Conférence prononcée au Forum Midlife organisé par Sens public à Lyon, février 2007
Depuis l’Antiquité, la dépression est l’une des maladies de la psyché à la fois la plus connue et la plus redoutée pour l’être humain. Très étudiée par les médecins, les psychologues, les philosophes et même les écrivains (le « spleen » poétisé par Baudelaire est devenu célèbre), nous pouvons aborder la dépression sous de nombreux angles d’observation différents, notamment par le biais de la neurobiochimie et de la neurophysiologie. L’activité des neurotransmetteurs dans les synapses neuronales est aujourd’hui clairement identifiée et nous permet de mieux comprendre l’action, par exemple, des médicaments antidépresseurs. Or, ce n’est pas à partir de cet angle, purement chimique, ni non plus sous l’angle strictement clinicien que nous analyserons la dépression (la psychiatrie reconnaît une bonne dizaine de tableaux cliniques), mais nous parlerons spécifiquement de la « dépression du senior » et cela d’un point de vue plutôt « existentiel ». Comment cette maladie naît-elle et s’enracine-t-elle dans l’existence humaine ?
Prenons comme point de départ un cas légendaire, dont chacun a entendu parler à un moment ou un autre : la dépression du Docteur Faust personnage historique qui vécut au 16e siècle et dont la légende a nourri de nombreuses pièces de théâtre, des poèmes, des romans, des films, etc. Voici ce que Nicolas Lenau, le grand poète contemporain de Goethe, fait dire à Wagner, le disciple du Docteur Faust, effrayé et apitoyé par la dépression de son maître.
« Mon Dieu, Docteur Faust ! Tout votre être s’est transformé ! On peut lire sur chacun de vos traits ce que je n’ose dire à haute voix. Toute joie vous a quitté, comme si vous étiez brisé intérieurement. D’humeur sombre, vous ne m’adressez, depuis de longues semaines, pas une seule parole, à moi, votre fidèle ami ! »
En effet, en arrivant à l’âge du « senior », Faust est tombé en dépression. Pour lui la vie a perdu sa saveur, elle n’a plus d’intérêt ni de sens. Et pourtant Faust, comme nous le décrit Goethe, est un homme mûr, un « senior » qui a plutôt réussi. Il est un médecin respecté et admiré par les gens du peuple et par ses pairs, ainsi que par des étudiants comme Wagner, qui est arrivé jusqu’à son manoir pour demander gîte et instruction. Or, le Docteur Faust, grand chercheur de connaissance, mû pendant longtemps par un désir de Savoir Absolu, a le sentiment d’avoir raté sa vie. Absorbé par ses recherches, égaré dans ses livres, captif de sa profession, il a laissé passer l’époque des amours, des plaisirs, des exploits du corps, en un mot, il a laissé passer sa jeunesse sans avoir connu vraiment la joie de vivre. Et cela pour rien. Car, ayant tout sacrifié à la quête de la connaissance absolue, il ne l’a jamais trouvée :
Droit, Médecine,Théologie aussi, hélas !J’ai tout étudié à fond Avec un ardent effort,Et me voici, pauvre fou,Pas plus avancé que naguère.... (Goethe)
C’est alors qu’il fait appel aux Esprits, qu’il convoque Méphistophélès pour qu’il lui vienne en aide, quitte à lui vendre son âme pour récupérer, non pas le temps perdu, mais la force de la jeunesse, la connaissance de la Vérité et la domination du Monde. Quel senior d’aujourd’hui, plongé dans la dépression, ne se laisserait pas tenter par un Méphistophélès qui puisse lui apporter - ne serait-ce que pendant 24 ans, la durée du pacte goethien - jeunesse, plaisirs de la chair, savoir et pouvoir ? Hélas !, à notre époque (où pourtant le Mal semble dominer largement sur le Bien) il n’est pas du tout aisé de se procurer un bon Méphistophélès !
