Les lignes qui suivent n’ont d’autre but que d’inviter à une lecture croisée de deux œuvres (un livre et un film) : Les Voix du silence d’André Malraux et Les Statues meurent aussi d’Alain Resnais et de Chris Marker. Ce n’est pas seulement la date qui rapproche ces deux œuvres, mais une même problématique : qu’advient-il d’une création lorsqu’elle est annexée par l’art et le musée ? Quel est le rapport - de mort ou de résurrection - qui unit une création à son époque et au monde de l’art ? Ces questions fondamentales ne pouvaient se poser qu’à notre époque : d’une part, d’un point de vue malrucien, parce que c’est seulement à notre époque (qui est celle du Musée Imaginaire et/ou de l’entrée en scène de l’art mondial) que le monde de l’art annexe les chefs-d’œuvre de tous les temps et de toutes les civilisations afin de leur donner leur statut d’œuvres d’art ; d’autre part, du point de vue de Resnais et de Marker, parce que c’est à notre époque (qui est celle de la décolonisation) que cette annexion peut être contestée, dans la mesure même où elle peut apparaître comme une forme d’ethnocentrisme, voire d’ethnocide. Nul doute que le film de Resnais et de Marker semble être une réplique, polémique, à l’œuvre de Malraux - et il serait naïf de méconnaître ce qui oppose les deux œuvres. Pourtant, par-delà toutes les oppositions, une même affirmation est présente : celle de la grandeur de l’homme qui se dresse, par ses créations, contre le destin.
Le film Les Statues meurent aussi apparaît d’abord, par son titre même, comme une réplique, polémique, aux Voix du silence. C’est que les statues meurent en tant que statues pour n’être plus que des sculptures, comme si le cultuel se dégradait en culturel : « Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture.» 1 Là où Malraux est enclin à voir une résurrection, Resnais ne voit que mort et/ou récupération mortifère. En ce sens, on est bien forcé de reconnaître que Les Statues meurent aussi (le film est réalisé en 1953, mais il sera interdit pendant dix ans par la censure) résonne comme une réplique aux Voix du silence (publié en 1951). L’opposition entre le film et le livre semble même radicale, puisque le film se nourrit d’une nostalgie pour ce regard vivant qui se posait sur l’objet appréhendé dans son contexte socio-historique : « Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu […]. Les intentions du nègre qui le crée, les émotions du nègre qui le regarde, cela nous échappe. » Or, ce même « regard vivant », Malraux a montré qu’il serait chimérique de tenter de le retrouver. Telle est l’illusion de « l’archéologie allemande » dont Malraux n’a cessé de faire le procès. Le refus de l’empathie (Einfühlung) est présent chez Malraux, comme chez Benjamin (dans les Thèses « sur le concept d’histoire »), et c’est lui qui fonde la possibilité de la rédemption, chez Benjamin, comme celle de la métamorphose chez Malraux. Car c’est la perte d’un tel regard (la mort des statues, donc) qui est la condition de la métamorphose : aucune oeuvre ne saurait être pour nous ce qu’elle fut pour ses contemporains, et, comme aime à le répéter Malraux, « rien ne nous rendra les sentiments d’un chrétien du 12e siècle ». C’est là une thèse fondamentale de la pensée malrucienne de l’art, que l’auteur de La Tête d’obsidienne rappelle à propos du Portrait de Shigemori : « La métamorphose le change en tableau, comme elle change son Ancêtre africain en sculpture ; le Musée Imaginaire l’annexe à ce titre. Il est vain de tenter de l’admirer comme le faisait peut-être Shigemori, même comme un peintre contemporain de Takanobu. Nous n’admirons pas le Portail de Chartres comme un chrétien du 12e siècle, fût-il sculpteur, qui le vénérait. Les féticheurs n’admiraient pas leurs masques. »
Pourtant, par-delà ces oppositions manifestes, il faudrait prendre acte de ce qui, souterrainement, unit la pensée de Resnais et de Marker à celle de Malraux. Cet accord entre Les Statues meurent aussi et Les Voix du silence est perceptible à un double niveau. D’abord parce qu’il n’est pas certain que Malraux eût récusé le titre (et la thèse) du film de Resnais et de Marker. Il est vrai, d’un point de vue malrucien, que « les statues meurent aussi », même s’il n’est pas vrai que cette mort soit le dernier mot. À moins de donner raison à Spengler ou à Staline, cette mort ne saurait être le dernier mot : de même que pour Spengler (ou le Möllberg des Noyers de l’Altenburg), « le monde est fait d’oubli », de même pour Staline, selon le mot rapporté par de Gaulle, « c’est toujours la mort qui gagne ». A l’opposé de l’un et de l’autre, pour Malraux, à la fin « c’est toujours la métamorphose qui gagne ». Les statues meurent donc, certes, mais elles ressuscitent en tant que sculptures. Ce thème de la résurrection des formes, c’est-à-dire de leur métamorphose, qui est au coeur de la pensée malrucienne de l’art, présuppose bien la mort des statues. Mais surtout, et plus fondamentalement encore, ce qui traduit l’accord profond entre Resnais et Malraux, c’est cette idée, entre toutes malrucienne, que l’art est le témoignage - et le témoignage le plus haut - de l’éternelle lutte de l’homme contre le destin : qu’il est le signe de la noblesse de l’homme. Or cette idée est également présente dans le film : « Il n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre. Les visages de l’art nègre sont tombés du même visage humain, comme la peau de serpent. Au-delà de leurs formes mortes, nous reconnaissons cette promesse, commune à toutes les grandes cultures, d’un homme victorieux du monde. »
Cet « homme victorieux du monde », c’est, à n’en pas douter, cet homme victorieux de l’Apparence et du Temps (c’est-à-dire du destin) que Malraux tente d’approcher dans Les Voix du silence. Et sans doute Malraux ne consentirait-il pas à parler de leurs « formes mortes », puisque ces formes nous parlent, qu’elles nous sont présentes. Mais le film, au-delà des mots équivoques, ne montre pas autre chose : cette « promesse, commune à toutes les grandes cultures, d’un homme victorieux du monde », ne nous parvient en effet qu’à travers ces formes. C’est dire que, pour Resnais comme pour Malraux, ces formes nous parlent et se parlent - c’est-à-dire nous émeuvent.
