Tombeau d’Akhnaton 1 , ce serait le rapport, au sens du récit, des reports qui rapporteraient le récit, et qui du coup déporteraient celui-ci, découvrant autrement sous d’autres rapports, d’autres formes, d’autres corps, sur d’autres supports, d’autres récits. C’est au futur antérieur que s’ouvre le livre : « Il aura fait l’impossible ». Un futur mis en rapport avec un passé accompli, qui reporte la temporalité du fait énoncé et le parachève d’un même dit. Ce « fait », et ce n’est plus le substantif mais le participe passé qu’il faut entendre à présent, qui est repris mais sous un autre jour, dans un autre genre, passé d’un sujet masculin sous le joug d’un sujet féminin au début de la dernière scansion du récit : « Elle aura fait l’impossible ». Or la « dernière scansion » est suivie d’une « der des der » (p.45), à la façon dont les Français rêvaient la guerre de 1914-1918 : un « Rêve du cinéaste » venant clore le récit rapporté sous le titre Tombeau d’Akhnaton. Et ce récit est mis en étroit rapport avec un autre, récit, Le Livre des Aïeules, dont les six scansions interrompent, fragmentent, Tombeau d’Akhnaton. De sorte que, de même que la première guerre mondiale fut suivie d’une deuxième, Le Livre des Aïeules offre une seconde mort au livre intitulé Tombeau d’Akhnaton. Et le « Rêve de la narratrice » avale à rebours le rêve du cinéaste du rêve du Pharaon.
Comme si le récit ne cherchait pas à dérouler un fil mais à « embobiner la légende » (p.11) : littéralement à duper « ce qui doit être lu », embobeliner l’énigme et donner volume à l’aporie. Et matière à rêver « la narratrice ».
C’est en pleine lumière que s’ouvre Tombeau d’Akhnaton, au zénith sous tous les rapports : en ce point aveugle où cède l’œil qui veut se voir, tentation ultime à laquelle succombe l’homme qui veut s(’)avoir. « Et le zèle des yeux fertiles dans le faisceau des projections » (p.11). Chaque mot découvre trop de sens au lecteur qui mot à mot dé-lire le texte qu’il a sous les yeux, sort du sillon des lignes et projette à son insu, contre sa propre rétine, des scènes étrangement intimes du récit. Ce récit des reports de récits qui demeurent impossibles, et dont le lecteur acquiert « le sentiment », comme la narratrice dans son rêve a « le sentiment » qu’ « il n’y a pas d’agglomération, et [qu’]il y en a » (p.266). Le sentiment que ces « flash », au sens cinématographique du terme, qui font et défont le récit d’Akhnaton, ces cillements de scènes, ces battements de signes, dont l’apparition éphémère au fil de la lecture creuse un tombeau vide au désir jamais réalisé d’un film ; que ces ekphrasis 2 qui gardent des aïeules le secret de mort et de vie pris dans le dépôt photographique en dépit des visages offerts au regard de la narratrice ; que ces manques et ces interruptions font accrétion, lient autrement, filent, entre la « généalogie de femmes de la vie ordinaire », l’histoire personnelle de la narratrice, et l’Histoire extraordinaire avec un grand H du Pharaon visionnaire, une trame apotropaïque à la mémoire de l’impossible. Comme pour bâtir à l’impuissance narrative une pyramide. Ou publier à la connaissance du lecteur une vie privée du récit, au double sens de l’adjectif et du participe passé : de façon à exposer à la lecture la taie irréductible qui garde, signale une pudeur de l’écrit.
« Le rêve me découvre : noire. / Découverte : comment l’articuler phrase ? / Noire - la Nuit - suis - Noire - la Nuit - Noire - Noirs » (p.267). De l’échec du cinéaste à la révélation de la narratrice, le livre évolue par scènes de la découverte indécidables où Genèse et Apocalypse stratifient, impressionnent la lecture, révolutionnent la logique narrative. De sorte qu’à chaque retour de phrase s’annonce « un certain portrait » d’un « sujet » de l’histoire, au triple sens de « thème », de « personnage » et de la « personne qui raconte ». La formule qui se trouve dans le texte qualifie non pas le sujet de l’histoire, mais « l’humain » : « un certain portrait de l’humain » (p.14). Elle réfère aux personnages que peint le cinéaste dans l’attente de leur venue à l’écran cinématographique. La place de l’adjectif « certain » devant le nom, « un certain portrait », ouvre une gamme d’interprétations possibles du syntagme : de l’assuré à l’incertain, en passant par une indétermination atténuée de promesse, ce serait dans les modulations d’impressions, dans le texte, de figures à formes plus ou moins reconnaissables, plus ou moins humaines et identifiables, que se profilerait l’histoire d’un « sujet » dit « humain ». De l’« humain » en gestation dans les rêves des deux narrateurs dont je propose de déchiffrer des promesses.