Revenons à la dépression en tant que telle. Pourquoi un homme mûr, un senior même « réussi » (c’est-à-dire, celui qui n’a pas été exclu du monde du travail, trahi en amour ou en amitié, ou subi un accident corporel, une tragédie familiale) tombe-t-il dans la dépression ? Est-elle inéluctable ? Peut-on s’en sortir ? A-t-elle une issue ? Et puis, c’est quoi un « senior » ? A quel âge peut-on considérer qu’un homme ou une femme sont devenus « seniors » ? Au 13e siècle, Dante Alighieri, exilé de Florence et profondément déprimé, se posait déjà la question des âges différents dans notre vie. Dans l’un de ses ouvrages -Il Convivio - il en reconnaît quatre : l’ « Adolescenzia » (acrescimento di vita), qui va de la naissance jusqu’à 25 ans ; la « Gioventute » (étà di giovare), entre 25 et 45 ans; la « Senettute », entre 45 et 70, âge qui correspond à peu près à la maturité du senior et, finalement, la « Senio », la vieillesse, à partir de 70 ans. Mais cela se passait entre le 13e et le 14e siècle, lorsque l’espérance de vie était beaucoup plus réduite qu’aujourd’hui, sans compter que le poète était tombé amoureux d’une nymphette d’à peine 12 ans et que cela l’arrangeait bien de placer sa maturité pas trop loin des frontières de l’adolescence !
Supposons donc qu’aujourd’hui, au début du troisième millénaire, un senior est une femme ou un homme qui, pour des raisons sociales ou pour des raisons individuelles, est perçu - par lui-même ou par son entourage proche ou éloigné - comme ayant commencé son déclin physique et psychique. Pour la femme, les limites sont assez claires, puisqu’elle constate après la quarantaine que sa période de fertilité est close. C’est la ménopause, avec son substratum hormonal, surtout ovarien. Chez l’homme, les choses sont plus floues, l’andropause étant plus insidieuse, moins évidente, tout au moins au début. En tout cas, il y a, tant pour l’homme que pour la femme senior, un substratum physique bien réel, qui a un rapport direct avec la production hormonale en baisse. Nous n’analyserons pas ici les détails du tableau endocrine qui est à la base de la décadence organique et psychique du senior. Seulement, il est important de tenir compte que son point de départ est la diminution progressive de la production hormonale, diminution qui entraînera un premier déséquilibre global du système endocrinien. Le senior commence à avoir les premiers malaises dus à son âge : sensation de fatigue, bouffées de chaleur, troubles du sommeil, de l’appétit, de sa sexualité. Et, bien entendu, apparition de crises d’angoisse et tendance à la dépression. La nature faisant, par essence, bien les choses, il y aura un premier réajustement organique, une sorte de rééquilibrage des fonctions corporelles et psychiques... avant une nouvelle phase de déclin et ainsi de suite. La descente vers la vieillesse et la mort se fait par paliers.
Laissons de côté les maladies les plus graves -cancers du sein, de la prostate, de l’utérus, hypertension artérielle, diabète, infarctus, etc. - qui peuvent apparaître chez le senior comme conséquence du déséquilibre hormonal provoqué par l’âge. Chacune de ces maladies mérite une étude particulière. Regardons par contre ce qui se passe sur un plan plus physiologique. Le senior, homme ou femme, commence à prendre conscience, peu à peu, que son corps change, ainsi que son apparence physique : apparition de rides, perte de cheveux, de dents, diminution de l’acuité visuelle et acoustique, sécheresse et flaccidité de la peau et des muqueuses, etc., etc. Le senior a de quoi se sentir inquiet. Sa masse musculaire et ses forces diminuent, ses articulations peuvent devenir douloureuses, le moindre coup peut lui provoquer une tendinite, son agilité et son souffle vont en diminuant. Bref, son corps commence à le lâcher et, parallèlement, l’angoisse de se voir vieillir et d’approcher la mort commence à s’installer dans son psychisme. C’est alors que la dépression du senior peut faire son apparition.
