L’intention de "transformer des problèmes métaphysiques en problèmes susceptibles d’être traités scientifiquement, donc politiquement" 1 , rapproche Pierre Bourdieu de Jean-Paul Sartre. L’œuvre de Bourdieu se situe explicitement dans une relation critique à son devancier, dont il reconduit la tentative pour opérer la jonction de la phénoménologie avec les dimensions collectives de l’existence. Après la séquence qui irait de Péguy à Benda, la relation des Méditations pascaliennes de Bourdieu à Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre caractérise la réflexion sur l’activité intellectuelle en France pour la fin de ce siècle : il s’agit de briser le "cercle enchanté 2 " des privilèges de caste et de la "bonne conscience" qui les redouble auprès d’un public dupé 3 . Avant de créer les Actes de la recherche en sciences sociales, Bourdieu publie aux Temps modernes : ainsi en 1973 l’article "L’opinion publique n’existe pas".
De la pratique à sa théorie
Par l’accueil que les Temps modernes réservèrent à tant d’auteurs, Sartre affirme que le principal engagement d’un intellectuel tient à ce qu’il favorise et reconnaît 4 . Il s’est donné les moyens éditoriaux de cette action, en fonction d’une analyse des lendemains de guerre dont la "Présentation" des Temps modernes est l’acte fondateur. Dans un entretien récent 5 , Bourdieu retrouve la même analyse : lancer une collection de livres, c’est élargir le débat mené entre spécialistes, mettre en circulation des recherches et signaler les orientations prises à l’étranger.
Sartre s’est avant tout inquiété des motivations de l’auteur et de la légitimité potentielle de l’activité prétentieuse d’écrire pour éclairer le jugement de ses contemporains. Dès la Libération, il met en cause nombre des phénomènes dont traite Bourdieu : le bouclage de la réception des textes par des critiques liés aux maisons d’édition ou de production et habitués aux renvois d’ascenseurs, la hiérarchie des convenances à respecter en vue d’admettre la pertinence éventuelle d’une idée neuve, s’ils se sont encore davantage répandus depuis, étaient explicitement mentionnés dès le second éditorial des Temps Modernes 6 . La revue déclarait ainsi son indépendance et Sartre allait découvrir les possibilités de transformation des situations que comporte la révélation sociologique : dresser le portrait de l’antisémite, puis celui de l’intellectuel, c’est tenter d’infléchir l’action des écrivains à travers la mise en question directe de la signification de leurs prises de position. Suffisait-il de faire appel à la conscience des intéressés sans avoir assez étudié les "effets de champ" ? Bourdieu pourra d’autant mieux associer cette stratégie à un "subjectivisme" impénitent : Sartre s’est de lui-même adressé cette objection (qui motive l’interruption des Cahiers pour une Morale) et tenté d’y parer en engageant la vaste entreprise qui, des biographies à la Critique de la raison dialectique, entend thématiser l’action prise dans les contradictions d’une situation dont ses possibilités propres sont aussi des conséquences. En retour, suffit-il, comme le fait Bourdieu dans Le sens pratique 7 , de rappeler les critiques de Durkheim à l’égard de l’abstraction philosophique pour opposer le projet sartrien au sein propre ? Par-delà telle ou telle affiliation, comment nier que Sartre, par sa manière d’envisager la connaissance comme condition d’une mise en pratique des normes propres à une société ouverte, ne soit un légitime héritier du mouvement qui a porté depuis la fin du 19e siècle le développement des sciences sociales ? Associer la perspective phénoménologique (à laquelle Bourdieu se plait à rendre hommage) à la connaissance historique constitue chez Sartre l’esquisse convaincante d’un projet que Bourdieu poursuit à sa façon : tous deux s’efforcent de rendre raison de l’engendrement du champ intellectuel, de sa reproduction et des microstructures caractéristiques de son organisation : oppositions et polémiques permettent de relever les structures spécifiques de chaque champ de la pratique sociale. Cependant, si Sartre a exploré les contradictions et la mauvaise foi propres à la condition d’auteur, Bourdieu montre que cette clarification ne relève pas du seul point de vue réflexif : la sociologie des intellectuels est préalable à toute science sociale 8 .
