Le film Twelve angry men (Douze hommes en colère) de Sydney Lumet date de 1957. Il est tiré d’une pièce écrite pour la télévision. Le sujet est simple : 12 jurés doivent statuer sur le cas d’un jeune homme d’origine hispanique, accusé du meurtre de son père ; le verdict, qui entraîne la peine capitale doit être rendu à l’unanimité. Le cas apparemment simple se complique du fait qu’un des jurés affirme avoir un doute légitime quant à la réalité des faits et à la véridicité de l’accusation :
« Je ne sais pas s’il est innocent ou coupable, je dis juste que c’est possible... ».
Comme tout film reposant sur une écriture théâtrale préexistante, c’est avant tout un film d’acteur. Ainsi, l’acteur principal Henry Fonda, l’acteur des Raisins de la Colère et de Young Mister Lincoln, est aussi le producteur du film. Le film reçut un accueil critique très favorable à un niveau international mais fut relativement boudé par le public américain. Il appartient à l’époque des films hollywoodiens en noir et blanc montés à partir d’une pièce de théâtre, de Un tramway nommé Désir en 1951 à La nuit de l’iguane en 1964. C’est aussi la grande époque de l’Actors Studio et du jeu psychologique : un jeu tendu qui joue avec la menace de l’explosion latente et de la crise.
C’est le type de cinéma que Hitchcock disait détester à Truffaut : un cinéma d’acteur, laissant peu de prise au jeu du montage et du faux raccord. Mais tout l’intérêt du film de Lumet, c’est de mettre en scène ce type de cinéma de la façon la plus rigoureuse et la plus soignée sur le plan de la pure mise en scène des affects et des corps : l’aspect théâtral est assumé par la présentation d’un huis clos étouffant (tout le film sauf trois minutes se déroule à l’intérieur de la salle de délibérations des jurés) tandis que le jeu psychologique et émotionnel est cadré par la nature fortement intellectuelle du débat. La dialectique politique passe tout entière dans l’articulation des répliques, dans la logique argumentative du récit.
La première grande force politique du film provient de son caractère décalé et hétérodoxe par rapport au genre du film à procès. Première originalité : le film se passe non dans la salle d’audience du tribunal mais dans la salle de délibération. Ce premier changement de lieu implique un changement plus profond. En effet, si tout le film se passe dans la salle de délibération, c’est qu’il s’agit moins ici de juger que de débattre et de chercher. Car, seconde originalité, tout le film est construit sur cette idée, profondément inédite, qu’il ne s’agit pas de trouver le coupable, de juger et de condamner, mais au contraire d’innocenter et de comprendre. Ce n’est pas un film de jugement, un film de vengeance où l’on cherche à faire justice, mais un film de réflexion qui prend pour principe d’essayer d’abord de ne pas commettre d’injustice.
La deuxième force politique du film provient de sa construction même, de sa théorie constructiviste de la vérité comme effort difficile pour s’arracher à la pesanteur de l’évidence.
Par sa construction, par son intensité dramatique de nature purement spéculative, ce film est une des plus profondes traductions par le cinéma du dialogue socratique. Dans le film tout part de cette position du personnage principal : la seule chose que je sais est que je ne sais pas et si je ne sais pas, je cherche. L’enjeu du film devient à la fois éminemment politique et intensément théorique. Comment se construit la vérité, comment s’institue le rapport privilégié que chacun indépendamment de sa condition et à travers celle-ci, peut entretenir avec le vrai ? Comment suspendre l’automatisme du jugement qui fait de nous des procureurs privés au service de la norme publique ? Pour quasiment tous, le jeune homme hispanique est coupable, il a toutes les apparences contre lui. Mais ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement ce cas individuel, c’est le fait de pouvoir traiter un cas indépendamment du sujet singulier, de traiter les faits sans a priori.
Il y a une mise en œuvre dialectique de la recherche du vrai construite par le personnage principal dont on découvrira à la fin qu’il est architecte. Ce n’est pas un hasard. C’est un élément théorique essentiel qui signifie pour nous ceci : la vérité n’est pas un donné qui s’impose de l’extérieur, est quelque chose qui à la fois s’éprouve de l’intérieur et se construit à plusieurs. Ce constructivisme du vrai ne repose pas sur un consensus mou mais sur le travail difficile que chacun doit faire sur sa propre subjectivité. Car seul ce travail nous permet de nous défaire des œillères nous empêchant de voir simplement la réalité.
Plus encore, ce thème classique du dépassement des préjugés se double ici d’une dimension politique et sociale mais aussi éminemment subjective et affective. C’est le troisième point qui fait la grande force politique et esthétique du film : la manière dont l’affleurement de la vérité se double d’une mue nécessaire de la subjectivité et permet une conversion à la réalité. Il ne s’agit pas d’une conversion platonicienne vers un monde au-delà mais d’une conversion au sensible. Se défaire du préjugé, c’est se défaire d’une opinion intellectuelle qui empêche de sentir la présence vivante de la vérité qui seule nous (re)donne contact avec la réalité.
C’est cela que donne à voir par la seule force de sa mise en scène maïeutique le film de Lumet. Pour cela je vais m’appuyer sur deux exemples tirés du film, à savoir des extraits mettant en scène le monologue de deux personnages. Le point commun à ces deux monologues est que les deux personnages dévoilent les a priori qui les empêchent de concevoir comme possible l’innocence de l’accusé. Ils n’essaient pas de comprendre ce qui s’est passé mais projettent sur l’événement leur propre grille d’explication du réel : dans le premier cas, c’est le statut social et ethnique de l’accusé (à savoir le fait qu’il soit pauvre et d’origine étrangère) qui constitue le biais perceptif du juré ; dans le second cas, c’est son statut familial et biographique (à savoir le fait qu’il s’agisse du fils plus ou moins obéissant d’un père plutôt violent). La mise en scène montre comment les deux jurés sont confrontés à la limite de leur propre discours et cela de deux façons différentes. On a deux cas bien distincts : premier cas, locked in, le personnage s’enferme dans son discours : il s’isole lui-même et est abandonné par les autres. Cet isolement de l’erreur montre a contrario le caractère intersubjectif de l’élaboration de la vérité. Deuxième cas : burst out, le personnage n’est plus enfermé en soi mais hors de lui ; il manifeste la violence de son rapport affectif à la réalité. D’un côté une projection intellectuelle, de l’autre une projection affective qui toutes deux empêchent de saisir la vérité et de voir la réalité. Par vérité, j’entends ici non pas une proposition se rapportant à un fait (par exemple le fait que l’accusé est innocent, car on le sait pas) mais une certaine qualité, une certaine vertu, à savoir la capacité à se détacher de soi et à se transformer pour épouser les contours mouvants de la réalité.
Le film nous montre l’élaboration commune de la vérité, entendue comme l’effort collectif de soumettre la réalité au crible du doute et de l’analyse. Il serait très insuffisant de ne voir là qu’un film de consensus, voire un film de propagande du système judiciaire américain. Certes la peine de mort n’est pas remise en question et de ce point de vue, c’est un film peu politisé. Mais c’est un film fondamentalement politique car il redéfinit ce qui nous relie chacun à un certain idéal de justice et notre rapport même à certaines des valeurs dites universelles. Car la puissance philosophique et politique vient selon nous de ce qu’il nous permet de comprendre que les valeurs dites universelles ne sont pas des universaux éternels qui vivent indépendamment de nous mais des principes qui ne tirent leur vitalité que du courage et de l’effort fait pour les réaliser concrètement en chaque instant de cette vie.