Michèle Narvaez − Nous sommes heureux de pouvoir nous entretenir avec vous, Régis Debray ; d’autant plus que comme vous l’écrivez dans votre dernier livre, qui nous rassemble aujourd’hui, Le Feu sacré, fonctions du religieux 1 , le prodige consiste à notre époque à réunir des individus autour d’une table. Dans la zone de tempête que constitue notre civilisation occidentale, on peut opter soit pour la méditation solitaire, soit pour une volonté de comprendre ensemble les phénomènes de ce « malaise de la temporalité », pour reprendre le titre du livre de Paul Zawadzki 2 . Trois problèmes seront abordés pendant cette rencontre : les questions liées au religieux, à la transcendance ; celles qui concernent le devenir historique, la trajectoire de l’occident et sa place dans le monde d’aujourd’hui ; enfin d’autres plus actuelles autour du débat sur la laïcité.
Paul Zawadzki − Votre livre porte sur la question du croire. La première question que l’on peut se poser en vous lisant est celle de la différence entre la notion de croyance − en un parti, en Lénine, en la République par exemple − et celle de croyance religieuse. Toute croyance comporte-t-elle une dimension religieuse ?
Régis Debray − Le terme de croyance est particulièrement flou, « il est gros comme une dent creuse ». Il faudrait relire les distinctions établies par Kant entre opinion, certitude et conviction. Saint Thomas déjà, à l’époque médiévale, établit des différences entre les différentes notions derrière le terme « croire » : se donner à Dieu, par exemple, n’est pas écouter Dieu, etc. Croire, c’est affirmer plus qu’on ne sait, c’est nouer un pacte de confiance avec quelque chose ou quelqu’un. Il y a une demande de réciprocité et de temps : on accorde du crédit, on attend, on fait une anticipation d’un bénéfice futur, d’un retour. La croyance a à voir avec une altérité et une temporalité. La politique est croyance. Pour citer Valéry, toute société marche à crédit, ne serait-ce que par la croyance en la valeur du billet de banque, qui est une croyance collective : en ce sens, toute société est fiduciaire. La croyance donne une cohésion. On ne peut pas vivre dans l’instant, donc les paris, l’attente, l’escompte sont inévitables. Sur la différence entre croyance politique et croyance religieuse, je n’établis pas de distinction : il faut plutôt parler de transvasement. La croyance en la providence divine diminue quand la croyance en la providence étatique s’intensifie. Les religions séculières sont des messianismes « horizontalisés » ; on retrouve des phénomènes de croyance semblables à ceux de la religion dans l’idée révolutionnaire d’avènement d’une société sans classe, dans celle d’un accomplissement. Dans le christianisme, il est aussi question d’étalement dans le temps, d’une promesse, d’un processus ayant son achèvement. L’idée selon laquelle la société sans classe va rendre aux hommes la liberté suit un schéma eschatologique. Il n’y a pas de politique sans croyance. La politique, c’est le développement d’une action collective par étapes et tout ce qui concerne les modes d’agrégation stables d’une collectivité. Croire est consubstantiel à l’espérance politique.
Sur l’articulation du croire au faire, on peut dire que si une vue théorique du monde n’est pas forcément liée à une praxis, la croyance, elle, est toujours liée à une praxis. La croyance religieuse n’existe pas sans rituel. En politique, la croyance s’accompagne de tout un ensemble cérémoniel, avec ses manifestations et processions ; termes qui correspondent à une réalité et ne sont pas de pures métaphores. On peut prendre pour appui le cas américain. En parlant de « désenchantement du monde », on prend l’Europe pour le monde mais on prend aussi l’Europe pour le monde occidental. Or, le monde occidental, ce sont aussi les États-Unis où 97 % des individus affirment croire en un Dieu. Pour moi, il n’y a pas déclin mais montée du religieux : il n’est pas résiduel en Afrique ni en Asie où il constitue une véritable structure. La politique sans croyance est technocratie : or on sait que la raison pure relève de l’entendement et non de l’expérience.
