Le Discours sur l’ensemble du positivisme 1 a été écrit en 1848 et correspond à l’introduction générale de la "seconde carrière" 2 d’Auguste Comte, qui est marquée par l’attachement à la synthèse subjective de l’Humanité complétée par une base objective désignant la compréhension des lois du monde extérieur. Cet ouvrage est en fait le préambule au Système de politique positive, qui se compose de quatre volumes, destinés à présenter le caractère final que le positivisme doit prendre dans l’avenir, grâce à une connexité entre philosophie et politique. Ce "livre fondamental" 3 comme le nomme Comte, établit les principes fondamentaux de la religion de l’Humanité, qui décrit le passage d’un fétichisme spontané, que l’on trouve dans l’état théologique, à un fétichisme systématisé, c’est-à-dire que l’Humanité doit faire l’objet d’un culte actif, en tant qu’elle célèbre l’unité réelle du corps social. Le Discours sur l’ensemble du positivisme assure la transition entre "l’opuscule fondamental", qui correspond au Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société écrit en 1822 et qui est une première ébauche de jeunesse d’un système de politique positive, et "l’ouvrage fondamental" 4 qui désigne le Cours de philosophie positive écrit à maintes reprises, entre 1830 et 1842. De plus, il est une réécriture du Discours sur l’esprit positif écrit en 1844 et déterminant les caractéristiques fondamentales de l’esprit positif, par opposition à l’esprit métaphysique. Ainsi le Discours sur l’ensemble du positivisme ne prend pas seulement en compte un double héritage, mais assume également une réécriture, et ouvre les perspectives du positivisme sur l’avenir, qui est d’ailleurs l’objet du quatrième tome du Système de politique positive. L’évolution du lexique est intéressante à commenter, puisqu’un "opuscule" désigne un petit ouvrage qui peut passer éventuellement pour l’esquisse d’un programme, alors qu’un "ouvrage fondamental" indique une œuvre qui institue les bases d’une doctrine ; le "livre fondamental" montre le recueil des principes définitifs du positivisme, il met en évidence un achèvement. Cependant, même si ce discours introduit la seconde carrière de Comte, il n’a pas pour autant un caractère transitoire ou seulement préliminaire, il est bien fondateur.
Le titre appelle d’ailleurs un commentaire, puisqu’un "discours sur l’ensemble du positivisme" ne signifie pas uniquement une "série d’aperçus systématiques sur le positivisme" 5 comme le laisserait entendre le préambule général, mais dégage l’intérêt de "l’esprit d’ensemble auquel il faut désormais subordonner toutes les conceptions spéciales" 6 , l’esprit d’ensemble désignant la connexion des vues spéciales à une tendance générale, qui est l’évolution de l’Humanité. Le titre doit surtout s’entendre en ce dernier sens, puisque le discours a pour objet une exacte appréciation de la philosophie positive qui systématise l’existence humaine. C’est un discours qui lie tous les aspects du positivisme, il n’est pas une récapitulation, mais un système dont la clé de voûte est la systématisation de la morale, c’est-à-dire la coordination des facultés humaines en vue de la prépondérance définitive de la sociabilité sur la personnalité. Il faut assurer une unité des fonctions cérébrales pour permettre un réglage des idées, avant de réformer les mœurs puis les institutions car la régénération de l’Humanité passe par une régénération mentale.
C’est dans cette introduction au "livre fondamental" que la critique du matérialisme revêt tous ses divers aspects. Dans le cadre de la philosophie positive, le matérialisme est considéré comme un réductionnisme ontologique qui tend vers la négation d’une classification réelle des sciences : le matérialisme détermine le supérieur par l’inférieur, il est la recherche de l’absoluité des causes alors que la philosophie positive repose sur des lois. Le matérialisme est lié alors à une aberration métaphysique, synonyme de tous les dangers politiques : il est une destruction de l’ordre et une régression, puisqu’on détermine le supérieur par l’inférieur, au lieu d’évoluer de l’inférieur au supérieur, ce qui d’ailleurs correspond plus à une marche naturelle de l’esprit. Il faut analyser les caractéristiques de ce coup de force, car il est d’autant plus surprenant de voir le matérialisme qualifié de métaphysique, puisque tous les mouvements matérialistes ont revendiqué leur volonté de combattre des principes métaphysiques abstraits.
Le problème est que cette aberration métaphysique entraîne une absence de destination politique cohérente, qui aurait permis une régénération du corps social. Il faudra s’intéresser en deuxième lieu à la conception politique du positivisme qui repose sur la liaison systématisée entre les philosophes, les prolétaires et les femmes et voir en quoi cette conception s’oppose à celle du matérialisme dialectique, qui lui est contemporaine.
"D’après la nature philosophique et la destination sociale du positivisme, il doit chercher son appui fondamental en dehors de toutes les classes, spirituelles ou temporelles, qui jusqu’ici ont plus ou moins participé au gouvernement de l’Humanité" 7 .
Il existe bien une volonté de réorganiser la société dans le positivisme, mais cette réorganisation ne doit jamais être une révolution, mais une coordination entre les éléments fondamentaux et moteurs de l’Humanité. Ce sont les trois éléments mentionnés ci-dessus, qui permettent une régulation de la vie spéculative, active et affective. La critique du matérialisme s’enracine dans l’examen de la destination politique et sociale de celui-ci : si Comte reproche au matérialisme historique l’impossibilité de réorganiser la société, bien qu’il lui reconnaisse par ailleurs des aspects positifs, il n’empêche que sa critique accentue le caractère conservateur du positivisme.
L’accès à un état normal de l’Humanité doit s’effectuer grâce à une réincorporation de tous les états pathologiques. Le positivisme ne doit pas seulement déclencher une "impulsion systématique" 8 chez les prolétaires et les femmes, il doit être capable de stimuler l’imagination populaire. C’est dans cette aptitude esthétique que nous pouvons remarquer la réintégration d’un certain nombre d’éléments matérialistes, notamment dans la coordination positive des fonctions cérébrales. L’esthétique reflète une morale systématisée par une juste coordination entre les diverses fonctions du cerveau.
"La seule philosophie qui puisse désormais subordonner l’esprit au cœur doit développer nos facultés esthétiques, par cela même qu’elle confère au sentiment, qui en est la vraie source, la présidence systématique de l’unité humaine" 9 .
