De quoi s’agit-il ?
Christophe Premat: Michel Crozier, votre nom est associé à une démarche et à une discipline de la sociologie, la sociologie des organisations. La sociologie des organisations comprend l’action collective à partir de l’analyse des interdépendances stratégiques entre les acteurs d’une institution. Pourriez-vous rappeler la genèse de cette entreprise novatrice en sociologie et en scander rapidement les étapes ?
Michel Crozier: Permettez-moi de préciser un point dans votre question. Il s’agit d’une entreprise « novatrice » en France mais pas aux États-Unis. J’ai été d’abord passionné par une question bête et les questions bêtes sont toujours importantes : comment les gens peuvent-ils travailler ensemble dans une organisation quelconque avec toutes les difficultés et tous les problèmes de coopération auxquels ils sont confrontés ? Autrement dit, pourquoi ça marche ?
Cette attitude pragmatique m’incitait à m’interroger sur la constitution de toutes sortes d’organisations.
À la fin de la guerre, le climat intellectuel français était dominé par un marxisme tout à fait vulgaire et je n’en étais absolument pas satisfait. Je me suis donc mis à lire réellement Le Capital de Marx, je dis « réellement » car à l’époque, les gens se disaient marxistes, mais ne lisaient pas Le Capital. J’ai été impressionné par l’analyse systémique de Marx qui, à travers différents modèles, explique pourquoi les gens sont forcés de travailler, parce qu’ils sont en surnombre et qu’il n’y a que cette seule possibilité. J’ai eu la chance d’aller aux États-Unis en 1947 pour mener une étude sur les syndicats ouvriers américains. J’y ai appris à réaliser des « interviews » (avec des syndicalistes, dans le cadre de mon étude) de manière systématique. Ce métier me plaisait par sa bizarrerie, car on interviewait comme des journalistes. Or, l’idée d’un journaliste est de saisir l’extérieur, celui-ci reflétant l’intérieur d’une organisation. Cela me passionnait d’écouter les gens, car je saisissais la manière dont l’organisation fonctionnait, sans compter que ces interviews livraient des détails qui ne figuraient nulle part. J’avais donc à l’époque une question simple (pourquoi les gens arrivent-ils à travailler ensemble ?) et une méthode d’investigation, l’interview. Bien évidemment, on voyait se dessiner quelque chose après avoir interrogé des personnes différentes au sein de l’organisation étudiée. Par la suite, j’ai fait une thèse de droit qui avait été publiée sous le titre « Usines et syndicats d’Amérique ». À ce moment-là, je me suis rendu compte en l’écrivant que ce qui m’intéressait le plus, c’était la sociologie. Je suis arrivé à la sociologie via un travail d’enquête.
Vous parlez d’organisation, là où d’autres diraient institution.
Il faut souligner que la sociologie des organisations était une discipline constituée aux États-Unis, je ne l’ai pas inventée mais importée. Comment une organisation (je dis organisation, car j’insiste sur les relations d’interdépendance entre les différents acteurs) fonctionne-t-elle ? J’ai commencé par étudier une grande organisation administrative française, le Centre des Chèques Postaux de Paris, à partir d’une série de petites enquêtes. Je suis entré au CNRS avec un projet de thèse qui consistait à essayer de comprendre pourquoi les employés de bureau qui, selon Marx, devaient avoir une conscience de classe, « semblaient » ne pas en avoir une. Je pénètre donc dans le centre CCP de Paris, je me fais accepter par des employés à qui je pose une série de questions que j’avais préparées afin de comprendre ce qui est important pour eux. Ces employés étaient des femmes. Or, ces questions n’avaient aucun sens pour elles, mais ce qui avait du sens, c’était l’organisation du travail. Elles se plaignaient en termes d’organisation et non pas en terme de classe. L’organisation était arrangée de façon absurde et c’est pourquoi elles étaient violemment hostiles à leurs hiérarchies. La première hypothèse que j’émettais sur le fonctionnement d’une organisation bureaucratique à la française était la suivante : les gens se plaignaient toujours de l’échelon supérieur (à deux degrés au-dessus et non pas l’échelon immédiatement supérieur). Je me suis alors aperçu que je travaillais en sociologue et que ce qui m’intéressait profondément, c’était la sociologie des organisations. Ainsi, j’ai lu la littérature américaine et me suis forgé une culture de sociologue des organisations.
