« Penser au féminin... serait-ce écrire au plus près de soi-même, d’un soi-même toujours inconnu, et par-là même accepter de perdre figure ? Le féminin ne désignerait pas alors l’un des termes d’une opposition (masculin/féminin, hommes/femmes) mais ce qui en eux ou à partir d’eux -incontournable- les transgresse. Moment parmi d’autres moments, et qui n’efface pas ces autres moments, mais qui sans les abolir les descelle. » 1
Relire Montaigne à partir du questionnement de la différence sexuelle peut apparaître intéressant à plus d’un titre. S’étant défini comme l’écrivain du glissement et du mouvement - « Je ne peins pas l’être, je peins le passage » -, l’auteur des Essais revendique comme principe d’écriture, le dépli de tous ses plis :
« Je me présente debout et couché, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis. » (III, 8)
Tout se passe comme si la métaphore du pli, équivalent de sinus en latin, qui désigne simultanément le pli du vêtement et le sein, et en référence au signifiant « Valmont » articule le creux et le plein, le concave et le convexe, le dedans et le dehors, figurait la dualité du masculin et du féminin.
Une dualité dont l’histoire montre qu’en s’affranchissant du biologique, elle a du même coup cessé de se définir comme essence pour devenir processus. En effet, si grâce à l’effort de la psychanalyse et plus précisément de Lacan pour distinguer sexe biologique et sexe symbolique, il est possible de penser que le sexe est une question de langage plutôt que d’organe, le féminin d’abord spécifiquement attribué aux femmes, devient par suite d’un glissement d’interprétation, une catégorie fondamentale de l’humain, catégorie partagée autant par les hommes que par les femmes.
Il est alors intéressant de voir comment malgré et en concurrence avec un discours souvent traditionnel, misogyne parfois, sur les femmes, Montaigne ne s’en tient pas à une définition ontologique de la différence des sexes, mais assimile au féminin la part inassignable d’altérité que chaque sujet humain porte en lui. Comme s’il pressentait dans l’ascèse de l’écriture, le long travail d’appropriation-désappropriation qui consiste à devenir soi parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre qu’on est toujours.
A distance
De Laure de Noves chantée par Pétrarque à Béatrice dans La Divine Comédie, en passant par la Délie de Maurice Scève, sans oublier les blasons érotiques où rivalisent Marot, Melin de Saint-Gellet et Marc Papillon de Frise, la Renaissance fait de la femme l’objet d’une représentation plastique, iconographique et littéraire sans précédent dans la culture occidentale. Plus que le Romantisme, il faut attendre le Surréalisme pour retrouver pareille ferveur dans la célébration d’Eve et de Pandora.
Or loin de se réduire à être l’objet d’un culte, si valorisant soit-il, les femmes tentent de s’affirmer comme sujet d’une histoire individuelle ou collective. Quand elles n’assument pas de fonction politique, interrompant une tradition médiévale pourtant bien représentée, des femmes appartenant à l’élite socioculturelle, écrivent, produisent, créent, comme Pernette du Guillet qui publie un recueil intitulé Rymes, ou l’auteur de L’Heptaméron, Marguerite de Navarre, et surtout celle à qui ses poèmes plus encore que sa beauté, confèrent dans l’élite lyonnaise des lettrés, une véritable aura, « la belle cordière », Louise Labbé.
Dans le même temps les femmes continuent d’être l’objet d’une doxa médicale selon laquelle, en dépit d’incontestables progrès en matière de gynécologie et d’obstétrique, les partisans d’Aristote et ceux de Gallien s’affrontent encore pour savoir si oui ou non la femme participe à la conception de l’embryon. On s’en étonnera moins si l’on se souvient que la découverte de l’ovulation date seulement de 1858 !
Comment se situe le discours de Montaigne par rapport à ces trois territoires du féminin ?