Il s’agit de rendre compte du fonctionnement du corps biologique, non pas pour déterminer la science sociale, mais pour examiner sur quels fondements repose la sociologie. Les fonctions intellectuelles, actives et affectives du cerveau se trouvent associées, la morale étant non pas une unification abstraite et irréaliste de ces fonctions, mais leur régulation. L’esthétique ne montre-t-elle pas la prise en compte d’une certaine forme de morale matérialiste à l’intérieur du positivisme, qui joue un rôle central dans la sensibilité de l’organisme social que constitue l’Humanité ?
I) Le matérialisme est un réductionnisme métaphysique qui empêche tout progrès
1) Le matérialisme ou la perturbation de l’ordre encyclopédique
Le matérialisme se présente tout d’abord comme un déterminisme cherchant à expliquer un ordre extérieur à partir de certaines causes : il est un réductionnisme scientifique, parce qu’il s’enracine dans une science et n’en sort pas, comme s’il prétendait à un point de vue absolu sur les choses à partir de cette science.
"Il importe davantage à la nouvelle philosophie d’éclaircir la grave imputation de matérialisme que lui attire nécessairement son indispensable préambule scientifique" 10 .
Le problème pour la "nouvelle philosophie", c’est-à-dire la philosophie positive, est de ne pas être assimilée à un matérialisme, en raison de l’importance accordée à la classification des sciences au début du positivisme. Dans cette phrase sont dénoncés tous les procès faits au positivisme, notamment après la lecture du Cours de philosophie positive, qui insiste sur la nécessité d’effectuer une classification des sciences rigoureuse. Le terme d’"imputation" est fort, il relève du vocabulaire juridique et indique la blessure faite au positivisme par l’adjonction du qualificatif matérialiste. Il s’agit de réfuter en droit tous ceux qui prétendent que le positivisme est un matérialisme. Ce dernier est comme une usurpation, une tendance à réduire chaque science à la précédente, tendance que Comte qualifie d’"inévitable" 11 parce que l’ordre encyclopédique se constitue suivant une hiérarchie, qui structure une généralité décroissante et une complication croissante. Cet ordre est imposé par le degré de complication plus ou moins grand des phénomènes analysés et il existe "une légitime influence déductive par laquelle chaque science participe à l’évolution continue de la science suivante, dont les inductions spéciales ne pourraient autrement acquérir une suffisante rationalité" 12 . Dans ces six sciences que sont, dans l’ordre de généralité décroissante et l’ordre de complication croissante, l’astronomie, la mathématique, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie, le progrès vers la science suivante implique une rationalité établie et stable de la science qui la précède immédiatement.
Le matérialisme représente une attitude spontanée de l’esprit humain, qui en déduisant la science suivante, reconnaît l’efficacité de l’ancienne et voudrait y demeurer attaché.
"Aussi toute science a-t-elle dû longtemps lutter contre les envahissements de la précédente ; et ces conflits subsistent encore, même envers les plus anciennes études" 13 .
La naissance d’une science est toujours un combat, parce qu’elle revendique son identité : en effet, celle-ci ne fait pas que s’enraciner dans la précédente mais l’accomplit concrètement. L’ordre encyclopédique montre un progrès des sciences les plus abstraites vers les sciences les plus concrètes, le matérialisme est alors une abstraction aberrante, dans la mesure où une science prétend déterminer la suivante. Pourtant, comme l’écrit Alain, il faut rappeler que "ce n’est jamais que par leur insuffisance, mais très précisément déterminée, que les hypothèses dues à la science précédente font apparaître les vérités propres à la science qui la suit" 14 . Si une science n’arrive pas suffisamment à lier les effets et les causes, elle en reste à un stade "hypothétique" ; or, ce sont ces hypothèses qui préparent le terrain à la science suivante. Déterminer la science suivante par la précédente revient à arrêter tout progrès et à nier quelque hiérarchie dans les sciences : le matérialisme est une confusion, il relève du vague, et conformément aux définitions données dans le Discours sur l’esprit positif, il appartient donc à l’esprit métaphysique. Il n’est que "l’idolâtrie de la forme abstraite, et l’instrument pris pour l’objet" 15 . Cette définition est presque paradoxale, puisqu’elle fait du matérialisme non pas une doctrine qui affirme le primat de la matière, mais une doctrine qui absolutise une abstraction.
Les conflits entre les sciences font penser aux conflits internes dans lesquels est emmêlée la raison pure chez Kant, du fait de sa disposition naturelle à vouloir connaître toutes les choses, même celles qui ne sont que pensables. Le matérialisme chez Comte joue le même rôle que la disposition naturelle de la raison chez Kant ("la raison humaine a un penchant naturel à sortir de ces limites") 16 , on le sent dans le début d’une phrase comme "en faisant ainsi prévaloir les plus nobles spéculations, où la tendance matérialiste est la plus dangereuse et aussi la plus imminente" 17 . Le matérialisme est donc une tendance naturelle qu’il faut combattre : l’homme veut connaître les choses absolument, mais il manque leur sens, car il les réduit à un point de vue unique qui s’enracine dans l’autonomisation d’une science. Être matérialiste, c’est par exemple faire une lecture de l’homme uniquement par la biologie, en négligeant la sociologie, sous prétexte que cette dernière est plus récente que la biologie. On ne progresse plus dans l’échelle encyclopédique, mais on décroche une science de cette échelle pour affirmer un point de vue unitaire sur tout.
2) Le matérialisme spontané des savants
Si le matérialisme désigne une attitude réductrice face au savoir, celle-ci est caractéristique de certains savants qui s’enferment dans la spécialité de leur discipline et sont prisonniers de la méthode et du langage de cette discipline. Toutes les sciences ne se développent pas à la même vitesse, mais il y a un ordre de dépendance logique qui ne peut résulter que de la subordination naturelle des phénomènes entre eux. Les sciences sont apparues dans un ordre qui n’est pas arbitraire, elles sont devenues positives l’une après l’autre dans l’ordre où il était nécessaire qu’elles apparaissent et "la vraie hiérarchie encyclopédique […] assure à chaque étude élémentaire son libre essor inductif, sans altérer sa subordination déductive" 18 . Le matérialisme est une fixation des rapports entre l’homme et le monde par blocage de l’échelle encyclopédique. C’est en effet la classification des sciences qui permettait des modifications croissantes et des inclusions ; par exemple la physique organique modifiait la physique inorganique. La classification des sciences permettait au savoir humain d’activer une relation dynamique de l’homme et du monde. Plus qu’une limitation des possibilités, le matérialisme est une faute de méthode et de ce point de vue il est antiscientifique, il entrave l’action humaine.
