Le court-métrage de Jean-Luc Godard Camera eye, tourné en 1967, est un extrait du film collectif Loin du Vietnam initié par Chris Marker, Alain Resnais et Agnès Varda. Contrairement aux autres films de Godard, ce n’est pas un film de fiction : il traite d’événements réels en cours, ici la guerre du Vietnam, et intervient sur l’actualité pour se prononcer sur la manière dont il faut s’y comporter ; en d’autres termes, c’est un film militant.
Dans la filmographie de Godard dans les années 1960, ce film a un statut exceptionnel : c’est le seul film où il intervient politiquement de manière aussi univoque. Si l’on a souvent vu en Godard un cinéaste de la confusion du monde qui met à égalité tous les discours qu’il cite, cette approche est ici hors de propos. Pour autant, Camera eye n’est pas un banal film de propagande : il a la particularité d’être ce qu’Alain Bergala a proposé d’appeler un « essai filmé ». En effet, Godard, n’ayant pu aller au Vietnam filmer le conflit sur place, est resté à Paris, et a réalisé son film sous la contrainte de l’éloignement en se demandant comment filmer : le spectateur assiste en partie à l’élaboration d’une idée cinématographique. Ici, le cinéma ne cherche pas à effacer toute trace de mise en scène et de fabrication : le cinéaste filme et pense en filmant. L’intérêt de cette démarche est de nous permettre de redéfinir à nouveaux frais ce que peut être le cinéma politique. Nous identifions trois raisons principales pour lesquelles ce film est politique.
Premièrement, le film est politique par son objet : il aborde un événement politique en cours, la guerre du Vietnam. Le conflit entre la superpuissance américaine et le petit peuple nord-vietnamien s’inscrit dans le cadre plus global de la « guerre froide », plutôt chaude en l’occurrence ici. Cet intérêt du cinéma pour l’actualité immédiate n’est pas nouveau pour Godard : dès son deuxième film, Le Petit soldat (1960), qui porte sur la guerre d’Algérie en cours, Godard décide que le cinéma doit parler de l’actualité.
Deuxièmement, le film est politique par sa visée militante : il ne se contente pas d’évoquer l’actualité, il énonce comment s’y comporter. L’idée politique défendue par Godard est ici celle d’une résistance nécessaire de tous les opprimés là où ils sont et une invitation à s’inspirer des luttes des autres. Cela signifie que Godard ne se contente pas d’appeler à la paix au Vietnam, il encourage la propagation de la résistance nord-vietnamienne dans le monde, ce en quoi il participe d’une position que l’on pourrait appeler « guévariste ».
Troisièmement, et c’est l’aspect le plus original, le film est politique dans sa forme. Par cinéma politique, on ne peut pas se contenter de comprendre un cinéma qui prend pour objet la politique : c’est un cinéma qui est politique au niveau même de la forme. Il faut rappeler la définition que Godard donne du cinéma : une forme qui pense. Si le cinéma est une forme qui pense, le cinéma politique est une forme qui pense politiquement. Dans ces conditions, ce sera l’art du montage qui sera politique. Dans Camera eye, il a deux spécificités : premièrement, il mêle des images de provenance diverse, et notamment des images de fiction et des images d’archives ; deuxièmement, selon la définition que Godard propose du montage comme invention esthétique du cinéma, il rapproche des choses qui ne sont pas disposées à l’être. Ce sont ces deux aspects qui vont désormais retenir notre attention.
La spécificité de la pratique de Godard repose sur l’idée, empruntée à Dziga Vertov auquel le titre du film rend hommage, que l’originalité créatrice du cinéaste consiste à sélectionner des images documentaires, à les agencer et à les commenter. On peut dire que toute la force de persuasion du film repose sur les images d’archives du conflit : l’image cinématographique, comprise, suivant l’idée d’André Bazin, comme un « moule de la réalité », a une fonction testimoniale : elle atteste du réel, de ce qui a été ; dans le cas précis de notre film, l’image atteste du réel de la guerre, c’est-à-dire de son horreur. L’indignation suscitée par ces images est à même d’entraîner chez le spectateur l’idée d’une opposition au conflit en cours. Dans un premier temps, on peut dire que l’esthétique sur laquelle repose le film est une esthétique pathétique, une esthétique qui s’appuie sur la mobilisation de la sensibilité du spectateur par le recours à des images d’horreur du conflit. Pourtant, Godard n’est pas allé au Vietnam filmer les corps meurtris, il a réalisé son film à Paris, c’est-à-dire sous la contrainte de l’éloignement. La force persuasive du film ne repose donc pas sur des images prises par Godard lui-même ; son intervention esthétique originale se situe au niveau du montage. Ce que le spectateur repère de nouveau dans ce film par rapport aux autres contributions du film, c’est le mélange d’images de provenance diverse. Une séquence est particulièrement frappante qui entremêle images d’archives du conflit, images de La Chinoise, film de fiction que Godard est en train de tourner en 1967, et images du matériel technique de Godard tournant Camera eye.
Par le jeu du montage, on croirait que les jeunes écolières nord-vietnamiennes qui quittent précipitamment leur salle obéissent à un ordre du metteur en scène : en effet, l’espace qu’elles traversent en courant semble avoir été éclairé par l’ampoule de la caméra de Godard. On dirait que le montage transforme les petites vietnamiennes en personnages de fiction qui jouent selon les ordres du metteur en scène : elles deviennent fausses au sens où le jeu de la fiction est faux. Cette pratique singulière du montage rappelle les idées que développe Godard à travers la bouche de Jean-Pierre Léaud dans une séquence de La Chinoise : en cinéma, on peut parvenir au vrai par des moyens artificiels, à tel point qu’il faut attribuer au fantaisiste Méliès l’invention des actualités. Celui-ci, contrairement aux Frères Lumière, ne filmait peut-être pas des faits réels, mais, en revanche, il reconstituait en studio des événements. Précisément, la vérité est ce qui découle d’une analyse de la situation, et la situation peut tout à fait être reconstituée, du moment qu’elle l’est selon une idée juste. Ce qu’on est en droit d’attendre des actualités, c’est une analyse, et celle-ci s’exprime par le biais du montage. Ce que le cinéma politique de Godard nous montre, c’est tout simplement le primat du montage comme pensée organisatrice des plans et de leur sens.
