Discussion et négociation constituent deux procédures langagières et deux modalités hétérogènes de règlement de nos conflits pratiques. L’usage ordinaire de ces deux termes tend le plus souvent à en faire des synonymes : au conflit social, on oppose indifféremment le dialogue ou la négociation. Pour autant, nous savons aussi intuitivement que des accords ont besoin d’être négociés dès lors qu’ils ne peuvent être obtenus par une discussion normale : ce qu’on escompte alors, ce n’est plus une entente de fond, mais une satisfaction des parties en présence. On négocie un armistice, on discute de la forme de paix qu’on considère comme la plus désirable et durable - il est d’ailleurs peu probable qu’une véritable paix puisse se négocier. Dans une discussion, on veut emporter l’adhésion, dans une négociation on veut simplement ne pas se faire « avoir » et obtenir un minimum de satisfaction par rapport aux attentes exprimées. On peut même à l’arrivée considérer que ces deux apparents synonymes doivent être compris selon des perspectives antinomiques : à l’indépassable partialité de la négociation il convient d’opposer le réquisit d’impartialité qui sous-tend la pratique de la discussion. On suppose ainsi qu’il existe au moins deux modalités irréductibles de l’accord langagier entre les hommes : un accord reposant sur la reconnaissance libre et commune du meilleur argument, un accord obtenu par l’équilibration des intérêts des parties en présence et la neutralisation réciproque des intentions hostiles. La difficulté est que dans notre monde contemporain, à travers la diversité de nos échanges langagiers, on peut se demander à chaque fois quel type d’accord on a réellement obtenu. On peut surtout se demander s’il est raisonnable de tabler sur un principe supérieur à celui de la négociation, à la visée d’un accord qui ne soit dans la réalité autre qu’un équilibre négatif des intérêts, s’il peut y avoir une autre forme d’adhésion que celle obtenue par la force de persuasion d’une des parties, autrement dit la force avec laquelle certains participants peuvent imposer aux autres l’impression d’impartialité, quelle que soit l’origine - sociale, culturelle, politique, etc. - d’une telle force. Mais il y a quand même dans la distinction entre discussion et négociation une hypothèse philosophique assez forte dont il peut paraître assez audacieux de se défaire : qu’il y a des choses qui ne se négocient pas, comme par exemple le juste et le bien, même si elles ne s’imposent pas a priori à nous, qu’elles requièrent un accord et qu’elles peuvent être toujours critiquées et discutées. Considérer cyniquement cette hypothèse comme une illusion, ce serait renoncer à la possibilité d’établir quelque chose comme une relation éthique entre les hommes ou un sens désintéressé du commun, et considérer toute tentative de fondation de l’éthique comme un intégrisme. Alors que maintenir cette hypothèse, c’est sauver l’éthique contre la tentation cynique ou le relativisme axiologique sans pour autant la réduire à la fidélité à une tradition ou à l’attachement à des valeurs morales considérées comme indiscutables. C’est en cela que peut consister en partie l’entreprise de Habermas : dans la tentative de fonder philosophiquement, historiquement et sociologiquement la validité de l’hypothèse selon laquelle des discussions - en particulier les discussions morales - sont effectivement possibles dans les sociétés modernes, qu’il n’y a même pas d’autre procédure raisonnable de fondation des normes morales, et qu’elles ne se laissent pour autant en aucun cas réduire à la pratique exclusivement stratégique de la négociation.
Pour Habermas, la spécificité de la discussion - et son irréductibilité à la négociation - doit même être érigée en principe de toute éthique qui se voudrait encore rationnellement fondée à une époque moderne, post-conventionnelle et laïque. Une éthique de la discussion est précisément une éthique qui reconnaît le caractère non négociable du juste tout en ne reconnaissant pas d’autre principe à la fondation de la justesse ou validité des normes que celui de la discussion, autrement dit qui ne table jamais pour sauver l’éthique ou la raison pratique sur la transcendance d’un principe métaphysique et/ou téléologique (l’ordre de Dieu ou du Bien), d’une conception particulière du Bien, de convictions morales issues de la tradition ou propres à une communauté ethnico-culturelle, pas plus d’ailleurs que sur l’affirmation de l’autonomie personnelle ou de la dignité intrinsèque de la personne humaine (même si elle est parfaitement compatible avec une telle affirmation). Dans l’éthique habermassienne de la discussion, la distinction entre discussion et négociation n’est pas qu’analytique, elle est aussi constitutive d’un véritable univers moral, celui que seraient censés partager tous les participants volontaires aux espaces publics de la discussion et dont il faut se demander s’il est effectivement celui que nous habitons, autrement dit si une telle distinction peut survivre à l’ordre social et politique qui est le nôtre ainsi qu’à nos habitudes morales et à nos pratiques langagières ordinaires.
