« Cathala avait raison ! ». C’est avec cette ligne de sujet que je reçus l’électrolettre d’un éditeur parisien m’envoyant un article d’un grand quotidien sur l’imposture des statues de terre cuite de Xi’an exposées à Hambourg. Les Chinois avaient envoyé de fausses statues ! De quoi relancer les débats les plus fous sur l’authenticité des soldats de l’armée en terre cuite de Qin Shi Huangdi, le premier Empereur de Chine, qui agite le monde des sinologues depuis leur découverte dans les années soixante-dix. L’une des plus fabuleuses trouvailles archéologiques que la Chine ait jamais faite ne serait-elle que mystification ? De cette hypothèse, Frédéric Cathala a fait un roman, truculent, extrêmement érudit, caustique, follement en prise avec la réalité d’une Chine qui fait, à nous sinologues, notre quotidien, et particulièrement ceux qui étudient le politique. Et, avant tout, pour parler du cadre de ce livre, le nationalisme chinois.
Non, Frédéric Cathala ne défend pas la thèse selon laquelle les soldats que l’on montre aux touristes dans leurs fosses, à deux kilomètres du tumulus toujours inviolé (enfin, pense-t-on) de Qin, seraient des faux. Sa thèse romanesque, mais qui jette presque le doute, est que les Chinois prennent modèle de ces cavaliers indigènes authentiques, situés loin du tumulus, pour remplacer ce qui fut trouvé dans le tumulus dès les années soixante-dix. Une insupportable réalité. Une insurmontable information qui met à bas deux mille ans d’histoire, de culture, d’historiographie et d’identité nationale. Impossible à gérer ! Si le mot d’ « indigènes » vous gène ici - des Chinois, indigènes en Chine ? - lisez donc le roman. La clé de l’énigme n’est pas plus loin du mot que ces cavaliers indigènes ne le sont du mausolée que Pékin refuse toujours d’ouvrir.
« Il a eu le malheur de faire au mauvais moment une découverte extraordinaire » : dixit, au sujet du professeur Fang Xiying, son tortionnaire de fils, le général Tie Quan, communiste convaincu, qui l’étrangla durant la Révolution culturelle, concomitante comme chacun sait de la découverte des soldats, car il ne voulait pas, ce vieux savant né bien avant la Révolution, détruire le résultat de ses fouilles et de ses découvertes pour servir le Parti, et cacher à la Chine et au monde ce qui renverserait toutes perspectives établies sur l’origine de l’Empire, et même, de l’extraordinaire importance en Chine des soixante-quatre hexagrammes du Yijing, l’ouvrage fondamental de divination chinoise.
Et pourquoi donc le général Tie Quan devenu vieux à son tour, et qui, comme Deng Xiaoping, fit ses études en France d’où il conserva un excellent français, de belles manières, et l’amour des jolies femmes, décide-t-il de mettre la jeune archéologue française mandatée par l’UNESCO pour assister aux fouilles sur la voie de l’incroyable révélation de son père ? Pourquoi décide-t-il de lui donner, par étapes, et pour faire durer l’énigme, ces cahiers paternels qui renferment la révélation ? Sans doute est-elle charmante, cette chercheure. Sans doute aussi Tie Quan incarne-t-il cette génération traumatisée par la révolution culturelle, en mal d’exorcisation des souvenirs terribles et des culpabilités directes. Tie Quan est justement ce général qui supervise la mystification, ce qui se passe sous terre, à coup de fourneaux, de dynamite, et, naturellement, de prisonniers du laogai - les camps de travail - réquisitionnés pour la plus secrète des opérations. C’est bien le moindre pour garder, cette fois pour l’éternité, ce secret d’État « le mieux gardé de l’histoire », vieux de deux millénaires.
Personnage central du roman, Babette débarque d’une université française sinistrée. Cela ne surprendra personne. Le quatrième roman de Frédéric Cathala - après L’arbalète, Le Théorème de Roitelet, et Les mille mots du citoyen Morille Marmousset, est l’occasion de se moquer une fois encore des « sorbonicards » (accessoirement aussi des germanopratins). Puisqu’il s’agit de parler de l’université française d’aujourd’hui, on y perçoit sous sa plume ce diamant mal taillé, terne, déprimant. Mais avec humour. Car tout, chez Cathala, est matière à rire. Rire au sens de Voltaire : ce rire qui décape et nous fait voir, en même temps qu’il nous permet de supporter. Dénoncer et s’amuser : nous rions de son humour caustique tout au long de son roman. La figure du chercheur, de l’intellectuel dans son monde, est ici reprise de ses trois premiers romans. Mais elle avance d’un degré dans l’élaboration. Toujours, cette figure de l’intellectuel farfelu, voire complètement fou, qui agit (la trame du roman) dans un moment historique de folie collective (le cadre du roman). L’érudition impressionnante de Cathala lui donne, mis à part son tout premier roman, pour prédilection le cadre des grands drames de l’histoire : pour le Théorème, l’insupportable boucherie humaine de la première guerre mondiale ; pour Roitelet, la Terreur durant la révolution française, qui fait tomber les têtes à en faire rougir les pavés. Et pour L’Aigle et le Phénix, l’émergence d’une Chine qui maintient ses laogai, une féroce répression policière, le tout dans un orgueil nationaliste qui se pourrait bien être ce à quoi, au plus profond, s’attaque Cathala.
