Une commande...
Où plutôt une demande de Colette Fellous murmurée à l’oreille de Marie Ndiaye un soir ordinaire de juin : et si vous, Marie, vous faisiez un autoportrait ? Comment parleriez-vous de vous dans un livre ? Seule avec le livre - sans bavardages - que diriez-vous ?
Un autoportrait. Le mot est lancé dans la nuit, au bord de la Garonne, rebondissant sur les collines attentives. Marie Ndiaye accepte, certes, mais pas n’importe comment : « Ai-je révélé quoi que ce soit à Cristina ? Certainement pas, c’est contraire à ma nature » 1 . Il n’y aura donc pas de nature mais de l’écriture, que ce soit dit ! Jeu d’humour de Marie Ndiaye, son Autoportrait en vert est présenté en rose, rose bonbon même. Chaque ouvrage de cette collection est publié dans une couleur particulière, J.-B. Pontalis avec Le dormeur éveillé, s’est vu être attribué le jaune, Marie Ndiaye le rose. Pourquoi pas le vert ? Sûrement parce que trop évident, le choix du vert aurait influencé notre lecture, l’aurait peut-être même facilité. Or Marie Ndiaye ne veut jamais ménager son lecteur... Enfin le rose quand on sait que c’est la seule femme à être publiée dans cette collection, laisse rêveur...
Et nous rêvons dans l’attente, avec la narratrice, de la montée du fleuve, une question en suspens, va-t-il inonder le texte ? Pour le savoir, suivons les différents débordements du texte, scandé par les rencontres de la narratrice avec des « femmes en vert » en restant toujours prudent.
Mais avant tout, qu’est-ce que le genre de l’autoportrait en littérature ? L’autoportrait est une interprétation du je et du monde, du lien profond entre celui qui dit je et le monde. C’est pourquoi l’autoportraitiste se demande qui il est au moment où il écrit, non pas comment il est devenu ce qu’il est. C’est ce qui le distingue de l’autobiographie. L’autoportrait met en place une structure spatiale dans laquelle vont être énoncés les différents aspects de son identité. Ce qui est énoncé, produit dans cette structure est étranger au temps, ne s’inscrit ni dans le temps ni dans la durée. C’est pourquoi l’autoportrait est non narratif et non chronologique, il fonctionne souvent par association d’idées ou par thématique. On peut alors traduire la demande faite à Marie Ndiaye par : Qui es-tu toi dans ce monde ? Regarde-toi dans un miroir et dis-nous ce que tu y vois.
Notons tout de suite qu’il est possible de trouver des éléments autobiographiques qui nous permettent de lier Marie Ndiaye et la narratrice comme le lieu où se déroule le récit, le nombre d’enfants, le nom de son mari Jean-Yves (l’écrivain Jean-Yves Cendrey), sa présence dans un colloque littéraire à Ouagadougou, mais c’est secondaire. Ce qui est important c’est de faire jouer les formes littéraires pour faire voir un sujet bien difficile à saisir. Surtout de quel sujet parle-t-on ? Par la structure de son ouvrage Marie Ndiaye remet en question le genre du sujet : sujet-auteur en chair et en os ou sujet de l’écriture ? Que cache le pronom personnel utilisé ? Il y a une utilisation de la structure de l’autoportrait pour la faire déborder, pour la faire se mélanger à celle du roman. Ce ne sera donc ni un roman ni un autoportrait. En effet, elle aurait pu choisir de mettre côte à côte des scènes, des réflexions, des histoires de sa vie sans cohérence pour donner un portrait éclaté de ce qu’elle est comme le demande le genre de l’autoportrait mais elle va plus loin que ça, elle commence Autoportrait en vert comme un roman qui va respecter les règles de la narratologie, c’est-à-dire la cohérence des temps et leur concordance, celle des lieux et des personnages mais elle n’en fait rien. Elle préfère passer de récit en récit comme si elle suivait librement le fil de sa pensée, une pensée en mouvement, en regard. Le récit fonctionne par association d’idées, elle suit les femmes en vert dans les méandres du texte. Ce qui fait un point d’ancrage et de basculement entre l’autoportrait et le roman c’est d’abord la question du temps. Le récit commence avec la mise en place d’un temps et d’un sujet qui ne vont cesser de se déplacer au fil de la montée des eaux... Le texte commence au présent, ce qui est rare d’ailleurs dans l’œuvre de Marie Ndiaye, mais ne s’y tient jamais. Le présent, entre autre, est le temps de la confidence, de