Il serait presque au nombre de ces livres susceptibles de circuler sous le manteau en Iran, en Corée du Nord ou en Chine. Ou même dans les démocraties les plus modernes.
En février dernier, The Nation relevait d’ailleurs que l’ouvrage était chaudement recommandé dans les cours que dispense, à la Northwestern University de Chicago, David Axelrod, le gourou de la campagne de Barack Obama, candidat à la présidentielle qui est en train de marquer l’histoire de son pays à bien des égards.
De fait, The Revolution Will Not Be Televised est un témoignage unique rédigé par l’ancien manager de « Dean for America », la campagne du candidat démocrate qui avait porté un coup fatal à sa propre quête en 2004 en poussant un « cri » surmédiatisé. Mais cet incident a trop vite fait d’occulter ce que fut le bouleversement qu’Howard Dean a introduit dans la démocratie américaine : l’usage, de manière expérimentale et embryonnaire, d’Internet. Et quatre ans plus tard, la campagne de Barack Obama doit au moins deux choses aux idées de Dean : d’abord, la mise en œuvre de la « stratégie des cinquante États », visant, comme son nom l’indique, à pousser les démocrates à livrer bataille aux républicains dans tous les États du pays. Mais, surtout, et bien davantage, son succès sur Internet.
Or, Joe Trippi est bien le père spirituel de cette révolution, qu’il décrit en détails dans son ouvrage, dans une prose regorgeant également de bordées de jurons innombrables. Ce dernier s’ouvre sur une confession assez extraordinaire d’Howard Dean, puisque celui-ci ne voulait pas remporter la nomination de son parti en 2004 mais souhaitait alors simplement, en tant que gouverneur de l’un des États les plus petits de son pays, le Vermont, acquérir davantage de notoriété, ancrer l’enjeu de la couverture maladie dans le débat national et remuer son parti. En réalité, sa propre campagne aura tôt fait de dépasser le candidat, ainsi que le révèle Joe Trippi au fil des pages.
Dans une Amérique où l’élection présidentielle en était venue au point de faire gagner le candidat à même d’obtenir les contributions du quart du 1% le plus riche des Américains (p. xvi de l’introduction) et où le politicien idéal était devenu un pur agrégat de résultats d’enquêtes d’opinion, vendu grâce à un bon marketing politique, la révolution de Joe Trippi a consisté à faire de son patron, alors un illustre inconnu à l’échelle de l’Amérique, un candidat ultra compétitif à même de rivaliser avec les plus riches des présidentiables, cela, grâce à l’usage quasi exclusif d’Internet, qui a attiré à une campagne débutée avec quelques centaines de soutiens, plus de 600 000 supporters et des dizaines de millions de dollars en contributions. Il faut rappeler que, par contraste, en 2000, la moitié des fonds récoltés par George W. Bush provenait de 59 279 dons de 1 000 $ (p. 166). Et certaines estimations semblent indiquer qu’entre 1998 et mai 2003, un tiers - si ce n’est la moitié - des 296.3 millions de dollars qu’avait reçus Bush provenaient de 631 donateurs (p. 167) : moins de sept cent personnes ont pu, ce faisant, offrir à un individu de devenir le président de la nation la plus puissante de l’histoire, pour dire le moins.
2004 a marqué une rupture décisive avec un cycle né en 1956, année au cours de laquelle le cap des 75% de foyers américains équipés d’une télévision a été franchi et qu’une descente lente dans les plus bas degrés de la politique a alors été initiée aux États-Unis, avec l’apparition de campagnes publicitaires négatives et destructrices, la domination des enquêtes d’opinion sur la vie politique et la naissance de l’apathie politique de l’électeur passif, assis devant son écran (cf. p.31 et 36). De fait, la télévision est rapidement devenue cet outil qui a servi à expliquer pourquoi il ne fallait pas voter pour tel candidat plutôt qu’autre chose. Or, en 1956, en moyenne, un Américain ne regardait la télévision « que » quatre heures par jour, quand cela est passé à plus de sept heures quotidiennes en 2000, l’année où la Fox a tant contribué à la victoire de George W. Bush.