Dans Le sens pratique, Bourdieu précise comment sa méthode se situe à distance tant de l’objectivisme de Lévi-Strauss que du subjectivisme dont Sartre ne se serait pas dépris. Cette approche est-elle inconciliable avec ses propres travaux, qui seraient dans le droit fil de la sociologie durkheimienne et de l’anthropologie de Mauss et Lévi-Strauss ? Dès l’avant-propos, Bourdieu cite Sartre pour attester la validité de la thèse phénoménologique concernant la mise à distance de l’objet et de la nécessité d’élucider les conditions de possibilité de toute objectivation. Il adresse cependant deux critiques à la phénoménologie. Ses descriptions des vécus d’expérience se prêtent mal à l’interrogation tournée sur l’origine de "la coïncidence des structures objectives et des structures incorporées qui procure l’illusion de la compréhension immédiate" 9 . De plus, elles excluent l’interrogation sur "la signification sociale de l’épochè pratique qui est nécessaire pour accéder à l’intention de comprendre la compréhension première 10 ".
L’ontologie phénoménologique de l’Être et le néant permet à Bourdieu d’accuser Sartre de pratiquer un instantanéisme coupant tout engagement subjectif de ses déterminations objectives comme de ses probabilités incorporées. La critique de l’esprit de sérieux dans l’Être et le néant est emblématique des théories du libre-arbitre qui méconnaissent les adhérences qui limitent l’espace de jeu. Ce dernier finit d’ailleurs chez Sartre par relever, selon Bourdieu, de l’imaginaire constitutif de l’illusion intellectuelle, déjà indissociable de la thèse cartésienne faisant de la continuité des choses, des vérités et des valeurs un fait relevant d’une création librement continuée, et dont la discontinuité de principe n’est pas mise en question 11 .
Rapidement lus, ces textes de Sartre semblent cautionner un simple volontarisme. Et la critique de Bourdieu est féroce :
"Professionnel voué à l’illusion de la "conscience sans inertie", sans passé et sans extérieur, il dote tous les sujets auxquels il accepte de s’identifier – c’est à dire à peu près exclusivement le peuple projectif qui naît de cette identification de sa propre expérience vécue de sujet pur, sans attaches ni racines." 12
Bourdieu accorde à Sartre de donner de manière à peu près complète une description des modes de la conscience implicitement présupposée par toute l’anthropologie des philosophes : la mise à distance et les théories imaginaires renvoient, en dépit des scrupules associés aux descriptions phénoménologiques, aux abstractions sans fondement dont les économistes décrivant des "acteurs rationnels" sont friands pour donner une apparence de vraisemblance à des "comportements" dont ils conçoivent à leur guise les paramètres principaux en vue de justifier leurs propres a priori pratiques.
Cependant, outre que la technique de la description phénoménologique n’est pas une tentative négligeable pour libérer la pensée du dogmatisme abstrait – ce que Bourdieu souligne et revendique –, Sartre entend flanquer la description de la structure imaginaire de la décision des éléments discrets qui en orientent le cours et définissent les possibles de chaque situation : insister sur les discontinuités psychiques, c’est montrer que l’anticipation n’est pas simple projection des déterminations initiales d’une situation. Le choix entre les diverses significations des contraintes et des attentes qui se combinent subjectivement pour définir mon être-au-monde se fait au présent. Le vécu de liberté suspend les déterminations objectives et remet en jeu leur signification d’avenir. Mais, simultanément, nous réitérons continûment les mêmes schèmes précocement fixés et dont notre avenir est par avance marqué ; nous subissons la plupart du temps sans guère pouvoir les faire dévier, les contraintes incorporées des manières de penser apprises au contact de l’habitude résignée des conformismes locaux. Sartre décrit la tension entre la facticité de ma situation et les possibles existentiels, ce qui le conduit à la Critique de la raison dialectique.
