Le tombeau d’Akhnaton ou le tombeau de l’œil. Tombeau, monticule funéraire, sépulcre, hypogée, stèle, caveau, sarcophage ou cénotaphe le seront ici autant du Pharaon Akhnaton que d’une lumière que la narratrice, aveugle, aura pensée comme « le personnage principal » de cette mémoire sans mémoire, d’une figuration irretraçable où « chaque image » devient « un tombeau pour l’œil » 1 .
« Quel tombeau pour Akhnaton, sinon de lumière ? » 2 se demande le réalisateur de l’impossible film sur Akhnaton, Shâdi Abd As-Salâ, question ritournelle de ce récit qui fait venir une certaine mort de l’œil, du phainesthai ou de l’apparaître comme tels, car il n’y aura eu rien à voir, rien de l’ordre du visible qui fasse trace, rien de visible qui reste ou s’érige en vestige, encore moins en monument.
Plusieurs invisibilités sont portées par ce tombeau, poème. D’abord, une « narratrice : aveugle » cherche à faire venir en écriture Akhnaton, le Pharaon « le plus voyant, le plus aveugle, le plus mort le plus disparu », le moins visible et le moins vu, non seulement pour nous, tard-venus ne pouvant plus regarder les traces enfouies de l’histoire, mais aussi et d’abord pour les yeux contemporains qui, faute de savoir regarder, n’ayant pas l’œil qu’il fallait, ne virent pas la figuration qui s’amorçait devant eux : « les pierres d’Akhnaton n’ont jamais été lisibles, pas davantage pour le peuple de ses contemporains qui se tiennent dans la fascination dans l’ignorance ». Cette invision contemporaine, si l’on peut dire, des arts sous le règne d’Akhnaton, sera évoquée par la narratrice dans des ekphrasis de l’infigurable, des techniques picturales telles que la gouache, l’aquarelle ou le lavis, le pastel, « comme si le peintre avait renoncé au tracé de toute dessination préalable » ; une narratrice qui inscrira sans cesse sur le blanc album de la page d’écriture l’inaccomplissable tâche de « prendre la photographie de l’effacement » 3 .
À ces taches aveugles - invision contemporaine et invisibilité des traces du passé historique -, succède un impossible aboutissement de l’image cinématographique qui fait de ce roman une réflexion sur l’esthétique et les arts, une esthétique de l’exposition à chaque fois se dérobant à la phénoménalité qui « conjugue dessin, travestissement, tableau vivant, motifs de fantaisie », ajoutons aussi photographie, écriture de la lumière. Le film de Shâdi Abd As-Salâ sur Akhnaton, in-fini, non-fini, tombera dans une nuit ou un ennuitement préfigurés par ces yeux contemporains d’Akhnaton qui recouvriront le souvenir immémorial d’une liturgie du soleil, « éclats sculptés dans les décombres », dans « l’obscurité tramée de brillances », où « la lumière se tisse intimement de son contraire » 4 .
Et c’est cette contamination du lumineux avec ses ombres, ses contraires archaïques qu’aucun reste figuré ne rappelle, que le réalisateur aura cherché à porter à l’écran dans « une voûte d’ombre forée de lumière ». C’est pourquoi cette lumière ne se donne pas à voir, elle se laisse seulement lire dans son illisibilité, dans les intermittences d’une écriture-interrupteur, une écriture interruptrice qui interrompt une prétendue naturalité de la lumière solaire : « Plisser les yeux accélère sur la rétine les intermittences de l’ombre, et la pupille tel un interrupteur - fait le noir - fait le jour - fait le noir - fait lever l’aube... » 5
À la fois électrique et cinématographique, cette lumière s’écrit aussi avec une majuscule pour rappeler qu’elle aura été celle des frères Lumière, pour « nous : habitants du siècle-Lumière » 6 , et elle dira par là la signature d’un art de la machine qui façonne le faisceau lumineux. Ici, la machine devient un supplément non-naturel de la lumière qui « appareille l’œil d’une surpuissance phénoménale », un œil « pourvu d’une rétine d’une chambre noire ultrasensible, supplémentaire », et signale ainsi de tous ses doigts une visibilité excessive qui appelle à sur-nommer, sur-estimer, sur-phraser, sur-jeter, sur-exposer, ex-alter et ex-hausser. Non pas une lumière ou une luminosité mais une « extralucidité » 7 .