Nous n’avons pas besoin de discuter afin de disposer de normes claires et rationnelles pour agir, y compris dans le domaine moral, et cela vaut mieux. Nous disposons d’un arsenal de convictions morales plus ou moins intuitives et acquises tout au long de notre socialisation, qui suffisent généralement à diriger nos actions et à motiver notre volonté, même si elles ne sont pas inébranlables et qu’elles peuvent faire l’objet d’une révision. Habermas le sait bien et il ne confond pas le monde moderne avec un immense forum de discussion entre les hommes, dans lequel tous nos choix moraux fondamentaux seraient soumis à l’épreuve d’une confrontation argumentative. L’action sociale est d’abord rendue possible par la stabilité d’un monde vécu qui en constitue le sol, en tant qu’ensemble de convictions pratiques et de normes ininterrogées toujours plus anciennes que celui qui s’en sert comme guide pour l’action. Néanmoins ce monde est aussi potentiellement problématique, la coordination de nos plans d’action n’y est pas garantie par avance, et l’entente tacite qui nous relie et nous rattache à un monde commun est susceptible à tout moment, si l’action se bloque, si des incompréhensions et des désaccords se font jour, si les choix communs s’avèrent au fond indéterminés, de se fissurer. Ainsi faut-il entendre la discussion : comme la problématisation réalisée en commun des normes de l’action. La discussion est un processus contre-factuel (qui s’oppose à une entente purement factuelle) dans lequel on revient, sur un mode autoréflexif, sur ce qui fonde rationnellement la validité des normes pratico-morales. Concrètement s’affrontent dans une discussion des prétentions concurrentes à la validité normative, avec le souci commun de parvenir à un accord par le biais d’arguments. Émettre une prétention à la validité est un acte de langage soumis à un ensemble de conditions restrictives qui en déterminent l’efficacité dite illocutoire. Tout d’abord, prétendre à la validité, cela veut bien dire que la validité demeure uniquement prétendue (et conserve donc le statut d’une conviction subjective infondée) sans l’assentiment de l’auditoire, et idéalement d’un auditoire illimité. Je dois donc être à même d’honorer ma prétention par l’émission d’arguments visant à obtenir l’accord libre de mes interlocuteurs considérés comme partenaires égaux d’une discussion. Toute participation à une discussion, comprise comme échange argumentatif autour de prétentions à la validité normative, est donc d’emblée soumise à un ensemble de présuppositions elles-mêmes normatives. Les partenaires doivent se considérer réciproquement comme libres, symétriques et sincères. Condition pour que la visée de l’accord ait tout simplement un sens. Toute discussion s’inscrit ainsi dans un environnement éthique ; elle a pour horizon normatif une situation idéale de parole, on pourrait dire un univers moral où les hommes sont libres, égaux et sincères. Le fait de la discussion nous impose des conditions qui sont d’emblée celles du droit, sans avoir besoin de se référer à des règles positives extérieures. Réciprocité et reconnaissance sont requises non pas au titre d’intentions subjectives ni de conditions légales mais de présuppositions normatives ; ce sont pour ainsi dire des règles auxquelles doit obéir tout participant au jeu de langage argumentatif de la discussion, si tant est qu’il veuille que ses arguments fassent sens. Avant même qu’il y ait un principe moral de la discussion, il y a à un niveau infra-moral, purement langagier, une dimension intrinsèquement éthique de la pratique de la discussion.