La figure du chercheur était toujours, jusque-là, la figure de celui qui s’évertue à inventer la solution à une catastrophe que, de loin dans sa folie, il perçoit plus ou moins : Roitelet invente ainsi un théorème qui devrait pouvoir optimiser l’approvisionnement des troupes du front et la rotation des ces dernières de façon si parfaite que la guerre n’aura plus de sens pour l’ennemi. Quant au citoyen Marmousset, il cherche à composer un dictionnaire révolutionnaire de cent mots qui seront les seuls autorisés, simplification extrême de l’expression qui doit permettre la concorde populaire et l’efficacité des forces avancées du peuple qui gouvernent. Étonnante préfiguration de L’Aigle et le Phénix, qui porte sur un régime totalitaire, ou du moins, aujourd’hui, post-totalitaire, qui ne renierait pas en philosophie ce genre de pratique. Évidemment, cette figure du chercheur est une dénonciation par Cathala du monde universitaire qui est le sien, sans l’être. Agrégé d’anglais, détaché à l’université, on sent à quel point son « détachement » prend tout son sens en sa qualité d’observateur participant. Pourtant, le savant, dans ce roman, devient aussi saveur. Car Babette, celle dont la naïveté suit toujours l’intuition, est aussi celle dont le courage efface la crédulité. Elle a découvert les activités suspectes sur le site des fouilles. Elle a cru aux explications lénifiantes de Tie Quan. Mais un indice retrouvé, et son enquête repart. De déception amoureuse en survie d’un incendie criminel et d’un viol, entre deux enfermements dans le bureau d’un sinistre policier, elle montre un vrai courage, une obsession à comprendre et percer les mystères à l’aune desquels sa vie n’a que peu d’importance. La collision frontale entre ses découvertes - lors de son exploration du tumulus, elle découvrira l’incroyable, qu’en tant qu’archéologue, elle aura toutes les armes pour comprendre - et la réaction politique - brûler les preuves, condamner la coupable, exécuter les témoins - a valeur de paradigme, là encore sur l’université. C’est, cette fois, le décalage qu’il peut y avoir entre le travail du chercheur et le manque d’intérêt fondamental des dirigeants politiques quant aux résultats de la recherche. Steven Spielberg l’avait illustré de façon humoristique, et Cathala en est le fidèle continuateur : les Tables de la loi, ramenées aux États-Unis dans l’arche d’alliance par l’archéologue Indiana Jones au prix d’époustouflants défis, sont captées par le FBI qui, au lieu de les confier aux experts qui les ont trouvées, mettent le tout « en lieu sûr » : une caisse estampillée « Secret », envoyée dans un hangar aux dimensions oniriques, perdue dans des milliers de caisses estampillées « Secret ».
C’est en fait une question fondamentale que pose ici Cathala, devant la destruction des preuves. Et cette question hante depuis longtemps le sinologue politiste qui étudie de près la façon dont le nationalisme chinois réécrit l’histoire et se sert de la socialisation politique pour manipuler sa population, cadrer son identification nationale, légitimer le parti communiste, mobiliser les énergies du peuple dans la plus totalitaire des traditions. Le gouvernement chinois d’aujourd’hui serait-il capable de détruire une archive, un monument, un trésor d’une inestimable valeur historique, si cette trace survivant du passé contredisait radicalement la seule historiographie possible dans un État comme la Chine, aussi convaincu qu’il l’est de l’unicité absolue de son origine, de sa culture, de son identité, et de sa supériorité sur toutes les autres nations du monde ? Cathala a eu, lors de l’écriture de son roman, ou peu avant, l’exemple sinistre de la destruction des Bouddhas de Bamian par les Talibans. Les Chinois pourraient-ils faire de même ? Les Italiens, au 19e siècle, enfermaient bien dans des cabinets secrets des musées les découvertes, obscènes pour l’époque, d’objets précieux d’informations sur les mœurs sexuelles des Romains. Mais enfermement n’est pas destruction, et les fresques des lupanars de Pompéi, une fois « découvertes », ne furent jamais « recouvertes ». La question, pour le sinologue, est importante. En 1986, les découvertes de Sanxingdui, dans le Sichuan, achevaient de ridiculiser la théorie, très commode et fort répandue, de l’origine unique de la civilisation chinoise dans le berceau de la plaine centrale (Zhongyuan), autour du fleuve jaune. Le pouvoir n’a pas tenté de cacher ces découvertes : l’enjeu était mineur. Mais s’il s’agissait, comme l’imagine Cathala, du Premier Empereur ? Que cette découverte touchait précisément le cœur de la fierté chinoise, sa culture, ses origines ? En fin politiste, Cathala nous le rappelle : « Seules les dictatures les plus abominables entretiennent le mythe d’une origine supérieure, pure et unique ». Sortis de roman, ouvrons les yeux : c’est exactement le discours officiel du pouvoir. La matière romanesque que donne le sujet permet ainsi à l’auteur de poser une question presqu’académique, et d’y répondre avec une description très lucide de la psyché chinoise et de la machine à écrire la réalité qu’a entre ses mains le pouvoir chinois. Car c’est là où cela fait mal qu’il faut planter l’aiguille. Cela révèle, cela donne à voir.