Une vision protubérante, car le tombeau, du grec tumbos et du latin tumba, provient d’une racine indo-européenne *teu-/*tu- qui donne des noms liés à l’enflure - tumeur, tumescence, intumescence, détumescence, tuméfier -. Ici, le « tombeau d’Akhnaton » qui aura voulu dire un tombeau de l’œil ou pour l’œil, aura été non seulement monticule, sépulcre 8 mais aussi enflure : une certaine vision, un certain regard sont malades, mourants, morts ou enterrés, enveloppés avec des bandelettes, momifiés ou enroulés avec « les patients emballages des toiles momifiantes », comme les mots dans l’écriture de Mireille Calle-Gruber qui portent des taies, taches opaques de la cornée constituées par une cicatrice à la suite d’une inflammation. L’écriture de Mireille Calle-Gruber « rend sensible la taie que portent les mots au regard de leur puissance visionnaire » 9 , mots-cicatrices donc d’une enflure dont on ne saurait dire ce qu’elle entoure par inflammation, si ce n’est le secret.
« Tout est crypte » 10 , écrit la narratrice, car le regard de l’œil dévoile moins qu’il ne crypte, cache ou sécrète. Tombeau de l’œil où le regard crypte une lumière qui ne sera plus réfléchie ni comme spéculation ni comme savoir dans aucune théorie de la connaissance. Lumière et vision sont ici les noms pour une certaine expérience scopique indo-européenne, indissociable de la construction d’un savoir philosophique fondée sur l’évidence ou l’apparaître des choses et des concepts, susceptibles d’être pensés en tant que tels dans leur plénitude lumineuse. La racine indo-européenne qui lie vision, lumière et connaissance 11 explose ici en morceaux de mica, car la morphé ou la forma ne sont plus rapportées à un quelconque eidos, de idein, « voir », « connaître », « savoir », mais dès le début, à un mystère. Múein, se taire. Quelque chose se tait dans la vision, quelque chose ne fait pas discours : « la forme est une énigme », « la forme (…) disparaît dans la nuit », « Comment savoir Comment voir Comment habiter dans le noir ? », « Comment savoir ? Comment voir sinon à consentir de perdre la vue ? » pour qu’enfin « à l’écriture vienne le souvenir de ce qu’elle ne connaît pas, qui n’est pas de l’ordre du connaissable. » 12
« Comment savoir Comment voir ? » thématise avec insistance la narratrice tout au long de ce récit, non pas pour enfin réussir à voir et à savoir, à voir en vue de savoir, mais pour laisser venir de l’inconnaissable, du non-vu comme non-connu, ou ce que la narratrice appellera l’insu, étranger à l’ordre du savoir dans « les récits de ses apparitions en signes intempestifs, recueillis, indéchiffrés, égarés, recomposés, transmis par fragments et énigmes, dans l’ignorance de l’héritage, Jusqu’à nous À notre insu. » 13 C’est l’archive muséale et phénoménale de cette histoire qui est insue, archive dont l’écriture de Mireille Calle-Gruber prend en charge la défaillance : ístor, « le témoin », « le juge » ou « l’historien », mot qui donnera le mot historia, « histoire », provient lui aussi, comme le rappelle Benveniste, du verbe grec idein, « voir » et « connaître » pour avoir vu de ses propres yeux (rappelons bien que celui qui fait l’histoire est, étymologiquement, celui qui a témoigné par la vue, dont la vue a été la preuve ou la vérité de sa présence 14 ). Or, ici l’histoire - littéralement celle qui voit - n’a rien vu ; nous ne savons rien de ses yeux car elle n’a pas laissé de visible derrière elle, elle n’a témoigné par moyen d’aucune preuve. Dans cette « archive muséale où la mémoire perd la mémoire », nous ne pouvons retracer qu’une « mémoire telle qu’elle se déroule en bandelettes à fresque ou en bandeaux de marbre sculpté, archaïque mutilée, aux parois des tombeaux, des mastabas, des temples, des musées, des cachettes de momies, sauvées, pillées, soustraites, enfouies, retrouvées, recomposées... » 15