Dans sa structure pragmatico-linguistique, la discussion joue dans le langage le rôle d’un transcendantal de la relation éthique entre les hommes. Mais traduite en principe, elle permet aussi de résoudre la question d’un fondement rationnel des normes morales de l’action. Ainsi Habermas énonce-t-il le principe D (de la discussion) : « Seules peuvent prétendre à la validité les normes susceptibles de recevoir l’adhésion de tous les intéressés en tant que participants à une discussion pratique ». De ce point de vue, le propre d’un accord moral est de ne pas pouvoir être négocié. Le principe de la discussion apparaît comme ce qui réconcilie les deux pôles antinomiques de la morale moderne et laïque :
Thèse
Il n’y a pas d’absolu ou de principe moral transcendant (même pas un impératif catégorique), ne vaut que ce qui peut être soumis à discussion
Antithèse
Dans le domaine moral, tout n’est pas relatif. La raison pratique ne se négocie pas
L’idée même de négocier le principe D pour pouvoir l’appliquer de manière variable se heurte à une aporie : il requiert de pouvoir justifier d’un point de vue universel ce qui relève d’un univers moral égocentrique - c’est toujours dans l’horizon de mon intérêt propre, même mis en perspective par rapport à l’intérêt d’autrui, que j’accepte les compromis de la négociation. Ainsi chez Habermas la différence purement langagière - pragmatique -, avant même toute pratique sociale et politique, entre discussion et négociation, est fondatrice de la raison pratique elle-même. Les choses sont claires : la discussion est la recherche positive et coopérative d’un intérêt universalisable, la négociation la visée d’un équilibre négatif entre intérêts particuliers concurrents. Ligne de partage qui fait apparaître les impasses de l’individualisme moral dont la thèse pourrait s’exprimer ainsi : « Il y a dans les sociétés modernes une irréductible pluralité des conceptions du bien. En l’absence de tout principe transcendant, la coexistence d’options morales subjectives divergentes ne peut se faire que par l’obtention de compromis ponctuels, qui doivent être renégociés à chaque conflit pratique insoluble ». L’individualisme moral se présente ainsi comme un contractualisme dans lequel les êtres rationnels négocient les clauses de leur coexistence dans l’antagonisme même de leurs options morales conçues prioritairement comme des préférences. En son sens négatif, la tolérance apparaît comme l’une des valeurs centrales de l’individualisme moral. Malgré l’apparence du bon sens et le choix de limiter les prétentions de la raison pratique, un tel individualisme moral nous laisse en vérité face à des interrogations morales insolubles - aussi longtemps en tout cas qu’on en reste exclusivement à son modèle : qu’est-ce qui permet de distinguer l’équilibre du compromis du maintien latent d’un rapport de forces ? Qu’est-ce qui nous garantit que l’accord obtenu ne relève pas uniquement de l’allégeance ? Quel critère sérieux de discrimination entre le participant sincère aux processus de négociation et le resquilleur, entre l’interlocuteur libre et l’homme sous influence ? Le paradoxe moral de la négociation, c’est qu’au nom de la coexistence et de la contractualité interindividuelle, et sans autre présupposé que la simple égalité des êtres parlants, elle risque en vérité de produire de la défiance, du soupçon généralisé, des rapports d’influence, de cooptation et d’allégeance, de rendre à l’arrivée impensable toute forme de solidarité morale effective. Tant que le recrutement universitaire repose sur la négociation des postes et non la discussion de la qualité des candidatures, on peut difficilement espérer qu’il soit égalitaire - sans même évoquer la moralité de la procédure... Evidemment on peut toujours dire : « au contraire la négociation ça donne une chance à tout le monde, il n’y a pas besoin d’autres moyens que ceux de la parole, ça neutralise ponctuellement le conflit et les rapports de force, ça renforce en conséquence la liberté des participants qui ne sont pas soumis à d’autre influence que le pouvoir de persuasion de l’autre ». Mais en disant cela, on soumet la négociation à un certain nombre de présuppositions normatives que le seul principe de la négociation ne peut suffire à fonder : universalité, égalité des chances et du partage de la parole, neutralité et réciprocité des positions, absence de contrainte... Un tel horizon normatif relève d’une visée morale dans laquelle les relations intersubjectives sont envisagées d’emblée autrement que sur le mode du simple équilibre négatif entre les préférences individuelles et les intérêts particuliers.
