Pour son premier livre, le journaliste du New York Times Magazine Matt Bai 1 a réalisé un exploit : offrir un récit détaillé, critique et pétri d’humour de la bataille qui fait rage entre l’establishment démocrate, ses notables et ses courtisans, et les « activistes », ces citoyens américains de tous horizons qui veulent remodeler la gauche de leur pays conformément à leurs idéaux - souvent radicaux. Or, cette lutte qui oppose les héritiers fainéants de Franklin Roosevelt et de Lyndon Johnson aux nouveaux progressistes se heurte à un obstacle majeur : personne ne sait plus vraiment ce que doit être le Parti démocrate, ce qu’il incarne, et quel est, en clair, son « argument » face à la droite - une droite que tous trouvent cependant à haïr et veulent enterrer à tout prix. C’est au travers d’un long périple, vivant et plein de rencontres, dans les coulisses de la gauche américaine contemporaine que Matt Bai tente d’étayer une thèse que l’élection de 2008 demande à confirmer.
Tout commence en 1994, lorsque 60 ans d’hégémonie démocrate s’éloignent brusquement comme un lointain souvenir, un événement qui allait renforcer l’emprise politique de la droite sur près de trois décennies (1980-20XX ?) : les républicains prennent alors le contrôle du Congrès et contraignent Bill Clinton à rester très proche du centre sur l’échiquier politique. Car, alors que les démocrates des années 1960 étaient fidèles à leurs idéaux, ceux de la décennie 1990 sont dépeints comme des politiciens obsédés par l’influence et l’argent, désireux de ne gagner des élections que pour le pouvoir. Pire : en 2000, les démocrates subissent une défaite formidable, et en 2004, incarnant l’establishment, John Kerry n’a jamais vraiment excité la base d’un parti qui semblait condamné au déclin toujours davantage.
Ce néant auquel l’establishment démocrate est jeté donne peu à peu naissance, en parallèle, à une véritable nébuleuse progressiste, animée tout à la fois par des citoyens engagés et par quelques discrètes grandes fortunes américaines, comme George Soros, qui ont à cœur de construire de solides infrastructures démocrates. « Alimenté par des contributions financières sans limites et la technologie transformatrice du Web, [ce mouvement] avait le pouvoir de dépasser le parti », relève Matt Bai (p. 9). Et de détailler ce séisme dont personne n’a encore pris tout à fait conscience : « Le pouvoir était en train de s’éloigner des élites du parti et se rapprochait d’un groupe de progressistes dont le but était de fonder un mouvement tout aussi énergique et influent que celui que la base conservatrice avait lancé 30 ans plus tôt » (p. 20).
L’éveil a d’abord été celui d’un homme : le démocrate Rob Stein, un acteur clé qui a passé beaucoup de temps à tâcher de comprendre le succès de la droite. Il va présenter ses recherches à des centaines de membres du parti, au travers d’un mystérieux Power Point intitulé « The Conservative Message Machine’s Money Matrix » : ce dernier révèle la dimension époustouflante des infrastructures conservatrices, des think tanks et autres médias au cœur du logiciel et de l’agenda républicains, qui sont financés chaque année à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars depuis les années 1970. Ce Power Point opère alors comme un déclic : bluffés, quelques richissimes démocrates vont accepter de fonder des structures et des think tanks comme la Democracy Alliance , le Center for American Progress , l’ Economic Policy Institute ou le Center on Budget and Policy Priorities , afin de créer l’équivalent démocrate de cette pieuvre idéologique qu’ils ont pu ainsi découvrir.