La fresque des princesses et la photographie d’Aurélie
Le mot « chiffre », à partir duquel le français a formé le verbe « déchiffrer », est issu d’un emprunt par le latin médiéval du terme arabe, « sifr », qui signifie « vide », afin de signifier le zéro (« cifra »). Au XVe siècle, le mot « chiffre » désigne une « écriture secrète ». C’est depuis cette étymologie que j’entends le verbe « déchiffrer », et c’est dans cette perspective que le récit présente au lecteur des ekphrasis : l’énonciation tournée vers l’énigme de la représentation, la description tentant d’en traduire la tentation. Le regard du lecteur est, du coup, déporté de la représentation même de l’œuvre vers la tentative de la voix narrative d’en répondre. De sorte qu’il louche le texte au double sens du verbe : un œil déviant de la ligne tandis que l’autre, d’autant plus avide de la phrase que le sens fuit le regard, y revient.
Cette tension, ce cillement, cette résistance de la description, l’écriture de Tombeau d’Akhnaton les entretient d’un bout à l’autre du livre ; afin qu’à force d’y revenir, à force d’écarquillement et de scrutation, le regard du lecteur dé-lise et délire, cède à l’impudente intention de coller au signe un sens et au texte une image, et rejoigne la voix narrative dans son désir d’énigme. Car c’est de désir dont cette écriture témoigne, un désir dépendant de désir, amoureux de désir, de même que la langue que la narratrice invoque serait « la langue qui fait merveille. Les mots aimants, les mots dolents qui écrivent le jour sur fond de nuit. Seule pourra la dépendance amoureuse de la mémoire » (p.103). On le voit, c’est à l’insu d’une intention auctoriale que s’annonce l’histoire, dans le retrait de la « dépendance », au sens des « communs d’une propriété », une zone annexe au cœur de la mémoire, une réserve narrative hors maîtrise où puiserait la voix qui récite.
C’est de cet écart que le récit tire ses fils ; c’est dans cette différence que l’histoire garde ses filles : qu’il s’agisse des « filles d’Aménophis IV Akhnaton » au physique improbable, ou d’Aurélie, la « fée Ma-Reine » (p.50) de la narratrice, ressuscitée fille malgré ses deux veuvages, devenue sœur de sa fille (p.148) à la grâce du récit.
Une peinture murale, tesselle à tesselle, creusée de failles irrémédiables, révèle dans un camaïeu d’ocres l’image de deux princesses, filles d’Aménophis IV Akhnaton, dit-on, il y a trois mille ans au mur du Palais de la Cité, près du temple d’Aton à Amarna. Nues sur des coussins de peau, le bras cerclé de larges bracelets et plusieurs rangs de pierres qui parent la base du cou jusqu’au renflement des seins,
nues de toute chevelure, le crâne rasé, ovoïde, étiré vers l’arrière étrangement où il prend des rondeurs de coloquinte à maturité, elles ont, malgré la familiarité de la scène, des gestes irréels.
L’effet est dû, certes, à ce chef glabre qu’elles portent en toute grâce, qui les casque de virtù virile au moment que la chute des reins a la nonchalance de l’odalisque au bain,
leur donnant comme une autre nature, d’une espèce rare, à la croisée des genres, des flux énergétiques, comme détachée des déterminants, des aboutissants
comme inachevée
sans équivalent terrestre.
L’impression d’irréel est aussi produite par les intersections audacieuses du contour des corps que le pinceau a explorées dans toutes leurs possibilités, sans égard pour la crédibilité de la pose. Le dessin des hanches, des fesses, menton, joues, talons, est ombré au moyen d’une couche de teinte plus soutenue, terre brûlée, qui leur confère un relief sans rapport avec la reproduction des formes anatomiques,
ni avec quelque source d’éclairage qui serait placée hors champ.
Comme si le peintre avait renoncé au tracé de toute dessination préalable, l’indication des lignes ne s’impose plus guère. Le lien avec la composition représentationnelle ainsi dénoué, seules les gradations de la couleur font glisser l’œil d’une forme à l’autre, de corps en corps et encore et hors œuvre, dans un abandon qui fait bientôt tout l’événement du tableau.
Fait don de l’abandon.
Dans le dépôt des pigments transparaît une certaine physique de l’humain.
Avec ce mouvement d’enjambement de tous les angles de tous les contours, le peintre donne le temps
d’infinir, d’exalter le regard, d’exhausser toute forme de la non-forme
donne le temps de ne pas finir, de ne pas mourir
de passer
dépasser
donne le temps de donner.