Montaigne n’est pas le poète de la beauté physique des femmes : jouisseur, il en fait la condition de la volupté, mais ne la décrit pas. Ainsi dans l’essai « Des trois commerces » (III, 3) que sont l’amitié, les femmes et les livres, à propos des « belles et honnêtes femmes », tout en refusant les « accointances vénales et publiques », il n’hésite pas entre deux beautés, celle du corps et de l’esprit, à lâcher« plutôt la spirituelle car le vrai avantage des Dames c’est la beauté ». Preuve s’il en fallait une, que le regard de Montaigne privilégie le côté « Pandore » du féminin ».
Discret, Montaigne l’est encore sur l’accueil réservé aux « écrivaines ». Il n’en mentionne qu’une, la Reine de Navarre, expédiée en une parenthèse relative à L’Heptaméron « qui est un gentil livre pour son étoffe » (II, 2). Du moins ne lui refuse-t-il pas le mérite « d’avoir allongé bien loin l’avantage des femmes, ordonnant qu’il est saison à trente ans qu’elles changent le titre de belles en bonnes ». Enfin sur la question de savoir qui d’Aristote ou de Galien a raison, Montaigne ne se prononce pas. Ce qui l’intéresse, c’est la diversité des opinions :
« Aristote et Démocrite tiennent que les femmes n’ont point de sperme et ce n’est qu’une sueur qu’elles élancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert à rien à la génération ; Gallien au contraire et ses suivants, que sans la rencontre des semences la génération ne peut se faire. » (II, XII)
Mais comme l’a montré Thomas Laqueur 2 , la différence entre la théorie des deux semences et celle de la semence unique - Galien contre Aristote -, ne permet pas d’étayer une version bisexuée radicale de la différence sexuelle ; elle est en revanche parfaitement compatible avec le modèle unisexe, seul légitime dans un monde public où l’homme est la mesure de toute chose et où les représentations anatomiques indiquent qu’une femme n’est jamais qu’un homme imparfait, autrement dit un « moindre mâle ». Aussi des actions qui conviennent mal à leur genre peuvent-elles transformer les femmes en hommes. Dans son Voyage en Italie comme dans les Essais (I, XXI), Montaigne raconte la même histoire de la transformation à l’âge de vingt-deux ans de Marie en Germain à la suite d’une violente enjambée : « Faisant quelque effort en sautant, ses membres virils se produisirent ». Ainsi un violent effort peut faire voler en éclats la barrière entre l’intérieur et l’extérieur et produire sur une « femme », les marques d’un « homme ».
Quant au problème de la durée de la gestation, il demeure une question pendante, puisque l’opinion des hommes autorisés ou supposés savoir, est contestée par l’expérience de Montaigne et des intéressées elles-mêmes, fussent-elles (dis)qualifiées par l’expression « simple femmelette» :
« Voilà les médecins, les philosophes, les jurisconsultes et les théologiens aux prises pêle-mêle avec nos femmes, sur la dispute à quels termes les femmes portent leur fruit. Et moi je secours par l’exemple de moi-même, ceux d’entre eux qui maintiennent la grossesse d’onze mois. Le monde est bâti de cette expérience ; il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis sur toutes ces contestations, et ainsi nous n’en saurions être d’accord. »
Ce qui suffirait à prouver que le discours de Montaigne sur les femmes est tout sauf univoque.
Un discours paradoxal et mesuré
Il n’est pas insignifiant que dès le chapitre liminaire du premier livre des Essais, intitulé « Par divers moyens on arrive à pareille fin », la première image de femme qui se présente au lecteur, soit une image positive, valorisant le courage, l’énergie physique des femmes, leur aptitude à susciter chez le plus impitoyable des chefs de guerre, générosité et compassion, de sorte que par un retournement de situation, l’ennemi le plus inhumain finit par s’humaniser.