Histoire invue donc, insue, inconnaissable et aussi illisible dans l’ « inexpression » des « traits [qui] n’expriment pas la volonté d’exprimer », qui « sont tous à l’impression » et dont « le regard un peu globuleux, la paupière lourde » sont des figures qui ne cessent de problématiser la possibilité de la légende. Loin d’un témoignage et d’une connaissance de l’ordre du légendé, de ce qu’on peut légender et qui peut, à son tour, légender, déchiffrer, ce qui est à lire ici fait défaut, ce qu’il faut lire ici ne peut pas être lu. Imago legenda est, l’image doit être lue, il faut lire l’image : cet adjectif verbal latin signale l’obligation, oblige à cette lecture de l’image dans son impossibilité la plus exposée. Puisqu’elle doit être lue mais qu’elle ne le peut aucunement, la lecture de l’image, de l’archive visuelle, des traces figurables, est manquante. Si elle ne devait pas être lue, elle ne ferait aucunement défaut à la lecture : elle est manquante et ce manque est recouvert par le secret porté de la signature: « Collée sur une plaque cartonnée, ton sur ton, la photographie porte en légende gravée la signature : », « De biais, l’encre violette barre tout l’angle au-dessus de la signature illisible, hérissée de lobes et volutes. » 16 .
Quelle grammaire, nous demanderons-nous, pour ce défaut de lisibilité ? « Comment passer de la légende à l’image », «[t]rois millénaires plus tard. De la phrase à la fresque » ? Comment faire le récit d’une crypte, d’Akhnaton, de l ’œil, avec des mots qui ont cherché aussi à en dévoiler le sens, l’histoire, le savoir, la tradition? Ou, pour le dire avec les mots de la narratrice, « quelle forme pour le récit de cet ennuitement du Pharaon hérétique, jeté à corps perdu dans les liturgies du soleil », quand « reste l’illisible. Fascination des signes. Les mots ne tiennent pas parole » 17 ? Quand la vision ne fait donc pas image ?
D’abord, les accommodations, adéquations, correspondances de l’œil devront perdre leur habitude et chercher de nouveaux appareillages; la grammaire, ayant égaré ses veilles coutumes, « fera des intermittences continuité » « selon un nombre invariable d’accents, à disposer à peu près au gré du narrateur - c’est-à-dire selon l’objectif de la caméra, l’œil du cinéaste dans le viseur, les points de vue et de non-vue du faiseur d’histoires par qui doit arriver toute l’affaire. Et la versatilité de la facture : prise-cadrage-filage-pontage-interruption-reprise. » 18
Ombre et lumière seront deux de ces intermittences par lesquelles la tombe et les multiples invisibilités qui recouvrent le récit d’Akhnaton font trame : comme dans les dessins au lavis évoqués dans la première scansion, nous ne savons plus ici si la silhouette du dessin retient comme un mur de contention les eaux pigmentées, les aquarelles qui la remplissent de rose et de mauve, ou si ce sont les camaïeux d’ocres liquides qui dessinent l’intérieur les silhouettes des lavis. Qui façonne qui ? C’est ce qu’on pourrait se demander aussi à propos de cette ombre et de cette lumière qui inondent (aquarelle, lavis), se répandent (peinture à l’huile), s’inscrivent (gravure) et taillent (sculpture) le roman, car ce tissage du clair-obscur « sur champ lumineux surgi du noir », « sur ce mur de voyance, mur des illuminations des revenances », fait tombeau d’une lumière étrangère à son ombre, à sa spectralité.