Le savant, pour Comte, doit savoir articuler son savoir spécialisé à l’ordre général de l’enchaînement des sciences. Cette conception sera récusée plus tard par Claude Bernard qui reconduit le savant dans un rôle spécialiste, car pour ce dernier, c’est en descendant dans les détails que le savant est capable de s’élever paradoxalement à un point de vue général, car en approfondissant sa spécialité, celui-ci s’approche au plus près de l’essence du phénomène.
"Pour être généralisateur, il faut être spécial dans une science... D’ailleurs, le vrai savant qui fait des recherches spéciales et qui, en même temps, a le sens des généralités que la science doit atteindre est le seul qui soit capable de faire avancer la science dans les généralités" 19 .
Claude Bernard, à partir d’une expérience portant sur un sujet limité - le devenir du sucre alimentaire à l’intérieur de l’organisme - a été capable de développer une vision générale de la physiologie et de mettre en place le concept de milieu intérieur. Il ne s’agit pas de traiter de la méthode engagée par Bernard, mais de réfuter une partie des critique postérieures de Bernard, parce qu’il est l’exemple d’un savant matérialiste au sens de Comte. Quand il écrit par exemple, que "si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n’en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs théories et leurs sciences sans les philosophes" 20 ; la position de Comte représente mot pour mot l’inverse, puisqu’il s’agit d’éviter cette attitude autonome des savants, dans la mesure où non seulement elle est réductrice, mais elle est dangereuse en termes de pouvoir. Les savants matérialistes sont des métaphysiciens qui cachent "le grand problème humain" 21 , terme qui revient fréquemment dans tout le Discours. La tendance matérialiste la plus fréquente est celle qui interprète l’homme à partir de la biologie, comme Cabanis par exemple.
"L’homme proprement dit n’existe que dans le cerveau trop abstrait de nos métaphysiciens. Il n’y a, au fond, de réel que l’Humanité ; quoique la complication de sa nature nous ait interdit jusqu’ici d’en systématiser la notion, terme nécessaire de notre initiation scientifique" 22 .
Cette citation vise aussi bien le philosophe qui part de l’abstraction de l’essence humaine que le savant matérialiste, qui projette un déterminisme, en prétendant connaître ce qu’est l’homme. La science réelle ne commence véritablement qu’à partir de la considération de l’Humanité, en tant qu’elle systématise la sociabilité. L’Humanité seule doit être objet d’étude et cette perspective résume la "conclusion générale" du Discours sur l’ensemble du positivisme. Il faut alors lutter contre le plus grand danger matérialiste, qui est de déterminer abstraitement l’homme à partir de la biologie. Comte y revient dans la conclusion générale du Discours comme pour mieux insister sur cet obstacle :
"de même, purifiées de leur dangereux matérialisme, les études biologiques acquerront dès lors l’imposante grandeur due aux théories préliminaires les plus rapprochées de la science finale" 23 .
L’étude de la biologie est pourtant primordiale, elle doit être la base objective nécessaire à la venue de la sociologie qui achève la classification des sciences. Comte rappelle cela à la fin du Catéchisme positiviste, qui fut écrit en 1852 : "l’essor décisif de la biologie, fondé par Bichat et complété par Gall, acheva bientôt de fournir une base scientifique pour la rénovation totale de l’esprit philosophique" 24 . Comte loue Bichat et Gall (phrénologue) pour avoir instauré cette base objective, essentielle à l’avènement de la sociologie. Bichat et Gall sont ceux qui achèvent une certaine évolution avant la positivité de la science réelle :
"c’est pourtant ainsi que dut procéder la positivité abstraite, pendant le long préambule scientifique qui s’étend de Thalès et Pythagore jusqu’à Bichat et Gall, afin d’élaborer les matériaux successifs de la systématisation finale" 25 .
Bichat occupe d’ailleurs une place centrale dans le calendrier positiviste, puisqu’il inaugure le treizième mois 26 , consacré à la science moderne.
Ce qui manque fondamentalement à ces savants, c’est une véritable culture encyclopédique parce que seule cette dernière permettra de discipliner la tendance matérialiste et de la relativiser, c’est-à-dire l’inscrire dans des préoccupations plus générales.
"En subordonnant, par sa propre composition, l’intelligence à la sociabilité, une telle formule encyclopédique, éminemment susceptible de devenir populaire, place d’ailleurs tout le système spéculatif sous la surveillance, comme sous la protection, d’un public ordinairement disposé à contenir, chez les philosophes, les divers abus inhérents à l’état continu d’abstraction qu’exige leur office" 27 .
C’est par la culture encyclopédique que l’idée d’une éducation universelle est possible chez Comte, et elle fera apparaître la nécessité de s’attacher à l’étude de l’Humanité. Cette éducation doit permettre de discipliner la tendance matérialiste, car comme cette tendance est naturelle, seule une éducation peut la maîtriser. "Le point de vue matériel prend de jour en jour une prépondérance effrayante" 28 : la philosophie positive doit contenir cette maladie matérialiste, en la soignant dès l’éducation. Enseigner devient alors faire en sorte que la philosophie devienne positive et la philosophie doit pour cela montrer le but général de l’existence qui est l’instauration de l’Humanité, car il ne vaudrait pas la peine de nous instruire si nous n’étions en même temps avertis de ce à quoi nous nous engageons dans chacune de nos pensées.
Il faut qu’il existe une autre espèce de savants, les philosophes généraux, qui se consacrent uniquement à l’examen de la pensée scientifique et réfléchissent sur la méthode au lieu de l’appliquer. Ces philosophes sont également ceux qui sont capables de détecter certaines tendances matérialistes soigneusement camouflées. "Un vrai philosophe reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul, que dans l’usurpation plus prononcée de la physique par l’ensemble de la mathématique ou de la chimie par la physique, surtout de la biologie par la chimie, et enfin dans la disposition constante des plus éminents biologistes à concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur" 29 . Le dernier savant visé est certainement Cabanis. Celui-ci était médecin et membre du groupe des "Idéologues" ; il s’était séparé de Condillac par son souci de rattacher l’étude des faits psychiques à la physiologie, notamment dans son ouvrage Les Rapports du physique et du morale de l’homme, qui fait d’ailleurs partie des volumes de " Synthèse " de la Bibliothèque positiviste. Comte a pris en considération les apports de Cabanis en biologie mais lui reproche son vice matérialiste, car la science sociale ne peut pas être une simple excroissance de la biologie.