(p.29-30)
Les portraits sont faits à contre-temps, au sens musical du terme, où l’on attaque un son sur un temps faible. Leur lecture est difficile, elle souffle, au sens où le lecteur cherche l’air dans cette énonciation « sans équivalent terrestre », « sans rapport avec […] des formes anatomiques ». La phrase force le rythme respiratoire, le rythme souffle une « impression d’irréel ». Déports et enjambements, hyperbates et rejets, la disposition du texte est en décalage par rapport à la ponctuation ou à la logique représentationnelle d’une description. L’élongation de la scansion produit un étrange effet d’hypotypose, un dispositif discursif qui souffle au lecteur, au sens où elle lui dérobe, une énonciation irreprésentable, un spectre de récitation. Comme si le lecteur recevait le texte depuis son incapacité à en suivre le cours, ou en prenait connaissance depuis son impuissance à en imprimer, au sens familier d’en reproduire, la diction.
« ...l’image de deux princesses, filles d’Aménophis IV Akhnaton, dit-on, il y a trois mille ans » : depuis quel improbable rapport le récit rapporte-t-il ce « on dit » ? La dislocation de la phrase à l’œuvre dans tout le récit-poème, laisse entendre l’incise « dit-on » comme une introduction au complément circonstanciel de temps « il y a trois mille ans ». D’emblée, les princesses apparaissent détachées d’une temporalité narrative, représentées au présent intemporel d’une fresque ancienne issue d’une civilisation oubliée dont seul témoigneraient en légende des « on dit » inaudibles aujourd’hui. Saisie hors du champ possible de la narration, leur présence crée un « relief sans rapport » avec le texte au sein duquel elles apparaissent. Un « relief » que le verbe « donner » au participe présent, « leur donnant », modèle, rendant à leur atemporalité une épaisseur quasi matérielle. Une plasticité grammaticale que travaille le participe passé du verbe, « étiré », que les formes adjectivales « détachée » et « inachevée » soulèvent, ouvrant chaque mot à une malléabilité, une ambiguïté quant à la fonction qu’il occupe dans la phrase. Et que suspendent, en écho au participe présent du verbe « donner », les substantifs « déterminants » et « aboutissants », si semblables de formes mais de nature grammaticale différente. Le rejet du rejet du paragraphe démantibulé de la page 29, « sans équivalent terrestre. », achève de ne pas mettre fin au trouble. Le substantif (« équivalent ») s’entend comme un participe présent, mais s’orthographie différemment : avec un « e » et non un « a ». Il est soustrait du fragment d’énoncé par la préposition « sans » dont l’orthographe rappelle, au moment où la préposition met le mot en retrait, la lettre qui lui fait défaut.
C’est dans cette présence littérale de l’absence que les filles d’Akhnaton prennent corps. Hanches, fesses, menton, joues, talons, c’est charnelles qu’elles apparaissent. De la nudité de leur « crâne rasé » à la « chute des reins », elles exposent une chair non protégée par un dessein, au sens d’une intention d’en délimiter la forme, de l’identifier ; elles exhibent une chair que l’œil du lecteur, non arrêté par un terme qui les définirait, touche à même la teneur lexicale. « Le lien avec la composition représentationnelle ainsi dénoué, seules les gradations de la couleur font glisser l’œil d’une forme à l’autre, de corps en corps et encore et hors d’œuvre, dans un abandon qui fait bientôt tout l’événement du tableau » (p.30). C’est à la lettre que le lecteur découvre l’abandon auquel les princesses soumettent la fresque, « en direct » comme l’indique l’adverbe déictique « bientôt ». En direct de l’exploration du pinceau, que la voix narrative ressuscite d’un coup de présent intempestif. « L’impression d’irréel est aussi produite par les intersections audacieuses du contour des corps que le pinceau a explorées dans toutes leurs possibilités, sans égard pour la crédibilité de la pose » (p.29). Aucune tentative d’authentifier, aucun désir de vraisemblance, aucune volonté de faire « vrai » dans la description des princesses ; bien au contraire, la voix narrative s’efforce de mettre en lumière les failles, d’exposer les figures là où elles manquent à être humaines, de montrer les corps là où ils échappent au reconnaissable et rendent toute identification impossible avec un « réel ». De même qu’elle bouleverse les repères culturels, impressionnant la posture des princesses de la « nonchalance de l’odalisque au bain » qui rappelle la peinture occidentale d’un 19e siècle étranger à l’Égypte ancienne.