Loin de créditer Sartre de son usage des textes historiques dans la Critique, Bourdieu voit dans sa tentative pour appréhender l’historicité le passage à la limite sans retenue d’une propension à concevoir des structures imaginaires sans les confronter aux réalités dont la sociologie élabore les termes. Ce serait l’exhibition d’une attitude socialement marquée par la dénégation de la viscosité des pratiques sociales dont l’intellectuel se croit protégé. Sartre serait de mauvaise foi, reproduisant la structure de survol qu’il s’est pourtant attaché à destituer. Relevant l’insuffisance de la position sartrienne, Bourdieu fait de ce qu’il tient pour un subjectivisme un usage critique des naïvetés propres aux sciences sociales qui se targuent indûment d’une objectivité réalisée :
"L’analyse sartrienne contraint à poser explicitement les questions anthropologiques auxquelles, par un mélange d’indifférence et d’inconscience théorique, les économistes (comme les anthropologues et les linguistes) répondent sans les avoir posées – c’est à dire le plus souvent de manière incohérente – et qui recouvrent très exactement celles que les philosophes posaient, à l’époque de la bourgeoisie naissante, sous la forme sublimée de la question des rapports entre la liberté et divine et les hommes." 13
L’intérêt que revêt cet argument pour Bourdieu est stratégique. Il vise moins Sartre que les fantaisies auxquelles s’abandonnent les économistes et théoriciens des "modèles" qui imaginent à leur gré des situations schématiques qui correspondent par avance aux thèses qu’ils tentent d’accréditer. Il est permis de douter que les analyses sartriennes relèvent de telles rationalisations : c’est à comprendre les ressorts internes des situations, et non le formalisme simplificateur de modélisations fragiles que s’est employé Sartre. Si Bourdieu tint à en faire l’emblème de l’illusion théorique, c’est à proportion du fait que sa propre recherche entend dévoiler les contraintes qui pèsent sur les choix subjectifs, et qui font le plus souvent coïncider les dispositions objectives aux espérances subjectives 14 . La référence durkheimienne fait de l’habitus, du passé incorporé, l’inconscient structurel qui nous permet de mettre à distance les sollicitations venant du présent pour mieux incarner l’individu qui en nous exprime un passé que nous n’identifions pas comme tel 15 . A ce point de l’analyse, nous comprenons que la principale différence entre les points de vue de Sartre et Bourdieu tient au fait que le premier ne crédite le sujet que des efforts par lesquels il parvient à s’arracher au moins provisoirement aux déterminations extérieures de la situation, tandis que Bourdieu entend identifier les attitudes socialement structurées aux habitus qui les ont précisément déterminées en extériorité, à leur insu même. Sartre crédite le sujet d’une liberté de principe – à laquelle la plupart ont d’ores et déjà renoncé sans retour – tandis que Bourdieu reconduit notre regard vers les contraintes que font naître la fréquence et la réitération constante de conduites typiques qui peuvent caractériser des situations sans même qu’il soit nécessaire de faire appel à une théorie de la liberté. En fin de compte, Bourdieu reproche à l’eidétique phénoménologique de privilégier la description de cas-limite dont l’occurrence est chimérique au lieu de s’en tenir à une étude prenant en compte les fréquences objectives des comportements étudiés ainsi que les motivations explicites dont ils relèvent.
Qu’est ce qu’un intellectuel engagé ?
