Le mythe biblique de la tour de Babel nous demeure en mémoire, qui se lit dans le livre de la Genèse chapitre XI, versets 1-9.
Voici la traduction de Dhorme, Bibliothèque de la Pléiade, volume 1 (1956).
Toute la terre avait un seul langage et un seul parler. Or il advint, quand les hommes partirent de l’Orient, qu’ils rencontrèrent une plaine au pays de Shinéar et y demeurèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons, briquetons des briques et flambons-les à la flambée ». La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Puis ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête soit dans les cieux et faisons-nous un nom pour que nous ne soyons pas dispersés sur la surface de toute la terre ! »
Iahvé descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des Hommes et il dit : « Voici qu’eux tous forment un seul peuple et ont un seul langage. S’ils commencent à faire cela, rien désormais ne leur sera impossible de tout ce qu’ils décideront de faire. Allons, descendons et ici même, confondons leur langage de façon qu’ils ne comprennent plus le langage les uns des autres ». Puis Iahvé les dispersa de là sur la surface de toute la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel. Là en effet Iahvé confondit le langage de toute la terre et de là Iahvé les dispersa sur la surface de toute la terre.
Voici la traduction qu’en donne la Bible de Jérusalem
Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’Orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! » La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! »
Dieu descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et dieu dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » Dieu les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Dieu confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre.
Voici la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB)
La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’Orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre. « Allons, moulons des briques et cuisons les au four ». Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. « Allons ! dirent-ils, bâtissons nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre ».
Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam. « Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! ». De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi donna-t-on le nom de Babel, car c’est là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre et c’est là que le Seigneur dispersa les Hommes sur toute la surface de la terre.
Je pourrai multiplier les traductions françaises de cet épisode de la Genèse, prendre encore diverses traductions italiennes, espagnoles, allemandes et anglaises, par exemple. Faire du mythe de Babel traduit en plusieurs langues sous plusieurs formes, une nouvelle Tour de papier : une petite pile.
Le mythe raconte que les fils d’Adam ont refusé de remplir toute la surface de la Terre selon le commandement divin. Sans doute se sont-ils sentis menacés, s’ils le faisaient, de perdition, d’éclatement, d’isolement. Au contraire, ils ont voulu « se faire un nom » : on reconnaît ici la tradition proche orientale (au moins) qui veut que le nom signifie, matérialise et institue l’existence. Pour ce faire, ils voulaient demeurer ensemble. Vivre ensemble sur un petit territoire nécessita de construire une ville avec, en son centre, une tour dont le sommet atteindrait les cieux : narguer le trône divin en y pénétrant par le bâti ! Ne pas se séparer, vivre en ville, faire une tour de la connaissance du ciel - on reconnaît ce phénomène admirable de la civilisation mésopotamienne qu’est la tour à étages, appelée ziggourat (mais ce n’est pas elle qui va nous retenir).
La première œuvre des Hommes qui tous parlent la même langue et forment un seul peuple, revient à leur révolte contre le créateur : ils refusent de se séparer pour aller peupler la Terre. Le créateur se dit en lui-même : « ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! »
Ce qui l’amène à instaurer la confusion des langues (une des étymologies possibles de Babel). Dès lors que les hommes ne s’entendirent plus les uns les autres, ils se dispersèrent. La confusion des langues revient au moyen que trouve le maître des hommes pour les ramener à l’obéissance, au peuplement de la terre, à leur condition humaine. L’unité de la langue est réunion, révolte, volonté de puissance et volonté de savoir ; la multiplicité des langues est fin du bâti, fin de la volonté de puissance et de savoir, dispersion, obéissance.
Dans nos esprits et nos souvenirs, la Tour de Babel signifie la diversité des langues.
Eh bien, c’est faux : c’est l’unicité de la langue qui est la cause de la construction de la Tour, c’est la multiplicité des langues qui met fin à la Tour, inachevée pour l’éternité mythique.