Michèle Narvaez − On peut avoir l’impression dans ce sens que les grandes religions traditionnelles ont réussi sur la durée à s’imposer, à fasciner. Quand le politique arrive moins à créer une cohésion, à rassembler, on a l’impression d’une montée en puissance de la religion ou du moins d’une intrication forte du politique et du religieux. « Notre civilisation », l’Europe des Lumières au contraire, se passionne pour des idéaux comme la République, etc. S’agit-il d’un épiphénomène ou les Lumières ont-elles encore de la valeur ? Aurait-on tort de s’appuyer dessus ?
Régis Debray − On peut se référer aux Lumières mais il y a un obscurantisme dans le fait de vouloir exclure l’irrationnel de la rationalité. Or la rationalité contient de l’irrationnel. L’obscurantisme des Lumières consiste à tenir la religion pour un obscurantisme, une imposture, une supercherie, à dénoncer la naïveté du religieux. Julien Gracq avait raison de parler d’un « siècle qui comprend tout mais qui ne devine rien » : les Lumières n’ont vu venir ni le nationalisme, ni les passions politiques, ni 93, ni le 19e siècle. Montesquieu et Rousseau ne seraient pas revenus de la passion nationaliste du 19e siècle, absente du 18e siècle. La politique comme pathos a été ignorée par les Lumières. Il ne faut pas renoncer à l’émancipation mais élargir les Lumières jusqu’aux noyaux de nuit, à la part obscure. Il en va de la philosophie comme de la peinture : on dit que certains sont peintres du réel, d’autres de l’Idéal. C’est toute l’opposition entre Chardin et Ingres. Mais il n’y pas de philosophie de la Vérité : la politique, le réel ne sauraient s’analyser sous l’angle du « vrai / faux ». Le philosophe doit partir de la réalité « tout ce qui est rationnel est réel » : les croyances existent, donc elles ont une fonction, répondent à un besoin. Le spirituel est un phénomène personnel, méditatif, inscrit dans la socialité. La religion, à l’inverse, a une dimension collective. La religion structure l’espace-temps, la culture, la domestication du monde, de l’espace et du temps : elle donne un point d’orgue, une destination à des itinéraires ; elle est surtout une manière pour un groupe de se structurer. On aime à dire que les superstructures collectives s’effondrent : en Amérique, ce serait une catastrophe, etc. Mais, quand il n’y a pas ou plus d’État, quelque chose existe ou le remplace : avant l’État, on a le clergé, les confréries ; le phénomène religieux est un phénomène communautaire. Or si le religieux peut venir après l’État, c’est parce qu’il était là avant ; les couches les plus récentes s’érodent et les archaïsmes resurgissent, les fondamentaux culturels. En Orient, la religion est synonyme de culture. L’Idéal des Lumières était de circonscrire le religieux dans le privé mais pas dans l’intimité. Le public diffère du privé mais la laïcité ne signifie pas le retrait des religions dans le for intérieur ; elle sous-tend juste l’idée selon laquelle le religieux relève du civil, des associations, du droit privé, ce qui n’interdit pas la visibilité, les pèlerinages, la liberté des cultes, etc. Il n’y aurait pas de croyants si les religieux ne s’exprimaient pas en public, suivant un calendrier, etc. En revanche, c’est le pouvoir de déterminer l’espace public, la nature des lois qui est refusé à la religion. L’espace civil est celui des particularités collectives tandis que l’espace public est celui de leur coexistence, par l’égalité devant la loi. Il ne s’agit pas de cantonner les croyances dans les salons, de réprimer pour préserver l’espace public en termes de rue / place, mais de dire que la structuration de l’État et la loi s’appliquent à tous. Maintenir une séparation des sphères est une bonne chose, mais il faut bien préciser que la laïcité n’est pas un substantif : elle est l’attribut d’un sujet, d’une Nation, d’un collectif. La laïcité historiquement s’est construite. Henri IV, à travers l’édit de Nantes, a fait acte d’absolutisme étatique. Il ne dit pas qu’il faut qu’il y ait tolérance : il affirme la nécessité d’un État, d’un pouvoir de l’État distinct de l’Église. On assiste là à une première conquête d’un