3) Défauts équivalents du matérialisme et du spiritualisme
Pour reprendre un vocabulaire médical, qui traverse d’ailleurs toute l’œuvre de Comte, le matérialisme constitue un état pathologique mais néanmoins naturel de l’homme, comme si cette aberration permettait d’atteindre une normalité : le progrès implique le dépassement de cet obstacle qui est d’abord un obstacle épistémologique. "C’est dans une telle exagération que consiste, à mes yeux, l’aberration scientifique à laquelle l’instinct public applique sans injustice la qualification de matérialisme, parce qu’elle tend, en effet, à dégrader toujours les plus nobles spéculations en les assimilant aux plus grossières" 30 . Comte justifie l’emploi courant et négatif du terme matérialiste, il rend raison au bon sens populaire, ce qui laisse préfigurer l’alliance qui sera préconisée entre les philosophes et les prolétaires. Il est à noter que Comte parle toujours de "matérialisme" mais jamais de "matérialistes", car celle-ci est une tendance naturelle et diffuse, elle ne peut pas constituer une secte. Dans l’Encyclopédie de Diderot, le terme "matérialisme" ne figure pas, alors que celui de "matérialistes" y est au pluriel.
"L’ancienne église appelait matérialistes ceux qui, prévenus par la philosophie qu’il ne se fait rien de rien, recouraient à une matière éternelle sur laquelle Dieu avait travaillé, au lieu de s’en tenir au système de la création, qui n’admet que Dieu seul, comme cause unique de l’existence de toutes choses" 31 .
Au 18e siècle, les matérialistes sont vus comme une secte athée qui explique la création du monde à partir de l’existence d’une matière : le matérialisme est une doctrine, mais elle n’est pas unifiée, parce qu’elle se pluralise en de nombreuses tendances différentes. Au 19e siècle, on n’insiste très peu voire pas du tout sur les différentes sensibilités du matérialisme, puisque dans le Littré, on ne trouve que le terme de "matérialisme", dont le deuxième sens est celui de Comte :
"dans le langage de la philosophie positive, le matérialisme est cette erreur de logique qui consiste à expliquer certains phénomènes s’accomplissant d’après des lois plus particulières, à l’aide de celles qui servent à relier entre eux des phénomènes d’un ordre plus général ; ce qui est une sorte d’importation, dans une science plus complexe, des idées appartenant à une science moins compliquée" 32 .
Comte, au lieu de parler d’"importation", évoque l’ "usurpation" du matérialisme qui "repose sur la dépendance nécessaire des phénomènes les moins généraux envers les plus généraux" 33 .
Le point commun du rejet du matérialisme et du spiritualisme réside dans la manière que ces deux tendances ont de ramener les lois à des causes, tendances classiques de l’esprit métaphysique.
"Le véritable esprit positif consiste surtout à substituer toujours l’étude des lois invariables des phénomènes à celle de leurs causes proprement dites, premières ou finales, en un mot la détermination du comment à celle du pourquoi" 34 .
Le matérialisme et le spiritualisme veulent déterminer l’univers en le ramenant à des causes, que ces causes soient premières ou finales. Ces causes correspondent aux mouvements de la matière pour le matérialisme, et à l’esprit pour le spiritualisme. Littré définit le spiritualisme de la manière suivante :
"1) Doctrine mystique ; abus de la spiritualité. 2) Plus habituellement, doctrine opposée au matérialisme et séparant Dieu du monde et l’âme du corps en tant qu’esprits" 35 .
Le spiritualisme cherche à établir l’origine du monde dans la cause première qu’est Dieu, tout comme sa destination finale fondée sur la cause finale qu’est également Dieu. Il ne relève donc pas strictement de l’esprit métaphysique comme l’est le matérialisme, mais plutôt d’un esprit théologico-métaphysique : l’un est anarchique et nie tout ordre (on l’a vu dans la négation de l’ordre encyclopédique), l’autre est rétrograde, il nie tout progrès, puisque cause première et cause finale sont la même. Il ne peut y avoir de progrès sans ordre, tout comme il ne peut y avoir d’ordre sans progrès.
"En satisfaisant, au-delà de toute possibilité antérieure, à ce qu’il y a de légitime dans les prétentions opposées du matérialisme et du spiritualisme, le positivisme les écarte irrévocablement à la fois, l’un comme anarchique, l’autre comme rétrograde" 36 .
Même si matérialisme et spiritualisme sont opposés, leurs effets se rejoignent, puisqu’ils négligent un des deux termes fondamentaux ; or, le positivisme adopte la connexion de l’ordre et progrès comme devise 37 et ne peut souffrir aucune séparation entre eux, parce que l’ordre est le développement du progrès et le progrès le développement de l’ordre. Il y a une dialectique de l’ordre et du progrès qui anime le cœur du système positiviste. L’esprit positif arrive en fait à concilier matérialisme et spiritualisme tout en remplaçant l’étude des causes par l’examen des lois, c’est-à-dire des liaisons nécessaires entre les phénomènes. Son point d’appui n’est pas une conception subjective abstraite, mais une considération réelle de l’extérieur, car il faut toujours régler le dedans par le dehors, c’est-à-dire l’unité subjective par l’unité objective. Cela ne signifie surtout pas que la synthèse subjective (qui est l’achèvement du positivisme) soit dépendante d’une synthèse objective, mais au contraire que la synthèse subjective est toujours dotée d’une base objective.
"Pour nos plus hautes fonctions spirituelles, comme envers nos actes les plus matériels, le monde extérieur nous sert à la fois d’aliment, de stimulant et de régulateur" 38 .
Il s’agit de congédier matérialisme et spiritualisme et de réorganiser le monde matériel par une rénovation spirituelle.