Au fond, dans la perspective de Habermas, le problème de l’individualisme moral c’est de n’être pas moral. Si l’on suit les thèses de Jean Piaget et Lawrence Kohlberg sur lesquelles Habermas ne manque pas de s’appuyer afin d’étayer d’un point de vue psychologique la valeur du principe D, il faut dire que l’individualisme correspond aux stades inférieurs ou intermédiaires de développement ontogénétique de la conscience morale. Le niveau A chez Kohlberg (in Essays on moral developpement), ou niveau pré-conventionnel, est celui où la moralité en reste aux stades (1) du rapport entre punition et obéissance et (2) entre projet instrumental individuel et échange avec les autres. Le niveau B, ou niveau conventionnel, correspond à l’intériorisation des exigences des autres (3), du maintien de l’ordre social et du bien-être général (4), sur le mode pré-réflexif du conformisme extérieur. Quant au niveau C, ou post-conventionnel, il fait apparaître en son premier stade (5) le respect du contrat social et en son deuxième stade le souci de fonder son action sur l’universalité de principes éthiques, stade ultime (6) où s’accomplit donc l’autonomie de la raison pratique. Au niveau A, la vision du monde est entièrement égocentrique, je suis un sujet face à un monde objectif qui m’est plus ou moins résistant et dont l’autre n’est que l’un des éléments. Le problème est celui de ma place et de l’accomplissement de mes projets dans ce monde. L’agir y est purement stratégique - bien qu’il s’agisse d’une stratégie tout à fait naïve puisque l’on n’y intègre pas encore la contrainte sociale et les attentes des autres - et l’on peut donc éventuellement négocier la moralité extérieure de son comportement contre la Playstation 2. Au niveau B, mes intérêts individuels sont mis en perspective par rapport aux attentes interpersonnelles, à la pluralité sociale des intérêts, comme à l’existence de règles et d’un ordre social général auxquels les comportements individuels doivent être soumis. Ici on passe véritablement d’un univers moral égocentrique à celui de l’individualisme ; on passe à un agir stratégique réflexif qui intègre en lui les attentes des autres, et je n’agis plus seulement comme un sujet face à un monde objectif, mais comme un individu dans un univers interindividuel régi par des conventions sur lesquelles mon action ne peut avoir directement de prise. On passe de la sphère d’une négociation qu’on peut dire « inter-passive » où personne n’agit réellement sur l’autre autrement que sur le mode d’une pression naïve (on menace de sanction pour obtenir obéissance, on fait plaisir dans l’espoir d’obtenir un gain matériel), à une négociation véritablement interactive, prise dans la trame de l’interaction sociale et langagière, où prime la capacité de persuader l’autre de la nécessité d’un compromis. Mais au niveau moral, le seul conformisme extérieur suffit largement à l’initiative d’une telle négociation. Seul le niveau C nous fait accéder au niveau d’une conscience morale réflexive nécessaire à la possibilité d’une fondation moderne et laïque de la raison pratique. Le stade 1 de ce niveau C correspond à la capacité de se représenter réflexivement l’origine légitime des principes communs du droit et de la morale, que ce soit sur le mode du contrat social ou de l’utilité commune ; le stade 2 repose sur l’idée d’universalité des principes éthiques et exige que « la raison qui motive à faire ce qui est juste est que l’on a perçu, en tant que personne rationnelle, la validité des principes et s’y être soumis ». Le stade 1, qui peut en même temps apparaître comme le stade le plus élevé de l’individualisme, celui du libéralisme ou de l’utilitarisme, tout en lui permettant de franchir le seuil d’une morale réflexive, nous montre la limite à partir de laquelle la négociation ne peut plus jouer le rôle d’une procédure rationnelle de règlement de nos conflits pratiques : les seules idées de contrat et d’intérêt commun présupposent la possibilité d’un monde social fondé sur d’autres normes que celles de la seule interaction stratégique, sans pour autant renvoyer à l’univers pré-réflexif des principes métaphysiques transcendants, des traditions ou des convictions communes, c’est-à-dire tout en restant dans l’horizon d’un monde différencié et pluraliste. Ce monde est celui du stade 2, où un monde vécu structuré par l’interaction symbolique et la communication langagière voit ses conflits pratiques réglés par la recherche coopérative de la vérité dans le médium de la discussion. Autodépassement du principe libéral-contractuel de la négociation dans le principe moral de la discussion, qui suppose le caractère non négociable de l’universalité morale.