Mais pour Joe Trippi, avec Internet, nous ne sommes pas tant entrés dans l’Âge de l’information que dans l’Âge de la prise de pouvoir citoyenne (« the empowerment age »), une prise de pouvoir qui est en train de mettre à genoux les industries du disque, de l’édition, des médias ou du cinéma, tout autant qu’elle révolutionne, d’eBay à Amazon en passant par Expedia et tant d’autres, la manière de commercer et d’échanger à l’échelle du globe terrestre. L’étape suivante est presque logique : se réapproprier l’espace politique, devenu depuis trop longtemps le monopole d’une classe de politiciens œuvrant de concert avec un monde de journalistes de moins en moins attachés à l’éthique de leur profession, y compris et surtout à la télévision.
Joe Trippi, vétéran des campagnes politiques, dans lesquelles il est investi depuis ses vingt ans, a une particularité qui devait le rendre plus sensible au potentiel de la Toile : c’est également un expert et un amateur de technologies dernier cri qui estime, sans doute à bon droit, avoir été parmi les premiers à utiliser un ordinateur dans une campagne politique, en 1981, et qui est demeuré persuadé que la politique devait avant tout avoir pour objet de changer le monde.
Cette sensibilité, Joe Trippi l’exprime en quelques mots. Pour lui, Internet est « une chance pour les gens de ne pas simplement voter, mais d’être engagés à nouveau, de rédiger l’agenda [politique] et de contribuer à l’organisation, d’influencer davantage que des chiffres » (p. 20).
Pour lui, Internet a le pouvoir de reproduire ce que le candidat démocrate Gary Hart nommait en son temps la « politique des cercles concentriques » (p. 30), qui visait à toucher une personne dans une ville, puis dix autres autour d’elles, et ainsi de suite, jusqu’à remporter des circonscriptions entières. Dean for America ou, quatre ans plus, tard, Obama for America, ce sont bien des campagnes virales, qui ont touché 600 000 personnes en 2004, et déjà plus de deux millions en 2008 !
Or, ironiquement, de l’aveu de Joe Trippi, la première campagne à avoir initié l’usage de l’Internet n’est autre que celle de John McCain... en 2000. L’outsider républicain toucha alors jusqu’à 40 000 personnes, quand huit ans plus tard, on le retrouve paradoxalement à confier qu’il apprend à se servir d’« un Google », alors que son rival démocrate est devenu un professionnel d’Internet, allant jusqu’à employer l’un des fondateurs du site Facebook.
Mais la plus grande découverte de Joe Trippi est que la campagne de Dean s’est animée d’elle-même, sans qu’aucun manager n’ait réellement à coordonner ou à organiser les efforts de campagne, les bénévoles se décidant d’eux-mêmes, via des blogs, ou Meetup.com, à toquer aux portes, à organiser des meetings de campagne ou à récolter des fonds pour Howard Dean, ce, aux quatre coins du pays. Et telle est bien la notion d’empowerment défendue par Trippi.
Décentraliser de la sorte la campagne est, en réalité, une nécessité pour les petits candidats aux fonds modestes, à l’instar du gouverneur du Vermont ou de Barack Obama, sénateur de l’Illinois inconnu il y a encore quatre ans.
Cette prise de pouvoir par le biais d’Internet illustre également un conflit de générations de plus en plus accentué : les baby-boomers, cette génération qui a grandi avec la télévision, a estimé être la seule à pouvoir « changer le monde », échaudant les rêves des plus jeunes. Or ceux-ci ont commencé à retrouver goût à la vie politique avec la campagne d’Howard Dean, dans laquelle ils ont pu s’investir plutôt que de rester assis passivement devant la télévision (p. 87-88).