Entre 1945 et 1960, années qui suscitent aujourd’hui la plus forte incompréhension des positions de Sartre 16 , ce dernier passe au crible les certitudes auxquelles il était d’abord parvenu, et revient sur les points les plus délicats, selon un processus familier à ses lecteurs. Sartre soumet à la critique des pans entiers de ses argumentations et sa génialité intellectuelle se manifeste conformément à tout ce que l’on sait du personnage : inventif, brillant, souple, soucieux de clarifications obtenues parfois au prix de quelques simplifications provisoires. A travers les circonstances de ses actes successifs, Sartre fait preuve de pragmatisme pour explorer rigoureusement les réalités qu’il entend étudier : honte ou mauvaise foi, lâchetés intellectuelles, compromissions avec les pouvoirs et les idéologies dominantes, apologie du consensus qui conduit à rejeter du champ de la réflexion toutes les situations qui ne cadrent pas avec les représentations convenues. Les grandes lignes de l’engagement sartrien sont perceptibles à travers ces attitudes fondamentales. Si leur actualisation surprend parfois, c’est qu’on réfléchit peu à la conséquence pratique de cette analyse. Si, comme l’affirme également Rawls dans le contexte nord-américain, l’horizon de justice se définit de façon telle que le sort des plus défavorisés devienne un critère pertinent pour évaluer la validité formelle des principes retenus et de leurs modalités de concrétisation, doit-on s’étonner des tabous qu’il faut transgresser pour faire apparaître les dénis de droit qui demeurent et obèrent d’accents hypocrites nos proclamations les plus généreuses ? En bonne méthode phénoménologique, les variations permettent de valider ou de rejeter telle ou telle interprétation des notions couramment admises : Sartre cherche dans le champ historique et social les situations susceptibles de valider ou de destituer les prétentions intégratrices de telle ou telle notion. Sur ce point, à la longue narration de l’enfance de Flaubert et à la recréation de sa propre enfance dans Les mots répondent les Méditations pascaliennes où Pierre Bourdieu soumet sa pensée au registre autobiographique dont la modalité particulière au sociologue tient à l’affirmation que
"c’est de l’histoire sociale des institutions d’enseignement et de notre rapport singulier à ces institutions que nous pouvons attendre quelques vraies révélations sur les structures objectives et subjectives qui orientent toujours, malgré nous, notre pensée." 17
Au long de cet ouvrage, Bourdieu parcourt nombre des figures qui marquèrent le travail de Sartre, dont l’Esquisse d’une théorie des émotions, puis le Plaidoyer pour les intellectuels, sont mentionnés d’entrée de jeu 18 . Encadrées par la mention de Durkheim et de Goffmann, ces références signalent la distance au rôle 19 qui permet à Sartre de pratiquer le "jeu sérieux" qui éclaire et estompe à la fois les conditions de possibilité des pratiques théoriques. Puis vient une phrase emblématique après laquelle Bourdieu commence la remémoration des déterminations du champ intellectuel, en partie dominé par la figure de Sartre, même pour ceux qui se situaient "ailleurs", de ses années d’étudiant :
"Je n’ai pas su me complaire très longtemps dans les émerveillements de l’oblat miraculé. Expérience assez rare sans être pour autant unique (je l’ai retrouvée chez Nizan à travers notamment la très belle Préface de Sartre à Aden Arabie), qui inclinait à une distance objectivante – celle qui fait d’ordinaire le bon informateur – à l’égard des séductions trompeuses de l’Alma Mater." 20
Bourdieu expose alors avec précision ce qui fit obstacle à la réception des thèses sociologiques dans le champ constitué de l’université française. L’approche phénoménologique met entre parenthèse le monde social pour s’approcher des composantes centrales des situations dont elle traite 21 . Sartre a tenu des propos tout à fait semblables et tenté de surmonter pratiquement cette objection. Cependant, sa virtuosité pour régler la distance descriptive est selon Bourdieu cause de son aveuglement aux contraintes insurmontables des situations. Citant longuement la description du garçon de café de l’Être et le néant, Bourdieu assimile la variation et le jeu sur la distance au rôle qui caractérise la description sartrienne à une mécompréhension d’origine sociale de l’incorporation insurpassable des personnages de la scène : le garçon de café joue moins à paraître garçon de café qu’il ne tient le rôle que ses "qualifications" lui ont conféré, et la possibilité de la variation renvoie à l’irréalisme foncier de l’intellectuel qui conçoit les variables de la situation à laquelle il s’attache. Selon Bourdieu, les hypothèses fondamentales de l’approche phénoménologique sont l’effet des distances sociales que manifestent les descriptions proposées. Sans contester les apports de cette approche, elle lui paraît reconduire les illusions tenant au caractère implicite des déterminations sociologiques des analyses philosophiques.
En résumé, la légitimité de l’auteur ne tient pas à sa capacité à proposer des analyses et des jugements que reprendront des lecteurs, comme l’affirme Sartre, mais bien au caractère pédagogique de ses interventions dans des champs propre à éclairer le public sur les résistances qu’il nourrit face à la connaissance des déterminations qui pèsent sur lui. Il me semble que l’œuvre de Sartre répond en grande partie aux exigences de Bourdieu, même si ses analyses ne sont pas centrées en permanence sur ce thème : d’un texte à l’autre, et même si l’objet n’en est pas toujours d’expliciter les rôles intellectuels, l’œuvre de Sartre est tenue par Bourdieu pour paradigmatique. Elle est vouée à sa critique du fait de cette proximité même.