Mais cette ultime transition (du stade 5 au stade 6) dans le développement de la conscience morale, dont la possibilité conditionne pourtant la cohérence propre à l’univers moral de l’éthique de la discussion, demeure pour le moins problématique. Car elle n’est pas une véritable transition mais procède d’un saut qualitatif et indique le franchissement d’un seuil - tout simplement le seuil de l’hypothèse égocentrique, ce qui pose problème lorsqu’on parle de développement ou d’évolution de la conscience morale. Si tous les stades précédents (1 à 5) font apparaître une réelle progression, sur la base d’un même principe égocentrique, sur le mode d’un auto-décloisonnement progressif de l’univers individualiste, du moins maintiennent-ils tous implicitement l’hypothèse d’une conscience centrée sur l’intérêt individuel, même si elle se moralise et se décentre à travers la socialisation. Mais le dernier stade, celui des principes éthiques universels, introduit un saut qui n’est pas immédiatement intelligible : il semble ne pouvoir émerger directement d’un univers individualiste ou pouvoir découler de notre égocentrisme originel, car il doit supposer la possibilité d’un intérêt pur, désintéressé, pour l’universel, un sens émancipé du commun non médiatisé par l’individualité, une intersubjectivité irréductible à l’interactivité stratégique. Est-ce que cela ne situe pas l’autonomie morale bien au-dessus des possibilités normales de développement de la conscience individuelle ?
Pour Habermas, ce serait là le problème de Kohlberg, non le sien. On trouvera facilement chez Habermas une réponse à ce problème. C’est même l’un des buts de L’éthique de la discussion que de ne pas avoir à faire reposer la rationalité des principes éthiques sur la pureté d’une conscience morale intéressée à l’universel ou sur la liberté invérifiable de la volonté subjective, comme ce pourrait être le cas dans la morale kantienne. Le principe D se déduit uniquement de la logique pragmatique propre à tout usage argumentatif du langage. L’universalité visée dans la discussion ne l’est pas à la manière d’un intérêt pur, celui d’un ou plusieurs sujets, elle apparaît comme une exigence pragmatique qui fonde l’espace de l’interlocution propre à la discussion. L’universel ne m’intéresse pas en tant que tel, même si moi, petit individu irréductiblement égocentrique, ai dû apprendre à intégrer progressivement dans mon développement moral la perspective de l’autre, sa visée procède d’une obligation inscrite dans l’usage du langage, obligation illocutoire. Je deviens sujet moral en apprenant à devenir usager compétent du jeu de langage réflexif de l’argumentation morale. Fondamentalement, si on en reste au niveau purement psychologique, je ne veux pas discuter, je n’ai aucun intérêt à le faire, aimanté par un univers égocentrique et des intérêts exclusivement individuels, je préfèrerais m’avancer caché et tenter de négocier en cas de contrariété, mais dès lors que je me risque effectivement à émettre des prétentions à la validité, je me trouve obligé à l’égard d’une communauté idéalement illimitée de communication dont la position par anticipation conditionne l’acceptabilité de ma proposition. Une telle obligation ne procède pas d’un pur fait de la raison mais tout simplement d’un processus d’apprentissage et de socialisation par le langage. Et c’est un processus contre-factuel parce que cela s’oppose aussi à la facticité de mon individualité, de mes intérêts et de mes convictions. Et contrefactuel parce que j’ai beau, en tant que participant à la discussion, être obligé à l’égard d’une communauté idéale d’êtres égaux, capables de reconnaissance réciproque, libres et sincères, je suis d’abord confronté à l’inégalité, au mépris, à l’hypocrisie, aux contraintes externes du système, tout cela qui pèse de tout le poids de sa facticité sur la discussion. Je ne peux entrer dans la discussion qu’en l’acceptant par avance comme effort commun sans terme préétabli et lutte toujours recommencée à travers le langage pour la reconnaissance et l’élargissement de la sphère de la communication. La discussion ne peut pas être une négation des inégalités et contraintes factuelles, elle exige de les traverser, de revenir réflexivement sur elles pour mieux tenter de les corriger et les surmonter. La morale est à considérer comme un mouvement toujours ouvert présupposant la faillibilité de nos accords, non comme un ordre stable établi une fois pour toutes, tel est aussi l’important enseignement de L’éthique de la discussion. Je peux toujours faire le choix de refuser la discussion, de contourner son espace, mais c’est un choix moral dont le contenu peut s’avérer assez vite auto-contradictoire et littéralement injustifiable dans ses présuppositions : autisme, refus de l’autre, mutisme démonstratif et stérile, violence... Bien sûr le silence actif - le choix de se taire en tant que personne rationnelle et au nom de principes éthiques - peut être une force morale (il ne s’agit pas de parler à tout prix), mais cela aussi longtemps que je peux en expliciter la portée normative par des arguments, si jamais les intéressés ne comprennent pas la signification ou la dimension vindicative de ce silence.