Pourquoi avons-nous inversé le statut linguistique de la Tour de Babel ? Je ne sais pas. J’ignore même tous les travaux qui ont dû s’intéresser à ce phénomène. Mais permettez-moi de hasarder un sentiment.
La Tour de Babel est associée au savoir : la prise d’assaut du ciel et de l’invisible pouvoir qui y siège par les hommes.
Et le savoir, à son tour, pour nous, associé aux langues, en leur diversité et leur difficulté. Savoir, en Europe après la révolution philologique, c’est parler une ou des langues vernaculaires, lire le latin, le grec, l’hébreu, enfin écrire tout ce qui s’écrit. Savoir revient à savoir des choses différentes : la diversité du savoir est explicite à son existence même. Pour nous il n’est plus de savoir unique.
Un seul savoir semble homogène, celui de la langue précisément : on sait, on parle, on lit, on écrit l’italien, l’anglais, l’allemand ... Fidèles à l’État Nation, fidèles au mythe biblique, une unicité nous fonde : celle de notre langue.
Or elle aussi paraît multiple : voyez plus haut, comme des images, les trois traductions de la Genèse : l’hébreu biblique est diversement compréhensible, le français traduit diversement l’hébreu. Toute langue recèle diverses langues, ce que les linguistes appellent des « niveaux de langue » : langue familière, langue standard, langue soutenue, langue savante, langage technique, jargon des métiers, langues des jeunes, langue des jeunes de banlieues...
« La Tour de Babel n’existe pas » : jamais il n’y eut qu’une langue parmi les humains.
Mais notre attachement au mythe de la Tour de Babel et le contresens que nous faisons sur lui en disent long : oui, nous rêvons d’une langue unique, nous désirons l’état idéal, idéel, d’une humanité réunie avec elle-même.
Ce rêve toujours à l’œuvre a eu des conséquences admirables : la lingua franca que signifia le latin de la tradition médiévale chrétienne, le grec de la tradition chrétienne orientale, l’hébreu mishnique et talmudique des Juifs européens de l’antiquité à l’époque moderne, l’arabe classique pour la vie intellectuelle les musulmans, le sanscrit des Indous, le chinois mandarin écrit... Il en a encore de nos jours : il est commode et agréable de pouvoir parler avec tant de gens en anglais international.
Mais une lingua franca plus qu’une langue vernaculaire a des inconvénients. Je n’en citerai que qu’une.
Nous parlons plus ou moins bien la lingua franca ; lors d’une réunion savante récente, un de mes collègues, comme moi spécialiste de certaines langues anciennes, me dit : « L’anglais est parlé dans toutes les langues ». La structure des langues autres qu’anglo-saxonnes s’imprime sur l’ « anglais » international que nous parlons. Elle s’imprime encore plus quand nous l’écrivons.
Le résultat n’est pas toujours fameux et admirable. Car si l’expression écrite de sa propre pensée et la compréhension de la pensée de l’autre constituent toujours des exercices difficiles, même à l’intérieur d’une seule et même langue, dans la langue franche mal maniée et distordue, l’expression et la compréhension ont tendance à se restreindre à l’énoncé et à la captation d’information.
« Qui parle sur tel sujet ? ». « Moi ». « Untel ».