Il y a un concept important dans la sociologie des organisations qui est celui de pouvoir. Vous écrivez que « le pouvoir en effet n’existe pas en soi. La relation de pouvoir ne s’établit que si les deux parties s’intègrent au moins temporairement dans un ensemble organisé » 1 . Vous dressez alors une comparaison entre pouvoir et jeu dans la mesure où le pouvoir d’un joueur dépend du contrôle qu’il peut exercer sur une source d’incertitude affectant la poursuite des objectifs de l’organisation 2 . Évoquez-vous le pouvoir du spécialiste ou de l’expert dont l’organisation ne peut se passer ?
On a du pouvoir pour faire quelque chose et on aboutit à faire des choses à partir du pouvoir sur les gens. Le paradoxe est qu’à l’intérieur d’une organisation, lorsque tout est parfaitement organisé, il n’y a plus de pouvoir. Tous ceux qui contrôlent l’incertitude pertinente par rapport à l’objectif de l’organisation ont une possibilité d’exercer du pouvoir sur ceux qui dépendent du résultat. L’expert a du pouvoir dans la mesure où ce qui est son domaine d’expertise n’est pas connu par autrui (c’est cela que je nomme la zone d’incertitude pertinente). Prenons l’exemple de l’automobile. Quand l’automobile s’est développée en Europe et en Amérique, faire marcher une voiture était quelque chose de difficile. Il fallait avoir une connaissance du fonctionnement interne et tourner la manivelle. Il y avait alors une dépendance vis-à-vis de celui qui connaissait le moteur. Depuis que la voiture s’est généralisée, on n’a plus besoin de connaître le moteur, l’expert en moteur n’a plus aucune importance. Cependant, cela ne signifie pas que tout devient moins important. L’art de la conduite reste inchangé en ce sens qu’une personne capable de vous conduire quelque part en un temps record sans dépasser les limites de vitesse a une valeur. On aura recours à ses services, quelle que soit l’évolution des technologies. J’ai pu moi-même apprécier cet art de la conduite, puisque j’ai été conduit par le chauffeur du patron de Ford et une autre fois par le chauffeur du patron de Fiat. Ces personnes avaient une grande habileté, puisqu’elles étaient capables de vous mener à un endroit, quelle que soit la circulation, tout en respectant le code de la route. J’ai été une fois conduit par un chauffeur de l’école de gendarmerie qui n’a jamais dépassé les 70 km/h au cours du trajet effectué au sein de la banlieue parisienne. Dans cette adresse, il y a donc du pouvoir, cette personne « vaut » quelque chose.
Je suis arrivé à cette définition du pouvoir à partir d’une pratique d’analyse. Dans une relation de pouvoir, vous influencez autrui tout en dépendant de lui. Cette double dépendance s’oriente de façon plus forte vers l’un ou vers l’autre en fonction de différents paramètres (psychologiques notamment). En fin de compte, la dimension de pouvoir reste centrale car on peut reconstruire le fonctionnement de l’organisation.
Un des objectifs de la sociologie des organisations serait-il de dégager ces dynamiques de pouvoir dans des contextes institutionnels et culturels donnés ?
C’est une façon trop cérébrale de voir les choses et la formulation de votre question recèle une vision beaucoup trop déductive. Nous ne cherchons pas à prévoir ce qui se passera par rapport aux éléments que nous connaissons. La tradition était de chercher à formuler des lois. Or, la sociologie des organisations est en rupture avec cette tradition. Le sociologue était malheureusement trop souvent l’homme que l’on consultait pour des prévisions. Au contraire, nous essayons de comprendre comment un ensemble complexe fonctionne plutôt que de déduire comment il va fonctionner. Les Français, et dans une certaine mesure les Américains, avaient une tradition de raisonnement déductif. Je prêche l’étude des organisations dans le sens de l’analyse et non pas dans le sens de la théorie. Une théorie des organisations n’est pas mon objectif. Il faut partir de l’analyse des organisations telles qu’elles sont pour les aider à faire mieux.
Quand a été créé le Centre de Sociologie des Organisations en France ?
La sociologie des organisations s’est d’abord développée sous forme de groupes de sociologie administrative avant d’être reconnue par le CNRS en 1966. Les choses n’existaient pas avant et il a été difficile de faire reconnaître le Centre de Sociologie des Organisations dans le champ scientifique.