La pratique de Godard repose donc sur deux idées : la force persuasive du film s’appuie sur l’horreur avérée du conflit dont témoignent les images d’archives et l’originalité créatrice du cinéaste se manifeste dans le montage qui organise le sens de l’ensemble des plans.
Quant au mélange d’images de provenance diverse, il est encore plus frappant dans une autre séquence où Godard fait se succéder des images d’archives, une image du portait lacéré d’une actrice de cinéma, une image d’affiche des comités d’étudiants parisiens opposés à la guerre en cours, des images des mots anglais « Kill » et « Blast », des images de bande dessinée du bonheur américain et des images de l’horreur du conflit. Cette séquence est révélatrice des choix esthétiques de Godard : s’inspirer de courants artistiques contemporains comme le Nouveau Réalisme et le pop art. Pour ce qui est du Nouveau Réalisme, il lui emprunte les plans d’affiches, validant l’idée que l’art existe déjà dans les manifestations les plus simples de la vie quotidienne ; et pour ce qui est du pop art, il lui emprunte, en la détournant, les plans de mots anglais et d’images de bande dessinée. On peut parler d’une politisation du pop art car il lui ôte son caractère neutre à l’égard de la société de consommation. Ici, Godard réalise ce que Jacques Rancière appelle un « collage des hétérogènes », c’est-à-dire un collage qui se réalise comme « pure rencontre des hétérogènes, attestant en bloc de l’incompatibilité de deux mondes » 1 . Ce collage en rapprochant ce qui apparemment n’a pas de rapport force le spectateur à établir un lien conflictuel et masqué entre deux réalités. Ici, Godard force le spectateur à établir un lien entre l’image du bonheur américain (exprimée par les sourires des personnages dessinés dans les plans de bande dessinée) et l’horreur de la guerre menée par la superpuissance américaine (exprimée par une image d’archives du conflit) : le bonheur américain est horrible car il masque l’horreur de l’agression impérialiste. L’art de Godard est ici proche de celui du collage dadaïste : il participe d’une esthétique de la dénonciation.
A travers ce dernier exemple, nous venons déjà de parler du montage compris comme rapprochement de choses qui ne sont pas disposées à l’être. Toute la portée politique du montage, et donc du cinéma, pour Godard repose sur cette invention esthétique. Ici, nous venons de voir que le rapprochement entre des sourires béats de personnages de bande dessinée américains et l’horreur de la guerre force le spectateur à établir un lien entre le confort américain et les exactions de l’armée américaine en Asie du sud-est. Mais, les idées politiques les plus intéressantes du montage concerne la question centrale du film : la question de l’éloignement par rapport au Vietnam. Godard pose plusieurs questions sur l’éloignement qui toutes reviennent à rapprocher ce qui est éloigné. D’une manière générale, il soutient que la question pertinente est de savoir comment nous pouvons nous laisser envahir par le Vietnam : comment nous pouvons reproduire là où nous sommes la résistance du peuple vietnamien.
Premièrement, il pose la question de son rapport à la classe ouvrière en France, et notamment les ouvriers de la Rhodiacéta en grève pendant l’année 1967. Il constate son éloignement esthétique par rapport à eux : son cinéma non commercial ne peut les intéresser, et pourtant Godard est en lutte, comme eux, mais dans le champ cinématographique, contre l’impérialisme esthétique américain. De leur côté, les ouvriers communiquent aussi avec les Vietnamiens, eux aussi sont en guerre, mais dans une guerre sociale contre le patronat, guerre qui ne passe pas nécessairement par des moyens militaires. Mais tous, Vietnamiens, Godard, ouvriers français, sont en lutte : chacun doit lutter là où il est.
Deuxièmement, Godard pose la question du rapport entre les opprimés : il fait s’enchaîner un plan d’un soldat vietnamien, des plans de sud-américains et des plans des ouvriers de la Rhodiacéta. Ce rapprochement est lié à ce que nous venons de dire sur la nécessité de lutter là où on se trouve. La spécificité du film de Godard est de ne pas se limiter au conflit vietnamien, et de soutenir une simple position pacifiste : il encourage tous les opprimés à s’inspirer de la lutte héroïque du peuple nord-vietnamien, et cite le mot de Guevara : créer deux, trois, plusieurs Vietnams. Le discours de Godard est ici différent de celui qu’il tenait dans Les Carabiniers, film du début de sa carrière sur la guerre en général, et abstrait de tout référent précis au réel : ici, Godard ne parle plus de la guerre en général, il distingue la guerre impérialiste et la guerre anti-impérialiste, et soutient cette dernière.
Ce film est donc singulier à tous les égards : s’interrogeant sur l’acte de filmer sous la contrainte de l’éloignement, Godard interpelle le spectateur par sa pratique du montage comme rapprochement de ce qui n’est pas disposé à l’être et le force à établir des liens entre différentes situations d’oppression dans le monde, et surtout il lui demande implicitement comment il se situe par rapport à ces conflits. Le cinéma politique ici porte directement sur l’actualité en se situant par rapport à elle et ne tient pas de discours général ou abstrait sur la guerre ou la politique. La politique nous concerne toujours immédiatement.
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Cf. Rancière, Jacques, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p.67. ↩