l’oral, des paroles murmurées le soir près du feu. Cependant dans la réelle confidence, elle n’y tombe jamais, elle reprend tout de suite ses distances. Elle navigue entre le présent, le passé composé et l’imparfait. Elle navigue à travers les temps de paragraphe en paragraphe mais aussi de phrase en phrase : « C’était une matinée de printemps scintillante et chaude. Les bras et les jambes des enfants sont nus » 2 . C’est comme s’il y avait une volonté de sortir du temps : « Toutes les jeunes femmes sont en short », « Toutes les jeunes femmes étaient en short » 3 . La narratrice finit son récit par du futur, comme dans les contes. Tout cela n’a-t-il été qu’une fable ? Le deuxième point de basculement c’est la question du sujet. Qui parle ? Marie Ndiaye prend le « je » pour mieux le maintenir à distance. C’est le « je » de la narratrice qui s’exprime et le « je » de Marie Ndiaye. Comme nous l’avons vu, ce « je » n’a pas de référent clairement défini. Le « je » est là mais l’identité ne peut être perçue que dans les rapports aux autres, à l’altérité : c’est forcer la place, s’obliger à regarder l’autre donc à parler avec l’autre, douloureux changement. De plus, alors que le récit se déroule majoritairement à la première personne du singulier, on plonge, sans en être averti dans l’histoire de Jenny, dans un lieu où la narratrice ne peut pas être. Là aussi le sujet est remis en question, est-ce bien le même je ?
Marie Ndiaye joue avec les genres littéraires non pas dans un vain divertissement mais parce que c’est nécessaire. Nécessaire de mettre du mouvement là où il y a eu trop de fixité théorique. Nécessaire de passer outre les règles pré-établies des structures de texte pour faire entendre l’ambiguïté du sujet, des sujets...
Marie Ndiaye doit passer par l’autre, les autres, il ne peut y avoir d’autoportrait seul. Un autoportrait c’est toujours un rapport de soi à soi modéré par un tiers. Le tiers peut varier : il y a les photographies, les femmes en vert et l’écriture même. Elle parle d’elle mais par les autres, par les autres en elle, par elle dans les autres.
Ce jeu entre les formes lui permet de jouer entre le réel et l’imaginaire. Le récit navigue entre le réel et l’imaginaire, perpétuellement, sans coupure. On plonge dans un univers à la limite de la folie. Elle impose ainsi au lecteur de la suivre dans les zones boueuses. Nous étions sur nos gardes et nous le restons car le pacte de lecture est toujours redéfini au fil du texte, comme est toujours à redéfinir le sujet même de l’énonciation.
Si les choses ne sont pas réelles, n’y a-t-il pas un danger à faire croire qu’elles le sont ? N’est-ce pas une question qui traverse le récit de Marie Ndiaye ? N’y a-t-il pas un danger pour le lecteur de laisser de côté ses références et ses grilles de lecture pour se plonger avec Marie Ndiaye dans le débordement de la Garonne, au bord de la noyade ? L’Autoportrait en vert est envers, envers quelqu’un, pour quelqu’un. Marie Ndiaye s’adresse au lecteur à plusieurs reprises, c’est l’illusion d’une oralité, « l’ai-je dit ? ». Et pourtant la place du lecteur n’est pas facile à trouver dans l’œuvre de Marie Ndiaye, car elle le provoque avec un texte fermé sur lui-même. C’est une interrogation perpétuelle à un autre qui peut aussi être elle, elle, le lecteur. Le récit pourrait être étouffant, dévastateur s’il n’était pas coupé pour permettre au lecteur de trouver sa place, de reprendre, lui aussi, son souffle.
Avec l’écriture de Marie Ndiaye on est bien dans la question des coupures. C’est une écriture et une pensée en travail, en découpes, en détachement. Dans le en train de, dans le passage.
Progressivement c’est le travail d’écriture qui prend le dessus. Les phrases s’enchaînent les unes derrières les autres cependant, on a l’impression qu’il manque quelque chose. Il manque des temps, il manque l’espace d’une phrase. C’est ce qui construit la sensation de ne jamais savoir où l’on en est, dans quel monde les personnages évoluent. C’est dans les trous de la langue que quelque chose se dit dans le silence. Une trace du souffle. Le découpage du texte ne correspond ni aux histoires ni aux dates. Chaque auteur écrit dans un organe du corps. Marie Ndiaye écrit dans les poumons, dans la suspension des poumons, là ou l’air se cherche.
