« Presque dans toutes les sciences la conception fondamentale n’a été trouvée que tout récemment, ou bien est encore cherchée : combien ce moment est plus attrayant que celui où, tout l’essentiel étant trouvé, il ne restera plus au chercheur qu’une morne glane d’automne. »
Nietzsche, Humain trop humain, I, § 257
Sens Public : A partir de quand avez-vous voulu faire de la recherche et qu’est-ce qui vous a guidé dans cette voie ?
Albert Fert : En réalité, il n’y a pas eu de volonté de faire de la recherche d’emblée. Au départ, j’étais plutôt attiré par les arts et surtout par le cinéma. J’ai écrit un scénario, j’ai réalisé le film, ce n’était pas très bon et j’ai compris que ma voie était plutôt la physique. La passion pour la recherche est vraiment venue avec ma thèse. C’est le plaisir pris à la découverte et le sentiment d’avancer sur des voies nouvelles qui m’a donné le goût et le désir de la recherche. Il n’y a jamais de finalité rigoureuse dans un sujet de recherche : on part sur une question précise mais l’objectif se transforme à mesure qu’on découvre différentes voies à explorer (les thèses de 5 ans donnaient peut-être plus d’indépendance et de liberté à ce point de vue).
Dans l’art, le but c’est créer pour communiquer avec autrui, la recherche c’est aussi créer mais avec une communication plus difficile. La recherche implique toujours l’imagination. Même s’il y a bien sûr des règles, des méthodes, des savoirs, il reste toujours cet espace de créativité.
Pouvez nous expliquer en termes simples en quoi consiste le travail de recherche qui vous a conduit à cette découverte ?
Les racines de la découverte en 1988 de la magnétorésistance géante, récompensée par le prix Nobel de 2007, sont dans les résultats de ma thèse de 1970 sur l’influence du spin des électrons sur leur mobilité dans les matériaux aimantés. Cette influence, parfois très forte, a pu être mise en évidence par des mesures de résistance électrique sur des matériaux aimantés comme le fer. Mais la découverte elle même n’a pu arriver qu’avec les progrès technologiques des années 80 qui ont permis la fabrication de multicouches magnétiques, empilements de couches métalliques ultra-fines avec alternance d’un métal aimanté comme le fer et d’un métal ordinaire.
Pouvez-vous nous expliquer les tenants et aboutissants de cette découverte : sur quoi elle se fonde et ce qu’elle ouvre ?
Les multicouches magnétiques présentent la propriété de laisser passer un courant électrique beaucoup plus facilement quand elles sont placées dans un champ magnétique. Cette propriété peut être expliquée par l’influence du spin des électrons sur leur mobilité dans les couches de métal aimanté. Nous avons donné le nom de magnétorésistance géante à cette propriété (la variation de la résistance d’un conducteur sous l’influence d’un champ magnétique s’appelle magnétorésistance mais est en général un effet petit, d’où l’adjectif « géante » donné à la magnétorésistance des multicouches magnétiques).
A partir de quel moment avez-vous commencé à penser que votre découverte était « révolutionnaire », sur le plan scientifique comme technologique ?
Sur le plan scientifique, notre découverte révélait que l’on pouvait obtenir des phénomènes nouveaux en exploitant l’influence du spin sur la mobilité des électrons et ouvrait un nouveau champ de recherche que l’on appelle aujourd’hui spintronique. Sur le plan technologique, la variation de résistance électrique sous influence d’un champ magnétique étant déjà utilisée pour diverses applications, nous savions qu’une variation beaucoup plus forte (géante) allait pouvoir améliorer ces applications, notamment pour la lectures des disques durs. Les retombées économiques sont plus difficiles à prédire. A l’époque il était difficile de prévoir l’arrivée de l’électronique nomade (baladeurs, etc.) et l’extension de la technologie du disque dur à cette électronique. Par contre, les chercheurs mesurent bien l’engouement scientifique : chaque révélation d’une chose nouvelle est à la fois en elle-même un plaisir et par le plaisir de la partager. Le monde de la recherche, c’est aussi cela, une communauté de chercheurs réunis par la circulation rapide et transparente de l’information.
Il y a aussi une grande satisfaction dans la découverte des applications, dans le fait de voir l’utilité sociale presque immédiate d’une recherche fondamentale, en l’occurrence la possibilité de démultiplier les capacités de stockage des disques durs en utilisant le spin de l’électron pour détecter l’information. Mais la logique de l’application est autre : c’est celle des brevets. Sur la GMR, c’est l’autre équipe, l’équipe de Peter Grünberg, qui a été la première à déposer le brevet. Notre retard sur ce point est lié à la structure plus complexe du partenariat public/privé. Les journaux ont commenté abondamment ceci. Mais sur d’autres découvertes, nous avons la priorité et nous avons des brevets sur les développements de la GMR, comme la TMR (la magnétorésistance à effet tunnel).
Qu’est-ce que le prix Nobel signifie pour vous ? Le fait d’avoir le prix Nobel, est-ce une chance pour la recherche personnelle ?
Ce que récompense le prix Nobel, ce n’est pas principalement le fait qu’une recherche fondamentale ait un caractère appliqué, technologiquement porteur et industriellement profitable, c’est en premier lieu le fait que cela ouvre un domaine nouveau de recherche : la spintronique en l’occurrence, l’électronique du spin.
L’obtention du prix Nobel génère évidemment de nombreuses sollicitations et retarde mes projets de recherche. On me demande mon avis sur de nombreux problèmes et actuellement je suis amené à donner mon avis sur la politique de la recherche : la défense de l’organisme performant de politique scientifique qu’est le CNRS, plaidoyer pour un plus grand nombre de financements alloués aux programmes blancs de l’ANR (l’Agence Nationale de Recherche), c’est-à-dire de financements qui ne soient pas sur des projets trop finalisés. La recherche n’est pas une démarche linéaire, c’est plutôt un itinéraire en zigzag. Donc il faut laisser cette possibilité d’une recherche relativement libre.
Quels conseils donneriez-vous à un lycéen, un étudiant, un jeune chercheur ?
Je dirais d’abord que le monde de la science est un monde très ouvert, c’est un monde avec beaucoup de choses que l’on ignore et qu’il faut découvrir. Il reste beaucoup de choses à trouver, beaucoup de problèmes ouverts à résoudre, dans tous les domaines.
Je dirais ensuite que le monde de la recherche, c’est le cadre particulier et enrichissant d’un travail en groupe, en équipe, la possibilité d’interaction avec des personnes issues de tous les pays et concentrées sur la résolution d’un même problème. Un monde ouvert et interactif donc.
Dans quelle mesure la science doit-elle être au service de la société ?
Nous, chercheurs, devons être conscients des besoins de la société. Le chercheur est heureux et satisfait quand une de ses découvertes a des applications qui servent l’intérêt général, qui ont une utilité universelle. Mais en même temps, cette application est une conséquence et il ne faut pas en faire un but exclusif dans la mesure où on ne peut donner de directive fixe à la recherche, car le chemin de la découverte passe par beaucoup de résultats inattendus.