pouvoir régalien centralisé, unique sujet de la loi, que l’on a décrite comme un édit de tolérance. Il faut y voir en vérité la constitution d’un pouvoir d’État. La IIIeRépublique a instauré un culte de la Patrie, une divinisation de ce corps naturel ; divinisation qui a revêtu une dimension universelle qui a mené à la guerre de 14. On peut se demander, cela étant, si l’idée de laïcité suppose une religion civile, une transcendance du collectif, un temple de la République, des saints laïques, des pasteurs − De Gaulle, par exemple ; en un mot tout un légendaire républicain avec sa part d’aliénation. Aux États-Unis, la religion civile repose sur un postulat monothéiste. Il y a fusion du transcendant et de l’immanent, de la religion biblique et nationale. Chez nous, la situation est différente : on assiste à la fin de la religion nationaliste. « Patriotisme » est un mot banni du langage de l’armée : on parle « d’esprit de défense ». Mais pour que l’idée laïque prenne corps, il faut un rapport de force entre une religion bénigne, laïque, et une religion traditionnelle. Prenons le cas turc : on remplaça le sultan par le président, le culte du prophète se transmuta en idée turque nationaliste. Kemal a fait reculer la religion musulmane par une religion patriotique. Les religions ottomane et musulmane se sont fondues dans le nationalisme turc. Il n’y a pas de laïcité gratuite, en l’air ; elle a un sujet d’action, d’initiative : l’État-nation.
Gil Delannoi − Ce qui sépare la religion « brute » de la religion séculière ne réside-t-il pas dans le fait que cette dernière constitue une structure qui ne véhicule plus une promesse, ou y a-t-il plutôt une différence de la nature de la promesse ?
Régis Debray − Existe-t-il un invariant dans les mutations religieuses qui ont eu lieu et ont mené au monothéisme ? Son apparition en effet est tardive. La religion semble liée au mode de production : chez les chasseurs / cueilleurs, règnent le chamanisme, les esprits animaux, une religion horizontale, d’animal à animal. Avec la religion néolithique, le culte des ancêtres passe par celui des Dieux. Puis l’apparition de l’écriture se traduit par un Dieu unique, privatisé avec la naissance livre. Y a-t-il un invariant derrière ces évolutions ? Dans les religions séculières, on retrouve un sentiment d’incomplétude comparable aux autres religions. Toute société a besoin d’un point de fuite, d’une impression de se diriger vers un âge d’or, dans le futur : ce peut être la Révolution, le retour de l’imam, ou toute autre figure du devenir, une apothéose ; c’est le même phénomène pour le communisme, on ne peut y échapper. On a tout autant besoin d’un extérieur dans les deux cas. Les religions sont des opérateurs de clôture dans le temps, dans l’espace : il y a nous et eux, l’identité naît dans des frontières. Fitzgerald dit dans The Great Gatsby qu’il faut avoir « des idées contradictoires pour être intelligent » : la religion, elle, donne des repères stables. Je ne crois pas en l’autogestion, l’auto-organisation : cela ne fonctionne pas. Je ne suis pas dans le vent des idées contemporaines. On ne peut former un groupe sans point final, sans transcendance autour de laquelle on se rassemble et on établit une délimitation. Je parle là d’une structure, d’un collectif, car un individu peut s’affranchir de l’incomplétude et vivre dans l’instant, il peut mener une vie sécularisée, stoïque. Mais il n’y a pas de groupe humain à l’horizontal : on a besoin de mythe, de Vercingétorix, de Lénine ; Abraham n’existe pas mais il est trop commode pour que l’on puisse s’en passer…
Une intervenante − Ce qui m’a intéressé dans votre livre, c’est l’idée d’hostilité, de définition de l’identité par rapport à l’autre. Freud parle d’instinct de mort et on peut noter que le monothéisme a fait un usage fructueux de l’instinct de mort : on ne connaît l’objet originairement que dans la haine. Peut-il en être autrement ? La haine en tout cas n’est pas répétition ni stérilité ; le kamikaze est glorifié. À propos de ce que vous avez dit sur le 18e siècle, je voulais juste préciser que Rousseau parle beaucoup de nation, de patrie.
