Depuis sa publication, The Post-American World est un ouvrage qui fait beaucoup parler de lui aux États-Unis, ne serait-ce parce qu’un photographe du New York Times a surpris le candidat Barack Obama sortir de son avion avec un exemplaire à la main plus tôt dans l’année. Même en campagne, le démocrate avait encore cœur à lire. Ce qu’il a découvert nourrira d’ailleurs certainement sa vision du monde et de son pays.
« Ce n’est pas un livre au sujet du déclin de l’Amérique mais plutôt de l’ascension de tous les autres », prévient, dès la première phrase de son best-seller, Fareed Zakaria, éditeur du magazine Newsweek, résumant ainsi sa vision de ce monde qui vient. Celle qui fut la puissance dominante se doit aujourd’hui de constater que les immeubles les plus hauts sont érigés à Taipei ou Dubaï, que l’homme le plus riche au monde est mexicain, que Londres devient le centre financier de la planète, que Bollywood, en Inde, possède l’industrie cinématographique la plus importante, et que même le centre commercial le plus imposant est à Pékin, non plus aux États-Unis, longtemps réputés pour leur sport national, le shopping. Clairement, en ce début de 21e siècle, la prospérité et les records de toute sorte ne sont déjà plus le monopole des Américains.
Le postulat de départ est donc simple. Nous sommes entrés dans un « monde post-américain », une idée déjà envisagée quelques années plus tôt par Emmanuel Todd dans son essai Après l’empire. Mais là où le Français se montrait très critique quant au devenir des États-Unis, l’Américain d’origine indienne se veut pour sa part rassurant. Non seulement le monde va bénéficier de la prospérité qu’il a appris à générer pour le plus grand nombre, mais l’Amérique continuera à préserver de nombreux atouts dans la compétition qui fait rage entre ces nouveaux acteurs qui entendent démontrer leur influence dans l’arène des relations internationales. Les États-Unis seront peut-être la dernière superpuissance de l’Histoire, mais la diversité des acteurs et leurs faiblesses respectives permettront à Washington de tirer son épingle du jeu.
Fareed Zakaria met pourtant en garde ses compatriotes contre ce qui pourrait être le plus grand défi aujourd’hui lancé à leur pays : l’Amérique doit sérieusement se pénétrer de cette vision. Or, « à Washington, une nouvelle pensée sur le nouveau monde fait cruellement défaut » (p. 46). Pire, « Washington, DC, est devenue une bulle, suffisante et déconnectée » (p. 47), un fait que l’Européen de passage, souvent à sa grande stupéfaction, ne peut que confirmer. Plus inquiétant encore, les Américains commencent à craindre la mondialisation davantage que les autres. Or, « l’ironie est que l’ascension du reste est une conséquence des idées et des actions américaines. Pendant soixante ans, les politiciens et les diplomates américains ont parcouru le monde en incitant les pays à ouvrir leurs marchés, à libéraliser leurs politiques et à embrasser le commerce et la technologie ». Mais « alors que le monde commence à s’ouvrir, l’Amérique commence à se fermer », déplore Zakaria (p. 48).
Il est donc impératif pour les États-Unis de comprendre ce monde qui vient et de s’y adapter en conséquence. Au fil des pages, l’éditeur de Newsweek se livre à un exercice de rigueur en tâchant de dépeindre ce nouvel ordre mondial dans lequel la Chine sera un « challenger » aux pieds d’argile, l’Inde sera une alliée de taille, et l’Europe aura à se réinventer un futur démographique si elle veut rester dans la course. L’Amérique continuera également, selon l’auteur, à conserver des nombreuses cartes en main, au premier rang desquelles l’excellence de ses universités.
L’ouvrage, qui se lit rapidement, souffre pourtant de quelques faiblesses. D’abord, il manque souvent à son histoire de la mondialisation un raffinement et une simplicité que savait instiller un Fernand Braudel dans ses écrits. Et le deuxième chapitre révèle déjà certaines des limites de l’analyse de Fareed Zakaria : à se pencher sur ce livre à Washington, au cœur de la crise économique qui secoue l’Amérique, on ne peut en effet s’empêcher de sourire quand l’auteur affirme que la sphère économique est si déconnectée du politique qu’elle vit aujourd’hui sans lui. Depuis septembre et les plans de sauvetage du secrétaire au Trésor Henry Paulson, on se dit qu’il y a là un chapitre qui mériterait d’être effacé du livre. La suprématie du fait économique sur le fait politique était un mirage, une bulle, et on s’étonne de ce que Fareed Zakaria se soit laissé bercer par cette vision un peu naïve. Une flopée de statistiques sont également mises au service de son intuition, mais le lecteur peut parfois avoir le sentiment que l’auteur veut forcer les chiffres à soutenir ses vues. Enfin, les faiblesses criantes de l’Amérique (infrastructures ou éducation primaire, par exemple) sont présentées comme des enjeux que les Américains devraient n’avoir aucun mal à relever - alors même que près de trente ans de règne conservateur ont condamné ces derniers à se montrer allergiques à la solidarité et qu’un président démocrate aura, le cas échéant, besoin d’investir beaucoup de capital politique pour faire évoluer les mentalités et les politiques. Et si l’auteur insiste sur la force véritable des États-Unis - ses immigrés, qui raflent près de la moitié des doctorats en sciences -, il omet que ces derniers ne sont plus forcément tentés de rester vivre en Amérique, peuvent tout aussi bien prospérer chez eux. Et ne se privent plus de le faire. Cet exode de la matière grise est un défi majeur pour une nation qui, depuis 2001, se montre de plus en plus frileuse - voire allergique, à droite - à l’idée d’ouvrir ses portes aux étrangers.
Mais il reste que la réflexion de Fareed Zakaria s’inscrit surtout, et incontestablement, dans un débat plus large sur la nouvelle vision que les Américains auront - ou devront avoir - du monde qu’ils vont trouver face à eux après le règne de George W. Bush. Car, ainsi que l’a écrit ailleurs Fareed Zakaria, « après avoir globalisé le monde pendant 50 ans, les Américains vont devoir se globaliser ». En ce sens, Barack Obama, dont la famille éclatée sur plusieurs continents ressemble à une ONU en miniature, pourrait être cet homme de la transition vers une nouvelle ère. Robert Kagan a également joint sa voix à ce débat avec sa « fin de la fin de l’histoire » 1 , expliquant que la thèse de Francis Fukuyama n’est plus valide, que le monde qui vient va ressembler de plus en plus à celui du 19e siècle, et que les régimes démocratiques seront en compétition avec les régimes autoritaires (Chine, Russie). Heureux homme, il a trouvé à condenser sa thèse dans la revue The New Republic . Enfin, l’expert de la New America Foundation, Parag Khanna, va dans le même sens quand il décrit ce « second monde » dans un livre où il prend acte de la montée en puissance de l’Europe, de la Chine, et des autres 2 .
Le monde change, et le livre de Fareed Zakaria en prend acte. Au final, l’auteur ne se trompe d’ailleurs pas plus dans ses prémices que dans sa conclusion, quand il affirme que l’Amérique parvient souvent à faire oublier ses travers à l’étranger quand elle montre ce qu’elle sait faire en son sein. En ce sens, après les errements de l’administration Bush, quel meilleur signal l’Amérique pourrait-elle lancer au monde qu’en élisant Barack Obama à la Maison Blanche le 4 novembre prochain ?