"Deux attitudes contraires, bien que fort comparables sont à proscrire : le matérialisme appauvrissant, qui égalise tout, mais aussi le spiritualisme, celui qui nous éloigne trop de la réalité, de l’examen des conditions de la positivité" 39 .
Cette phrase de François Dagognet résume admirablement la position de Comte, pour qui matérialisme et spiritualisme sont irréels et donc inaptes à progresser vers le point de la science réelle sociale. La considération du monde extérieur est très importante car elle est l’origine même de l’échelle encyclopédique : c’est en contemplant les astres que les hommes ont fait de l’astronomie, puis après fait des calculs pour systématiser ces observations, et alors est née la mathématique. C’est pourquoi Comte parle d’ "aliment", car sans cette considération, sans l’étonnement devant le monde extérieur, l’homme aurait toujours été étranger aux sciences ainsi qu’à lui-même.
"À l’idée fantastique et énervante d’un univers arrangé pour l’homme, nous substituons la conception réelle et vivifiante de l’homme découvrant par un exercice positif de son intelligence les vraies lois générales du monde, afin de parvenir à les modifier à son avantage, entre certaines limites, par un emploi bien combiné de son activité, malgré les obstacles de sa condition" 40 .
La philosophie a une fonction de coordination dans l’ordre du savoir après considération des rapports réels entre les phénomènes du monde extérieur.
Le matérialisme désignant une attitude aberrante des savants, il convient de réintégrer cette aberration à un état normal, puisqu’elle est comme une tendance naturelle de l’homme malade de métaphysique, et le positivisme propose ainsi ses vertus médicales. Il faut soigner ce mal pour pouvoir atteindre l’état final du positivisme qui est l’instauration d’une "véritable religion" 41 , celle de l’Humanité. Les "véritables savants" 42 sont ceux qui se sont débarrassés du matérialisme et qui se sont rendus aptes à la destination finale, ils "tendent nécessairement vers le caractère sacerdotal" 43 , c’est-à-dire qu’ils peuvent participer à la célébration de cette nouvelle religion. Il ne s’agit pas de détruire tout matérialisme, parce que le point de vue matériel est prépondérant et correspond aux instincts de la conservation, qui sont primitifs chez l’individu, suivant le tableau cérébral 44 . Seule la religion de l’Humanité, en tant qu’elle subordonne ces instincts égoïstes aux instincts sociaux, permet de contenir cette tendance et de la dépasser. La critique du matérialisme n’est en fait pas seulement philosophique mais également politique, car elle concerne les modalités de la réorganisation effective de la société :
"On reconnaîtra ainsi que le positivisme n’est pas moins radicalement opposé au matérialisme par sa destination politique que par son caractère philosophique" 45 .
Comte insiste dans cette phrase sur la critique du matérialisme d’un point de vue philosophique, et c’est pourquoi nous l’avons traité en premier lieu, parce qu’elle sous-tend la critique politique qui montre que le matérialisme ne propose pas de destination véritable.
III) Réintégration d’un certain nombre d’éléments matérialistes dans la coordination positive des fonctions fondamentales de l’Humanité
1) Les ressources esthétiques du positivisme
C’est l’action salutaire de l’art qui facilitera l’inversion des penchants, l’esthétique faisant l’objet de la cinquième partie du Discours.
"La seule philosophie qui puisse désormais subordonner l’esprit au cœur doit développer nos facultés esthétiques, par cela même qu’elle confère au sentiment, qui en est la vraie source, la présidence systématique de l’unité humaine" 81 .
C’est le sentiment qui est chargé de parachever l’unité humaine, l’unité spéculative et l’unité active n’étant valables que s’il y a unité affective. Le développement moral de l’Humanité s’accompagne d’une disposition esthétique qui en est son idéalisation, et c’est pourquoi Comte parle également d’un "essor esthétique de l’humanité" 82 . L’art exprime l’unité sociale de l’Humanité et Comte procède à une classification esthétique, ce qui prouve que le positivisme est capable de mettre en œuvre une véritable philosophie de l’art.
"Intermédiaire encyclopédique entre la hiérarchie théorique et la hiérarchie pratique, elle repose aussi sur le même principe fondamental de généralité décroissante, que j’ai depuis longtemps érigé en régulateur universel de toutes les classifications positives" 83 .
Il existe une échelle du Beau exprimant une échelle du Vrai, c’est-à-dire une harmonie sociale, la classification esthétique s’effectue de la même façon que la classification encyclopédique et la classification industrielle. "Cette classification procède, en effet, selon la généralité décroissante et l’énergie croissante de nos divers moyens d’expression, qui en même temps deviennent de plus en plus techniques" 84 . Cette classification est concrète, elle s’appuie sur l’énergie humaine, elle a donc un enracinement physiologique certain. La classification s’appuie sur une base générale qui est la poésie, qui idéalise le plus la réalité sociale. La prééminence de la poésie permet de fonder un socle à partir duquel se distribuent les autres arts spéciaux : le second terme de la série esthétique est la musique, puis viennent dans l’ordre, peinture, sculpture et architecture. Ces deux derniers arts idéalisent le moins et imitent davantage.
"En devenant moins général et plus technique, l’art, quoique toujours relatif à l’homme, se rapporte moins directement à nos plus éminents attributs, et tend davantage vers la nature inorganique, de manière à exprimer de préférence la simple beauté matérielle" 85 .
Plus on pénètre la hiérarchie esthétique et plus la fonction idéalisatrice s’amenuise, pour devenir l’expression de cette beauté matérielle, car l’homme tend à exprimer la beauté du monde extérieur, car il doit régler le dedans par le dehors. C’est l’expression de la beauté matérielle qui lui évite de tomber dans l’idéalisation de ses instincts égoïstes. Chaque art emprunte ses principes au socle général que constitue la poésie, mais cela ne signifie pas que le progrès dans l’échelle esthétique se fasse dans le sens d’une évolution spéciale vers des arts plus grossiers. L’architecture est l’art le plus proche de la beauté matérielle, mais il n’est pas éloigné de la beauté morale. Ses constructions publiques ont l’avantage de rendre visibles les différentes phases sociales et de montrer à quel stade se trouve l’Humanité. Il exprime l’énergie de la sociabilité, par la fonction d’utilité sociale que revêtent les bâtiments publics.