Un spectre qui sera travaillé par l’auteur non pas à partir de la figure du double, simulacre du même, mais à partir du second - une seconde mort du Pharaon Akhnaton dans le film inachevable, inachevé, le second deuil de la veuve Aurélie ou la Seconde Vie des maisons -, pour que l’œil puisse « assurer le legs des ombres sur champ lumineux ». Un œil donc qui ne fait pas double parce qu’il ne fait pas un, et qui brise une prétendue naturalité de la vision parce qu’infigurable et hors mesure : « des paupières sans cils », « un iris à l’envi », « l’orbe sans iris », « un globe qui a commencé sa révulsion », un « décollement de la rétine, un blanc de l’œil révulsé, entraînant le cillement de toute l’histoire », une « paupière [qui] prend une lourdeur qu’on ne soupçonnait pas ; [une] prunelle [qui] est portée sur l’infini ; », « ouverture, globe ouvrant recevant, hydrocéphale, démesuré[e], hors œuvre, et Œil ». 19
Ouverture de l’inscription à venir, tel pourrait être l’épithète de l’œil album, de l’œil blanc de Mireille Calle-Gruber dans Tombeau d’Akhnaton. À côté des épithètes d’Akhnaton, « l’Illuminé magnifique, et son épouse Néfertiti La-Beauté-qui-va-lentement à ses côtés », Néfertiti « à la-beauté-qui-marche-lentement » 20 , l’œil-ouverture, l’œil à-l’ouverture-de-ce-qui-est-à-venir que nous écrirons avec des guillemets à la manière de l’auteur, devient surface d’écriture qui fait venir ce qui fut, dans un passé chronologique, comme ce qui doit encore venir en inscription sur l’album, archive destinée à recevoir ce qui doit encore être déchiffré, lu.
À la couleur - aux bleus, mauves, roses, camaïeux d’ocres, « lapis-lazuli, malachite, cornaline, améthyste, turquoise, calcédoine, feldspath, jaspe, et ombre de l’obsidienne » -, le blanc de l’œil qui devient ici œil album, œil ou archive spectrale, teintée de blanc, couleur de toutes les couleurs attendant l’inscription qui poinçonnera, taillera, et qui n’exprime rien, portera tous leurs spectres. L’« œil à blanc », l’œil-jalousie de la lumière, l’œil album « aura fait l’impossible » 21 : archive des mots qui n’auront pas fait parole, d’une vision qui n’aura pas fait image.
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Mireille Calle-Gruber, Tombeau d’Akhnaton, Paris, Éditions de la différence, 2006, p.60 et p.169. ↩
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Ibid., p.31. ↩
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Ibid., p.209, p.108, p.30, p.64. ↩
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Ibid., p.17, 59 et 61. ↩
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Ibid., p.24 et p.59. ↩
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Ibid., p.22. ↩
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Ibid., p.24 et p.23. ↩
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Pour le rapport du tombeau à la visibilité d’un invisible, cf. Jean-Luc Nancy, Noli me tangere, Paris, Bayard, 1993, p.40 : « ...tout a lieu devant le tombeau vide, dans un retournement du regard depuis le tombeau, et d’autre part la vision offerte est une vision complexe, indécise d’abord puis supplée par la parole et enfin tenue à distance, ne pouvant voir que le temps de savoir qu’il faut laisser partir cette vision. » ↩
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Mireille Calle-Gruber, Tombeau d’Akhnaton, op.cit., p.39 et p.16. ↩
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Ibid., p.39. ↩
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Nous suivons ici la critique derridienne du visible et de l’activité scopique dans son rapport indo-européen à la connaissance philosophique qui concerneraient l’idée, la forme et la lumière, mais aussi la théorie - du grec theorein, « regarder, observer, considérer » - ou le schème grec, « sujet de réflexion, problème », du grec skopein, « fixer longuement les yeux, examiner ». Cf. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990. ↩
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Mireille Calle-Gruber, Tombeau d’Akhnaton, op.cit., p.16, 17, 32, 59, 90. ↩
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Ibid., p.79. ↩
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Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, Minuit, Paris, 1969, p.173-174 : « Le témoin, à date très ancienne, est témoin en tant qu’il ‘ sait ’, mais tout d’abord en tant qu’il a vu. (…) La valeur fondamentale du témoignage oculaire ressort bien du nom même du témoin : ístor. Voilà pourquoi on prend les dieux à témoins, en les invitant à voir ; le témoignage de la vue est irrécusable ; il est le seul. » ↩
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Mireille Calle-Gruber, Tombeau d’Akhnaton, op.cit., p.222 et p.22. ↩
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Ibid., p. 42, p.93 et pp.43-45. ↩
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Ibid., p.19 et p.82. ↩
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Ibid., p.20. ↩
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Ibid., p.39, p.32, 27, 44, 42, 25. ↩
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Ibid., p.21-28. ↩
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Ibid., p.21, p.157 et p.11. ↩