Le dessin animé Tex Avery "Dumb Hounded", 1943 est visible sur youtube.com
Comment s’extraire du quotidien et de sa banalité ? Comment ne plus souffrir du monde désormais clos qui constitue mon horizon ? Comment s’échapper, renouer avec la pulsion vitale qui, en cas de peur, ou seulement de crainte, me fait fuir, comme tout animal ? Comment bénéficier de cette mobilité qui fait défaut aux plantes, et me porte vers un ailleurs, un monde que l’on espère différent de celui que l’on quitte ? Il me semble pourtant qu’aujourd’hui tout en gardant l’ossature pulsionnelle de l’animal, je n’ai plus le bénéfice de l’évasion, ce qui, plus souvent que je ne me l’avoue, me plonge dans des abîmes de terreurs intérieures. Où que j’aille, je retrouve sur mon chemin le même sentiment d’absence d’ouverture, d’enfermement dans un cachot d’images toutes presque identiques, de sensation d’engourdissement ou de piétinement de mon âme qui exige l’infini, et qui ne reçoit que sa pâture quotidienne de servitude.
En somnolence devant le Dieu-Télévision qui comme chaque soir m’inocule l’anesthésiant et l’anti-dépresseur nécessaire à ma vie de prisonnier caverneux, selon la célèbre image platonicienne, je fus extrait de ma douce léthargie, d’un coup, par mon propre rire. Droopy et le Loup jouaient devant moi un de leur plus célèbre numéro grâce au génie de Tex Avery. 1 L’un - Le Loup - tentait de fuir désespérément l’autre - un misérable petit chiot blanc - mais en vain, car quelque fut la vitesse avec laquelle le Loup pouvait aller se cacher, l’éloignement avec lequel il comptait pour se sentir séparer de l’autre, l’usage des technologies qui lui firent croire à une plus grande efficacité dans sa fuite, quelque fut donc son énergie à s’évader de la présence du chiot : Droppy était là, toujours et déjà là ! Cela devait relever de la magie démoniaque - en fait d’une physique fantaisiste de l’absurde se décalquant d’une psychologie de l’abjection - car aucune des lois de la physique classique n’opérait dans cette mise en scène, où Droopy terrorisait le Loup. Seul quelques variations touchant à l’environnement faisait évoluer la vision que l’on avait d’une même éternelle scène, hilarante. Au beau milieu du désert du Nevada, ou dans un réduit minuscule et compacté, comme dans le non-lieu de l’obscurité d’un igloo, le Loup après un court instant de calme, suivie d’une interrogation perplexe, découvrait avec effroi, après avoir entendu une allumette craquée (par exemple) que le visage de Droopy illuminait l’intérieur et l’intimité de ce qu’il pensait être son ‘‘chez-soi’’. L’effet comique, mais aussi dramatique était assuré.
L’histoire de ce pauvre Loup - qui m’a tant fait rire - est en fait la nôtre. C’est celle d’un monde où l’expérience de la distance entre les êtres se voit dans bien des cas potentiellement shuntée, celle d’un monde où les altérités se collusionnent avec fracas sans qu’elles puissent vivre dans cette paix relative que leur offrirait une géographie de la distance. Cette histoire, la nôtre, c’est aussi celle où l’altérité qui est alors expérimentée dans ce suspend d’une logique de la distance, est toujours vécue sous la figure de l’ennemi intérieur, de la menace intime, de ce qui est abjecte parce qu’en soi. Un imaginaire de l’inceste s’accole à ces expériences de l’espace shuntant l’espacement, où la grammaire sociale des bonnes distances (celle de la vie intime, personnelle, sociale et publique, selon le découpage d’Edouard T. Hall 2 ) se voit brouillée, avec pour la plupart d’entre nous une gêne déconcertante et angoissante, qui peut conduire à un vertige sur le sens de sa position sociale et de son identité comme s’il s’agissait d’une expérience de micro-dépression.
