressemble au monde réel.

      107.  J. Pouillon, Temps et roman (Paris, Gallimard « Tel »), 1993. Pour J. Pouillon, on peut voir « avec » tel ou tel personnage du récit, ou se situer « derrière » lui , ou enfin le survoler « au-dessus ».

      108. La narratologie distingue trois types de focalisation : focalisation zéro (qui revient à une absence de focalisation), sorte de vision non située d’une conscience omnisciente. Focalisation interne, en empathie avec la conscience d’un personnage. Focalisation externe, point de vue d’un regard objectivant sur la situation du récit.

      109.  La plurivocité des corrélats de phrases est aussi associée aux images du chatoiement ou du moirage.

      110.  L’arrière-plan phénoménologique est constitué très probablement par les analyses des Ideen ... I (Cf. par ex. § 35-37) consacrées à la distinction entre formes de conscience potentielles et actuelles. On note en particulier que la « saisie » chez Husserl est un mode du cogito actuel impliquant une forme d’attention. Ingarden distingue de manière assez subtile la pure potentialité de l’aspect schématisé et l’« apprêtement » (« Parathaltung ») qui représente déjà un début d’actualisation (LK, p. 283 ; OAL, p. 225-226). Exemples d’apprêtements d’aspects : images, métaphores, paraboles, etc., propres au langage poétique.

      Flajoliet Alain
      Wormser Gérard masculin
      Esquisse d'une phénoménologie de l'œuvre littéraire
      Flajoliet Alain
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2008-01-14

      Avec les considérables travaux de P. Ricœur consacrés à l’œuvre littéraire — en particulier La métaphore vive (1975) et les trois volumes de Temps et récit (1982-1986), mais aussi les très nombreux articles et communications plus brèves —, l’élucidation de l’œuvre sous horizon herméneutique semble s’être imposée au détriment d’une approche plus strictement phénoménologique. En effet, la philosophie de Ricœur accomplit un tournant, au milieu des années soixante dix, d’une phénoménologie post-husserlienne (bien représentée par Le volontaire et l’involontaire ainsi que par de nombreux articles sur Husserl) à une herméneutique de l’existence humaine finie et facticielle qui allait interroger de manière constante la littérature. Ce tournant est antérieur aux travaux sur l’œuvre littéraire — il s’esquisse dans l’essai sur Freud de 1969 —, mais il a permis d’ouvrir la voie à une interprétation des textes assumant le point de vue herméneutique. Nous voudrions montrer ici qu’une élucidation plus purement phénoménologique était — et reste — possible. Cette voie, R. Ingarden l’avait ouverte dès 1931 dans son livre capital : L’œuvre d’art littéraire et cet ouvrage servira de fil conducteur à notre esquisse d’une possible phénoménologie de l’œuvre.