Le matérialisme esthétique consisterait à privilégier un art et à le décrocher des autres, tout comme le matérialisme scientifique. À l’autonomisation d’une science correspondrait la forme possible d’une autonomisation industrielle et donc d’une autonomisation esthétique : le matérialisme est une fixation abstraite de l’humanité, dans tous ses rapports. L’art idéaliserait cette abstraction métaphysique.
Il est intéressant d’observer que dans ces considérations esthétiques, Comte réévalue les fonctions physiologiques de l’homme. L’art s’enracine dans l’expression, donc le sentiment et les affections, il faut donc effectuer une certaine théorie des affects, pour comprendre l’engendrement de cette échelle encyclopédique. Quand il évoque la poésie et la musique, il les relie aux sens convoqués directement pour l’idéalisation.
"Nous n’avons que deux sens qui soient vraiment esthétiques, l’ouïe et la vue, seuls susceptibles de nous élever à l’idéalisation." 86
Il essaie de comprendre les contours et les formes des différents arts à partir de la nature réceptive de ces deux sens, c’est-à-dire qu’il met en place un argumentaire proprement matérialiste. C’est dans la nature des sens et de leur différence, que sont possibles les divers arts.
"Quoique l’odorat soit d’une nature assez synthétique, il se trouve trop faible chez l’homme pour y comporter des effets d’art. Nos deux sens esthétiques correspondent aux deux modes de notre langage naturel, tantôt vocal, tantôt mimique" 87 .
L’art musical est uniquement relié au sens de l’ouïe, tandis que la vue correspond aux trois formes spéciales d’art. L’odorat n’intervient pas réellement dans l’élaboration d’un art, il est incapable d’engendrer une distance suffisante pour créer des "effets d’art" et constituer un langage. Tous les effets d’art, c’est-à-dire tous les ressorts émotifs de l’art, sont déterminés par la nature des sens : "il faut d’abord distinguer [les arts] d’après le sens auquel ils s’adressent, et l’ordre artistique se trouvera ainsi conforme à celui que les biologistes ont consacré, depuis Gall, entre les sens spéciaux, d’après leur sociabilité décroissante" 88 . Le fait qu’il mentionne Gall, qui a joué un rôle décisif dans l’essor de la phrénologie, prouve que la classification esthétique s’enracine dans une théorie cérébrale différenciant précisément les diverses fonctions du cerveau humain.
2) La place centrale de la théorie cérébrale
"Après ce préambule, purement sociologique, le penseur est en état de se dessiner, pour lui-même, un tableau des fonctions mentales rapporté à leur organe, qui est le cerveau" 89 .
Cette phrase d’Alain permet de rendre compte du rôle pivot que possède la théorie cérébrale dans la philosophie positive. L’esthétique manifeste la coordination des fonctions mentales, elle célèbre un sentiment social nécessaire à l’expression de l’état définitif qu’est l’Humanité.
"L’expression constitue toujours une fonction intellectuelle, mais plus liée qu’aucune autre aux fonctions affectives, et même aux fonctions actives : en sorte qu’elle représente le mieux l’ensemble de chaque existence" 90 .
L’expression fait partie du moyen (donc des fonctions intellectuelles) nécessaire à la détermination du résultat, à savoir l’activité humaine : l’expression relie ce résultat au principe qui contient tous les moteurs affectifs. L’exécution dépend du caractère, qui concrétise les impulsions du cœur servies par les conseils de l’esprit, l’esprit devant toujours être le ministre du cœur.
Le langage lui-même est traversé par la considération de cette théorie cérébrale :
"le langage proprement dit exige donc le concours de toutes les fonctions intellectuelles avec l’activité directe de son organe spécial, auquel appartient seulement l’initiative des signes, mais nullement leur appréciation finale. On explique les cas maladifs où l’altération du discours se borne à certains éléments grammaticaux, sans qu’il faille créer de structures partielles envers les différentes classes de mots" 91 .
Comte donne une explication du blocage linguistique, à partir de la physiologie cérébrale : c’est un blocage biologique de l’organe spécial, qui invalide complètement la mise en rapport de certains signes. Le système signifiant est donc bloqué, et la création d’images partiellement défectueuses, le langage ne pouvant exprimer les représentations mentales.
"Ayant maintenant reconnu combien le langage assiste les plus puissantes de toutes nos fonctions cérébrales et les constructions qui conviennent le mieux à notre intelligence, on doit pressentir son importance supérieure envers l’élaboration mentale la moins spontanée et la plus abstraite" 92 .
Il ne s’agit pas de considérer tel ou tel organe spécial, mais au contraire de rapporter toutes les actions humaines à leur source commune, le fonctionnement cérébral : si, d’une part, Comte récuse une certaine forme de matérialisme qui consisterait à rapporter telle ou telle action à tel ou tel organe spécial, il n’empêche que d’autre part, il détermine positivement l’ensemble des actions humaines à partir de la considération de cette théorie cérébrale. Toutes les impulsions, même morales, sont ramenées au centre nerveux, qui lie moteur affectif et décision intellectuelle.
L’art, et surtout l’art poétique et l’art musical, permet, grâce à l’usage de l’imagination, de lier l’affection à la raison : "l’élaboration esthétique consiste, d’une part, à combiner heureusement ces images intérieures après les avoir assez embellies, et, d’une autre part, à les communiquer avec énergie, suivant un système équivalent d’images extérieures, fournies par les sons ou les formes" 93 . Tout cela implique une coordination des fonctions intellectuelles et affectives du cerveau, pour qu’il y ait communication et donc esthétisation de cette nouvelle sociabilité. Quand Comte indique que la réorganisation de la société passe par une régénération mentale, cela signifie une meilleure coordination des fonctions cérébrales.
"Les lois intimes de notre constitution cérébrale ne sont aujourd’hui connues empiriquement que du petit nombre de poètes ou d’artistes assez bien préparés pour appliquer un art du perfectionnement habituel" 94 .
Le terme "art" est à entendre au sens aristotélicien de têchnè, parce que l’artiste, en jouant sur la combinaison d’images et leur communication extérieure, agit sur les fonctions cérébrales et les utilise de façon à produire tel ou tel affect. Cette connaissance n’est pas systématique mais empirique, car les artistes ne sont pas capables d’exposer la théorie cérébrale. Il faut adapter cette constitution à la destination sociale de l’Humanité, car si l’homme est capable de coordonner ses fonctions cérébrales, il est alors apte à l’état définitif de l’Humanité. Alain insiste sur cette théorie cérébrale, qui redistribue les rapports de l’individu à l’Humanité, rapports qui dépendent d’un bon fonctionnement biologique, car sans biologie, il ne peut y avoir de sociologie.