Bourdieu se revendique du patronage de Durkheim, qu’il oppose à Sartre : mais son attention au point de vue selon lequel les idées sont formulées relèvent d’une phénoménologie très voisine de celle que Sartre a pratiquée. Si l’approche sociologique contrastant avec les méthodes philosophiques est parfaitement légitime, ses résultats comme ses arguments valident à leur manière nombre des recherches sartriennes. J’en veux pour preuve les entretiens que Bourdieu a récemment donné aux Inrockuptibles, centrés autour de la question des relations des intellectuels aux médias. A l’occasion de l’appel des cinéastes contre la loi Debré, Bourdieu fustige le journalisme "politique" : entrant dans le jeu des hommes politiques inquiets face à l’extrémisme, il entretient les raisons de s’inquiéter en consacrant leurs colonne au Front national plutôt qu’à une réflexion politique et sociale authentique. Bourdieu plaide pour une vigilance permanente étayée par des actions symboliques :
"Il faut passer par la médiatisation parce que dans la logique du lobbying, j’ai vu des gens s’épuiser. Le militantisme en crève. Il faut faire des coups. Se servir de l’autorité, du prestige symbolique, tourner en ridicule, faire apparaître les faiseurs de télé pour ce qu’ils sont : des cons qui disent n’importe quoi. Mais pour ça il faudrait une cellule permanente de réflexion. Il faut leur produire des choses de telle manière qu’ils les perçoivent et qu’ils aient envie de les prendre" 22 .
Un mois plus tard, Bourdieu revient sur son parcours et expose :
"Mon travail a eu pour moi, mais aussi pour d’autres, je crois, une fonction de socio-analyse, quasi-clinique. (…) La sociologie, quand on la vit vraiment, donne, à proprement parler, de nouveaux yeux 23 ".
Il revendique la phénoménologie husserlienne centrée sur les normes constitutives de l’expérience et de ses champs (Expérience et Jugement) : elle l’a conduit à mener l’étude du champ pratique en interrogeant les comportements sociaux quotidiens, ainsi en particulier ce phénomène si troublant, l’obéissance, "fondement, irréductible à l’économie, de l’ordre économique 24 ".
Bourdieu en appelle à
"un journalisme civique et critique, rassemblant tous ceux qui, dans le journalisme même, subissent avec impatience les censures de l’argent et du pouvoir, médiatises par les consignes des petits chefs, et qui doivent s’effacer au profit de quelques premiers rôles surpayés et dociles. En concertation et en collaboration avec eux, les chercheurs pourraient contrecarrer les effets de la dépolitisation que produisent les médias et proposer des actions propres à limiter la tyrannie de l’économie 25 ".
De Sartre à Bourdieu, le changement renvoie aussi à la médiatisation généralisée et au coefficient accru de soumission qu’elle implique. Chercheurs et revues seraient condamnées à l’impuissance face à des pouvoirs économiques et politiques largement cooptés, si elles n’étaient pas suffisamment relayées par les médias eux-mêmes. C’était déjà ce qui avait poussé Sartre à appuyer des causes de son prestige, et à contribuer au lancement de Libération. A ce parallèle on constate la continuité du projet que quelques intellectuels assument dans le champ de la réflexion sociale, et les moyens limités dont ils disposent pour le mener à bien.