La scène oppose Guelphe, le malheureux duc de Bavière vaincu en 1140, au roi Conrad III qui en dépit de promesses alléchantes, permet seulement aux « gentils-femmes » assiégées avec le duc, « de sortir, leur honneur sauve, à pied, avec ce qu’elles pourroyent emporter sur elles ». C’est alors une scène d’émulation héroïque et romaine qui s’ensuit :
« Elles d’un cœur magnanime s’avisèrent de charger sur leurs espaules; leurs maris, leurs enfants et le Duc lui-mesme. L’empereur print si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce Duc, et dés lors en avant le traita humainement luy et les siens. » (I, I)
Au courage physique les femmes joignent le courage moral. Le second exemple (I, XXIV) rapporté par les Historiens latins et dont se souviendra Corneille dans Cinna sous-titré La Clémence d’Auguste, prouve la générosité du conseil donné par une femme, et son intelligence politique. Cerné par les complots mais las de réprimer, l’Empereur suivra-t-il Livie qui comprend si bien son dilemme ? Tout indique que le bon sens pour devenir sens politique, ne saurait tirer sa force que de l’expérience, envisagée au plus près de l’essai, pratiquée sous sa forme la moins dogmatique, la plus modeste et la plus tâtonnante, lorsqu’il s’inspire de l’art du médecin :
« Fais ce que font les médecins, quand les receptes accoustumées ne peuvent servir : ils en essayent de contraires. Par sévérité tu n’as jusques à cette heure rien profité : Lepidus a suivi Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Caepio, Murena ; Egnatius, Caepio. Commence à expérimenter comment te succèderont la douceur et la clémence. Cinna est convaincu : pardonne-luy ; de te nuire désormais il ne pourra, et profitera à ta gloire. »
Donnant de bons avis parce qu’elles donnent aussi la vie, les femmes sont enfin capables de mettre tout en œuvre pour la conserver, en se haussant jusqu’au point où elles décident d’affronter la mort pour prouver à l’homme qu’elles aiment et qui va mourir, le prix qu’elles attachent à sa vie.
Renvoyant au titre de l’essai intitulé « De trois bonnes femmes » (II,XXXV), trois scènes édifiantes tirées des lectures latines de Montaigne constituent trois variations sur le thème « comment davantage aimer qu’en mourant d’amour ». A son mari qui se meurt « d’ulcères survenus es parties honteuses », une femme du peuple -parce que « la bonté est plus fréquente en basse condition »- conseille de se tuer, et le trouvant « un peu mol à si rude entreprise », se montre prête à passer à l’acte pour l’encourager à l’imiter. Suit le récit d’une double mort où c’est la femme qui est en position de sujet : sujet énonciateur dans le discours d’exhortation et sujet acteur pour les verbes d’action. Du côté des « femmes nobles et riches où les exemples de vertu se logent rarement », on retiendra néanmoins le double suicide de Sénèque et de sa jeune épouse Pompéia Paulina : on échange de douces paroles et on s’ouvre les veines, non sans avoir au préalable pris « amoureusement congé » l’un de l’autre.
Si j’ai insisté sur ces scènes d’« amour à mort », pour reprendre le titre d’un film de Resnais, c’est que cette valorisation du stoïcisme des femmes dans certaines situations extrêmes, renvoie à d’autres récits de suicides amoureux caractéristiques de la période d’Edo, ces « shinju » (le mot désigne le « fond du coeur », la preuve en acte d’amour 3 , jusqu’à la mort s’il le faut), où ce qu’on croit éprouver, on le prouve, dût-on disparaître de vouloir ainsi la vérité.
Mais il n’est pas nécessaire d’être romaine ou japonaise pour être héroïque. On peut être sauvage et, dit Montaigne, « aimer à en mourir ». Passant de l’Antiquité aux contrées les plus éloignées du Nouveau Monde, Montaigne évoque ces femmes cannibales si pressées d’accompagner leur mari mort, qu’elles se précipitent sur leur bûcher.
Le trait commun à toutes ces images de femmes transmises par ces récits ? Le courage, cette virtus qui a la même étymologie que vir, l’homme défini comme « mâle », mais qui se dissocie du sexe et de vis, la « violence ».