Si l’autre est devenu insituable parce que toujours déjà à l’intérieur de soi - cet espace sans distance qu’est le soi - le monde lui n’est pas non plus indemne de ce trouble touchant à la localisation des êtres en relation : il est à l’image de ce que le célèbre dessinateur nous donne à voir. Tex Avery peint un monde où les cadres contextuels défilent sans suite géographique, sans relation à une logique des distances pourtant si archaïquement ancrée chez les vivants. L’on passe alors du désert à l’igloo, de la boîte dans le placard à la surface lunaire, ou devrais-je dire, que l’on ‘‘saute’’ d’un monde à un autre dans le suspend des médiations que pourtant privilégient les institutions humaines et animales (qui ritualisent d’ordinaire les ‘‘sauts’’). Dans cette farandole de mondes ou d’univers traversés, dans ce vertige qu’est le voyage au sein d’un ‘‘multivers’’, une question lancinante surgit comme en écho à l’expérience problématique de la non-localité : « Mais où suis-je ? ». Certains personnages de Tex Avery d’ailleurs, s’arrêtent soudainement entre deux cadres ou deux univers, s’interrogeant sur leur chemin destinal, ne sachant plus très bien si, en tant que putois, par exemple, ils appartiennent plutôt à l’univers sylvestre des forêts du Canada, ou bien, au désert australien dans lequel on aura ironiquement planté quelques aborigènes, tel des arbres. Sautant d’un plan de réalité à un autre, faisant donc se rejoindre des réalités hétérogènes par jonctions incongrues, Tex Avery croque avec humour la réalité paradoxale de l’espace multi-contextuel et hyperdynamique de notre ville devenu monde ou de notre monde devenu ville. Une ville monde qui n’a plus d’extérieur (selon l’expression de Michel Serres 3 ), qui ne se bâtit plus face à un ‘‘grand-Autre’’.
Notre monde, devenu télé-ville sous l’influence de l’univers des télé-technologies (téléphone, télévision, télématique) nous plonge chaque jour un peu plus dans une expérience paradoxale de l’espace, au sens où Bertrand Russel puis Gregory Bateson 4 ont pu définir ce qu’est un paradoxe : soit l’établissement d’une confusion (ou fusion) entre des niveaux logiques (ou des échelles d’analyse du réel) pourtant différents. L’appréhension juste du cadre contextuel adéquat à une télé-expérience est alors extrêmement délicat à obtenir. Le plus souvent la personne échoue à se situer et à se décider, à trouver le ‘‘bon’’ cadre à son action dans le monde.
Ainsi par exemple : dois-je considérer les quelques images vues à propos de la guerre ethnique du Rwanda comme une invite à la participation d’organisation non-gouvernementale en faveur de la construction d’une Afrique politique stable, ou bien, comme un spot - mi-publicitaire, mi-informationnel - qui flatte pour quelques secondes mon goût de l’émotion vive et me rassure dans le sentiment d’être bien mieux chez soi ? Comment me situer par rapport à ces images chargées d’émotions et de peurs ; suis-je coparticipant ou simple consommateur d’une télé-réalité fictionnelle ?
Autre cas, tout aussi quotidien, pour qui manipule la messagerie électronique et l’espace social que déploie les réseaux de correspondant usant des lettres électroniques : dois-je m’impliquer dans une lettre qui m’est adressé et dont le ton est pour le moins irrespectueux de ma position d’universitaire érudit, ou suis-je en face d’une scène qui exige l’humour, la légèreté, bref un certain détachement et l’acceptation d’un nouveau rôle social qui fait de ma personne un être métamorphe, excité d’incarner un autre visage pour une autre vie ? Comment dois-je me positionner : recourir aux cadres stables des institutions qui me fixe dans le rôle de l’universitaire, ou bien me laisser aller au jeu d’une autre possibilité sociale au sein de la cyberscène ?
Ce dont nous témoigne le jeu hilarant mais dramatique de Droopy et du Loup ‘‘sautant’’, sans médiation ni préparation, d’un cadre interprétatif de l’interaction à un autre, et cela sans fin véritable, nous laissant quelque peu ‘‘déboussolé’’ et joyeusement rieur ; ou encore ce que nous révèle la structure invariante du paradoxe établissant une confusion dans l’analyse des échelles du réel - expérience paradoxale qui est devenu notre espace, notre lieu de vie ou de télé-vie - c’est que, désormais, l’esprit de l’homme s’affronte à une multiplicité de cadre - bien plus qu’à une absence de cadre -, ou encore, qu’il est tenu de vivre dans un « Divers » (selon l’expression d’Edouard Glissant 5 ) ou un « multivers » (on pense à la science-fiction de Philip K. Dick) et non plus dans un univers - dont l’unité et la cohérence était bien rassurante, et fonctionnelle. Or cette vie au sein d’une multitude de plan de référence exige de la conscience une soumission sans relâche à l’exercice du choix, de la décision, qui informe sa vie destinale, et lui donne un sens.