Or, loin d’attenter à l’énigme de la scène, l’ekphrasis « exauce », au plein sens du verbe dont le récit ressuscite la forme étymologique - « exhausser » (p.29) signifiant à la fois « accomplir, réaliser » et « élever, augmenter » - une présence, dont la pudeur ne fait qu’accroître l’effet ; une plénitude que nulle « réalité », nulle immédiateté ne saurait rendre. Tant les princesses apparaissant au récit viriles et féminines, humaines et divines, impressionnantes et familières, défuntes, immortelles. De sorte que se surimpressionne à la lecture le désir fou du Pharaon visionnaire. C’est la chair même de ce désir, c’est la tentative impossible d’Akhnaton de faire toute la lumière, c’est l’histoire de son règne dans toute sa démesure qui apparaissent au lecteur stupéfait. Comme si le geste du peintre, repris au présent de l’écriture, n’en avait jamais fini de découvrir la nudité des corps des deux Égyptiennes. Des corps saisis dans l’abandon de leurs formes au double sens de « don » et de « fuite », d’ « exposition » et de « défaite » que rejoue la description. Un abandon pudique et sensuel qui impressionne le lecteur d’une découverte : c’est-à-dire d’une mise à nu.
De sorte qu’au moment où l’œil du lecteur touche, ou a l’impression de toucher, par le truchement du geste pictural repris par la voix narrative, l’objet de sa convoitise, le récit découvre le double différé de l’ekphrasis. Un « enjambement » qui, saisi au contretemps de la disposition narrative, retourne impudemment la langue pour en tirer le retrait, comme l’on tire une épreuve photographique. Laissant le lecteur sous l’impression d’une pudeur de son propre désir que le texte paradoxalement imprimerait - reportant du coup la découverte, et couvrant la nudité des princesses de la différence narrative.
Elle a été prise droite devant la charmille peinte en trompe-l’œil qui fait le fond de la photographie. Les rinceaux sont organisés par masses claires et ombrées autour d’arcades qui forment la perspective d’une allée à l’arrière-plan. Devant, le détail de la frondaison isole quelques feuilles larges en couronne sur le bord du portique. Un guéridon haut, tablette intermédiaire à mi-hauteur entre les quatre pieds équidistants et le plateau terminal soutenu par un double feuillage stylisé, a été installé au premier plan, de côté. Entre la voûte et le meuble, elle pose : l’avant-bras droit replié sur le plateau, les doigts de la main recourbés à la tranche du bois. L’autre bras est passé derrière le dos, sous la taille, on devine la paume ouverte à la chute des reins. La silhouette ainsi au repos, légèrement abandonnée contre le support, n’en est pas moins tenue à cambrure par la torsion imperceptible du buste. Le long fourreau noir de la jupe, serré dans le bandeau de la ceinture, tombant jusqu’aux chevilles et marquant haut l’étranglement de la taille, accentue la liane du corps. D’autant que de l’étroit calice d’étoffe, émerge un chemisier vaporeux, blanc, façon guimpe, larges manches fermées au poignet et le col clos d’un rang de dentelles. Sans un bijou. Prise entre le meuble-utilité, sorte d’aboutissement provisoire où elle s’accote pour l’instant, et la végétation-prétexte qui projette la perspective de l’allée comme un trajet ascendant suivant l’axe du corps, la poseuse fait une courbe éphémère. Elle impressionne. Se tient dans le passage. Elle laisse une impression d’apparition. Entre l’accessoire de photographe et le trompe-l’œil de la toile peinte, s’inscrit la mobilité essentielle - un instant arrêtée - du corps gracile. Là pas là. Et le sentiment qu’elle partira par la toile du fond. Qu’elle ne peut partir que dans les pas fictionnels qui ont déroulé le chemin de la scène où elle s’accoude ici, passagère impassible, depuis un nébuleux lointain derrière elle vers quoi toutes les lignes de fuite du tableau l’appellent. Le regard ne fait pas face : de trois-quarts, il tient une distance immensurable. Profil perdu. Le port de tête droit, le visage clair, aucun signe, aucune adresse : ni émotion, ni complaisance, ni séduction. Les traits n’expriment pas la volonté d’exprimer. Ils sont tout à l’impression. À la prise. Traits pour traits. Sous la loupe, cependant, la paupière prend une lourdeur qu’on ne soupçonnait pas ; la prunelle est portée sur l’infini ; l’arc des sourcils dessiné ainsi que la pince du nez, précise. Dégagée par le bandeau sombre des cheveux qui se relèvent en chignon, l’oreille découvre la pâleur d’une nudité quasi indécente, au-dessus du collet de dentelles hautes. La bouche est la plus surprenante : les lèvres fines, qui semblent retomber légèrement aux coins, marquant comme un éloignement, presque le dédain, ou du moins une indifférence, une réserve, comme un infranchissable ailleurs, voilà que ces lèvres, qui dans un retrait in extremis semblent la soustraire à toute connivence, la loupe en magnifie le grenu, le grossi, le tremblé sous le verre approximatif, et au point indécidable de la commissure on voit soudain que sécrète, avec l’effet de contre-jour, un sourire à sa naissance.
(p.41-43.)