En revanche, pour Montaigne qui parle de lui, de son corps d’homme, la virilité est indissociable d’un discours de la fragilité, du manque, du déficit phallique. S’il n’hésite pas à dire « je n’ai point d’autre passion qui me tienne en haleine », il est prêt à faire porter la faute de ses insuccès érotiques à sa conformation physique, et plus précisément aux dimensions trop exiguës de sa mentula, comme l’indiquent clairement les vers latins qu’il cite à l’intérieur d’un aveu personnel. Comme si en recourant au latin, il s’agissait de combler un déficit du français, de la part de celui qui se plaint d’avoir été maltraité par la Nature. Voici donc mise en défaut, suite à un humiliant défaut phallique, cette Nature dont Montaigne déclare si souvent qu’il faut la prendre pour guide et pour norme, alors que c’est à l’art, aux institutions, à la coutume qu’il impute le plus volontiers le dérèglement. Serait-ce que cette Nature si juste en ses opérations, si maternelle en ses dons, est aussi capable de châtrer, de rompre la belle harmonie qu’elle semble chercher en toute occasion ? Il y a là « un mystère d’iniquité » 4 .
A l’opposé de ces récits exemplaires où ce sont les femmes qui ont le beau rôle, donnant ainsi à Montaigne l’occasion de se faire le « Plutarque des femmes illustres », on trouve disséminés dans l’œuvre, de nombreux traits issus de l’observation de la vie quotidienne, et qui constituent le socle des opinions communes.
Ainsi les scènes d’enfer conjugal qui puisent aux sources satiriques des fabliaux, pour dire l’entêtement des femmes, leur humeur querelleuse, cause « qu’elles ne se courroucent qu’afin qu’on ne se contrecourrouce à l’imitation des lois de l’amour » (II, XXXI), leur jalousie morbide, leur viscérale hypocrisie de veuves qui « réservent leur bons offices et la véhémence de leur affection envers leurs maris perdus. Elles prouvent par là qu’elles ne les aiment que morts ». Au point que la comédie de ces femmes éplorées acharnées à « s’écheveler et à s’égratigner » provoque en retour cette réaction en forme de coup de théâtre fidèle à l’image d’un auteur soucieux de naturel et de franchise, et qui a pris une fois pour toutes, le parti de la vie :
« Est-ce pas de quoi ressusciter de dépit, qui m’aura craché au nez pendant que j’étais, me vienne frotter les pieds quand je commence à n’être plus ? »
Et s’il admet les pleurs, ce n’est que lorsque s’achève un vie où l’on a beaucoup ri. Inversement une triste vie de couple ne saurait se conclure que par une explosion de rire chez la veuve libérée par la mort du mari. Une incurable coquetterie enfin, pousse les unes « à se faire arracher des dents vives et saines pour en former des voix plus molles et graves ou pour les ranger en meilleur ordre », les autres à « engloutir du sable, de la cendre et se travailler à point nommé de ruiner leur estomac pour acquérir de pâles couleurs », certaines encore soucieuses de « faire un corps bien espagnolé » à souffrir « guindées et sanglées à coup de grosses coches sur les côtés, jusques à la chair vive... ou quelquefois à en mourir ». Quant à la mollesse de leur âme « vide et sans contrepoids », elle en fait des « femmes sous influence », victimes de la pulsion d’emprise :
« Comme les enfants, le vulgaire et les malades, les femmes sont plus sujettes à être menées par les oreilles. »
Cependant comme il est humaniste, attentif à respecter la vie et confiant dans sa capacité de mouvement, Montaigne se préoccupe moins de condamner la faiblesse des femmes que de l’éduquer. Toute une pédagogie s’énonce, destinée à fortifier les filles, plutôt qu’à les émanciper. Sensible au conservatisme inhérent à un tel programme, on ne saurait oublier la citation célèbre pour avoir été longtemps (jusqu’en 1971) insérée dans l’article « Femme » du Petit Larousse :