Mais, qu’est-ce que la dépression ? Comment la différencier d’une crise d’angoisse ? En quoi la dépression du senior est-elle différente d’autres types de dépression, par exemple, celle qui peut accompagner l’adolescence ? Car s’il y a deux périodes de la vie qui se ressemblent, mais à l’opposé, ce sont l’adolescence et le début de l’âge du senior, l’adolescent étant lui aussi obligé de faire face à un changement de son image corporelle. Nous pouvons comprendre toute cette problématique en termes purement énergétiques, en termes de production et perte d’énergie psychique, de distribution et d’équilibre de celle-ci. Dans le cas de l’angoisse, surtout celle qui touche l’adolescent, il s’agit souvent d’un déséquilibre énergétique, d’une mauvaise distribution de l’énergie psychique. Dans le cas de la dépression, c’est plutôt la perte d’énergie, sa diminution et même, dans certains cas très graves, sa presque disparition. Pierre Janet (dont l’œuvre pourrait être comparée en volume à celle de Freud) parlait de « tension psychique ». Et Freud voyait dans ce qu’il appelait « la libido », la force qui meut toute la vie de la psyché. Mais les deux savants reconnaissaient dans le flux et le reflux de l’énergie psychique, le secret de l’activité mentale.
Dans la dépression donc, il est possible de constater une forte diminution de l’énergie psychique. Or, la nature ayant donné à l’être humain un surcroît remarquable de puissance organique et psychique, largement supérieur aux besoins de la vie ordinaire, ce n’est pas le processus naturel du vieillissement qui pourrait, à lui seul, expliquer la chute de l’énergie mentale qui caractérise la dépression du senior. Effectivement, il y a plusieurs autres causes, aussi bien psychiques qu’existentielles.
Comme l’adolescent, le senior a lui aussi un problème de réajustement de son image corporelle, constamment changeante. Mais à l’inverse du jeune homme, qui doit, par exemple, s’adapter à une subite poussée de croissance ou à l’apparition d’une pilosité dense là où il n’y avait qu’une peau lisse, le senior doit s’adapter à la dégradation progressive de son corps, qui commence à le lâcher de tous les côtés, comme une vieille voiture. Donc, pour lui il y a déjà souffrance non seulement parce que le corps répond de moins en moins bien à ce qu’on lui demande, mais aussi parce que l’image de soi est atteinte et que la psyché doit réajuster la représentation qu’elle se fait du corps, opération qui demande un investissement énergétique supplémentaire quand, précisément, la production d’énergie commence à diminuer du fait du vieillissement. Cela sans compter que la psyché et son support organique - principalement le cerveau et le système nerveux central - vieillissent eux aussi. La mémoire, tout comme la vue ou l’ouïe, commence à faiblir, donnant lieu à des amnésies dites « récentes » et, simultanément, à des hypermnésies rétrogrades. Le senior, en même temps qu’il oublie facilement ses clefs, ses lunettes, ses papiers, etc., est assailli par des souvenirs d’époques les plus reculées de son existence, souvenirs aussi intenses qu’impertinents. D’autre part, souvent le senior, effrayé consciemment ou inconsciemment par l’éventualité de vieillir et de mourir, veut revenir en arrière, à l’époque de la jeunesse. C’est ce que Faust demande à Méphistophélès ! Seulement, on ne change pas de corps comme on change de voiture. Tout au plus, on peut l’entretenir et le réparer temporairement.
Cette tentative du senior de revenir à sa jeunesse peut lui coûter très cher. Il s’impose parfois des exploits sportifs, sexuels, sociaux qui peuvent endommager grièvement son corps déjà affaibli ou désorganiser sa vie de famille, sa vie professionnelle, sa vie intellectuelle. Fractures, infarctus, accidents vasculaires cérébraux, maladies sexuelles, addiction aux psychotropes, à l’alcool, divorces, remariages avec des partenaires trop jeunes, re-divorces, instabilité professionnelle, interventions non justifiées de chirurgie esthétique, etc., etc. La liste est longue des méfaits entraînés par une attitude erronée face au nécessaire réajustement de l’image corporelle, de l’évolution de l’image de soi dans la conscience. Et ces méfaits, outre les graves maladies organiques qu’ils peuvent déclencher, sont à l’origine des profonds états dépressifs lorsque le senior comprend qu’il ne peut pas revenir en arrière dans le temps, qu’il n’y a pas de Méphistophélès valable, même pour un petit pacte de quelques années de jouissance. Entre temps, il aura dépensé peut-être des fortunes, et, en tout cas, il aura gaspillé d’immenses quantités d’énergie.