À la différence des corps exorbités des princesses, la silhouette d’Aurélie « a été prise » par la photographie. Le passé composé crée un étrange rapport entre le présent de l’ekphrasis et le temps de la pose, éternisé par le photographe. Un rapport avec ce qui n’a pas de rapport est du coup établi. De sorte que bien que vêtu de la cheville au poignet, couvert de dentelles et serré dans le fourreau d’une jupe, le corps d’Aurélie transparaît.
À l’inverse des princesses, plus que nues sous leurs crânes rasés et dont seuls quelques bijoux serrent la peau exposée, Aurélie, plus que vêtue dans le fourreau et le chemisier façon guimpe, est « Sans un bijou » (p.42). Et cette remarque anodine est la petite goutte qui fait déborder le calice. Le récit ne dit pas « sans bijou » mais « Sans un bijou. » ; l’article indéfini, ainsi placé au centre d’un énoncé privé de verbe, gagne en valeur, son occurrence donnant l’impression de dissimuler une absence indécente, ou de marquer, par son effectivité trompeuse, un endroit qu’il serait déplacé de désigner. Comme est déplacée « la pâleur d’une nudité indécente » que découvre l’oreille, entre le chignon des cheveux et le haut col du chemisier, à la loupe du regard de la narratrice. Ce n’est pas l’objet de la montre qui fait preuve d’impudeur ici, mais la tentation à laquelle cède la narratrice, de déceler un endroit du cou naturellement caché.
La « pâleur » mise à nu renvoie au blêmissement qui saisit Ève et Adam au jardin d’Éden, lorsqu’ayant goûté du fruit interdit, l’altération de leurs corps se révèle à leurs yeux. Et de fait, la focalisation de la description sur quelques feuilles larges de la charmille au premier plan de la photo, ou la mention de la « paume ouverte » que devine la narratrice dans le dos d’Aurélie, « à la chute des reins » invisible, impressionnent l’ekphrasis d’une scène édénique. La photographie tient lieu de « trompe-l’œil » avertit la voix qui décrit. La pose dans laquelle est pris le personnage a beau donner l’impression d’une fixation du corps, c’est à une fuite que le regard fait face, la fuite plane et plate des lignes qui composent le tableau. Il suffirait d’un rien pour que la mort se devine, le maintien d’Aurélie ne tient qu’à la tenue qu’impose l’intempestif présent de la prise. Et ce rien, c’est le passage aux mots, c’est la formulation de l’image, sa mise en récit par la narratrice qui rejoue sur la page l’effet de trompe-l’œil de la photo. Découvrant non pas le visage d’Aurélie « en chair et en os », mais la « distance immensurable » qui l’en sépare.
« Le regard ne fait pas face : de trois-quarts, il tient une distance immensurable. Profil perdu. Le port de tête droit, le visage clair, aucun signe, aucune adresse : ni émotion, ni complaisance, ni séduction. Les traits n’expriment pas la volonté d’exprimer. Ils sont tout à l’impression » (p.42). L’asyndète interrompt la logique de la phrase. Les adverbes, conjonctions, et adjectifs de négation retirent à la description son objet ; néanmoins, c’est une phrase affirmative qui termine la citation, et même davantage, puisque l’adverbe « tout » exprime un total abandon. De sorte que sont « tout à l’impression » les absences de signes, les manques de coïncidence, le défaut de connivence de la part du visage que scrute la narratrice. Privé des caractéristiques physiques desquels nourrir la description, la loupe du gros plan se déporte sur les caractères d’écriture qui la font, les dote d’une faculté amphibologique. Un visage qui ne fait pas face et un profil perdu, c’est la morte qui se dessine en négatif, c’est la perte de Marraine par la narratrice qui surimpressionne l’ekphrasis : « torsion », « étranglement », « calice », la voyeuse guette la mort à l’œuvre dans la vanité des dentelles ; elle « soupçonn[e] » chaque détail de la représentation ; elle déchiffre, littéralement, elle tire de l’absence de signes et du défaut d’adresse une énigme. L’énigme non pas d’une disparition mais d’une endurance, d’une impudeur de la représentation : l’énigme d’une résistance de la mort dans les mots qui présentent au lecteur le portrait de la morte.
