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A propos de Jakob Robert Schmid

Informations
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Texte

Le maître camarade et la pédagogie libertaire 1 , dont la première édition chez Delachaux et Niestlé, à Neuchâtel remontait à 1936, fut réédité en 1971 avec une présentation de Boris Fraenkel, chez Maspero, dans la collection « Textes à l’appui, pédagogie. Entre 1936, date symbolique du Front populaire en France, et 1971, soit trois ans après les « événements » de 1968, se développent une incompréhension, un dévoiement, une perte de sens : l’œuvre et le texte d’accompagnement qui la resitue pour les lecteurs des années soixante-dix représentent une sorte de manifeste, propre à jouer le rôle d’un repère pour les revendications de l’après-68. La pédagogie libertaire, le maître camarade, sont des notions qui cristallisent le désir, qui donnent forme à l’avenir transformé dont rêve cette époque.

Cependant, que peut vouloir dire un texte de 1936 en 1971 ? A-t-on affaire à une réflexion spéculative qui transcende les époques, à une paedagogia perennis ? Non, le livre de J.R. Schmid, un instituteur épris de réforme, se situe au contraire précisément dans le cours de l’histoire, et prend parti. Dans une période intensément marquée par le mouvement social, il réagit contre ce qu’il estime être des excès et des dérives utopistes. Lors de sa réception en 1971, il apparaît comme un manifeste, son titre résonne comme un appel en faveur de la pédagogie libertaire : une certaine lecture s’impose alors, hors du contexte où il a été composé.

Faut-il donc qualifier cette interprétation de manipulation, de récupération au profit d’une cause, d’incompréhension ? Une telle attitude reviendrait à rejoindre la troupe déjà nombreuse des imprécateurs, des laudatores temporis acti, des dénonciateurs des idéaux de 1968 et à entrer dans la polémique et les jugements de valeur. Nous préférons tenter d’instaurer une distance critique suffisante pour montrer en quoi ces idéaux ont été assez puissants pour produire des effets de méconnaissance, une revisite des sources historiques propre à étayer des croyances. En même temps, la croyance n’est-elle pas, parfois, un effet de la conviction, n’est-elle pas le moteur de l’action ? Il est aujourd’hui indispensable de comprendre comment l’appropriation sélective de certaines données historiques a coopéré au profond mouvement qui s’était mis en branle. Il faut interroger ce dernier non seulement pour en opérer la critique rationnelle, pour le faire rentrer dans le monde des objets de la connaissance, mais encore, pour définir cette force, pour tenter d’estimer son héritage, pour mesurer l’élan de la transformation sociale, et peut-être asseoir sur de nouvelles bases ses aspirations les plus fondamentales.

L’enjeu de notre relecture est donc une clarification des idéaux de 1968, tels qu’ils se développent dans les années suivantes, l’établissement de leur généalogie du point de vue de l’histoire des idées et l’analyse d’une cristallisation idéologique propre aux années soixante-dix. Cette généalogie requiert l’examen du texte de Schmid, et aussi celui de sa préface par Boris Fraenkel.

Un élément d’une série

Le maître camarade et la pédagogie libertaire fait partie d’une série d’ouvrages rassemblés sous la bannière des pédagogies alternatives à l’éducation traditionnelle, dans laquelle on trouve  aussi bien la Naissance d’une pédagogie populaire d’Elise Freinet, Libres enfants de Summerhill d’ A.S. Neill, la Chronique de l’école caserne de Fernand Oury Jacques Pain, les livres d’ Aïda Vasquez et Fernand Oury sur la pédagogie institutionnelle, Le mouvement des écoles nouvelles anglaises de Robert Sidelsky. Sans même parler de leurs écarts chronologiques, ces ouvrages relèvent d’inspirations et de choix politiques différents. Les écoles nouvelles anglaises partagent bien peu de choses avec la pédagogie Freinet. La collection qui les réunit sous le signe de l’émancipation de la jeunesse organise ainsi un effet d’après-coup. Des thèmes hétérogènes s’imbriquent en fonction des enjeux du présent.

C’est un champ de signification préalable qui justifie cette série : le livre y devient un élément d’une littérature revendicatrice et délibérément en marge de la pédagogie officielle qui dénonce les relations autoritaires entre adultes et enfants ou adolescents. Dans cette énumération, on trouve les thèmes de la « caserne » et de l’enfermement, que les théories de Michel Foucault ne vont cesser d’amplifier, l’idée de formation de la personnalité : l’éducation démocratique ne se contente pas d’entretenir la hiérarchisation sociale, dont les théories sociologiques de la reproduction font leur objet exclusif. On y trouve aussi la déviance, l’anormalité. Autour de ces thèmes se dessine une sorte de halo d’espérance placé dans des méthodes nouvelles censées conjuguer justice sociale avec bonheur et épanouissement. A une époque où le texte se prête encore à une sorte de sacralisation, où le livre fait autorité, cette liste constitue une sorte de base canonique de cette pédagogie subversive.