Le Centre de Sociologie des organisations s’attache à une dimension comparative. Quelles sont les aires géographiques balayées par le Centre ?
Ma formation a été marquée par ma culture américaine. J’ai gardé des relations avec les États-Unis et j’ai essayé seulement ensuite d’avoir d’autres relations avec différents pays. Mon premier livre, Le Phénomène bureaucratique 3 , a été écrit à la suite d’un séjour d’un an aux États-Unis. Il a été écrit en anglais et a eu du succès aux États-Unis, notamment parce qu’il avait été directement écrit en anglais et non pas traduit.
Pour les aires géographiques, cela relève du hasard, mais le hasard recèle souvent des caractéristiques préexistantes. Nous avons mené des études comparatives avec l’Allemagne, l’Italie, les États-Unis, l’Angleterre.
Quelles sont les revues de Sociologie des organisations ?
Il n’y en a pas eu vraiment. Au début des années soixante, j’avais fondé avec des collègues et amis une revue qui s’appelle Sociologie du travail. Des revues de management se sont développées, mais pas des revues d’organisation proprement dite. D’une part, cela tient au fait que nous sommes, malgré les apparences, un groupe relativement petit. D’autre part, les recherches prennent du temps. Il manque un flux continu d’articles pour animer une revue régulière. Faire une revue nous aurait orientés davantage vers la présentation de travaux qui peuvent s’accomplir. Une revue d’analyse est beaucoup plus difficile qu’une revue de théorie, car le facteur temps compte énormément. Un théoricien, même s’il avance des concepts compliqués, peut achever son travail, sans dépendre d’un résultat d’enquêtes.
Le mal français : vers une décentralisation impossible ?
Michel Crozier, autant on peut dire qu’il y a un certain optimisme anthropologique chez vous (lorsque vous vantez les vertus de l’innovation collective par exemple), autant vos constats sur la situation française sont alarmants. N’avez-vous pas initié une tradition qui déplore la mal français 4 , dans la mesure où de nombreux intellectuels et décideurs se sont inspirés de vos thèses 5 ?
Mon oeuvre est antérieure à celle d’Alain Peyrefitte et à d’autres. Deux choses m’intéressaient quand j’ai écrit Le Phénomène bureaucratique, d’une part l’analyse empirique des organisations et d’autre part une réflexion sur les caractéristiques françaises du mal bureaucratique. Par la suite, j’ai enseigné aux États-Unis, j’ai été confronté à un public américain et cela m’a permis de prendre du recul et de développer une comparaison des organisations bureaucratiques des deux pays. Les Américains souffrent aussi d’un mal bureaucratique, mais celui-ci n’a pas du tout la même teneur que le mal français. J’ai réfléchi sur les façons d’atténuer ce mal et donc sur les chemins à suivre pour réformer la société française. Il faut tenir compte de cette tentation que j’ai eue et que je ne renie absolument pas, de participer à des entreprises de réforme de la société française.
J’ai notamment joué un rôle de plus en plus important au sein du club Jean Moulin jusqu’à en être un des principaux protagonistes. En effet, les membres se sont ralliés à moi petit à petit. Ce club rassemblait de jeunes hauts fonctionnaires, des énarques et de nombreux intellectuels marqués par la fonction publique. Je voulais faire passer un message important : pour réformer la société française, je pensais qu’il était important qu’ils apprennent à se réformer eux-mêmes et à exercer un regard critique sur la fonction publique. J’ai influencé un certain nombre d’entre eux, mais je dois dire que mes recherches elles-mêmes ont été enrichies par ce travail civique. C’est à ce moment-là que je me suis mis à écrire des livres sur le blocage de cette société qui ont eu beaucoup de succès. Par exemple, La société bloquée a été vendue à environ 60 000 exemplaires, Le Phénomène bureaucratique à 60 000 exemplaires en France, 50 000 aux États-Unis.
À propos de votre constat sur la société française « bloquée », vous avez écrit plusieurs préfaces aux éditions de cet ouvrage pour rappeler que ce livre est toujours actuel. Comment se fait-il que vos thèses n’aient pas pénétré l’esprit des décideurs de manière plus forte ?