Régis Debray − Il existe des sortes de haines comme il existe des sortes d’amours : oblatif, passionné, lié à la charité… Y a-t-il des bonnes et des mauvaises haines ? La haine est constitutive des identités ; le moi s’oppose en s’opposant : c’est le « nous » opposé à « eux ». La religion, c’est aussi la rébellion, le ressentiment, notamment les religions à forte souche judéo-chrétienne ; mais on retrouve aussi cela dans le bouddhisme… La spiritualité est sans affect négatif, elle relève de l’intimité ; mais la religion c’est l’appartenance. Le nous est impensable sans un « eux », quelque chose dont on doit s’affranchir ; il faudrait aussi revoir ce que Nietzsche a écrit sur la haine.
Gérard Wormser − Ce qui est original et intéressant dans votre livre, ce sont les nombreuses pages que vous consacrez à la haine. Mais en même temps, votre livre tourne aussi autour du thème de la symbolisation, du rituel, de la possibilité d’un être-ensemble. Par le mythe, on tente de sortir de la haine rémanente ; mais la passion politique ne se laisse pas symboliser, la haine monte à nouveau, il faut la cautériser : on a l’image d’une tension insurmontable…
Régis Debray − Le christianisme veut surmonter la haine, à savoir « le disjonctif », en la symbolisant, en faisant une opération de « conjonction ». La cohésion, l’agglomération ne sont possibles que par le symbole, la réunion. La racine grecque du mot est éloquente : il s’agit de recoller après coup… Mais cela se paye par l’imposition d’une frontière physique ou mentale, d’un rapport dogmatique, d’une démarcation. Rares sont les religions qui assument leur ambivalence : elles fonctionnent ainsi sans en parler. Le prêcheur dit l’amour mais il ne dit pas que tous les hommes ne méritent pas l’amour, notamment ceux qui refusent son message ; tout cela reste sous-jacent…
Gérard Wormser − Cela nous invite à repenser la place du tragique, dont on ne sort pas par la politique, car la réunion précisément fait repartir la haine…
Régis Debray − Effectivement, la synthèse est ratée. La religion, c’est la nostalgie de l’unité première : elle est sous-tendue par une pulsion biologique, une affirmation de soi, une nostalgie de l’indécision. Or elle fabrique de la division, de la séparation : plus j’adhère, plus je me coupe. J’aimerais bien que l’on me dise à partir de quand commence une secte. C’est tout le problème de l’ambivalence de l’être ensemble, de la fraternité contre l’hostilité. On parle de « dérive sectaire » quand on aborde la question des sectes, d’un processus : on réprime l’abus de faiblesse, le refus de transfusion, etc., mais tout cela est déjà dans le Code Pénal… Pourquoi dès lors une législation particulière ? On ne peut réprimer les sectes qu’une fois le mal fait. Les Américains ne parlent pas de secte mais de « nouveau mouvement religieux » ; appliquées sur leur sol, ils considéreraient les lois françaises comme « liberticides ». En Amérique, on admet, suivant une logique protestante, le pullulement et la privatisation sans garantie institutionnelle. La mondialisation implique la balkanisation. Plus nous avons une base culturelle commune, plus le besoin de différenciation, de redifférenciation après cette unification se fait sentir. Plus le monde s’unifie dans ses idées, plus il se tribalise dans ses objets. Le besoin de reconstruire un périmètre mental réapparaît universellement : prenez