Ce sentiment habite la préface de Boris Fraenkel, qui écrit notamment :

« Le vaste public en France qui a découvert récemment Libres enfants de Summerhill est à la fête : le livre, longtemps introuvable, sur les libres communautés scolaires de Hambourg vient donc enfin d’être réédité. L’expérience "pédagogique" la plus radicale, sinon, du XXe siècle, du moins du monde bourgeois restera dans la conscience de tous ceux pour qui la défense de l’enfant (et de l’écolier) fait partie du bon combat » 2 .

L’auteur adjoint au texte de Schmid l’élément du dévoilement, de la transgression d’une censure. Il se dégage aussi de cette préface un sentiment d’urgence, comme si ce dévoilement subit devait, enfin, produire ses effets potentiels, révéler sa portée de transformation sociale.

Schmid et l’histoire de l’éducation

Une relecture attentive de ce livre aujourd’hui révèle que son inclusion dans un combat unique pour une école nouvelle, contre le « monde bourgeois », et une subversion univoque de la relation d’autorité constitue un coup de force théorique, le contenu réel de l’œuvre étant beaucoup plus nuancé.

En effet, qu’en est-il de l’auteur, Schmid, et de ses intentions ? Boris Fraenkel déclare avoir perdu sa trace. L’édition de 1973 comporte cependant une postface rédigée par lui, où il souligne son intention historique : Schmid a voulu effectuer une mise au point sur la contestation des méthodes autoritaires d’éducation. Il souhaite redonner un nouveau souffle à la pédagogie, engluée selon lui dans une contestation si radicale qu’elle entraîne nécessairement l’échec des bonnes volontés. La pédagogie « anarchiste » est sa cible, car pour lui elle porte si loin l’ambition de libérer l’enfant, qu’elle compromet l’entreprise éducative elle-même. Et c’est contre ces excès qu’il souhaite un retour à l’ « éducation nouvelle », mouvement moins radical et plus ancien, opposition sur laquelle nous devons donner quelques précisions.

Cette démarche de Schmid nous propulse en effet en plein cœur des problèmes contemporains et nous contraint à la prise de conscience d’une méconnaissance dont la portée excède les problèmes éducatifs : la méconnaissance que la période contemporaine entretient par rapport à la modernité et à ses débats. Autrement dit, la pensée de l’après seconde guerre mondiale ignore ses racines modernes, que l’on peut faire remonter selon les cas du 17e au tout début du 19e siècle.

L’éducation nouvelle dont nous entretient Schmid et qu’il entend défendre, revendique volontiers une origine dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, ainsi que dans les expériences de son disciple Johann Friedrich Pestalozzi, qui concrétise dans ses expérimentations un idéal d’éducation populaire et des méthodes faisant la plus grande place à l’initiative de l’enfant, à son développement sensoriel et moteur. C’est ainsi que le premier institut de psychopédagogie fondé à Genève en 1912 par le physiologiste et psychologue Edouard Claparède porte le nom d’Institut Jean-Jacques Rousseau. Cet institut prétend réunir l’étude psychologique de l’enfant, la pédagogie scientifique inspirée de la psychologie expérimentale et la formation des maîtres. C’est là que s’enracine l’idéal aujourd’hui bien galvaudé de mettre « l’enfant au centre du processus éducatif : la devise de l’Institut Jean-Jacques Rousseau était Discat a puero magister, il faut que le maître apprenne de l’enfant » 3 . C’est aussi à Genève que prend son essor le Bureau International des Ecoles Nouvelles (BIEN), à l’initiative du pédagogue Adolphe Ferrière. Le BIEN qui anticipe sur l’UNESCO, vise à centraliser les informations issues des tentatives pour impulser des méthodes actives et une nouvelle relation pédagogique de par le monde. Le vocable d’« écoles nouvelles » rassemble des institutions hétérogènes, parmi lesquelles on peut trouver par exemple des écoles de plein air, centrées sur l’hygiène et l’équilibre psycho-physiologique de l’enfant, ou des écoles visant l’éducation du caractère chez les élites, comme l’École des Roches. En 1921, A. Ferrière publie un texte aux allures, déjà, de manifeste : l’autonomie des écoliers, l’art de former des citoyens pour la nation et pour l’humanité, dont les différentes éditions vont s’enrichir de toutes les expérimentations propres à mettre en valeur les capacités d’initiative des enfants : self-government, coopératives scolaires, scoutisme... L’Éducation nouvelle se nourrit à la fois des progrès de la psychologie de l’enfant, des espérances d’application qu’elle offre à la pédagogie et des tentatives proprement pédagogiques qui contribuent de par le monde à modifier les relations de l’école à l’enfant, et à mettre ce dernier en position d’acteur dans le processus éducatif.