Tout simplement parce que mes thèses vont à l’encontre d’un modèle intellectuel profondément enraciné en France et qu’on n’a pas encore réussi à dépasser. Le modèle déductif, donnant la primauté à l’intelligence abstraite, au travail de préparation axiologique, à la complication du jargon, est en fin de compte peu ouvert à la réalité du monde. C’est essentiel, c’est ce que j’ai essayé de décrire, d’analyser et de critiquer pour dépasser ce modèle.
On en vient au problème de la décentralisation française. Les blocages du nouveau projet de décentralisation Raffarin vous étonnent-ils 6 ? Cette tentative de réforme s’est-elle soldée par un simple coup dans l’eau ?
La préparation de ce projet n’était pas très bonne et ceci est dû au fait que les gens qui ont organisé ce projet n’étaient pas convaincus de l’urgence de la réforme. Ces réformes structurelles proposées voient le bien selon un modèle dans lequel la structure commande la réalité. La transformation de la structure devient d’autant plus difficile que la réalité ne bouge pas. Or, la réalité est plus forte que la structure. C’est le premier problème que j’avais travaillé au moment de la décentralisation Deferre. Deferre et derrière lui un certain nombre de gens parmi lesquels mes anciens assistants, croyaient en la décentralisation alors que le président Mitterrand était contre, ce qui ne pouvait évidemment pas marcher. Deferre a cru que ces réformes de structure changeraient les choses. Les choses n’ont pas changé car le fond de l’affaire était politique : on doit commander la réalité avec l’idée que si les gens ont voté pour un homme politique, celui-ci a le droit et le devoir de transformer la société, ce qui ne s’est jamais passé comme cela.
Je vous trouve néanmoins pessimiste quant au projet général de décentralisation. D’une part, vous signalez le projet de décentralisation Deferre arraché à une gauche très étatiste et très jacobine dans son fonctionnement...
La gauche n’était pas plus jacobine que la droite d’une certaine façon. Les socialistes sont arrivés au pouvoir grâce au mouvement de décentralisation nourri par Giscard, mais qui avait été soutenu sans conviction par la droite. La première grande victoire des socialistes est celle des municipales de 1977, où ils ont arraché les municipalités des grandes villes. Deferre était un autocrate mais en même temps un décentralisateur sincère. L’idée de la décentralisation qu’il avait, était imprégnée d’une vision préfectorale. Face à lui, il avait son ami Mitterrand qui était d’une résistance insurmontable à tout effort de décentralisation. Par la suite, on a eu des tentatives contradictoires de décentralisation. Michel Rocard était très décentralisateur, mais quelque chose le retenait, il fallait absolument que la politique ait le dernier mot. La politique donnait son onction à l’action gouvernementale : sans politique d’abord, il ne pouvait pas y avoir d’action de gouvernement. Michel Rocard était très attaché à l’État fort, et ne voulait pas entendre parler de mon idée d’un État modeste 7 . À droite, Raymond Barre était aussi décentralisateur mais n’avait jamais admis l’idée d’un État modeste. Les mots changent, les réalités demeurent.
Dans « La crise de l’intelligence », vous mettez bien en évidence la différence entre une démocratie d’accès et une démocratie délibérative qui cherche à élaborer un consensus nécessaire à la mise en oeuvre de politiques publiques. Vous montrez qu’on est loin d’un modèle délibératif (les structures locales étant très dépendantes du pouvoir exécutif). Pourtant, au vu du projet de décentralisation Raffarin, pour la première fois, le référendum local décisionnel est possible. Ce projet est-il une série de demi-mesures ou comporte-t-il des innovations intéressantes ?
C’est une demi-mesure mal abordée, mais les ruses de l’histoire peuvent donner un autre écho à ce projet. Je reste pessimiste dans la mesure où d’une part, le climat est relativement peu porteur, et d’autre part, le référendum n’est pas quelque chose de très maniable.