Pour ces puissants individus, l’impératif est de recadrer un Parti démocrate arrimé trop près du centre par un Bill Clinton soucieux de réformer l’État-providence et de passer des accords de libre-échange tout en opérant sans cesse des « triangulations » pour séduire les électeurs de l’autre bord. Car c’est aussi ce que révèle le livre de Matt Bai : l’héritage de Clinton est aujourd’hui âprement débattu au sein de la gauche américaine. S’il fut le seul démocrate à mettre les pieds à la Maison Blanche depuis 1980, ses politiques n’ont certainement pas plu aux progressistes. Au contraire, il aurait même vidé la gauche d’une partie de sa substance. « Roosevelt et Johnson avaient fondé leurs agendas innovateurs sur des principes moraux importants : des opportunités pour les pauvres, de la sécurité pour les personnes âgées, l’égalité pour les exclus » (p. 61). Depuis, les grands principes sont devenus de banals programmes (Medicare, la Sécurité sociale, l’État-providence, l’affirmative action), sans éclat aucun.
Mais les George Soros ne sont pas les seuls à être mécontentés. Une petite révolution a été fomentée à gauche par des bloggeurs - des citoyens ordinaires - habitant aux quatre coins du pays. Et Matt Bai n’a pas peur de l’affirmer : « [l]’Internet […] serait au nouveau mouvement progressiste ce que la radio généraliste (talk radio) avait été aux conservateurs » (p. 35). Ainsi, Daily Kos, MyDD ou MoveOn (ce dernier est né en réaction à la procédure d’impeachment lancée par la droite contre Bill Clinton) ont peu à peu constitué des éléments clés, parmi d’autres, de la nouvelle galaxie progressiste. De son côté, MeetUp a grandement contribué au succès de Howard Dean en 2004. Ces démocrates-là sont d’abord obsédés par l’idée de défaire George W. Bush et ses politiques, et sont unis contre ce qui est à leurs yeux une erreur sans mesure : la guerre en Irak. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le candidat nominé par les démocrates en 2008 est un homme qui s’est opposé au lancement de la guerre, et si tous les autres, au premier rang desquels Hillary Clinton, ont eu à regretter d’avoir soutenu le président Bush dans son entreprise. Le contexte était certes différent : « Les républicains voulaient la guerre, et les démocrates centristes avaient peur d’apparaître non-patriotes » (p. 79). Mais grand mal leur en a pris, à n’en pas douter.
Plus que tout, et c’est ce qui va faire sa puissance, la blogosphère ainsi créée arrive à lever des fonds et à mobiliser les foules - on en a d’ailleurs la confirmation avec la campagne de Barack Obama - et à faire élire ses démocrates et à défaire ceux qui, à son goût, ne le sont pas assez, comme l’a appris, à ses dépens, Joe Lieberman, qui a perdu en 2006 la primaire démocrate pour le siège de sénateur du Connecticut face à un inconnu soutenu par les progressistes et a été contraint de se présenter en indépendant par après. (Lieberman soutient d’ailleurs aujourd’hui le républicain John McCain).
En ce sens, à lire The Argument, on ne s’étonne point si, dès 2004, Howard Dean devient l’icône des progressistes malgré sa défaite lors des primaires de son parti - lui qui entendait, selon son bon mot, représenter « l’aile démocrate du Parti démocrate ». En réalité, le fait que des candidats comme Dean ou Obama puissent devenir des politiciens d’envergure nationale - le premier, qui était simple gouverneur du petit État du Vermont, est devenu secrétaire général du Parti démocrate, et le second, sénateur de l’Illinois depuis peu, est devenu son candidat pour la présidentielle de 2008 - démontre que des candidats évoluant fort loin des structures de l’establishment peuvent en prendre la tête, propulsés par des militants, des bloggeurs et des millionnaires. Et ce phénomène, très loin d’être une anomalie, est probablement amené à se répéter sur les années qui viennent.
En prenant la tête du parti, l’outsider Howard Dean inaugure une stratégie visant à reconquérir les 50 États de son pays en investissant des fonds dans chacun d’eux, par contraste avec le « targeting » (ciblage précis d’électeurs susceptibles de voter pour un parti plutôt qu’un autre dans certains États). « Même si Dean n’était en fait pas devenu le secrétaire général des démocrates après 2004, le turbulent parti qui était né de sa campagne, au moins au niveau des activistes, n’était plus celui de John Kerry, de John Edwards ou de Hillary Clinton. C’était le sien » (p. 158). Et s’il doit son succès à son opposition à la guerre en Irak et à tout ce que représente George W. Bush, cela ne s’arrête pas là : « Dean ne l’aurait jamais dit mais il faisait campagne contre le clintonisme et tout ce que cela incarnait », précise Matt Bai (p. 160). Son arrivée à la tête du Parti démocrate a d’ailleurs rendu furieux de nombreux fidèles des Clinton.