Au vrai, ainsi que l’écrit Trippi, « Internet est fait sur-mesure pour un mouvement populiste, un mouvement d’insurgés. Ses racines qui plongent dans les sources ouvertes ARPAnet, sa culture de hacker, et son architecture décentralisée, éparpillée rendent son contrôle difficile pour les grands candidats de l’establishment, pour les gros médias et les grandes compagnies. Et l’establishment hait ce qu’il ne peut contrôler. Cette indépendance est là par design, et la communauté Internet apprécie plus que tout la distance qui existe avec le flot lent et homogène de la culture et du commerce américains » (p. 102).
Or, voilà le secret de la campagne de Barack Obama : il faut imaginer le succès de celle d’Howard Dean multiplié par dix. Au reste, l’avantage d’Obama en termes de délégués accumulés lors des primaires démocrates du premier semestre 2008 a tout simplement découlé de sa stratégie de n’occulter à aucun prix les caucus, où ses bénévoles ont énormément travaillé pour faire pencher le vote des populations locales en faveur du politicien métis, comme sur le modèle de la politique des cercles concentriques. Et comment ces bénévoles se sont-ils enflammés pour la cause du sénateur de l’Illinois, puis organisés pour gérer sa campagne aux quatre coins du pays ? Par le biais du site de campagne d’Obama ! Et qui sont-ils ? Des jeunes ou des moins jeunes qui ne veulent plus regarder la télévision mais faire l’histoire. Hillary Clinton, la candidate des baby-boomers, a réellement négligé les caucus en décidant d’avoir une campagne traditionnelle, axée sur le soutien des pontes du Parti démocrate dans les grands États. Il était déjà trop tard quand elle a compris son erreur. John McCain a mis beaucoup de temps à comprendre les vertus d’Internet cette année, et le design de son site laisse comprendre qu’il ne sera pas le candidat de la Toile pour cette élection.
Enfin, les centaines de millions de dollars accumulés pour élire Obama sont également venus en grande partie de simples citoyens contribuant de petites sommes via son site, de quoi bloquer l’influence des puissants et des nantis sur la vie politique des États-Unis.
Reste cette question de fond : pourquoi 2008 ? Or, ce n’est sans doute pas une coïncidence si en 2004, 75% des Américains avaient déjà accès à Internet. La campagne d’Howard Dean fut avant tout celle d’un pionnier. Celle d’Obama en a tiré les leçons.
Mais Joe Trippi prédit non seulement - avec succès - dans son ouvrage que, de 600 000 soutiens, ils passeront à deux millions (p. 187) en 2008. Ou quatre. Ou dix. Et qu’ils prendront goût à cette résurgence de la démocratie. Mais aussi que ce mouvement n’aura bientôt plus de frontières (p. xix de l’introduction) et que l’espace politique national risque lui aussi de voler en éclat. Et en réalité, cela a déjà commencé, puisque ils étaient déjà quelques étrangers à faire du bénévolat pour la campagne de Barack Obama en 2008. Et Internet ne s’arrêtera pas aux campagnes politiques : les dirigeants politiques pourront bientôt rendre des comptes directement aux citoyens (ainsi que le faisait l’ancien premier ministre japonais Koizumi, dont la newsletter hebdomadaire a eu, au cours de sa primature, jusqu’à deux millions d’abonnés qui se voyaient expliquer directement le sens des réformes).
Joe Trippi n’ignore bien sûr pas les problèmes que génère déjà Internet : les fraudes, l’intensité de la pornographie, les fausses rumeurs, les virus, la violation de copyright. Mais il reste persuadé qu’Internet saura trouver des solutions aux problèmes de la Toile.
En refermant l’ouvrage, le sentiment que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère est bien là. Et ceux qui en douteraient n’auraient plus qu’à voir comment Barack Obama, un politicien encore dans l’ombre il y a quelques ans, est aujourd’hui en mesure de devenir le 44e président de la démocratie américaine.