Il y a une autre voix que celle des mots qui se fait entendre, les photographies de l’ouvrage construisent une autre histoire. Il y a un jeu dans les photographies présentées : que voyons-nous réellement ? Il faut du temps à l’œil pour s’habituer, pour déchiffrer. Marie Ndiaye transforme la question « qui es-tu, toi ? », par « où es-tu, toi ? ». Le choix de la photographie n’est pas le fruit du hasard. De quoi parlent les photographies ? De soi et du temps, de l’empreinte du réel, de l’identité. Quel sujet là encore est représenté ? Ce que nous renvoie la photographie nous impose un autre rapport au temps et à l’espace dans lequel le lecteur va devoir encore une fois perdre ses repères pour en inventer des nouveaux. Car la photo, comme l’énonce Roland Barthes, est une représentation pure du temps qui est pris dans un double mouvement : il est fixé bien qu’il s’inscrive dans le passage du temps. Les photos de l’ouvrage jouent sur deux registres. Il y a des portraits et des paysages, il y a des photos anonymes et des photos d’une photographe, Julie Ganzin. En tout, on peut en trouver 17, dont 9 qui viennent d’une collection privée. Sur les photos privées personne n’est nommé. Comme des fantômes qui hantent le texte, des légendes personnelles au même titre que les femmes en vert. D’ailleurs que se soit du privé ou du public, Marie Ndiaye n’est ni devant ni derrière l’objectif, elle est hors-champs. Elle continue son jeu de cache-cache avec le réel pour lui changer sa consistance. Sur les clichés de Ganzin, la femme photographiée se mélange totalement avec le paysage. La femme est le paysage. Il n’y a pas de limite entre les deux. Restons sur nos gardes, une des photographies présentées est mise à l’envers, il faut retourner le livre pour voir la jeune fille, les cheveux en natte dans la position d’une plongeuse, comme si elle allait plonger dans les branches d’arbres. On aperçoit un feu au loin. Plus tard la même photographie est à l’endroit mais une disparition s’est effectuée : la jeune fille est partie en fumée. Des photos sont mises plusieurs fois dans l’ouvrage pour créer une sorte de répétition. La répétition comme résonance, comme écho de voix, de sons. Quelque chose qui dans le texte se répète et qui est lui. Ce sont ces retours des motifs qui font insistance, résistance pour reprendre un terme derridien. Cependant là où l’on croit qu’il y a identique il n’y a que dissemblance car la découpe des photographies n’est jamais la même. De plus, l’ouvrage s’ouvre sur la seule photo en couleur, dans les teintes vertes, une femme de dos, une longue chevelure blonde, le bras gauche en signe d’appel. Et se termine sur une photo en noir et blanc, beaucoup plus claire mais cette fois-ci la femme, toujours de dos, est collée à l’arbre. On la distingue difficilement du tronc. L’arbre est le symbole du savoir, le savoir est là, tout près, mais insaisissable. Le savoir d’une femme, on l’a vu mais il a déjà disparu. Ces deux photos de début et de fin se nomment Décrire. Il y a rire dans décrire, et il y a écriture aussi, non ?... Ça apprend à ne plus écrire pour continuer à rire... Dans décrire, on dit aussi l’écriture qui déborde d’elle-même. Elle montre à voir ailleurs, au-delà, dans le champ de l’interprétation. La photo dit c’est ça mais ne dit rien d’autre. C’est à l’œil de voir ou de ne pas voir... De cette fixité de la photographie, par l’accumulation des photos, Marie Ndiaye crée du mouvement. Une communication entre les photographies et le texte s’instaure. Le regard n’est qu’effet de vérité et de folie. On cherche dans la photo ce qu’on ne sait pas de nous-même, c’est une quête d’identité de soi et des autres dans ce réel du corps. Le corps vieillit avec le temps, se transforme, mais garde cette constance qui nous permet de reconnaître un corps après le passage du temps. Mais posons encore une fois la question à Marie Ndiaye, « qui es-tu, toi ? », et Marie Ndiaye évoque les femmes en vert...
