De l’impossibilité de faire notule : après une aventure d’être dans les pages de ce volume 1 , on se trouve avec ses pauvres mots sans chair et l’ensemble des outils de l’envoûtement dont Artaud aura passé toute sa vie à faire effort pour se libérer. Cet énorme volume, nécessaire, met mal à l’aise : on ne peut pas le lire sans être envahi aussitôt du sentiment d’être celui qui l’assiège, celui qui le crucifie, celui qui le vampirise ? Voilà qu’en rédigeant cette note je me rejette dans ce que je voudrais surtout ne pas être : me voilà, ce qui le suicide encore... Que faire ? Surtout n’entre pas, reste à l’extérieur de cette expérience totale, réfléchis sur la folie et la paranoïa, et rassure-toi bien à cette pensée : toutes ces drogues qu’il aura consommées lui ont débloqué le cerveau. Bref, soumets-le aux électrochocs. Pourtant il ne prit du laudanum que pour lutter contre la dissociation qu’opère cette vie, vrai bûcher de séparation sous ses différentes espèces - la société, la nature, la condition humaine, l’anatomie.
Et si je succombais à la tentation d’une interprétation psychanalytique : avec cette canne de saint Patrick qu’il me tend... l’occasion est trop belle !
Ou une lecture formelle, stylistique ?
Et te voilà durablement installé dans le parti des incubes.
Tu n’aborderas pas non plus le fond sans qu’aussitôt se dresse le spectre de l’imposture et qu’il te vomisse au visage : « Où étais-tu en 1915, à l’heure de ce premier diagnostic de folie porté contre moi ? Où étais-tu, toi qui compatis quand je fus appréhendé par la police irlandaise, puis interné à Rodez et soumis aux électrochocs ? »
Du solitaire désespéré à l’extravagant malotru, toute interprétation tourne court : cette œuvre trop consciente de soi crache le portrait d’un homme auteur de sa propre genèse, page après page, du cinéma muet aux émissions radiophoniques, des lettres aux dessins, de Bali au Mexique. L’homme et non pas l’être : car l’être, le moi, le soi, autant de supercheries, comme le sperme, des odeurs du monde la pire qui soit, comme toutes les initiations, autant d’enfermement d’une religion à l’autre, comme tous les embrigadements politiques, comme l’art. Depuis son engagement aux côtés des surréalistes dans leur travail de révision des valeurs - mais ils succombent aux sirènes du style (et du communisme) - jusqu’à son compagnonnage avec Nerval et Van Gogh, ce boucher roux, son frère, il tient des avant-gardes et de dada la révolte radicale, celle-là même qui ne devient jamais spectaculaire, mais se déploie dans son intimité, sa violence, sa simplicité. Dans les mots du po-ema, cet après le sang. Car l’écriture est ce qui désincarcère, la folie est cet envoûtement dont l’écriture libère.
Artaud écrit pour détruire les carcans de l’être et de la loi, il a cette mission de diriger les hommes vers le retournement de la dissociation destructrice. Il a une révélation à nous faire.
Tu ne liras pas Artaud le Momo sans que son expérience devienne ce qui te dérange. Le scandale, s’il est Christ : il faudrait le suivre, changer de vie, refuser l’argent, la religion, refuser la prison du corps et l’emprise de l’esprit, refuser leur dualisme absurde, refuser d’être ce poisson mort, refuser le langage des mots et le langage de l’être, refuser tout ce qui est machine à incube. Entrer dans la cruauté. Et souffrir de ce monde qui n’en finit pas d’être dans les douleurs du dernier enfantement. Ou bien le dire fou : tel fut le diagnostic de Claudel. Les autres n’ont pas osé. D’Artaud la plus grande douleur est l’échec de son entreprise : il aura beau dire et répéter que la mort est incertaine, il aura beau subvertir son nom et sa filiation, bannir le sexe, choisir la vie contre ses caricatures et, d’imprécations en malédictions, proférer le blasphème, il ne se débarrassera pas de l’être - j’ai lu cet aveu, terrible : il n’accède pas à la vie métaphysique et il réalise cette séparation à laquelle il ne croit pas, esprit et corps.
Il faut se contenter de reconnaître l’importance de cette publication, qui suit l’ordre chronologique, donne le minimum de commentaires et prend acte de l’autofabrication d’Artaud par lui-même, puisqu’il décida, ayant découvert l’inexistence du moi et du soi, de se faire à lui-même son propre corps et que la littérature serait ce corps aux mots inventés, vrai lieu du vrai théâtre, organisant le culte de la chair.
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ARTAUD, Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004. ↩