C’est cette notion qui est essentielle, et c’est peut-être pour l’avoir confondue (ou pour la voir confondue) avec le simple plaisir que Resnais a douté de la résurrection du « peuple des statues » : « L’art nègre : nous le regardons comme s’il trouvait sa raison d’être dans le plaisir qu’il nous donne. » On voit donc quel est l’enjeu, proprement philosophique, de cette confrontation entre Les Statues meurent aussi et Les Voix du silence. Ce qui est en jeu ici, c’est le sens même de la création artistique : loin de se résoudre à quelque plaisir empirique que ce soit (à ce plaisir de l’exotisme qui habite la conscience orgueilleuse du colonisateur 2 inculte comme à ce « plaisir des yeux » évoqué par Maurice Denis), celle-ci est bien, au sein de toutes les civilisations, l’activité métaphysique par excellence, celle qui témoigne de l’éternelle lutte de l’homme contre le destin.
Les lignes qui précèdent n’avaient d’autre but que d’inviter à une lecture croisée des Statues meurent aussi et des Voix du silence. Reste qu’aucune analyse - et a fortiori aucune comparaison - ne saurait rendre compte du choc que nous éprouvons en découvrant Les Statues meurent aussi. C’est que ce film contient plusieurs films, ou si l’on préfère il donne à voir l’unité de ce qui est trop souvent appréhendé comme différent. C’est d’abord, dans un premier moment, la célébration de l’art africain. La caméra est ici proprement malrucienne, et le réalisateur - jouant sur le décalage de l’image et du son - multiplie les gros plans, les détails (autant de procédés chers à Malraux et qui permettent même de créer des « arts fictifs »), les mises en perspective et en relation, les anachronismes. Non seulement le lyrisme, mais l’écriture même rappellent ici les Voix du silence. Le second moment, c’est bien sûr la dénonciation d’un art de pacotille, de cet artisanat ou mieux de cette industrie d’un art d’aéroport. Image forte d’ethnocide où l’on voit un chef blanc enseigner à un noir comment sculpter sur du bois une statuette nègre. Le blanc apprend ici au noir comment faire de vraies-fausses sculptures nègres (des sculptures-africaines-pour-les-blancs). Des fausses sculptures noires faites pour les blancs, par de vrais hommes noirs, mais des hommes noirs blancs, car aliénés : leur travail n’est plus créateur mais contraint. En un plan : création et travail aliéné, ethnocide et exploitation du colonisé par les colonisateurs, sous couleur d’exotisme. D’où le troisième moment du film, le plus violent sans doute : l’exploitation politique et économique des noirs et de l’Afrique - avec ses révoltes et la répression des européens. Magie du montage qui va permettre de juxtaposer à cette violence la plus extrême, celle de l’Histoire (de l’histoire de la colonisation), un monde de l’art qui ne peut naître que de la fraternité. C’est le dernier moment où, comme à son insu, le film célèbre un humanisme universel, sensible dans la beauté des formes : appel à une humanité réconciliée. Un universel dont le film d’Alain Resnais et de Chris Marker montre qu’il ne saurait être l’universel au nom duquel l’Occident a trop souvent détruit les autres cultures. A ce niveau, la fraternité est totale entre Les Statues meurent aussi et Les Voix du silence : les deux œuvres, au fond, reconnaissent la vie des statues, et nous rappellent que, ici plus qu’ailleurs, la copie n’est pas l’original mais le simulacre.
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Cf. Marker, Chris, Commentaires, Paris, Seuil, 1961, p. 11. ↩
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La pensée anticolonialiste qui anime le film de Resnais et de Marker ne doit pas nous égarer : cette pensée anticolonialiste est également, fondamentalement, celle de Malraux - qu’il écrive La condition humaine ou Les Voix du silence. C’est que le Musée Imaginaire est né en même temps que la décolonisation, non comme son illusoire antidote idéologique, mais comme expression, proprement philosophique, de l’Histoire. ↩