Vient alors le moment du bilan, non exempt de regrets et de remords, même si vu de l’extérieur (comme dans le cas du Docteur Faust) ce bilan semble positif. Fréquemment, quand le senior scrute son passé, il constate la distance considérable qui s’est creusée entre ses rêves de jeunesse et ses accomplissements d’homme mûr. Certes, il y aura toujours le senior satisfait de lui-même et de sa vie, le senior convaincu que les années qui lui restent à vivre non seulement sont innombrables, mais aussi les meilleures. Pourquoi pas ? Or, si c’était vrai, et non pure vanité, ce serait l’exception. La chose la plus fréquente, si le senior est vraiment honnête avec lui-même, c’est que le bilan du « midlife » est souvent entaché de regrets, ces regrets qui ne sont pas le résultat d’une dépression mais à son origine.
Bouddha et ses disciples voyaient le cycle de l’existence comme une chaîne perpétuellement renouvelée : naissance, souffrance, vieillesse, mort, naissance, souffrance, et ainsi de suite. Le senior arrive à une étape de son existence où il prend conscience que la mort -cette éventualité qui pendant son enfance et sa jeunesse avait surtout une réalité statistique - est désormais proche. Et, agnostique ou croyant, convaincu ou non de l’existence d’un Au-delà, il a peur. « Tous ont horreur de la mort ! » écrit Fernando Pessoa, l’immense poète portugais, auteur, lui aussi, d’un Faust. Et Georges Gurdjieff, maître spirituel qui fut à peu près son contemporain, ne dit pas autre choses dans ses Récits de Belzébuth: « A part ce fait terrible de notre propre mort.... » Oui, terrible. Et le senior ne peut sinon confirmer que la déchéance amorcée de son corps, n’aura pas d’autre corollaire que son anéantissement. Il a donc, en vérité, de quoi déprimer ! Or, comment s’en sortir ? Y-a-t-il une issue, un traitement, une guérison à une maladie qui, en fin de comptes, pourrait être identifiée à la vie elle-même ? Quels sont les moyens, les remèdes, les thérapies que la science moderne est en mesure de proposer au senior pour peu que sa dépression soit reconnue comme une maladie « officielle »?
D’abord, le médecin qui reçoit dans sa consultation un senior déprimé, a le devoir d’écarter chez son patient toute pathologie organique qui puisse être soit l’origine, soit le résultat de l’état dépressif. C’est seulement après avoir décelé et traité ces pathologies organiques, que le psychothérapeute sera en mesure d’aider le senior déprimé. Et il va constater que la dépression du senior ne correspond à aucune autre entité ontologique sinon à l’évolution naturelle de la vie humaine. D’ailleurs, si nous nous permettons de considérer la maladie non comme une catastrophe, mais comme le dernier recours de la nature pour sauver la vie - car toute maladie contient la clef de sa guérison et toute guérison implique une véritable réincorporation de l’être dans l’ordonnance des lois naturelles et ceci sur un plan supérieur à celui qui avait précédé la maladie - alors nous pouvons dire que la dépression du senior est une bonne chose. En vérité, au-delà du soulagement que peuvent apporter ponctuellement et temporairement quelques médicaments (parmi eux les molécules anti-dépressives, bien entendu) c’est le développement de sa conscience et l’acceptation de sa condition humaine la véritable thérapie, la véritable guérison de la dépression du senior. Ainsi, le senior déprimé n’a d’autre issue à son malheur, à sa peur, à sa souffrance, que d’atteindre un niveau supérieur de conscience Ce faisant, le senior redeviendra celui ou celle qui dans les civilisations anciennes (mais aussi dans certaines sociétés dites « primitives ») était non pas dédaigné, négligé, exclu comme il arrive parfois aujourd’hui, mais au contraire, respecté, honoré, écouté et suivi comme un être bienfaisant, capable d’aider ses congénères à trouver la voie d’une vie harmonieuse.