Aussi faudrait-il faire un lien entre les stades de développement de la conscience morale et les étapes de l’apprentissage du langage. Sans s’étendre sur ce point, on peut dire qu’il ne saurait y avoir de conscience morale post-conventionnelle et réflexive sans une maîtrise préalable de la grammaire ou du registre langagier de l’universel. On peut très bien avoir dès les débuts de l’adolescence des intuitions, opinions et options morales personnelles, relevant le plus souvent du refus d’une soumission passive aux prescriptions morales conventionnelles. Mais tout le problème d’une éducation morale est de faire en sorte qu’une telle anticipation du niveau post-conventionnel fasse l’objet d’une appropriation réflexive, et que l’adolescent puisse articuler son rejet sur le mode de prétentions elles-mêmes critiquables à la validité et qu’il admette donc de jouer le jeu de l’argumentation, de s’exposer à un accord autour du meilleur argument. Bref, pour que son rejet ne soit pas l’occasion d’une régression narcissique ou égocentrique, il faut qu’il puisse à la fois honorer par des arguments ses prétentions à la validité et procéder, à un niveau méta-éthique, à une critique acceptable des illusions morales du monde conventionnel. À l’inverse, on sait que l’incapacité à émettre des arguments acceptables et surtout le refus de s’exposer à la possible objection de l’autre conduit à un cloisonnement de l’univers moral, qui se voit vite limité par la connivence linguistique et la solidarité purement communautaire.
Autrement dit, le passage au niveau post-conventionnel et au stade de l’universalité morale ne constitue pas le franchissement d’un seuil improbable et n’appelle pas une conversion radicale de la conscience - dont on se demande d’où elle pourrait provenir - à un intérêt supérieur et désintéressé pour l’universel, mais il s’inscrit dans la logique de l’apprentissage et de la pratique ordinaires du langage. L’adhésion au principe de la discussion, la conscience de sa différence qualitative avec la négociation, n’impliquent donc pas un saut qualitatif ni une discontinuité dans l’évolution morale.
Mais on peut aussi objecter à Habermas sa représentation homogénéisante du processus de la discussion qui risque de le couper de la réalité sociale et politique des échanges langagiers ordinaires dans lesquels on ne procède pas à partir d’une distinction morale aussi claire et tranchée entre discussion et négociation. Dans les conférences de Droit et Morale, puis dans Droit et Démocratie, Habermas reconnaît lui-même son erreur, celle d’avoir fait du principe D un principe exclusivement moral. Ce n’est pas parce que la pratique de la discussion pose avec elle un environnement éthique nimbé de reconnaissance mutuelle, de symétrie et d’absence de contrainte que son principe doit être considéré du même coup comme fondateur d’une morale rationnelle et doit être exclusivement réservé à la sphère morale. Les présuppositions normatives de la discussion sont formelles et faibles, et plutôt que de valeurs morales, elles relèvent des conditions du droit, en tant que cadre légitime de règlement public de nos désaccords et litiges. Il peut même apparaître à rebours comme principe général d’auto-fondation du droit légitime, se déclinant ensuite en deux grandes dimensions hétérogènes : en principe moral d’un côté, touchant le rapport de l’individu à son devoir, en principe démocratique de l’autre ou principe de formation discursive et autonome de la volonté commune. Dans le domaine moral, la discussion est avant tout un horizon idéal dans lequel tout individu s’inscrit dès lors qu’il adhère à des valeurs pour lesquelles il prétend à la validité universelle. Dans le domaine juridico-politique, elle renvoie à une pluralité de processus délibératifs publics et réels, constitutifs de l’espace public, où se règlent selon des formes hétérogènes et selon des dispositifs institutionnels pluriels les problèmes issus de la diversité des sphères de la société, mais processus régis par un même principe normatif d’autonomie publique selon lequel les destinataires de la loi doivent en être toujours en même temps les co-auteurs. Peuvent être dits légitimes les droits et libertés que les hommes se reconnaîtraient les uns aux autres s’ils étaient placés dans des conditions non restrictives d’autonomie publique. Mais la volonté commune n’est pas homogène : elle ne peut se présenter sous une même perspective pour tous. Si Habermas s’accorde avec le principe de souveraineté populaire de Rousseau, sa vision de la volonté générale n’est pas celle de Rousseau. Il y a dans l’espace public différentes formes de discussion parfois irréductibles les unes aux autres qui correspondent à autant de perspectives possibles sur un même monde social et autant de formations possibles de l’opinion publique. Habermas en distingue au moins trois grands types idéaux qui ne cessent d’interférer et parfois de se parasiter dans l’espace public : 1) discussion pragmatique, où il s’agit