le cas de l’islamisme, dont les plus puissants activistes appartiennent au monde des sciences, celui où la désappartenance est la plus poussée ; d’où cette hystérie de l’origine, de l’élection. Il existe certes une morale universelle, une Déclaration des Droits de l’Homme de 1947, votée avec l’abstention de l’Arabie Saoudite, mais il y a une certaine hypocrisie derrière cette dernière : par exemple, dans les domaines de la santé et de la démographie, un contrôle de la natalité est souvent ressenti comme nécessaire. À l’ONU, le Vatican, l’Arabie Saoudite, les États-Unis, pays monothéistes, reconnaissent qu’il existe des lois supérieures aux lois humaines, des obligations qui libèrent des lois civiles. Dans les Républiques laïques, il n’existe pas de lois qui ne soient celles du politique, il n’y a pas de charia ou d’Ancien Testament ; mais cette laïcité-là, qui se veut universelle, est impossible, elle appelle une fragmentation identitaire. De 54 nations à plus de 176 aujourd’hui, nous vivons dans un monde qui s’unifie, où une culture universelle s’impose. Que devient la barbarie ? Cette unification est-elle la meilleure nouvelle qui soit pour l’humanité ? Dans les années cinquante, la lutte des États-Unis contre le communisme s’est faite en faveur d’un sentiment identitaire : l’altérité, cela se construit ; elle est un service rendu à l’identité. Peut-on concevoir une altérité pacifique ? On ne peut concevoir d’identité globale, car l’identité est un phénomène complexe, on peut juste parler d’interpénétration. Le programme de l’humanisme contemporain est de vivre dans un monde multipolaire reconnaissant l’autre comme autre et non comme repoussoir (Montaigne). Mais cette idée régulatrice occulte la réalité brute de l’altérité comme elle a fonctionné dans l’Histoire comme hostilité, défiguration ,etc. Il faut rappeler cette consistance de la haine. Le problème du relativisme culturel se pose alors assez vite. Certes, on ne peut tout accepter dans l’autre pas plus qu’en nous-même. Mais là encore, l’universalisme est difficile : l’apostasie, le changement de religion, est un crime dans le monde islamique…
Paul Zawadzki − Doit-on parler de foi ou de passion quand il n’y a plus de recul dans la croyance ? Peut-on dire du kamikaze qu’il croit en quelque chose ? N’existe-t-il pas plutôt un lien entre fanatisme et nihilisme ?
Michèle Narvaez − Pour Camus, le nihilisme, la volonté de puissance, ont conduit au nazisme. Contrairement à ceux qui ont choisi des valeurs. Dans le cas du fanatisme désymbolisant, peut-on encore parler de croyance ?
Régis Debray − Les kamikazes croient en quelque chose : c’est le motif de leur action ; tandis que dans le nihilisme rien n’a de valeur. Le sacrifice de soi existe depuis longtemps, mais le problème sur lequel on peut s’arrêter est celui du passage du sacrifice de soi à celui de l’autre. Apparaît ici un Absolu, une dévalorisation de l’autre inspirée par la parole de Dieu ; l’Absolu, c’est quand il n’y a plus de proportionnalité : on retrouve ce sens du dolorisme et du sacrifice dans la religion chiite contrairement au sunnisme. Prenez l’œuvre de René Girard, pour illustrer cette idée d’Absolu. Chez cet anthropologue et croyant, la vérité évangélique constitue un hiatus fondamental, un changement qualitatif : il y a un avant et un après − ce qui ne remet pas par ailleurs en cause l’importance de ses travaux.