« Éloignement », « dédain », « indifférence » ? La « réserve » de l’image « pourrait faire peur » 3 dirait la narratrice de l’Aurélia Vancouver dans Aurélia Steiner de Marguerite Duras ; elle impressionne, au sens où, figurant « l’infranchissable ailleurs », elle met l’œil de la voyeuse en rapport direct avec l’inconnu de la mort. Elle impressionne aussi au sens où elle laisse trace, fait passage, établit entre la vivante et la morte la relation pudique et à toute-épreuve d’une écriture à l’œuvre. En témoigne l’anacoluthe qui court-circuite la dernière phrase : « La bouche est la plus surprenante : les lèvres fines, qui semblent retomber légèrement aux coins, marquant comme un éloignement, presque le dédain, ou du moins une indifférence, une réserve, comme un infranchissable ailleurs, voilà que ces lèvres, qui dans un retrait in extremis semblent la soustraire à toute connivence, la loupe en magnifie le grenu, le grossi, le tremblé sous le verre approximatif, et au point indécidable de la commissure on voit soudain que sécrète, avec l’effet de contre-jour, un sourire à sa naissance » (p.43). L’hyperbate l’atteste : il suffirait d’accueillir le mystère de l’image pour que tout se renverse, et que de la mort surgisse une adresse. Une adresse, un signe, un appel, une indication qui permette au lecteur de se perdre comme en l’incipit du Vice-Consule de Duras ; afin de trouver l’art de ruser avec la mort, l’adresse poétique qui défricherait l’impossible.
Dans le « contre-jour » qu’offrent à la mémoire « les mots dolents qui écrivent le jour sur fond de nuit », l’écriture révolutionne, la voyeuse se fait visionnaire. La mort d’Aurélie est reprise, comme l’aiguille recoud un habit, le retrait de l’aïeule assure une doublure au récit. « Traits pour traits » se tisse, entre la narratrice et sa Fée-Marraine, le fil « gracile », fragile, « courbe éphémère » « Là pas là » d’une geste qu’imprime en italique la locution temporelle « pour l’instant ». La différence de caractère signale le dénivelé énonciatif ; l’imitation du « penchant de la main » propre à l’italique ressuscite le geste d’une écriture en acte. De sorte qu’à chaque lecture le rapport s’établit, le retrait rend la morte à la vie du récit et impressionne le lecteur de la voyance de la narratrice. C’est bien d’une « langue qui fait merveille » qu’il s’agit, une langue qui « aura fait l’impossible » : une pudeur textuelle dont la retraite donne lieu à l’impressionnant miracle d’une survie dans l’écrit.
« ...aussi longtemps que dure le récit de vie et de mort... »
Le merveilleux vient aussi de l’étrange alliage qui compose le récit, produit d’alliances imprévisibles entre mythes de cultures diverses. L’entrelacs du récit d’Akhnaton et du Livre des Aïeules qui fiance la grande Histoire à l’ordinaire, l’Antique à la moderne, l’inconnue à la familière, fait concrétion dans le passage que je vais à présent lire, à travers la double occurrence du nom de « Chimère/chimère », avec et sans majuscule. La discrète anomination redonnant à « chimère » l’amplitude de sa référence.
Dans la mythologie grecque, la Chimère est une créature composite, faite d’une tête de lion, d’un corps de chèvre et d’une queue de serpent. Dans l’ancienne tradition matriarcale qui précède celle, patriarcale, des Achéens, chaque partie du corps de la Chimère représente un âge de la vie d’une femme : le lion la puberté, la chèvre la maturité, le serpent la ménopause. On attribuait également à ces mêmes animaux les trois saisons du cours de l’année : le printemps pour le lion, l’été pour la chèvre et l’hiver pour le serpent. L’assemblage de ces trois éléments symbolisait la vie dans son cours : la Déesse-Mère dans son accomplissement. La Chimère symbolisait aussi la connaissance, la clé alchimique qui permettait de forger métaux et pierres. C’est sous la forme de Chimère que la plupart des sibylles étaient représentées, ces prêtresses souvent hermaphrodites qui dans l’Antiquité étaient chargées de transmettre les oracles aux hommes, ce qu’elles faisaient dans un langage énigmatique et sujet à de multiples interprétations. Or la légende tue la Chimère, abandonne son culte et la remplace par des dieux masculins. Dans la tradition biblique, le serpent, encore associé à la femme, l’est de façon néfaste. Ce renversement des valeurs est représentatif d’une pensée qui sépare désormais la vie de la mort, le bien du mal, et relègue parmi les chimères tout ce qui a rapport au féminin. Les mystères de la naissance et de la mort, de la différence des sexes et de la chair trouvant désormais leur explication dans le mythe du « péché originel » depuis lequel l’idéologie occidentale modèle l’incarnation d’une « pudeur » par la femme.