« Et pour dire quoi ? » « Ceci ». « Cela. »
Celui qui écrit plus ou moins bien dans la langue franche fait rentrer sa pensée dans le couloir plus ou moins vaste ou étroit de ses aptitudes linguistiques à la manier : le raffinement de la pensée s’en trouve raidi, la plasticité de la pensée en actions, en processus, ce qu’est le fait même de penser, se voit cristallisé dans des modules lexicaux, syntaxiques et rhétoriques, modules tout faits et non point en devenir, en puissance et en actions. Certes, des écrivains, des savants, des chercheurs y échappent qui écrivent et parlent aussi bien dans leur langue que dans l’anglais de la lingua franca : mais je parle pour tous ceux qui n’y échappent pas, dont je fais partie. Pour corriger ce défaut, celui qui écrit en langue franche a tendance à réduire lui-même sa pensée à des données et de l’information scientifiques, celui qui le lit n’y cherche que des données, lesquelles vont alimenter sa propre pensée. Vous me répondrez que cet usage de l’écrit de l’autre comme source et non comme édifice où pénétrer pour discuter est répandu parmi les chercheurs qui écrivent dans une seule et même langue : le débat d’idées ayant cédé le pas, au moins dans mon pays et dans certaines disciplines, à la pêche, dans le texte de l’autre, aux données en vue de constituer et de signer un nouveau texte de son nom propre.
Or un texte écrit ne se réduit pas à une liste de données, à une nomenclature d’informations : tout comme une langue ne se réduit pas à un lexique et à une liste de mots.
Pour qu’un texte soit texte, pour qu’une parole soit parole, entrent en jeu des mises en place rhétoriques, argumentatives et procédurales. Ce sont elles les premières victimes d’un usage maladroit de la lingua franca.
Énoncer des données y est facile. Dire la pensée y est difficile.
Capter les données y est facile. Pourchasser une pensée qui ne se dit pas totalement y devient un sacerdoce !
L’unité de la langue et donc l’usage systématique de la langue franche peuvent signifier parfois un renoncement.
Mais, bien sûr, demeurer dans la diversité des langues signifie un renoncement plus grand encore.
Je ne sais vraiment écrire qu’en français et, par là même, je destine ce que j’écris à une vie linguistiquement très limitée. Il ne m’appartient pas de dire si c’est dommage ou pas... Disons que l’absence d’échange me pèse.
Nous voici face à notre question.
Comment faire pour échanger nos idées, nos constructions intellectuelles diverses et dont nous savons d’expérience qu’elles s’édifient dans l’interaction, en surmontant l’immense barrière des langues ?
Je vous propose donc un état des lieux et un jeu.
L’état des lieux revient à reconnaître 1) que la différence des langues est constitutive de la condition humaine et qu’il n’y a pas de correctif absolu à cet état des choses, 2) que nous ne manions bien qu’une ou deux ou trois langues, pour les plus doués d’entre nous - car il n’y a là comme ailleurs pas d’égalité des sujets devant la différence des langues, 3) que la différence des langues fait barrière dans l’échange oral et écrit, 4) que la lingua franca signifie une façon de contourner cette barrière, 5) mais qu’elle a des inconvénients majeurs, dont je n’ai énoncé que l’inconvénient structurel - sans parler des inconvénients culturels, politiques, affectifs et esthétiques.
Le jeu serait le suivant.
Il part du principe qu’un correctif possible à la différence des langues revient à la rencontre physique.
Dans la rencontre physique, d’autres modes de communication que celui de l’écrit s’imposent : le langage du corps, l’usage de plusieurs langues dans le désordre grammatical !, le rire et le sourire... Chacun de vous complétera cette liste en lui-même.
Mais cela ne suffit pas. Je vous propose de réfléchir à notre attitude face à un texte écrit dans la langue de l’autre. Formons donc un groupe de quelques personnes de langue différente. Chacun de nous écrit un texte sur ses idées ou donne un texte qu’il aime, écrit dans sa propre langue. Chacun reçoit un texte écrit dans une langue autre.
J’insiste ici sur un point crucial. Ce groupe auquel je m’applique à rêver n’est pas constitué par des spécialistes d’une seule et même discipline : historiens ou sociologues ou philosophes. Non, car ce serait ici restituer un langage commun, celui du champ d’application des langues différentes. J’imagine donc un groupe fait de personnes mettant en œuvre dans leur travail des disciplines en sciences humaines qui peuvent se trouver en situation de compréhension : philosophie, histoire, anthropologie par exemple, à quoi j’ajouterais bien pour ce qui me concerne la linguistique, la philologie et les sciences politiques.