Gérard Wormser − Cette opposition entre l’herméneutique et l’Absolu peut nous amener à nous interroger sur la place des intellectuels en ce début de 21e siècle dans le cadre de l’éclatement des croyances et des communautés…
Régis Debray − On devrait commencer par faire un éloge de l’herméneutique, de l’interprétation qui se donne pour subjective, circonstanciée et s’opposant à la parole d’un Dieu sans relativisation. Mais ce qui est agaçant cependant avec l’herméneutique, c’est la réduction du religieux à l’écriture, cette superstition du texte et cet oubli des rituels. Or le texte est le produit d’une histoire, il n’est qu’un chapitre du savoir. C’est tout l’intérêt de la médiologie : refuser d’accepter le caractère premier du texte, là où l’herméneutique voit dans le texte l’émanation du divin. Dans la perspective médiologique, l’écriture est un résultat et non pas un point de départ. En restant à l’herméneutique, on prend aussi la partie pour le tout, car les religions du livre sont minoritaires : le shintoïsme, l’animisme, le vaudou, le chamanisme, etc., se passent de l’écrit. L’herméneutique est une conquête protestante, liée à l’idéologie des Lumières ; elle est une libération par rapport à la tradition, au texte, mais elle ne donne pas la clé de l’énigme. Ainsi, François Jullien a relevé bien des caractères singuliers dans le christianisme, qui est une religion du rite, du geste, du moment et pas seulement du texte.
Paul Zawadzki − Les sociétés occidentales, depuis deux cents ans, vivent de manière autonome par rapport à la religion et ne sont plus structurées par elle. Comment penser la singularité de l’occident, ce passage de l’absolu au relatif, de l’hétéronomie à l’autonomie et à la conscience historique, de l’au-delà à l’ici-bas ? Comment appréhender cette autonomie ? Faut-il la prendre au sérieux ? La croyance politique vient-elle remplacer la croyance religieuse ?
Régis Debray − Il y a une aporie. Oui, il faut prendre au sérieux cette liberté de conscience, cette autonomie. Non, il ne le faut pas, si on se place du point de vue des grands cadres anthropologiques. Tout réside dans l’idée de « projet », d’intention. L’autonomie constitue un projet fondamental d’émergence de la personne, de la démocratie. Mais est-elle totalement affranchie des invariants structuraux ? Il s’agit d’une lutte constante. Il faut refuser tout évolutionnisme ; ne pas dire que l’on n’aurait ainsi plus aucun rapport avec l’archaïsme, car on peut retomber dans l’archaïsme, dans l’autrefois. La technique est irréversible : on ne revient pas du tracteur à la charrue. En revanche, après le siècle des Lumières, on peut en venir aux camps de concentration ; après les droits de l’homme, on peut voir resurgir la torture. La politique est un feu sacré, fragile : rien n’est gagné. On peut être repris par la sauvagerie des fondamentaux à tout instant. Il faut distinguer l’ordre collectif de l’ordre individuel. Il existe un « fatum » du collectif comme dirait Durkheim : pour faire un agrégat collectif stable, il faut des fondements, une circonscription, une clôture, une frontière. Il faut un point de fuite, une transcendance, une promesse. Nous pouvons cependant penser les variations dans l’invariant ; c’est tout l’enjeu de la médiologie, qui par définition étudie les rapports entre les dispositifs et les dispositions. La photographie a créé la posture mais il y avait déjà une disposition, une figuration de soi, un narcissisme. Quand le dispositif invente la disposition, on est dans le technicisme. Si le chemin de fer a fait évoluer beaucoup la mobilité, le rapport à l’espace, lui, reste inchangé et inéluctable : on reste petits dans un grand espace. Il faut étudier le rapport du technique et du culturel, voire l’homme et ses mutations. Tous ces sujets ne s’appréhendent pas facilement ; l’enseignement au fait religieux dans l’école laïque est souvent évité car les professeurs se sentent mal à l’aise pour en parler ; c’est pourquoi je propose la création d’un module de formation à l’IUFM sur la laïcité. Il est bon que les échanges sur ces questions se multiplient.