de se mettre d’accord sur les intérêts qui motivent une décision ou une orientation communes (questions touchant la finalité, la faisabilité et les moyens rationnels d’une action), 2) discussion éthico-politique, où il s’agit de se mettre d’accord sur les valeurs communes au nom desquelles on agit publiquement (questions d’identité et de fondement d’une communauté), 3) discussion morale touchant la fondation des normes communes (questions de justice). Il existe enfin dans l’espace public des contextes dans lesquels la visée d’un véritable consensus s’avère inappropriée et où l’on ne peut escompter que l’équilibre négatif du compromis : « lorsque l’on s’aperçoit que toutes les réglementations touchent de différentes manières de multiples intérêts, sans qu’il soit possible de justifier un intérêt universalisable, ou le primat indiscutable d’une valeur déterminée ». Indiquant par là la triple impossibilité d’une perspective pragmatique, éthico-politique ou morale, Habermas concède qu’il faut dans ce cas délaisser provisoirement le modèle communicationnel de la discussion pour en revenir alors au modèle stratégique de la négociation. Là où la distinction entre discussion et négociation se présente au niveau moral comme à la fois fondatrice et irréductible, elle s’avère autrement poreuse du côté politique. Mais cela rejaillit à l’arrivée sur le sens même d’une telle distinction, car un certain nombres de problèmes restent alors en suspens : comment fait-on exactement la différence, comme participant aux discussions publiques, entre un intérêt universalisable et un intérêt qui ne l’est pas ? En l’absence d’un tel critère de discrimination, la sagesse n’est-elle pas de donner dans tous les cas la priorité à la négociation ? Sinon, ne peut-on pas avoir le soupçon que le communicationnel ne soit que le masque du stratégique, que la symétrie des partenaires de la discussion ne serve que de filtre au jeu du pouvoir social, aux rapports de force et d’influence ? Habermas ne traite jamais vraiment ces questions de front et s’en sort par un argument dont la circularité peut difficilement ne pas apparaître, en posant que le principe de la discussion peut s’affirmer « de façon indirecte, à savoir à travers des procédures qui réglementent les négociations selon des critères d’équité ». Pour que les règles de la négociation soient équitables, il faut qu’elle soient soumises à une fondation discursive et donc à la norme du principe D. Cela signifie que le risque d’indistinction entre discussion et négociation ne touche finalement que des discussions secondaires ou discussions d’application, mais pas les discussions de fondation touchant les principes universels de justice et d’équité. Postulat théorique qui devrait être précisément le principal enjeu du débat et dont une sociologie critique à la Pierre Bourdieu ou une généalogie des discours à la Michel Foucault pourraient aisément faire apparaître la fragilité : en quoi ces discussions de fondation seraient-elles plus immunisées que les autres contre les rapports de pouvoir ? Ne pourraient-elles pas constituer le meilleur moyen, par l’intermédiaire de leur prétention à l’impartialité et à l’universalité, de légitimer en les occultant les rapports sociaux de domination ?
Ces problèmes révèlent surtout pour finir le véritable présupposé de l’éthique habermassienne qui est tout simplement que les limites de l’éthique sont des limites intérieures au langage, que la différence éthiquement fondatrice entre discussion et négociation est opératoire comme discrimination touchant les usages sociaux du langage, que le sujet moral s’identifie à l’usager compétent du langage, et qu’ainsi Habermas n’aperçoit pas la possibilité de l’éthique du côté des limites extérieures du langage, et qu’un des problèmes éthiques fondamentaux pourrait même être celui d’une telle extériorité. Qu’en est-il de celui qui est privé de la parole, qui n’y a pas été invité et ne peut pas s’y inviter de lui-même ? Comment témoigner dans la discussion de celui qui est réduit au mutisme, des expériences morales incommunicables, de ceux qui ne sont plus ou pas encore, dont la parole est oubliée ou trop faible, que faire de tout ce qui se trame en deçà de l’usage de la parole et ne cesse d’en conditionner l’exercice ? Un bon habermassien répondrait - et cela se défend tout à fait - que le principe de la discussion est par essence inclusif, que les injustices dans la distribution de la parole et de ses possibilités ne peuvent réellement être perçues que par le biais d’un effort toujours recommencé de discussion qui est, de par les contraintes pragmatico-linguistiques qui pèsent sur son usage et obligent l’usager, une pratique foncièrement égalisatrice qui conduit à la correction des inégalités produites à l’extérieur de la sphère de la communication langagière. Le principe D serait ainsi un principe d’universelle inclusion de ceux qui sont réduits au silence, sans droit ni parole, incapables de parler ou impuissants à le faire.