Chacun donne un texte : il choisit donc ce qu’il met es méson comme on dit en grec : au milieu, au milieu de la vie démocratique européenne. Il choisit pour être lu et compris, un texte un peu éloigné de la technicité de sa discipline et s’approchant de la transdisciplinarité qui fonde le jeu. Dans ce choix : il pose en face de lui, sa propre pensée, limitée en son expression, mais élargie en son chemin vers l’autre dans la transdisciplinarité, et le désir de se montrer à l’autre, avec ses limites. Ce choix est un moment grave.
Chacun reçoit un texte : il a donc énoncé ses compétences linguistiques d’entrée : il lit l’allemand, l’italien, le hongrois, le suédois, que sais-je ? A donne un texte a en langue de A, B un texte b en langue de B, C, D, E, F ont fait de même.
Chacun recevant le texte de l’autre, le lit. Dès lors, il redescend en lui-même et cherche à énoncer les difficultés qu’il rencontre. Sont-elles d’ordre linguistique ? Sont-elles d’ordre disciplinaire ? En effet si un historien a reçu un texte d’un philosophe, peut-être aura-t-il l’impression de manquer de base. Sont-elles procédurales ? La pensée anglaise monte son argumentation différemment de l’allemande, lesquelles diffèrent l’une et l’autre de l’argumentation à la française. Qu’est-ce que je capte bien ? Qu’est ce que je capte mal ? Est-ce que je sens que des choses m’échappent ? Et quoi ? Ai-je raison de penser que rien ne m’échappe ?
Une fois que chaque membre de groupe a donné son texte, reçu et lu le texte de quelqu’un d’autre, le groupe se réunit physiquement. Chacun parle de ce qu’il a reçu, de ses difficultés, de sa conquête dans la compréhension, etc.
Lors de la réunion première, les textes bougent autant qu’il est possible (car cette seconde distribution a comme préalable logique le fait que chacun puisse lire DEUX langues autres que la sienne). A qui a reçu le texte de B reçoit désormais le texte de C. Il lit et s’interroge sur lui-même et ses difficultés.
La deuxième réunion physique a lieu. Chaque membre du groupe énonce son expérience. Ensemble, ils tâchent de dégager, s’il y en a, les grandes lignes communes de ces expériences et les cas particuliers. À cette étape, ils sont maîtres de la suite du jeu.
Ils décident d’arrêter ou de continuer et, s’ils décident de continuer, ils décident de comment continuer.
S’ils décident de continuer, ils peuvent : écrire les lignes communes de leurs expériences et les cas particuliers et publier ce qu’ils écrivent et s’arrêter là. Ils décident de publier cet acquis dans le but de continuer le jeu. En faisant quoi ? Ils peuvent, par exemple, décider d’inviter d’autres participants, de prolonger le jeu avec d’autres disciplines ou de le restreindre à une discipline, de mettre au travail l’idée d’une traduction de l’un, de deux ou de trois textes du groupe. Il s’agit dès lors de penser ce que traduire veut dire. Que veut-on traduire, pour qui, pourquoi, en quelle langue ?
Je me permets de mettre en garde les joueurs contre la naissance structurelle de la compétition et de la concurrence pour la traduction et la publication. Concurrence et compétition sont vitales dans le monde intellectuel, mais en même temps elles nous vouent à une certaine tristesse : car pour être l’élu d’un concours qui vise à la publicité, un auteur aura tendance à énoncer la pensée régnante dans sa discipline, il préfèrera répéter le mainstream que tout un chacun connaît et comprend. Calcul tout à fait normal dans une république élective, mais à la longue, fatal à la création et favorable à la bureaucratisation de la connaissance.
Jouer à ce jeu c’est jouer à l’Europe des gens de plume.