"Comte, éclairé par les rapports de dépendance qui expliquent la série, sentiment, action, intelligence, ne s’est nullement trompé en rattachant le sentiment à la partie postérieure de la masse cérébrale, l’action à la partie moyenne située vers le haut du crâne, et l’intelligence à l’extrémité antérieure qui vient buter et se replier contre le front" 95 .
Régler nos actions implique de régler nos rapports entre les trois parties du cerveau : l’esthétique n’est pas un simple embellissement de l’extérieur, elle est la manifestation d’une coordination de nos fonctions cérébrales. Ainsi, l’homme tend à rendre une extériorité belle, parce que celle-ci lui permet de régler son unité intérieure, et voilà ce que signifie profondément un des mots d’ordre du positivisme, régler le dedans par le dehors. C’est dans la communication, dans l’expression qui implique un rapport d’altérité, que l’individu est capable de trouver un agencement adéquat de ses fonctions mentales. L’exercice esthétique est finalement "le mieux adapté à notre nature" 96 , parce qu’il agit directement sur notre unité cérébrale. La connaissance scientifique de la "correspondance des viscères" lui permet, en agissant sur les premiers, de "modifier les impulsions morales" 97 et de faire prévaloir le sentiment véritable, à savoir le sentiment social. "Il est vrai que les organes affectifs sont immédiatement liés aux viscères végétatifs. Mais l’influence morale de ceux-ci, d’ailleurs soumise à des lois peu connues, ne devient considérable que dans l’existence personnelle." 98 Voici que se dessine ce que nous pourrions nommer un matérialisme du sage positif, qui est capable d’élaborer une morale, et d’agir en vue de l’Humanité, en faisant émerger le bon sentiment, parce qu’il maîtrise l’unité de ses fonctions cérébrales. Enraciné dans la nature biologique de l’homme, le désir d’unité ne peut se satisfaire que par un exercice esthétique qui renaturalise l’homme, c’est-à-dire qui lui révèle sa nature sociale et sa destination. Avant de réanimer le monde, c’est-à-dire au sens étymologique, avant de redonner une âme à ce monde, ou un nouveau souffle, il faut qu’il règle et maîtrise la coordination de ses fonctions cérébrales. Le poète a une mission importante, puisqu’il peut nous révéler la constitution intime de notre constitution cérébrale, mais il ne faut pas oublier l’auxiliaire du pouvoir spirituel, à savoir la femme, qui elle seule, pourra stabiliser l’union affective de l’homme. C’est dans l’être aimé et aimant, que la régénération mentale pourra être achevée. Comte insère dans le Discours un des écrits de Clotilde de Vaux, qui retrace le rôle essentiellement domestique de la femme.
"Le véritable rôle de la femme n’est-il pas de donner à l’homme les soins et les douceurs du foyer domestique, et de recevoir de lui, en échange, tous les moyens d’existence que procure le travail" 99 .
La femme reste au foyer et stabilise le centre affectif de l’homme, pendant que celui-ci assure l’unité active du foyer, en allant au travail. En maîtrisant son unité cérébrale, le sage positif maîtrise également le sens de son existence tout en assurant sa félicité : la systématisation de la morale implique la régénération adéquate des fonctions cérébrales.
Bibliographie
Œuvres d’Auguste COMTE
Cours de Philosophie positive, éditions Hermann, Paris, 1975.
Discours sur l’ensemble du positivisme, éditions GF, Paris, 1998.
Système de politique positive, éditions Bellenand, Fontenay-aux-Roses, 1929, tomes I à IV.
Catéchisme positiviste, éditions GF, Paris, 1966.
Ouvrages consultés sur Auguste COMTE
ALAIN, Idées, Introduction à la philosophie, Platon Descartes Hegel Comte, éditions Flammarion, coll. Champs, Paris, 1983.
ALAIN, Mars ou la guerre jugée, éditions Gallimard, coll. Idées, Paris, 1936.
LACROIX Jean, La sociologie d’Auguste Comte, éditions PUF, Paris, 1961.
MACHEREY Pierre, Comte, la philosophie et les sciences, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, 1989.
Articles cités ou consultés sur Auguste COMTE
CANGUILHEM Georges, "Histoire de l’homme et nature des choses selon Auguste Comte dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société" in Les études philosophiques, Paris, juin-juillet 1974.
DAGOGNET François, "D’un certaine unité de la pensée d’Auguste Comte : Science et religion inséparables ?" in Revue philosophique de la France et de l’étranger, numéro 1, Paris, octobre-décembre 1985.
LEFRANC Jean, "Histoire et métaphysique chez Auguste Comte" in Revue de l’Enseignement philosophique, octobre-novembre 1986, 37ème année, numéro 1.
LE LANNOU Jean-Michel, "L’esthétique d’Auguste Comte" in Revue philosophique de la France et de l’étranger, numéro 1, Paris, octobre-décembre 1985.
MUGLIONI Jacques, "L’idée d’éducation universelle chez Auguste Comte" in Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, octobre-décembre 1985.
PAULA LOPES R., "Auguste Comte et la lutte des classes" in Les études philosophiques, juin-juillet 1974, pp. 355-367.
Autres ouvrages cités
KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, Trad. Française TREMESAYGUES et PACAUD, éditions Quadrige, Paris, avril 1993.
MARX Karl, Manifeste communiste, Bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 1963, tome I.
PROCHIANTZ Alain, Claude Bernard, la révolution physiologique, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, 1990.