C’est l’ancienne figure de Chimère que le récit des aïeules ressuscite dans l’image du « raccourci des âges » qui fascine la narratrice : « Dans l’album sans suite, les visages ne cessent de renaître du noir ou du jour, renaître oubliés, renaître morts, renaître entre deux eaux, deux battements de cils, renaître inconnus : aïeules jeunes nées, aïeules adolescentes filles sœurs fiancées » (p.89). Le rythme répétitif de la phrase gonfle de leurs propres reprises, engrosse de leurs propres ressassements, l’indécidabilité des syntagmes. La Chimère primitive que le récit remotive apparaît grosse des Chimères engendrées par les mythes auxquels elle a donné naissance : les Parques qui dans l’Antiquité régissent le temps des humains, filent la mort ; le serpent qui tente Ève et l’initie au mystère sexuel et différentiel du corps humain. D’autres « chimères » apparaissent, comme appelées par l’ouverture du paradigme. Et c’est le spectre étymologique du terme tout entier qui se surimpressionne à la phrase : le poisson surgit « entre deux eaux », et l’illusion entre « deux battements de cils » ; le procédé organique de reproduction, enfin, greffe et féconde la généalogie des aïeules à la fois « filles sœurs fiancées ». Une alchimie se fait jour, non point chimérique mais textuelle, poétique ; où, et je cite Mireille Calle-Gruber à propos de l’écriture d’Assia Djebar : « le souffle qui appelle ensemble les « mots » et les « morts » fait du tissage poétique un voile qui est un suaire mais aussi un lieu de renaissance » 4 .
C’est cette impressionnante vertu régénératrice de la pudeur textuelle que je propose enfin d’analyser.
« Tant que dure l’appareillage des éléments de maçonnerie et de narration et que les fils de la chevelure sont libres de toute attache, la vie est sauve, Camille ne meurt pas, Aurélie se tient à son côté dans un jardin d’irréelle végétation. Édénique. Automne ou hiver selon les habits volumineux qui les couvrent. Lui s’appuie de la main droite au socle d’une statue de chimère ; à sa gauche, passagère un instant retenue, elle est comme la Chimère jumelle, sérénité du visage à bandeaux entre le cache-poussière qui la revêt jusqu’aux pieds et le large chapeau dont le bord relevé est fixé au centre par un énorme cabochon ou quelque fanfreluche au goût du jour ».
(p.56.)
Ici, c’est à contre-jour de la mort, à contretemps de l’histoire, que Camille et Aurélie apparaissent, impressionnés par la scène « édénique ». Et l’adjectif est là, imprimé dans le texte qui les saisit au moment de la tentation qui précède le geste d’Ève, qui les comprend dans la tentative de la narratrice de toucher le vif du cliché. « Tant que dure l’appareillage des éléments de maçonnerie et de narration et que les fils de la chevelure sont libres de toute attache, la vie est sauve, Camille ne meurt pas, Aurélie se tient à son côté dans un jardin d’irréelle végétation » (p.56). « à son côté », et non « de sa côte », comme la tradition a interprété la geste. « à son côté », c’est-à-dire « à sa gauche » : du côté du cœur, de la « dépendance amoureuse », du deux assurant une assise à l’ignoré, à l’insu, à l’oublié qui composent avec la mémoire du récit. Mais aussi de l’organe vital qui bat par intermittence, et menace à chaque reprise de souffle d’arrêter la phrase qui n’en finit pas de ne pas finir le paragraphe pourtant bref en regard du reste du livre. Elle est bancale cette phrase, le côté de la femme penche dangereusement, d’autant que la majuscule au nom de Chimère l’emporte sur le socle de la statue chimérique auquel la main de l’homme s’appuie davantage pour la pose que par besoin de gravité. Apposition, comparaison, asyndète et suspens du référent sujet, le corps d’Aurélie pourtant disparaît entre le « cache-poussière » et la « fanfreluche au goût du jour », comme avalé par l’« énorme cabochon » qui découvre la vanité de l’habit - rétablissant à temps l’équilibre entre les deux membres du couple sur la photographie. De même qu’il disparaît, une page auparavant, au regard de l’enfant, sous l’épaisse chevelure que chaque soir l’aïeule dénoue.
« Chaque soir, dans la chambre qu’elles partagent, l’enfant s’émerveille d’Aurélie dont la chevelure soudain dévore tout le corps, lui fait un sarcophage de caresses » (p.54). La proximité du verbe « dévorer » ranime l’étymologie du mot « sarcophage » qui, formé du grec « sarkos », « chair », et « phagein », « manger », signifie « mangeur de chair ». On le constate, c’est à l’insu d’une mémoire auctoriale que puise la voix qui fait le récit, à même une matrice étymologique, à même la « dépendance amoureuse » d’une mémoire mythologique de la langue qui tresse la mort au lexique. Sous le coup de l’alliance contradictoire du syntagme antithétique « un sarcophage de caresses », une aïeule-mère de la Chimère surgit : la « Grande dévoreuse », ce monstre à tête de crocodile, à crinière, torse et pattes de lion et postérieur d’hippopotame qui, dans la croyance de l’ancienne Egypte, attend le défunt à la pesée du cœur, attentive au poids que l’organe opposera à la plume Maat.
