Pour conclure, nous allons donc essayer de répondre à ces deux questions : comment le cinéma politique fonctionne-t-il et qu’est-ce qu’il fait, quel est son effet ?
I Comment le cinéma politique fonctionne-t-il ?
A. Conditions négatives du film politique
Premièrement, comme l’a dit Emmanuel Barot, il n’y a pas un genre qui serait le cinéma politique. Le cinéma politique n’est pas un genre cinématographique comme le western ou le film fantastique. Le film politique ne renvoie pas au genre du cinéma politique parce qu’il ne demande pas pour produire son effet la reconnaissance par le spectateur du genre auquel il appartient mais, au contraire, il demande au spectateur de croire à un cinéma qui, pour une fois, le renvoie à la réalité de sa propre vie, de sa propre existence et présence dans le monde.
Ainsi le film politique ne relève donc pas d’un genre cinématographique spécifique. Et ce pour deux raisons. D’une part, le film politique ne renvoie pas en tant qu’il est politique aux conventions internes du cinéma comme spectacle, mais à la vérité non spectaculaire du réel ; d’autre part, le film politique ne renvoie pas non plus à une réalité qui correspond à l’ensemble des clichés que l’on peut pourrait prendre sur le réel.
L’effet du film n’est pas lié à la reconnaissance affective de l’artificialité du genre auquel il appartient mais à la reconnaissance effective de la réalité des problèmes auquel il renvoie.
Cependant, s’il n’y a pas d’ingrédients prédéterminés qui permettent de référencer un film comme appartenant au genre du cinéma politique, il y a néanmoins un ensemble de conditions qui permettent définir un film comme politique. Se pose donc la question de savoir à quelles conditions on peut parler de film politique. Comment un discours vrai peut-il se construire dans le film qui se rapporte à autre chose qu’à l’image filmée ?
B. Conditions positives du film politique
La réponse à cette question a deux aspects du point de vue du contenu ou de la forme.
Du point de vue du contenu, ce qui définit un film comme politique peut se comprendre de façon objective ou subjective. De façon objective, un film est fait dans une perspective politique, quand ce film repose sur un ou plusieurs événements renvoyant à une situation nature politique et sociale, historique et géographique définie et quand, plus encore, ces événements renvoient du point de vue de l’homme et du monde à un moment de crise. De façon subjective, un film est fait dans une perspective politique, quand il montre comment face à cette crise un ou plusieurs personnages entrent eux-mêmes d’une façon ou d’une autre en crise et doivent prendre une décision qui est vie ou de mort, au sens physique ou moral. Ceci nous semble apparaître clairement chez Rocha. Ce qui définirait un film comme politique du point de vue de son contenu, c’est le fait que dans le film un événement critique du point de vue social, historique et politique soumet le personnage à un choix de vie qui est un choix de principe et de survie et que sa décision par rapport à ce choix dépend elle-même largement de l’environnement social, du monde tel qu’il est produit. C’est là un élément très présent chez Leone.
Du point de vue de la forme, ce qui définit le film politique est un rapport particulier et privilégié au montage, au sens large. Un film est politique du point de vue de sa forme quand les éléments matériels des images et immatériels des mots sont disposés dans le film sous une forme dialectique et argumentative. Le montage du film tend à produire un effet politique quand le montage n’est pas simplement une succession d’images spectaculaires où l’une annule l’autre. Dans le clip, dans le film d’action, le montage est produit par une accumulation explosive de séquences. Dans le film politique, le montage vise à mettre en rapport les images entre elles (comme chez Godard) ou les discours entre eux (comme chez Lumet), de façon à produire un sens qui articule et exprime ce rapport sous la forme d’une idée. Plus encore, il ne s’agit pas simplement de mettre en rapport des images qui donnent un sens au film (comme chez Hitchcock) mais qui donnent un sens au dehors auquel le film se rapporte. Du point de vue de la forme, un film peut se dire politique quand (1) le montage est de type dialectique et ne se contente pas de mettre en scène une succession de plans, quand (2) ce montage dialectique est de type argumentatif, c’est-à-dire qu’il vise à faire progresser une idée et quand cette idée, enfin (3), est mise en rapport avec ce qui dans le film n’apparaît pas forcément à l’image. La « forme film politique vient de ce qu’il nous demande de produire comme un résultat presque nécessaire du film l’image du monde que le film ne peut montrer mais qu’il démontre au moyen du montage. C’est chez Godard et Eisenstein que cela se révèle évidemment le plus.
Nous définirons ainsi trois conditions du film politique.
Condition d’extériorité : un film est politique quand il se réfère moins aux conventions cinématographiques d’un genre qu’aux problèmes du monde extérieur auquel il se réfère.