L’analyse du cas suisse est riche d’enseignements. Dans le fonctionnement de la démocratie suisse, le référendum a un rôle important puisqu’il permet de trancher dans des situations de blocage. La démocratie suisse est une démocratie consensuelle comportant une particularité non constitutionnelle, puisque les Suisses suivent la coutume de ce qu’ils appellent la « formule magique ». La formule magique est fondamentale et désigne le fait que le gouvernement des villes, des cantons et de la fédération sont des gouvernements de sept personnes qui sont élus au second degré par l’assemblée cantonale (à la majorité absolue par tout le monde). Pourtant, on élit successivement un socialiste, un démocrate chrétien, un radical. Les gens élisent dans les partis celui qu’ils jugent le plus capable de travailler en équipe. Ce système est bizarre et repose sur la double détermination suivante : le gouvernement est à la fois proportionnel et consensuel. Cela serait intenable s’il y avait publicité, mais la coutume veut qu’ils se mettent d’accord à huis clos et ne parlent pas des différences qui les marquent. Ce gouvernement de sept personnes est stable et beaucoup plus puissant qu’un premier ministre ou un maire. Ce pouvoir est un pouvoir collégial réduit qui court le risque de se scléroser. Quand les gens sont mécontents, un groupe se forme et réclame un référendum. Le référendum démolit souvent le consensus sur un problème mais pas sur tout. Le fait que le gouvernement du canton de Vaud ait démoli la politique de l’aménagement local (fait important à l’époque) est héroïque, mais le gouvernement demeure. On ne peut pas faire tomber le gouvernement. En revanche, il est possible que l’un des partis de la coalition formule magique tombe malgré tout. Tout ce qui peut arriver à ce parti est une réduction de son influence : alors qu’il avait deux voix dans le gouvernement précédent, il n’en aura plus qu’une. Le système demeure et n’est pas affecté outre mesure. Cette coutume n’est pas constitutionnelle et pourtant la Suisse marche de cette façon.
La France compte un tissu communal excessif (36 000 communes alors que l’Europe des Quinze n’en compte que 79 000). Certes, il existe depuis des décennies une politique intercommunale qui vise à regrouper des unités politico-administratives (communautés de communes, établissements publics de coopération intercommunale...). Pensez-vous que la décentralisation passe par la recomposition des territoires ?
Oui. Le problème que l’on observe est celui de l’élection à deux degrés. La France fonctionne avec un système dans lequel le peuple n’a pas la parole. On élit un Conseil municipal qui élit le maire et ensuite les maires se réunissent et organisent le syndicat intercommunal. Les politiques publiques sont faites à ce niveau, et il n’existe pas de rapport direct aux électeurs qui ont exprimé des choses relativement importantes. Pour les grandes villes, il y a une relation un peu plus directe. Le système Paris-Lyon-Marseille s’est établi un peu par hasard et donne des organes un peu moins mauvais et un peu plus démocratiques.
J’ai développé la théorie de la démocratie délibérative par opposition à la démocratie d’accès à partir d’enquêtes faites dans les régions. J’explique dans La Crise de l’intelligence, que les Français ne parviennent pas à délibérer alors que dans d’autres pays on apprend à délibérer. De ce point de vue, il n’y a pas de barrières culturelles, la délibération s’apprend. La comparaison France / Suisse est intéressante de ce point de vue. On avait étudié, il y a quelques années le fonctionnement de deux villes de Franche-Comté et de deux villes de Suisse Romande (Besançon, Pontarlier et Yverdon, Lausanne) 8 dans la mesure où cette partie de la Suisse est semblable culturellement à la France. Or, dans les deux villes suisses, de culture francophone, on sait délibérer alors que dans les deux villes françaises, on ne favorise pas la délibération. En Suisse, il y a une véritable culture politique de la délibération alors qu’en France, les gens n’arrivent pas à s’associer pour prendre une décision.
Nous avons travaillé pour créer un cycle de formation au doctorat, un DEA de sociologie à l’IEP de Paris, fondé sur l’écoute et la délibération. Or, chez les jeunes Français, on s’aperçoit que ces techniques marchent.
Si vous voulez, je suis à la fois pessimiste sur les structures et le fonctionnement d’ensemble de la démocratie française et optimiste sur la capacité culturelle des Français à changer.
Le bilan de la Convention européenne
J’aimerais maintenant évoquer avec vous le projet de Constitution déposé par la Convention européenne de Valéry Giscard D’Estaing. Je ne m’adresse donc pas au sociologue mais plutôt au citoyen Michel Crozier. Qu’en pensez-vous ? S’agit-il d’un compromis technocratique entre certaines personnes ?
