A droite, il est présenté par de nombreux commentateurs comme la nouvelle Bible des républicains. Ses vertus supposées messianiques sont d’autant plus vantées que la défaite cuisante au Congrès à laquelle tous s’attendent pour novembre viendra vraisemblablement valider la thèse des auteurs de ce volume, dont l’éditeur néoconservateur William Kristol recommande chaudement la lecture à John McCain.
Clairement, Grand New Party, le titre de l’ouvrage, fait écho au « Grand Old Party » (GOP), le nom donné au Parti républicain et résume à lui seul l’entreprise de rénovation qu’ont voulu initier Ross Douthat, éditeur pour la revue The Atlantic , et Reihan Salam, entre autres chercheur à la New America Foundation .
Leur thèse est simple : aucun des deux principaux partis américains n’a réussi récemment à avoir de coalition stable sur la durée parce que la « working class » américaine - ces travailleurs non diplômés qui représentent près de la moitié de l’électorat américain et dont les parents étaient naguère au cœur de la coalition de Roosevelt (p. 2) - se refuse à choisir un camp et s’y tenir. Surtout, jamais les républicains n’ont eu le même pouvoir qu’un Roosevelt ou un Lyndon Johnson. Or, si les vues d’un Thomas Frank, l’auteur de What’s the Matter with Kansas 1 , ont conduit à la résurgence d’un populisme démocrate à même d’attirer l’électorat américain à gauche, ainsi que l’ont montré les élections de 2006, les républicains n’ont encore rien de semblable et sont confrontés à un impératif majeur : redevenir le parti de l’électeur du « Sam’s Club », de l’Amérique ordinaire, pour s’approprier le vote des couches populaires de façon durable. Et c’est bien l’ambition des auteurs que de contribuer à cette quête.
Mais Douthat et Salam savent que la tâche n’est pas mince. Paradoxalement, ils esquissent avec brio ce à quoi la gauche américaine pourrait bien ressembler si un président démocrate prenait la tête de l’Amérique en novembre : « Une combinaison certaine de la gauche populiste et du centre néolibéral [au sens américain] pourrait émerger comme la prochaine majorité politique aux États-Unis malgré tout, si le mouvement conservateur ne peut trouver des manières innovatrices de répondre aux angoisses de l’Amérique de la classe populaire. […]. [L]’on peut apercevoir un nouveau consensus libéral prendre forme, qui aurait le potentiel d’achever le type de réalignement que le GOP de Karl Rove et de George W. Bush avait à sa portée. Ce libéralisme d’un nouveau genre marierait un centrisme d’économie de marché des années Clinton à un renouveau pour une social-démocratie de type européen, le vieux rêve de la gauche américaine » (pp. 9-10). Sous l’égide de ce nouveau consensus, les États-Unis ressembleraient de plus en plus à une nation comme le Danemark. Mais voilà : à bien des égards, c’est « une solution profondément non-américaine aux problèmes auxquels fait face le pays, une solution qui mettrait l’accent sur la dépendance davantage que sur l’autosuffisance, sur une condescendance bureaucratique davantage que sur l’entraide » (p. 10). Les auteurs exposent là davantage les vues radicales d’un libéral comme Paul Krugman que les analyses en profondeur de la gauche américaine d’un Matt Bai. Mais ils n’en demeurent pas moins lucides : les démocrates ont à ce stade davantage à offrir que des républicains dont les auteurs de Grand New Party se montrent très critiques pour leurs échecs criants. Pour eux, si la gauche américaine semble tentée de se rapprocher du modèle européen, les républicains de ces dernières années se sont davantage rapprochés du modèle sud-américain, composé d’indifférence pour les nécessiteux et de capitalisme corrompu, où « les riches sont riches, les pauvres sont pauvres, et où il n’est point de classe populaire autosuffisante et indépendante au milieu ». Et l’alternative à ces deux extrêmes, pour les deux auteurs, consiste pour l’Amérique à être... américaine : « Une nation dont le gouvernement est limité, d’une profonde solidarité culturelle, une nation au sein de laquelle les biens de la vie nationale sont distribués de manière aussi large et aussi juste que possible, sans sacrifier la propriété et l’indépendance dans la foulée ».
Le lecteur européen redécouvre d’ailleurs au fil des pages ce mépris de la droite - le mot est parfois même faible - pour l’Europe et ses valeurs, qui a connu son pic avant le déclenchement de la guerre en Irak, et ne s’est jamais réellement éteint depuis lors, ainsi que l’a attesté le discours du républicain Mitt Romney en février 2008, lorsqu’il a abandonné la course à la nomination de son parti. Il ne s’était alors pas privé d’écorcher la France en la citant comme modèle de ce que les États-Unis ne doivent précisément pas devenir : « Une puissance moyenne qui ne compte plus sur la scène internationale ». Et alors que le système de santé américain coûte le double par individu de celui de la majorité des pays développés pour offrir des soins de qualité moindres, John McCain n’a pas hésité à critiquer le modèle de santé français comme celui à ne pas adopter. Pour la droite américaine, l’Europe semble être restée cette Vénus timorée qui fuit la guerre, un continent d’assistés et de décadents incapables de se suffire à eux-mêmes et contraints de s’arcbouter à des bureaucraties kafkaïennes. Ces vues devraient surtout aider l’Europe à mieux se positionner par rapport à d’éventuelles administrations républicaines.