-
Id., p. 49. ↩
-
Bourdieu, Pierre, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 14. ↩
-
La virulence avec laquelle l’un et l’autre s’en sont pris à leurs pairs leur a souvent été reprochée. Cependant, il suffit de se reporter aux propos régulièrement tenus par quelques figures du monde intellectuel pour percevoir la nécessité permanente de telles déconstructions. Pour évoquer un exemple récent, l’entretien avec Pierre Nora paru en mars dernier dans Le Monde (« Maccarthysme éditorial », Le Monde diplomatique, mars 1997) incarne cette posture de domination symbolique et d’imposition des normes de jugement à laquelle Bourdieu comme Sartre s’en sont pris, et qu’ils tiennent pour idéal-typique de la duplicité fondamentale des intellectuels fascinés par le pouvoir : s’érigeant eux-mêmes en instance critique absolue, ils définissent des normes destinées à sélectionner les thèmes dignes d’être étudiés, filtrent les discours légitimes, établissent l’agenda des discussions méritant d’être engagées, et se résignent finalement à faire l’apologie des dominations de fait auxquelles ils doivent leur statut de sénateurs inamovibles dans un champ dès lors soustrait aux exigences de la critique. ↩
-
La réinterprétation philosophique de cette thématique par Emmanuel Lévinas constitue sans doute en français la plus brillante réussite pour en accréditer la légitimité. En disant sa dette à l’égard de Sartre (Cf. par ex. Les imprévus de l’histoire, Fata morgana, 1994), Lévinas atteste l’importance de la critique des certitudes des intellectuels "installés" dont la philosophie de Sartre fonde les termes dans son approche de la facticité du pour-soi dans l’Être et le néant après qu’il en a posé les jalons dans La Transcendance de l’Ego. La philosophie de l’autre qu’il a développé depuis le début des années cinquante peut être tenue pour l’une des plus grandes réussites pour fonder philosophiquement une pensée de la non-appartenance qui destitue d’emblée toute prétention à dominer la vie intellectuelle en fonction d’une position de survol qui reflète un ensemble de certitudes existentielles "bourgeoises". ↩
-
Livres-hebdo, mai 1997. ↩
-
Sartre, Jean-Paul, "La nationalisation de la littérature", in Les Temps Modernes n°2, 1945. Cette attitude s’exerce particulièrement à propos d’idées qui viennent de l’étranger : ainsi, les travaux de Zeldin sur la France du 19e siècle, ceux de Sternhell sur le fascisme ou de Paxton sur Vichy, ne furent accréditées en France qu’au prix de vifs débats et de la réticence affichée de la part d’universitaires qui n’avaient rien produit d’équivalent. Cette attitude touche également les personnes : Paul Celan vécut un anonymat complet avant que sa disparition ne suscite hommages et commentaires ; Greimas ou Troubetzkoi vécurent à Paris sans pouvoir intégrer leur situation d’exil à leurs thèmes d’enseignement. ↩
-
Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Minuit, 1980. ↩
-
par ex., Id., p. 22 ↩
-
Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 44. ↩
-
Ibid. ↩
-
Id., p.72 ↩
-
Id. p. 77 ↩
-
Ibid. ↩
-
Bourdieu objecte à Sartre que sa méthode critique produira un rejet des sciences sociales au nom d’un primat de la situation subjective, quand elle ne sera pas simplement sans effet car ignorée des tenants de "l’objectivité" non critique de théoriciens sourds au questionnement épistémologiques. Ces derniers ne réagiront qu’à la provocation : Bourdieu montre ainsi comment leur sophistication terminologique voile les préjugés les plus ordinaires. ↩
-
Id., p. 94. ↩
-
L’accusation récurrente d’indulgence envers les communistes durant la guerre de Corée et jusqu’en 1956, si elle vient s’appuyer sur quelques textes parus dans Les temps modernes, outre qu’elle est unilatérale au sens où les textes "à charge" sont cités sans être intégrés à l’ensemble complexe des prises de position successives de Sartre à l’égard de communistes, est injuste car elle fait fi de ce qui peut expliquer cette "alliance" tactique, à savoir l’association provisoire d’un espoir d’infléchir les thèses du parti communiste en instaurant un dialogue critique avec les intellectuels du parti avec le jugement selon lequel le renforcement du "camp soviétique" et le maintien du PCF au sein de la vie publique française étaient des éléments propres à maintenir la paix en Europe au moment où le maccarthysme risquait de créer les condition d’une guerre civile. ↩
-
Bourdieu, Pierre, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997, p. 21 ↩
-
Id., pp. 28 et 31. ↩
-
Id., p. 29. On trouvait déjà une présentation voisine dans Le sens pratique (Minuit, 1980, p. 72). ↩
-
Id., p. 45. ↩
-
Id., p. 175. ↩
-
Les Inrockuptibles, n° 93, p. 18 ↩
-
Id., n° 99, p. 24. ↩
-
Id., p. 28. ↩
-
Id., p. 29. ↩