« La plus utile et honorable science et occupation à une mère de famille, c’est la science du ménage. C’est sa maîtresse qualité. »
On comprend dès lors pourquoi « la poésie, art folastre et subtil, déguisé, parolier tout en plaisir, tout en montre comme elle », convient aux femmes, comme la philosophie peut leur être utile en les rendant plus endurantes et plus lucides :
« De la part qui sert à la vie elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se défendre de nos trahisons, à régler la témérité de leurs propres désirs, à ménager leur liberté, allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mari et l’importunité des ans et des rides. » (III, III)
Point de vue d’un mondain éclairé et non d’un champion de l’égalité des sexes, comme le sera sa fille d’élection, Marie de Gournay. Une culture judicieusement dosée, sans « drogueries vaines » comme la rhétorique, le droit, la logique et la théologie dont elles ne sauraient que faire, confère aux femmes un charme supplémentaire. De sorte que « vivre aimées et honorées » résume l’idéal à atteindre par les « bonnes femmes » qui trouvent dans l’étude d’un certain savoir, une défense digne d’elles pour compenser le discrédit érotique infligé par les hommes égoïstes et volages.
Ce conservatisme en matière de pédagogie affecte également le point de vue de Montaigne sur la conjugalité. L’épouse ne saurait être traitée comme une maîtresse, car l’alliance vénérable du mariage exclut les extravagances de la licence amoureuse. En accord avec les Pères de l’Église, Montaigne l’est aussi avec Aristote qui conseille au mari « de toucher sa femme prudemment et sévèrement de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors des gonds de sa raison » ; ce qui ne l’empêche pas de dénoncer ces « simulacres où l’on se marie sans s’épouser », d’où le rêve d’une union harmonieuse conçue sur le modèle de l’amitié avec la Boétie, dans laquelle l’accointance des âmes est redoublée par celle des corps. S’il s’agit d’une utopie irréalisable, c’est la faute des femmes dont « la suffisance ordinaire n’est pas faite pour répondre à cette conférence et communication, nourrice de cette sainte couture ».
En réalité, l’injustice des lois faites par les hommes et pour les hommes étant ce qu’elle est, l’inégalité des sexes est pour Montaigne plus culturelle que naturelle :
« Je dis que les masles et femelles sont jettez en mesme moule : sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande. Platon appelle indifferemment les uns et les autres à la société de tous estudes, exercices, charges, vacations guerrieres et paisibles, en sa république ; et le philosophe Antisthenes ostoit toute distinction entre leur vertu et la nôtre. Il est bien plus aisé d’accuser l’un sexe, que d’excuser l’autre ; c’est ce qu’on dict : le fourgon se moque de la pelle. » (III, V)
Jetés en un même moule, voici les deux sexes traités comme des objets du point de vue du fondeur-démiurge. La froideur du vieillard qui parle au chapitre V du Livre III des Essais, devient la froideur objective qui peine à faire cas de la faible différence anatomique, et aboutit sur un mode péremptoire, à une expression triviale et populaire marquée par les techniques familières de l’âtre. Masculin et féminin, le tisonnier et la pelle sont tous deux au service d’un même feu (Eros). Aussi noirs l’un que l’autre, ils sont hors du feu, faits du même froid métal. Le fourgon est donc bien sot de se moquer de la pelle. L’idée de réciprocité nécessaire obsède Montaigne qui ridiculise ceux qui la refusent. Aussi l’ironique recours au proverbe vise-t-il à faire honte à un monde où l’homme ne consent pas à rencontrer dans la femme son égale.
Ce discours sur la différence(petite) des sexes, que l’institution et l’usage amplifie en domination injuste d’un sexe sur l’autre, tendrait-il vers l’indifférence et l’indistinction ?