Écrit d’une plume maîtrisée, l’ouvrage est également richement documenté et n’hésite pas à reprendre des travaux ou des statistiques de tous horizons, y compris d’experts de gauche - à l’instar de Jason Furman, aujourd’hui économiste principal de la campagne du démocrate Barack Obama. Les auteurs sont par ailleurs très critiques à l’égard du candidat John McCain, qui a décidément du mal à trouver grâce aux yeux des conservateurs.
La première partie de l’ouvrage eût aussi bien pu s’appeler « idée d’une histoire américaine au point de vue conservateur », les auteurs revisitant le 20e siècle américain sous un prisme clairement à droite. Analysant l’influence sur le New Deal des « maternalists », ces femmes diplômées qui voyaient la désintégration de la famille comme l’enjeu majeur de leur époque, les deux auteurs mettent dès le début la famille au centre de leurs réflexions autant qu’au centre des valeurs américaines. Pour eux, la politique de Roosevelt était bonne pour la classe moyenne, qui a su accoucher d’un modèle stable pour elle. En revanche, le passage en revue des années 1960 à 80 laisse affleurer tout le dégoût qu’elles ont pu inspirer à droite, lorsque l’Amérique était confrontée à la montée de la violence, la libéralisation des mœurs, l’impuissance économique (sous Carter notamment) ou l’accroissement des inégalités, souvent imputés aux divers programmes d’une gauche décrite comme élitiste et bourgeoise. Les deux auteurs n’hésitent pourtant pas à reconnaître certaines erreurs majeures du mouvement conservateur : ainsi, pour eux, la droite s’est trompée de camp dans le combat pour les droits civiques. Et parfois, elle était même raciste, admettent-ils (p. 39 et p. 46-47).
Et c’est bien de cette époque que date la polarisation culturelle de la vie politique américaine : face aux élites, s’affirme la culture des couches populaires. Les premières étant souvent anti-religieuses, les religieux deviennent en retour anti-intellectuels. Alors que les élites délaissent les « mass media », ceux-ci se mettent à offrir des contenus plus superficiels pour accroître leurs audiences, dont les intellectuels ne font plus partie. L’Amérique sort transformée de ces décennies, et la division « États rouges » / « États bleus » perdure encore à ce jour. Cette déchirure n’était pas nécessairement un désavantage pour les démocrates, ainsi que le relèvent les deux auteurs. Mais le libéralisme a été plus spontanément associé aux élites de gauche. C’est alors que la coalition de Roosevelt, composée de « Noirs, de Blancs, de mandarins et des masses » (p. 62) a volé en éclat, laissant advenir l’âge de Reagan. Car dès les années 70, deux visions s’opposent. D’un côté, The Emerging Republican Majority, du conservateur Kevin Phillips, prédit l’avènement d’une coalition favorable aux républicains. De l’autre, Changing Sources of Power, du démocrate Fred Dutton, plaide pour l’établissement d’une nouvelle coalition de jeunes électeurs, de Noirs et d’habitants des banlieues diplômés (college-educated suburbanites) - ce qui est presque la coalition que Barack Obama a mise sur pied pour remporter les primaires démocrates de 2008 -, tout en recommandant aux progressistes d’abandonner la classe ouvrière. Or, c’est bien la vision de Phillips qui prévaut quand les deux partis se battent pour bâtir des coalitions majoritaires.
Or, si, à son arrivée au pouvoir, Reagan s’attaque à la bureaucratie et aux dépenses supposées vaines du gouvernement, il ne remet pourtant pas en question l’existence de l’État-providence, relèvent les deux auteurs. Car le conservatisme qui triompha alors était celui « qui promettait de réparer l’État-providence plutôt que de l’abolir ; de réformer la Grande Société [de Lyndon Johnson] mais de laisser le New Deal plus ou moins intact. C’était le conservatisme d’une classe ouvrière qui avait viré vers le GOP, non pas parce qu’elle avait été persuadée des mérites des prescriptions anti-gouvernement de la droite, mais parce que les républicains semblaient mieux incarner le consensus des années 1950 ». Elle voulait « un gouvernement que les libéraux du New Deal avaient créé, mais dirigé par des républicains » (p. 79-80).