Seulement, ce nouveau mouvement se heurte toujours à un problème fondamental : il lui faut trouver un argument post-New Deal. Car le monde a changé, ainsi que le rappelle même Andy Stern, le dynamique patron du syndicat du secteur des services, le SEIU (Service Employees International Union) : pour lui, l’économie du 20e siècle n’est plus, et des programmes conçus par les démocrates à l’âge industriel sont dépassés, ne suffisent plus à protéger la nouvelle classe laborieuse 2 (p. 196). Or, que peut le Parti démocrate pour la vaste classe des travailleurs ? La réponse à cette question constituera sans doute l’un des socles de l’argumentaire démocrate, si l’on suit le raisonnement proposé dans le livre du journaliste du New York Times Magazine. A ce stade, l’élection de mi-mandat de 2006 semble avoir donné raison à Matt Bai : de fait, si la victoire des démocrates au Congrès a été historique, l’impopularité de ce dernier a atteint des records depuis lors, seulement compensée par celle de George W. Bush. Et la gauche américaine n’a pas su offrir l’équivalent du « Contrat avec l’Amérique », qui avait rendu si populaire le républicain Newt Gingrich dans les années 1990.
Ne nous y trompons pas : en novembre 2008, la détestation des Américains à l’égard du Parti républicain et du président Bush devrait conforter la majorité démocrate au Congrès. Et l’état dans lequel se trouve l’Amérique en 2008 lui impose de mettre en œuvre des politiques prônées par les démocrates, et de « virer à gauche », ainsi que semblent l’avoir fait nombre d’électeurs américains régulièrement sondés depuis 2006, qui, déçus, ne cessent de s’éloigner du parti de l’éléphant. Reste que le parti de l’âne peine à trouver un argument simple et solide. Barack Obama a subtilement navigué jusque là sous la bannière du « changement », mais sans préciser en quoi ce dernier consistait concrètement - au moins jusqu’à ce qu’il prononce son discours d’investiture lors de la Convention démocrate d’août 2008.
Rédigée au printemps 2008, la postface de Matt Bai à l’édition « paperback » de son ouvrage offre d’ailleurs un point de vue très subtil. Tout d’abord, sa réflexion sur ce nouveau mouvement qui bouscule l’establishment résonne comme une mise en garde : « Ce que la classe politique de la capitale semblait ne pas comprendre, quoi qu’il en soit, était l’étendue du rejet des idées de Clinton par le mouvement progressiste qui avait imprégné la base. La campagne de [Hillary] Clinton a semblé ne pas l’avoir saisi non plus » (p. 305). Surtout, ce serait Barack Obama qui émergerait paradoxalement comme l’alternative à l’héritage de Clinton. Paradoxalement, car contrairement au mouvement progressiste contemporain, qui prône des idées radicales et est peu enclin à faire des prisonniers, le sénateur de l’Illinois a fait campagne malgré tout sur l’idée de faire avancer le gouvernement en créant un consensus entre démocrates et républicains, de les faire, dans la mesure du possible, travailler main dans la main. Mais Matt Bai de prévenir, en cas de victoire à la présidentielle : « Si Obama ne peut changer la trajectoire du nouveau mouvement progressiste, alors le mouvement le changera très certainement ».
Avec The Argument, le journaliste américain a signé un livre que l’on regrette grandement de ne pas trouver traduit dans la langue de Molière, tant il pourrait bénéficier pour réfléchir en retour sur l’état de la gauche française.
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Voir également le site de Matt Bai ↩
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« Working class ». Peut-on encore traduire ce terme par « classe ouvrière » dans les sociétés postindustrielles ? ↩