Il s’agit bel et bien d’un compromis entre des personnes influentes, mais cela ne me gêne pas. Pour faire un compromis, on ne peut pas recourir au vote ni consulter tout le monde, cela n’aurait pas de sens. On ne peut que mettre ensemble des gens influents représentatifs, acceptables par les différents pays : c’est un compromis du sommet (le sommet regroupe des technocrates, des politiques...). Les membres de la Convention, bien que choisis de façon peu démocratique, peuvent faire une bonne Constitution qui tienne compte des demandes et des préjugés des uns et des autres. Pour ma part, je trouve que c’est un compromis acceptable, étant donné la situation dans laquelle nous nous trouvons. Néanmoins, je crains qu’il ne le soit pas, car la demande d’Europe n’est pas assez forte, en particulier pour les nouveaux pays de l’Est qui sont atlantistes avant d’être européens. Ces pays avaient comme passion irrésistible de se débarrasser du joug soviétique et d’entrer dans l’ère américaine. L’Europe, pour eux, était un moyen d’entrer dans cette sphère. Puis, vous avez les ambitions particulières de certains pays comme l’Espagne. Ce pays a une longue tradition d’importance et de fierté dans sa culture alors qu’il a énormément bénéficié de l’Europe. N’oublions pas que nous avons cette situation paradoxale que l’Espagne officielle a fait cause commune avec les États-Unis pour la guerre en Irak, alors que les sondages ont montré que le peuple espagnol était majoritairement contre. Aznar est très malléable, il arrive bientôt au terme de son mandat, mais il est parfaitement libre, dans la mesure où il ne se représentera pas. La pression populaire n’est pas suffisamment forte pour le faire reculer.
En réalité, je ne suis pas contre ce projet de Constitution, mais j’aimerais préciser mon sentiment à l’égard de la construction européenne, puisque je la suis avec grande attention depuis des années. On a eu tort de vouloir aller trop vite, le dérapage a eu lieu avec la réunification allemande. La classe dirigeante française a alors eu une peur panique que l’Allemagne ne s’éloigne de l’Europe, du moins de l’Europe telle que les Français la concevaient. On a donc accéléré le processus de construction européenne, l’Euro a été créé en vitesse par Delors, Kohl et Mitterrand, puis on a engagé la construction politique. Cela a été à mon avis trop vite, alors que l’on aurait pu continuer suivant le rythme qui avait été insufflé à cette construction depuis les premiers traités. C’est aussi comme cela que l’on aurait pu créer une véritable conscience européenne dans les pays de l’Est. Le résultat est que l’on risque d’échouer au but.
On a eu une vision beaucoup trop orientée vers l’avenir. On dit que l’Europe ne marchera pas, parce qu’elle ne réussit pas, alors même que l’on oublie ce qu’elle a réussi à faire depuis cinquante ans. Je suis relativement pessimiste, mais je garde une dose d’espoir pour la suite des événements. Si vous voulez, je pense que le verre restera à moitié plein. Je ne vois pas comment on peut abandonner l’Europe. Il y aura certainement une Europe atlantiste, n’en déplaise à Mr De Villepin. Le fait à noter est la faiblesse intrinsèque française. L’influence de la France a considérablement diminué et si on échoue, elle aura disparu, entraînant l’Allemagne. Le tandem franco-allemand risque d’être battu par les institutions européennes 9 . Cependant, on ne peut pas faire marche arrière, et on arrivera sans doute à un compromis de dernière minute.
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Crozier Michel, La société bloquée, Paris, éditions du Seuil, 1994, p.39. ↩
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Ibid., p.40. ↩
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Crozier Michel, Le Phénomène bureaucratique, Paris, éditions du Seuil, 1964. ↩
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Voir par exemple Peyrefitte Alain, Le mal français, Paris, éditions Plon, 1976. ↩
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On citera notamment La société bloquée, 1970, On ne change pas la société par décret, 1982, La crise de l’intelligence, 1995, Quand la France s’ouvrira, 2000. ↩
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Nous faisons allusion aux rejets du projet de fusion des collectivités en Corse, en Guadeloupe et en Martinique. ↩
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Crozier Michel, État modeste, État moderne, Stratégies pour un autre changement, Paris, éditions Fayard, 1987. ↩
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Dans La Crise de l’intelligence, Michel Crozier évoque le travail de l’un de ses étudiants, Olivier Borraz, qui a étudié le gouvernement de ces quatre villes sur une période de vingt ans. Cf Crozier Michel, La Crise de l’intelligence, Paris, Interéditions, 1995, p.73. ↩
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L’entretien a été réalisé le 12 décembre 2003. ↩