Cette tâche était celle qu’accomplissait naguère nos philosophes, ces esprits épris de liberté jouxtant parfois la folie dans leur épreuve d’une conquête singulière de la question du destin 6 . Il semblerait qu’aujourd’hui tout homme soit tenu à la vie philosophique, bien malgré lui. Et si la philosophie est « reconnaissance des abîmes », selon la formule de Georges Sorel 7 , doit-on alors s’étonner de son intime cohabitation avec la mélancolie dont l’expérience moderne est celle de la dépression ? Ainsi, dans l’espace des mondes désormais contemporains, serions-nous conduits autant à la philosophie qu’à la dépression ? « Fatigué d’être soi », comme le rappelle Alain Ehrenberg 8 , par l’effet d’un monde hyperdynamique et multi-contextuel, l’humain se réfugie dans certaines relations qui ont fonction d’anti-dépresseur. C’est alors que notre contemporain tantôt s’effondre dans un réseau téléphonique - dédale d’écho à sa propre voix -, tantôt il s’abîme devant un écran télévisuel - l’acheminant dans une quasi-somnolence à une succession indéfinie de rêve artificiel, sorte de mise en scène post-moderne de la Maya hindoue - tantôt enfin, il s’exténue à donner une vie, ou plutôt une demi-vie aux êtres numériques qui peuplent les régions du cyberespace : les pin-up pornographiques tout comme les héros chevaleresques d’un jeu de rôles en ligne deviennent alors les jouets réconfortants qui bâtissent l’illusion d’un monde transitionnel (tel que l’envisage les travaux de Donald W. Winnicott 9 ) où la menace de la séparation ne se fait plus sentir. Le téléphone, la télévision, la télématique ne nous séparent plus de rien. Et c’est là que gît le malaise, l’horreur même. Ces technologies de la gestion du deuil deviennent petit à petit de fait des technologies d’un deuil impossible. Nous pensions aimablement entretenir une relation aux êtres aimés en recourant à ces techniques, et nous nous retrouvons à devoir cohabiter de façon continue, pour ne pas dire permanente, avec des fantômes, qui comme chacun sait ont la spécificité de ne connaître, et de ne respecter, aucune séparation, limite ou frontière : c’est même la leur définition essentielle. Finalement, les mondes des télé-activités nous jettent en pleine pathologie du deuil.
Bibliographie
Gregory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Ed. Seuil, 1977.
Raphaël BESSIS, Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation, Ed. L’Harmattan, 2004.
Monique DAVID-MENARD, La folie dans la raison pure, Ed. Vrin, 1990.
Philip K. DICK, Ubik, Ed. Robert Laffont, 1970.
Alain EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Ed. Odile Jacob, 1998.
Edouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, Ed. Presses de l’Université de Montréal, 1995.
Edouard T. HALL, La dimension cachée, Ed. Seuil, 1971.
Michel SERRES, La légende des Anges, Ed. Flammarion, 1993.
Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, L’espace potentiel, Ed. Gallimard, 1971.
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Il s’agit de : « Dumb-Hounded » (dont la traduction française proposée fut : « Droopy fin limier »), dessin animé réalisé par les mains de Ed Love et Ray Abrams, sous la direction de Tex Avery, et produit par la Metro-Goldwyn Mayer, en date du 20 Mars 1943. ↩
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Edouard T. Hall, « Les distances chez l’homme », La dimension cachée, Ed. Seuil, 1971, pp. 143-160. ↩
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« Villeneuve n’a pas d’extérieur. Elle s’organise autour d’un seul ruban sur lequel le dehors se confond avec le dedans, rue qui va d’un sentier piétonnier à un large boulevard, ou, si l’on veut - je clique ou je zappe-, vers une rampe d’envol, ou, selon un autre choix - je zappe ou je clique-, à la ligne pour le fax, vers la radio ou la télévision...elle branche donc des moyens si divers - le corps, l’automobile, les ailes ou les ondes - qu’on peut dire qu’elle reproduit la courbe qui passe par tous les points de la variété où elle se développe, en pénétrant à travers des dimensions différentes. » Entre Möbius, Von-Koch et Macintosh donc. (Michel Serres, La légende des Anges, Ed. Flammarion, 1993, p. 67.) ↩
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Gregory Bateson, « Forme et pathologie des relations : une théorie du jeu et du fantasme », in Vers une écologie de l’esprit, Tome 1, Ed. Seuil, 1977, p. 217 et p. 220. ↩
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Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Ed. Presses de l’Université de Montréal, 1995. ↩
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Depuis que le rire étrange de Démocrite s’est déployé dans l’espace occidental jusqu’aux confins de notre modernité, le sage et le mélancolique semblent réaliser une seule et même lune. Tous deux recherchent le désert et se défient de la vie sociale, tous deux rejettent l’humanité et se réfugient dans le silence, tous deux portent sur le corps la marque de la bile qui les travaillent. Aussi lorsque Kant se penche sur certaines maladies, plutôt que d’autres, comme l’hypocondrie et la mélancolie, n’est-il pas surprenant de le voir rattacher le destin positif de ces troubles à la philosophie, comme il suppose liées leur destin négatif, à l’extravagance d’un délire, dont la raison n’est pas à l’abri. (Cf le travail de Monique David-Ménard, La folie dans la raison pure, Ed. Vrin, 1990.) ↩
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Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Ed. Seuil, 1990. ↩
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Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Ed. Odile Jacob, 1998. ↩
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Donald W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité, L’espace potentiel, Ed. Gallimard, 1971, pp. 7-39. ↩