L’univers que dépeint Marie Ndiaye est extrêmement féminin, presque sans homme, mise à part son père et le mari de la narratrice. Il est rempli de femmes en vert, d’enfants, de paysages et de la Garonne. Mais de quoi est-il question dans Autoportrait en vert ? D’une femme, mère de quatre enfants, vivant à côté de la Garonne, qui rencontre à différents moments de sa vie des femmes en vert. Mais qui sont ces femmes en vert ? Qu’ont-elles de particulier, de significatif, de subjectif ? Quel lien entretiennent-elles avec la narratrice ? Qu’entend-on par femmes en vert ? Des femmes qui ont les yeux verts et qui portent des robes de couleur verte. Il y a de multiples apparitions, réapparitions des ces dernières, jamais sous un seul et unique visage. Au contraire, chacune révèle un côté de la narratrice.
C’est une écriture du corps et de la chair qui est mise en place par les femmes en vert.
« Il me faut, pour traverser calmement ces moments d’hébétude, d’ennui profond, de langueur désemparante, me rappeler qu’elles ornent mes pensées, ma vie souterraine, qu’elles sont là, à la fois être réelles et figures littéraires sans lesquelles l’âpreté de l’existence me semble racler peau et chair jusqu’à l’os » 4 .
Pour Marie Ndiaye, sans les femmes en vert, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ces derniers sont des figures littéraires qui lui permettent de marcher droit et de donner du sens à sa vie :
« Je me demande alors, dans la cuisine proprette de mes sœurs, comment trouver supportable une vie dénuée de femmes en vert découpant en arrière-plan leur silhouette équivoque » 5 .
Les femmes en vert ne sont pas des figures rassurantes ni protectrices, ce sont plutôt des figures étranges, parfois même effrayantes. Ces rencontres constantes avec les femmes en vert sont structurantes, motivantes mais extrêmement inquiétantes. Ce sont ces rencontres qui lui permettent de ne pas tomber dans un monde insensé et de montrer sa propre originalité. Les femmes en vert comme un espace d’attente et de création, les femmes en vert comme un fleuve, la Garonne. La Garonne est une vraie Gloutonne, une légende, il faut lire jusqu’au bout. L’attente du débordement scande le récit, maintient le rythme, couvre l’angoisse. La Garonne permet de maintenir un fil conducteur, elle fonctionne comme un moteur, comme un thème récurrent. C’est pendant ce débordement de la Garonne, pendant cette attente, que les autres récits se déploient. C’est dans le lieu même de la Garonne que l’écriture peut se mettre en place, que l’imaginaire trouve sa force. C’est pourquoi le récit termine sur cette interrogation : « La Garonne est-elle...est-elle une femme en vert ? ».
Finalement surtout ne jamais répondre à cette terrible question : qui es-tu, toi, sinon on tue le mouvement, l’espoir, l’envie de l’ailleurs. La question « qui es-tu toi ? » est une question à répéter inlassablement dans les méandres du temps, d’un temps dont Marie Ndiaye a pris le soin d’ouvrir les portes... Grâce au débordement, Marie Ndiaye ne cesse de déplacer les limites des genres, de tous les genres... Encore une fois elle surprend, déjoue les codes, brise les carcans, provoque le désir d’une autre lecture, d’une autre photo, d’un autre débordement. Toujours un appel.
À la fin de la narration, la Garonne a débordé, les villageois contemplent l’eau, le féminin a inondé le texte, le lecteur est parti à la dérive. Nous regardons de loin la forme sombre roder (forme introduite dans les premières pages). Mais surtout ne pas la voir, feindre à la fin de n’avoir rien vu, comme la narratrice : « -En vérité, je n’ai rien vu, rien du tout. De quoi s’agit-il ? » et nous, pas si dupes que ça, de rester comme les enfants dans le silence :
« Alors les enfants se regardent les uns les autres avec sérieux. Leurs lèvres sont très rouges. Sans se consulter davantage, ils prennent le parti de rester silencieux » 6 .
Alors autant de temps s’est écoulé et nous n’avons rien vu ?
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, Paris, Mercure de France, 2005, p.18. ↩
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, op.cit., p.10. ↩
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, op.cit., p.16-17. ↩
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, op.cit., p.77. ↩
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, op.cit., p.77. ↩
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Marie Ndiaye, Autoportrait en vert, op.cit., p.93. ↩