Condition de décidabilité : un film est politique quand il met en scène un personnage face à une situation dont le caractère problématique comme la solution ne se pose ni ne résout en fonction de la seule psychologie du sujet mais selon son environnement historique et social.
Condition de conscientisation : un film est politique quand il vise à démontrer plus qu’il ne pourra jamais montrer, à travers une dialectique argumentative du montage qui demande au spectateur de mettre en pratique une théorie constructiviste de la vérité.
II Quels effets de vérité/réalité du cinéma politique ?
On va essayer de répondre maintenant à la deuxième question : comment le cinéma comme ensemble d’images qui ne sont ni réelles ni vraies peut-il produire un sentiment de vérité et une impression de réalité réagissant sur notre perception coutumière du monde ?
Répondre à cette question demande d’essayer de préciser ces termes : Vérité et Réalité.
Il y a évidemment beaucoup, d’innombrables définitions de ces termes. Je vous proposerais deux définitions qui me paraissent simples, opératoires. Je dirais la réalité, c’est quoi, la réalité, c’est finalement ce à quoi je me suis habitué. La réalité, c’est pour un sujet ce à quoi il s’est habitué. Par exemple, pour moi la guerre n’a aucune réalité, je ne vis pas dans un pays en guerre ; je ne sais pas ce que c’est. Mais pour ceux qui vivent dans un pays en guerre, la guerre, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui font la guerre, à savoir les bruits, les odeurs, les sueurs de la guerre, cela, c’est la réalité. Maintenant pour la vérité, je vous proposerais ça : la vérité, c’est ce que je suis obligé d’accepter, ce à l’évidence de quoi ma pensée ne peut se soustraire. Or de ce point de vue, on peut dire qu’il n’y a pas plus antipolitique que ces notions de réalité et de vérité. Pourquoi ? Parce que justement l’acte politique consiste à secouer le joug de l’habitude, à remettre en question l’évidence rationnelle elle-même. Est-ce que cela signifie que du coup l’acte politique serait absurde et illusoire, vain et dangereux ? Non, au contraire, il est nécessaire. Il est nécessaire pourquoi ? Parce qu’il permet de faire sentir les limites de la conscience humaine.
En effet, d’où vient l’inhumanité de l’homme si ce n’est justement qu’il peut s’habituer à l’invivable, à l’horrible car si le crime, la torture, la guerre sont des réalités, c’est parce que un ou plusieurs sujets humains se sont habitués à le faire. On connaît la réplique dans Apocalypse Now : j’aime l’odeur du napalm au petit matin. C’est le fait que l’on s’habitue même à l’invivable qui définit la réalité. Or l’acte politique, c’est au contraire refuser l’invivable, pas simplement dans les situations les plus extrêmes de la guerre, de la famine, etc. mais tout le temps, dans la vie la plus quotidienne, le fait de prendre le métro. Refuser le caractère inhumain de la vie telle qu’on nous la fait. Mais aussi refuser l’évidence de ce qui paraît imparable, avoir la patience de le déconstruire. C’est cette double exigence que le cinéma politique réalise.
En effet, c’est en nous montrant la réalité telle que nous la vivons et pas simplement telle que nous croyons la voir qu’un film réalise un acte politique. C’est cela qui fait la différence entre un film de divertissement ou d’actions plus ou moins violent ; c’est que le film de divertissement nous présente un monde irréel comme s’il était normal en donnant l’illusion d’un enchaînement nécessaire des actions, tandis que le film politique nous révèle du point de vue de son contenu l’irréalité, la cruauté mais aussi la beauté inattendue de ce qui nous paraissait normal et du point de vue de sa forme, par le montage, le caractère discontinu, fragmentaire, erratique du flux mental qui gouverne la subjectivité.
Selon nous, un film peut se dire politique quand il nous permet de faire l’expérience d’un constructivisme de la vérité qui nous rend sensible au fait que la réalité même est une production, quelque chose qui a été fait et peut donc être défait. Pouvoir accéder au vrai par un effort volontaire sur notre subjectivité individuelle nous donne l’espoir de pouvoir reconstruire la réalité par une action spontanée de la subjectivité collective. Il y a enfin une dimension affective essentielle qui fait qu’un film politique ne consiste pas en l’exposition d’une doctrine : ce n’est pas parce qu’il est politisé qu’il est politique mais parce qu’il saisit de façon sensible quelque chose de notre rapport à la réalité. C’est par sa puissance d’inventivité comme art qu’un film trouve la vérité de son rapport nécessaire au politique comme horizon pratique de toute vie.