L’imaginaire d’une écriture
Comme l’a montré Giselle Mathieu-Castellani, dans l’étude 5 qu’elle consacre à l’essai intitulé « De l’oisiveté » (I, III), il existe une correspondance parfaite entre les « terres oysives » qui « si elles sont grasses et fertiles, « foisonnent en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles », « les femmes qui produisent bien toutes seules, des amas et pièces de chair informes », les « esprits » non occupés à « certain sujet » qui « se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations », et « mon esprit faisant le cheval eschappé », qui « m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres ». Ce foisonnement anarchique propre à « l’otium», s’oppose aux interventions de la culture et de la besogne caractéristiques du « negotium », quand les terres « assujetties » et « employées à certaines semences » sont « tenues en office pour notre service », quand les femmes « embesognées d’une autre semence » font « une génération bonne et naturelle », quand les esprits sont occupés à « certain sujet qui les bride et contraigne », et quand enfin celui qui dit « je » procède à la « mise en rolle » (=registre) des productions de son esprit. Tout se passe comme si en feignant de se désoler et en prétendant se faire honte, Montaigne exprimait en réalité le désir affiché de « contempler à son aise l’ineptie et l’estrangeté ». Tout ce qui en effet prolifère en liberté, « herbes sauvages et inutiles », « amas et pièces de chair informes », sont les emblèmes d’une écriture sauvage, inutile, anarchique et féminine. Montaigne ou l’aventure d’une écriture de l’informe qui s’ensemence elle-même.
Et comme parler n’est pas neutre, le style est le lieu où s’affrontent le sec et fluide, le nerveux et le relâché, soit les deux pôles d’une thématique corporelle sexualisée. Pour Montaigne en effet, le français « gratieus, délicat, abondant », enté sur son gascon natal « beau, sec, bref, signifiant, et à la vérité un langage masle et militaire » rejoint le français d’Amyot resserré et musclé par le latin de Sénèque.
S’il est vrai enfin que l’on écrit toujours pour quelqu’un, face au pouvoir de ce français revitalisé, voire revirilisé, la séduction est l’un des modes d’influence dont dispose un locuteur pour se rendre maître de son allocutaire, lorsqu’il préfère, à la voie directe de la maîtrise par la rigueur de l’argumentation, les voies obliques de la persuasion par l’emprise sensuelle et émotive. Une persuasion d’autant plus efficace qu’elle recourt aux ruses de la dissuasion. Tant il est vrai que le propre de la séduction n’est pas d’aller vers l’autre pur le conquérir, mais d’amener l’autre à soi en se faisant désirer. Aussi la véhémence avec laquelle est dénoncée l’hypocrisie 6 dans les relations entre hommes et femmes, n’empêche-t-elle pas l’éloge fervent de la pudeur et de la lenteur : Aux yeux de Mars et de Néron, Vénus et Poppée ne sont jamais si désirables que lorsqu’elles s’offrent voilées.
Hanté par la figure héroïque de l’Ami Etienne de la Boétie et dédié à sa « fille d’alliance » Marie de Gournay 7 , le livre des Essais apparaît comme une prodigieuse machine à séduire qui multiplie à l’adresse du lecteur, dénégations, mises à l’écart ou en congé : « Je n’enseigne point, je raconte ». « Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon étude ». « Ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne... ».
-
Françoise Collin,Je partirais d’un mot, « la marque et la trace », Collection textes femmes, FUS ART, 1999, p. 62. ↩
-
Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard NRF essais, 1992 pour la traduction française. ↩
-
Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984. ↩
-
Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982. ↩
-
Giselle Mathieu-Castellani, Montaigne et l’écriture de l’essai, PUF, 1988. ↩
-
Essais (II, IVII) : « On exige qu’elles fassent profession d’ignorance des choses qu’elles savent mieux que nous qui les en instruisons. Nous avons appris aux dames de rougir oyant seulement nommer ce qu’elles ne craignent ouvertement de faire. » ↩
-
Essais (II, XVII) : « le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’ayma et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en print de moi, avant m’avoir veu, c’est un accident de très-digne considération. » ↩