Mais on peut aussi penser qu’il y a dans ce principe une forme irréductible d’exclusion liée à l’exclusivité de l’expérience langagière qu’elle requiert. Dans la discussion, nous sommes entre nous, dans une économie du discours que nous maîtrisons, et la dimension éthique de la discussion - son environnement ou atmosphère évoqués au départ - n’est pas simplement de l’ordre de la logique interne du langage, participer à la discussion nous fait aussi littéralement l’effet - au sens d’un effet extérieur, disons perlocutoire - de participer à une communauté éthique supérieure. Discuter nous conforte aussi dans cette impression de supériorité qui ébranle la présupposition d’égalité des êtres parlants et renvoie implicitement à une inégalité des aptitudes morales. Quand nous sommes entre nous, êtres capables d’un usage argumentatif et donc réflexif du langage, une expérience morale qui ne peut être mise en langage, s’articuler en prétention à la validité ou à l’acceptabilité rationnelle n’est pas digne de franchir le seuil de la sphère morale de la reconnaissance. Au fond, quel est le véritable effort éthique : celui qui nous fait dépasser la sphère stratégique et égocentrique de la négociation pour la sphère communicationnelle de la discussion, ou celui qui nous fait au contraire redescendre de l’usage communicationnel du langage en direction d’une expérience infra-langagière, non seulement incommunicable mais surtout qu’il y aurait violence à vouloir intégrer à la communication ou à vouloir rendre communicable ? Il existe des expériences morales intuitives, comme le mépris, l’humiliation et la honte, qui non seulement se traduisent souvent par l’incapacité de celui qui les subit à les articuler dans un langage, mais qui plus encore proviennent souvent du déni de reconnaissance de notre qualité d’être parlant à part entière. Le plus terrible ou le plus injuste des torts est celui qui double l’injustice subie de la non-reconnaissance de l’aptitude à la formuler (« plus tu t’échines à parler et à crier à l’injustice, moins tu ressembles à un être parlant civilisé »). Le rire, le cri, le silence parfois, le vacarme, l’insoumission et le refus de continuer le dialogue, sont certes autant de manières de s’exclure de la communauté de communication mais aussi des manières de mieux en montrer les effets d’incommunication. Il y a dans la lutte pour la reconnaissance, dans la lutte pour se saisir de l’espace de la parole dont on est écarté à titre d’usager non compétent ou non intelligible, des formes de subjectivation morale et politique dont l’usage et l’apprentissage du langage ne sauraient rendre compte. De telles luttes, celles autrefois des esclaves, du tiers état, des prolétaires, plus récemment des femmes, lorsqu’elles aboutissent, ne débouchent aucunement sur un consensus mais sur des accords négociés, où la reconnaissance est le plus souvent concédée par en haut pour mettre un terme aux luttes. Cela voudrait peut-être dire que nous avons toujours d’abord à lutter puis à négocier notre entrée dans la communauté prétendument égale des êtres parlants avant de pouvoir éventuellement prendre part aux discussions qui règlent de l’intérieur son destin et les désaccords de ses membres, par l’intermédiaire de procédures argumentatives et délibératives, jusqu’à ce que d’autres qui en sont exclus se fassent à nouveau entendre et en forcent l’entrée malgré nous, c’est-à-dire malgré tous les arguments et les prétentions à la validité que nous voudrons bien rappeler sous forme de rappel à l’ordre - à l’ordre raisonnable des usagers compétents du langage. Il est un appel au désordre langagier et à la rupture communicationnelle (« Prenons la rue, manifestons, foutons le bordel, investissons les espaces qu’on nous refuse en même temps que la reconnaissance et/ou la parole »), qui se situe en deçà de la différence entre négociation et discussion, mais n’en est pas moins constitutif d’un ordre public de la discussion qui refuse de se figer en police de distribution de la parole.