Si la mort menace le corps d’Aurélie dont le « cache-poussière » découvre l’évanescence et la « fanfreluche au goût du jour » dénonce la vanité ; si la tentation de saisir le vif guette la geste immobile de l’ekphrasis, mettant l’équilibre du couple en péril, la résurgence du mythe de la dévoreuse de morts rétablit paradoxalement la balance, greffant sur le Livre des Aïeules le récit qui le comprend : Tombeau d’Akhnaton. Un récit où le sarcophage est nommé « maître de la vie », a la forme d’une barque, rend le défunt au cycle du soleil, l’appareille pour un voyage infini. De sorte que la Chimère à laquelle est comparée Aurélie jumèle au récit de la morte le souffle légendaire d’une survie dans le nom gravé sur la stèle funéraire selon la croyance de l’ancienne Egypte. L’économie narrative est relancée. L’abîme au bord duquel se tient Aurélie tient lieu de mise en abyme d’un autre récit, étranger et intime, le récit d’Akhnaton qui l’origine et auquel le Livre des Aïeules offre la possibilité d’une seconde vie qui, ouvrant un cycle inédit, inverse le cours de l’histoire et bouleverse la chronologie. Donnant l’impression d’une écriture qui se nourrit de ses pertes, qui commence où elle finit.
Dans le contre-jour de la mémoire, le récit dote le lecteur d’une seconde vue qui ranime à chaque lecture du mot le double sens de l’ « appareillage » : d’une part la disposition des éléments hétéroclites qui composent le récit tenus ensemble à la force du souffle poétique ; d’autre part le départ de la barque du mort pour un trajet infini dans le mythe de l’ancienne Egypte. Et les deux faces du même mot, contradictoires, sont tenues, retenues, dans la découverte de leur tension continue. Comme Aurélie apparaît « retenue », « se tient » dans la posture intenable d’un corps mort exposé « Mort vive » (p.72) à l’adresse de la voix narrative. Mémoire-momie ou tombeau vide, le récit impressionne le lecteur d’un autre rapport à l’écrit. Il appelle un autre regard. Un regard au vieux sens du verbe « regarder », qui signifiait « veiller, prendre garde ». Un regard amoureux comme celui de la narratrice à l’égard du miraculeux mystère de la survie des aïeules dans le tissu photographique. Un regard respectueux comme celui du cinéaste qui surprend l’Histoire d’Aton dans son oubli. Un regard qui loin d’attenter à la représentation offerte en garderait l’énigme, en dirait le retrait - afin d’en accroître l’attrait.
Une pudeur impressionnante
Aussi volumineuse que se fera l’écriture, ce n’est que de la poussière qu’elle couvre ; aussi épais que se tissera le récit, il n’est qu’un voile pour couvrir la mort d’Aurélie. Or le différé demeure, le texte fait demeure, le livre fait « sarcophage », l’écrit fait impression et manifeste une vie privée de la narration.
Le Livre des Aïeules hallucinant Tombeau d’Akhnaton ; Tombeau d’Akhnaton hantant le Livre des Aïeules : c’est autrement que la narratrice donne à lire. Engageant le lecteur à ouvrir les yeux et à découvrir entre les lignes l’endurance d’un désir, elle touche ce qu’il y a de plus intime à l’écriture littéraire. Elle révèle une pudeur proprement poétique ; elle impressionne le lecteur d’une impuissance à lire, d’une incapacité à voir, qui laisse paradoxalement sur la rétine l’étrange impression d’une découverte.
Comme si la réserve narrative entretenait le geste d’Ève dans son désir de saisir l’interdit. Comme si la pudeur textuelle mise à nu gardait « une certaine physique de l’humain » à l’œuvre dans le geste d’écrire. Comme si, différant la chute, l’histoire donnait lieu à l’impossible. Un livre où le lecteur découvrirait mille et une Genèses en retrait au fil de sa propre tentative de déchiffrer le texte. Exhaussant le sens étymologique de l’ « Apocalypse », du grec « apocalyptis » : révélation, découvrement, découverte. « Cela paraît obscur, cela évoque l’embarras du premier homme si, pour être créé, il avait eu besoin de prononcer lui-même, d’une manière tout humaine, le Fiat lux divin capable de lui ouvrir les yeux » 5 .
-
Calle-Gruber, Mireille, Tombeau d’Akhnaton, Paris, La Différence, 2006. C’est à cette référence que renvoient les numéros de pages dans le texte. ↩
-
L’ekphrasis est la description d’une œuvre d’art, réelle ou fictive, enchâssée dans un récit. ↩
-
Duras, Marguerite, Aurélia Steiner, in Le Navire Night, Paris, Mercure de France, 1979, (Folio ; (2009)), p.125. ↩
-
Calle Gruber, Mireille, Assia Djebar, Paris, adpf ministère des Affaires étrangères, 2006, p.29. ↩
-
Blanchot, Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, (Folio Essais ; 48), p.15. ↩