L’analyse politique que conduit Cathala ne se limite pas à la Chine contemporaine. En excellent connaisseur de l’Empire romain, l’auteur profite du lien qu’il fait entre les deux Empires pour nous donner quelques leçons contemporaines sur le politique à Rome, et notamment comment les Romains se sont débarrassés de Crassus, physiquement et symboliquement, en le laissant partir conquérir les Parthes... et au-delà... puis en inventant sa défaite, pour la minimiser aussitôt - fierté romaine oblige - après avoir dûment noirci ce personnage aux pouvoirs dangereux pour la République. Par la voix de l’experte Babette, on y retrouve au fond les mêmes mécanismes que ce que dénonce Cathala pour la Chine d’aujourd’hui, cette vieille recette politique, portée aux extrêmes par les régimes extrêmes : l’intoxication et la manipulation.
Et si Cathala est un fin connaisseur de Rome, on le découvre ici analyste très attentif de la société chinoise. Son roman, avec une justesse édifiante, décrit une société chinoise où deux seules valeurs tiennent : l’argent, et le nationalisme. Ce ne sont pas les spectaculaires démonstrations des J.O. de Pékin qui l’infirmeront, mais ces dernières n’en sont qu’un ultime avatar, bruyant et fort beau au demeurant : le nationalisme chinois est omniprésent en Chine dans la relation des Chinois à l’Autre étranger, pour qui veut bien se donner la peine de voir. Et, de cette société, Cathala décrit le consumérisme déprimant, tapageur, qui achève de faire disparaître ce qu’il restait encore en Chine, en dépit même de la traumatisante expérience maoïste, de ce savoir-vivre, de cette délicatesse, de cette élégance propres à la culture chinoise dont, après l’avoir totalement oubliée, les Chinois sont d’aujourd’hui fiers jusqu’à l’orgueil, sans plus savoir la pratiquer.
Plus profondément, Cathala resitue l’histoire culturelle de la Chine dans le grand mouvement des emprunts entre civilisations, qui font de celles-ci un continuum culturel qui rappelle l’unité, dans la diversité, du genre humain. Idée honnie par les dictateurs de Pékin : elle s’oppose radicalement à l’unicité irréductible de la Chine, et représente une contestation fondamentale de la nature répressive du régime, qui martèle que le premier des droits de l’homme, c’est celui de manger, et que les « droits de l’homme » sont une invention occidentale qui n’a pas de validité culturelle en Chine. Or les emprunts « civilisationnels » de la Chine aux autres civilisations sont une réalité scientifiquement attestée très loin dans l’histoire de Chine, et notamment l’époque du bronze. Tenter d’effacer l’unité de l’humanité, en Chine, passe en effet notamment par une tendance à nier ces emprunts. Cathala le conteste d’une manière pire que n’aurait pu l’imaginer n’importe quel nationaliste chinois. En ce sens, on ne peut que s’amuser de la réponse aux débordements nationalistes : une théorie bien étonnante, mais tellement bien étayée par la construction du roman et l’érudition de l’auteur qu’elle en devient troublante sinon de vérité, du moins de véracité. Les livres sibyllins de Rome perdus dans les soixante-quatre hexagrammes sont un pied de nez vertueux à la rigidité du nationalisme chinois au discours lisse (puisque tout va bien, en Chine). Certes, c’est une réponse d’un Occidental aux Occidentaux, car qui, en Chine, serait à même, par-delà l’humour, de comprendre le message ? La population est trop dressée à bien penser que toute critique de la Chine n’est nullement œuvre de bon sens, mais plutôt le résultat pervers d’une attitude par principe « anti-chinoise » (fanhua), ce qui a la vertu d’anesthésier durablement l’esprit critique.
Cathala nous a livré, avec ce remarquable roman, une bonne illustration de l’intérêt de conduire une vraie « psychanalyse de la modernité chinoise », et son ouvrage, de ce point de vue, mérite bien de côtoyer, dans les bibliographies universitaires et les rayonnages de nos bibliothèques, nos meilleurs ouvrages académiques sur la Chine.