Les années 1990 commencent dans l’angoisse pour la classe ouvrière. Après douze ans de présidence républicaine, Bill Clinton entre à la Maison Blanche, où s’engouffre également, selon Douthat et Salam, la gauche bourgeoise bohème, « idéologie mi-conservatrice, mi-libertine » (p. 91), au désarroi des conservateurs. « Mais ce fut une décennie conservatrice malgré tout, au cours de laquelle les gains des vingt années précédentes ont été consolidés et les succès politique et les vues du mouvement se sont traduits par un changement social profond » (p. 93). Les auteurs voient Clinton sous un œil favorable, à cet égard. Mais ce fut surtout une décennie importante pour les travailleurs américains, qui ont beaucoup gagné sous la présidence démocrate.
Si Douthat et Salam critiquent sévèrement l’ère Bush, notamment pour son incompétence, sa corruption et ses dépenses faramineuses, ils voient en lui comme un pionnier pour une éventuelle ère conservatrice : mettant en place des coalitions victorieuses lors de la plupart des élections auxquelles il est confronté, Bush parvient à retarder sans cesse la formation d’une nouvelle majorité démocrate : « S’il y a une majorité conservatrice dans une décennie, elle ressemblera à celle forgée au cours des six dernières années, et elle aura une dette à l’égard du talent politique de George W. Bush », préviennent ainsi les auteurs (p. 115).
La seconde partie de l’ouvrage constitue un travail de réflexion sur de possibles propositions politiques devant servir un agenda conservateur destiné à séduire l’Amérique ordinaire. Remettre la famille au centre du débat en réformant la fiscalité, cimenter le mariage, ou encore, recomposer un système de santé solide : ainsi, le modèle français, vanté pour certaines de ses vertus, est aussitôt écorché pour ce que les docteurs américains n’accepteront jamais, selon les auteurs, de recevoir des salaires équivalents à ceux des Français, que les Américains n’accepteront jamais une bureaucratie supposée dictatoriale et que mettre en œuvre le modèle de l’Hexagone reviendrait à « inviter un glouton dans un repas à volonté », entraînant un risque de surconsommation des soins si ceux-ci deviennent gratuits (p. 178). Ce modèle doit être obligatoire, estiment-ils cependant, en se fondant sur une démonstration audacieuse. Les républicains doivent également en finir avec la « compassion » (la valeur phare de Bush) et remettre l’estime de soi au centre du débat, afin d’aider les Américains ordinaires à s’armer pour devenir prospères. L’école doit relever du choix des parents, et il faut investir davantage dans les forces de police pour prévenir le crime, d’autant plus que, pour les auteurs, une nouvelle génération d’immigrants mal assimilés risque désormais de ne plus se soucier de l’ordre public ; les politiques d’immigration doivent être mieux maîtrisées. D’autres idées suivent, dans la plus pure tradition conservatrice.
Ce que ce livre annonce à sa manière, c’est l’avènement d’une nouvelle génération d’intellectuels de droite aux États-Unis, une génération qui entend faire amende honorable quant aux aspects les plus condamnables du grand-œuvre conservateur - au premier chef, son usage du racisme comme instrument politique - tout en se montrant beaucoup plus décomplexée, beaucoup plus pragmatique que les cohortes du Baby Boom sur bien des points. En refermant l’ouvrage, le lecteur peut être amené à penser que, pour séduire la classe moyenne, c’est Mike Huckabee, ancien gouverneur de l’Arkansas qui a remporté l’Iowa, la première étape des primaires républicaines, qui eût sans doute fait un meilleur candidat, lui qui n’avait pas hésité à augmenter les impôts dans son État pour redistribuer un peu plus généreusement, ce qui a suscité l’ire des conservateurs fiscaux, et dispose d’une bonhommie qui le rend proche de l’Amérique profonde.
Enfin, alors que le journaliste David Leonhardt résumait récemment les vues des auteurs sur cette nouvelle gauche condamnée à n’offrir que « condescendance » et « dépendance » au candidat démocrate Barack Obama, ce dernier a au contraire répliqué qu’il souhaitait que les individus gardent la maîtrise de leur destin. « Et je pense également que vous voulez instiller cette idée d’autonomie, cette idée que ce que vous faites aide à déterminer le résultat final », ajouta-t-il 2 . A bon entendeur !
A n’en pas douter, ce débat sur les nouvelles valeurs de droite et de gauche ne fait que commencer aux États-Unis.
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What the Matter with Kansas, de Thomas Frank, Holt Paperbacks, New York, 2004. Traduit en français chez Agone sous le titre : Pourquoi les pauvres votent à droite : Comment les conservateurs ont gagné le coeur des États-Unis (et celui des autres pays riches). Dans son ouvrage, l’auteur s’interroge sur la persistance des cols bleus à voter pour un Parti républicain aux politiques économiques désastreuses pour eux. En étudiant le cas de son propre État, le Kansas, Franck explique qu’à l’approche des élections, la droite américaine arrive à détourner l’attention des ouvriers en portant le débat sur les « valeurs » (morale, religion, armes à feu, cellules souches, avortement, crime, etc.) tout en dénonçant paradoxalement la gauche comme le parti des privilégiés et des élites, l’ennemie du « peuple ». ↩
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How Obama Reconciles Dueling Views on Economy , in The New York Times, 24 août 2008. ↩