-
Plusieurs ouvrages d’Auguste Comte sont disponibles en format numérique sur le site de l’UQAC. ↩
-
Comte, Auguste, Système de politique positive, Fontenay-aux-Roses, éditions Bellenand, 1929, t.I, p. 7. ↩
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Ibid., p. 7. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, Paris, 1998, p. 78. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 43. ↩
-
Ibid., p. 163. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 163. ↩
-
Ibid., p. 300. ↩
-
Ibid., p. 302. ↩
-
Ibid., p. 89. ↩
-
Ibid., p .89. ↩
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Ibid., pp. 89-90. ↩
-
Ibid., p. 90. ↩
-
Alain, Idées, Paris, éditions Flammarion, Coll. Champs, 1983, p. 250. Disponible en format numérique sur le site de l’UQAC. ↩
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Ibid., p. 250. ↩
-
Kant, " Appendice à la dialectique transcendantale ", Critique de la raison pure, Trad. franç. Tremesaygues et Pacaud, Paris, éditions Quadrige, avril 1993, p. 452. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, GF, 1998, p. 92. ↩
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Ibid., p. 92. ↩
-
Prochiantz, Alain, Claude Bernard, la révolution physiologique, Paris, éditions PUF, coll. Philosophies, 1990, p. 60. ↩
-
Ibid., p. 65. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 348. ↩
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Ibid., p. 358. ↩
-
Ibid., p. 361. ↩
-
Comte, Auguste, Catéchisme positiviste, onzième entretien, éditions GF, Paris, 1966, p. 299. ↩
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Ibid., Deuxième entretien, p. 93. ↩
-
Ibid., p. 271. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 84. ↩
-
Comte, Auguste, Correspondance générale, tome I, p.174, cité par Muglioni, Jacques, " L’idée d’éducation universelle chez Auguste Comte ", in Revue philosophique de la France et de l’étranger, numéro 4, octobre-décembre 1985, p. 528. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 90. Extrait sur Internet. ↩
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Ibid., p. 89. ↩
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Diderot et D’Alembert, Encyclopédie, tome X, Stuttgart, éditions Verlag, 1966, p. 188. ↩
-
Dictionnaire Littré, tome IV, Paris, éditions Gallimard, 1964, p. 2093. ↩
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Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 89. ↩
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Ibid., p. 86. ↩
-
Dictionnaire Littré, éditions Gallimard, Paris, 1964, tome VII, p. 430. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 91. ↩
-
Ibid., p. 35. ↩
-
Comte, Auguste, Catéchisme positiviste, deuxième entretien, éditions Gf, Paris, 1966, p. 85. ↩
-
Dagognet, François, " D’une certaine unité de la pensée d’Auguste Comte : Science et religion inséparables ? " in Revue philosophique, numéro 1, octobre-décembre 1985, Paris, p. 415. ↩
-
Comte, Auguste, Cours de philosophie positive, 22ème leçon, éditions Hermann, Paris, 1975, p. 361. ↩
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Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 354. ↩
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Ibid., p. 355. ↩
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Ibid., p. 355. ↩
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Comte, Auguste, Système de politique positive, Fontenay-aux-Roses, éditions Bellenand, 1929, tome I, p. 726. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 92. ↩
-
Alain, Idées, Paris, éditions Flammarion, coll. Champs, 1983, p. 278. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, éditions GF, Paris, 1998, p. 191. ↩
-
Ibid., p. 191. ↩
-
Ibid., p. 393. ↩
-
Ibid., p. 191. ↩
-
Ibid., p. 191. ↩
-
Ibid., p. 348. ↩
-
Ibid., p. 348. ↩
-
Comte, Auguste, Système de politique positive, éditions Bellenand, Fontenay-aux-Roses, 1929, tome I, p. 726. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, éditions GF, Paris, 1998, p. 190. ↩
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Ibid., p. 190. ↩
-
Ibid., p. 229. ↩
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Ibid., p. 163. ↩
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Ibid., p. 164. ↩
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Ibid., p. 172. ↩
-
Ibid., p. 165. ↩
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Ibid., p. 185. ↩
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Ibid., p. 199. ↩
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Ibid., p. 200. ↩
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Ibid., p. 198. ↩
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Ibid., p. 197. ↩
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Ibid., p. 196. ↩
-
Ibid., p. 348. ↩
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Ibid., p. 348. ↩
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Ibid., p. 348. ↩
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Ibid., p. 225. ↩
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Ibid., p. 383. ↩
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Ibid., p. 216. ↩
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Ibid., p. 217. ↩
-
Ibid., p. 223. ↩
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Ibid., p. 385. ↩
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Ibid., p. 385. ↩
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Ibid., p. 199. ↩
-
Ibid., p. 200. ↩
-
Marx, Karl, Le Manifeste communiste, éditions Gallimard pour la traduction française, Bibliothèque de La Pléiade, 1963, tome I, p. 174. ↩
-
Comte, Auguste Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, éditions GF, 1998, p. 302. ↩
-
Ibid., p. 325. ↩
-
Ibid., p. 316. ↩
-
Ibid., p. 318. ↩
-
Ibid., p. 318. ↩
-
Ibid., p. 319. ↩
-
Ibid., p. 319. ↩
-
Ibid., p. 319. ↩
-
Alain, Idées, Paris, éditions Flammarion, coll. Champs, 1983, p. 269. ↩
-
Comte, Auguste, Système de politique positive, éditions Bellenand, Fontenay-aux-Roses, 1929, tome I, p. 722. ↩
-
Ibid., p. 723. ↩
-
Ibid., tome II, p. 248. ↩
-
Ibid., tome II, p. 247. ↩
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Ibid., tome II, p. 247. ↩
-
Alain, Idées, Paris, éditions Flammarion, coll. Champs, 1983, p. 270. ↩
-
Comte, Auguste, Système de politique positive, Fontenay-aux-Roses, éditions Bellenand, 1929, tome II, p. 69. ↩
-
Ibid., tome II, p. 138. ↩
-
Comte, Auguste, Catéchisme positiviste, 11ème entretien, Paris, éditions GF, 1966, p. 264. ↩
-
Comte, Auguste, Système de politique positive, éditions Bellenand, Fontenay-aux-Roses, 1929, tome II, p. 295. ↩
-
Comte, Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, GF, 1998, p. 377. ↩
-
Ibid., p. 394. ↩
-
Ibid., p. 394. ↩
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Ibid., p. 371. ↩
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Ibid., p. 394. ↩
-
Comte, Auguste, Catéchisme positiviste, 11ème entretien, éditions GF, Paris, 1966, p. 273. ↩
-
Dagognet, François, "D’une certaine unité de la pensée d’Auguste Comte : Science et religion inséparables ?" in Revue philosophique, numéro 1, octobre-décembre 1985, p. 421. ↩
-
Comte Auguste, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, GF, 1998, p. 420. ↩
-
Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, éditions Gallimard, coll. Idées, 1936, p. 296. ↩