Sans entrer plus avant dans l’histoire de ce mouvement en vérité très complexe 4 , ces quelques éléments permettent de comprendre le point de vue de Schmid. Pour lui, ce mouvement multiforme est sans cesse à la recherche de sa définition parce qu’il ne repose pas en priorité sur une organisation consciente et voulue. Il est d’abord un produit de l’histoire, un acquis du Progrès, moderne par excellence. Pour Schmid, les relations immémoriales entre adultes et enfant, fondées sur la contrainte et la violence, telles que le droit romain nous les révèle à travers les prérogatives du paterfamilias, sont appelées à s’adoucir par un fait d’évolution. Dans des sociétés démocratiques ou qui aspirent à le devenir, l’individu est respecté même en tant qu’enfant, et c’est dès son jeune âge que le citoyen est convié à participer aux décisions qui le concernent, à faire preuve de responsabilité, à s’engager dans des tâches volontairement et non par contrainte, ou, du moins, par des méthodes dont la contrainte ne constitue pas le principe. Corrélativement, dans le domaine de la connaissance, les progrès de la connaissance de l’enfant et au premier chef la psychologie de l’enfant laissent espérer une meilleure maîtrise du développement, ainsi qu’une inflexion du rapport traditionnel de l’adulte à l’enfant, allant vers plus d’autonomie pour l’élève. Pour cela, Schmid partage l’avis de Ferrière : progressivement, l’école active conquiert le monde.

Est-ce à dire que ce mouvement qui va de l’hétéronomie à l’autonomie entraîne une « libération » totale de l’enfant ? 5 Certainement pas, pour Schmid, et c’est là qu’il se sépare des expérimentateurs qu’il considère comme anarchistes parce qu’ils remettent en cause radicalement la relation de subordination de enfant à l’adulte. Aller vers l’autonomie ne veut pas dire faire prévaloir la volonté de l’enfant par rapport à celle du maître, au moins quand il s’agit de l’enfant et de l’adulte qui assume la responsabilité de son éducation.

Évolution contre révolution

Une telle vision de l’histoire, une telle réflexivité par rapport au mouvement moderne des idées, et enfin, une foi placée dans l’évolution progressive qui entraîne les sociétés vers une meilleure reconnaissance des droits individuels, et vers davantage de respect de l’enfant, explique la fermeté du point de vue de Schmid, lui-même objet de la méconnaissance contemporaine : ce mouvement, progressif, peut-être inéluctable, ne peut qu’être compromis par un projet de « révolution ». Évolution et révolution s’opposent, comme le développement progressif s’oppose à la crise. C’est pour favoriser cette évolution que Schmid, suivant l’exemple d’Adolphe Ferrière, propose un ouvrage de récapitulation, d’accumulation des expériences éducatives. Alors que le premier cherchait à mettre à disposition des bonnes volontés des exemples internationaux, des suggestions pour agir, Schmid défend une position de principe : il oppose deux modèles à l’aide de ses descriptions. L’un, celui qu’il défend, est celui de l’Éducation nouvelle proprement dite, que l’on peut qualifier pour simplifier de « pensée de Genève » ; l’autre, contre lequel il met le lecteur en garde, est celui des écoles antiautoritaires de Hambourg. On sait que les expérimentations de Hambourg ont influencé Célestin Freinet également, et l’on peut se demander pourquoi cette référence mythique de la rénovation pédagogique tombe sous la critique de Schmid.

Après la première Guerre Mondiale, les écoles publiques de Hambourg, sous l’égide des autorités municipales et dans un contexte de rejet du modèle moral militariste, sont le théâtre d’expérimentations radicales en matière de pédagogie. La ville de Berlin, sous l’influence du pédagogue Wilhelm Paulsen, personnage de premier plan dans ce mouvement, les imite. A travers l’étude de différentes traces de ces expérimentations (périodiques, journaux d’instituteurs, revues d’écoliers), Schmid tente de retrouver l’esprit et la lettre de ces tentatives, dont l’idéal est, pour lui, résumé par le titre d’un ouvrage de Paulsen : le dépassement de l’école 6 . L’école a pourtant toujours gardé dans les expérimentations la forme d’un rassemblement dans un même lieu d’élèves sous la responsabilité de maîtres : il ne faut pas oublier que des écoles municipales imposaient ce cadre. Et que la liberté laissée aux enfants a toujours eu de ce fait un caractère relatif.

Le projet des expérimentations de Hambourg ne se limite d’ailleurs pas à cet aspect. Tout d’abord, elles visent à réaliser une école communautaire, mot qui a été traduit en français par « école solidariste ». Il est malaisé de trouver un équivalent du terme de gemeinschaftschule, comme le souligne Adolphe Ferrière. Il le qualifie de « mot intraduisible, qui signifie en somme, l’école organisée à la façon d’une communauté de vie. Les lecteurs de langue française au courant du mouvement novateur en pédagogie retrouveront ici l’une des idées essentielles de l’école active, école où la vie intellectuelle et morale des écoliers a pour base l’initiative personnelle... » 7

Adolphe Ferrière, en soulignant que l’école active ainsi entendue privilégie la vie intellectuelle et morale des écoliers, laisse deviner une nuance entre cette conception allemande de la rénovation de l’école et ce qui se joue à Genève : d’un côté sont privilégiées l’initiative et l’originalité individuelles, considérées comme une richesse à faire valoir dans la communauté, de l’autre prédomine une conception de l’éducation comme aide au développement naturel. Cette application de la psychologie de l’enfant conduit davantage à l’idéal d’une adaptation des programmes et des méthodes à l’enfant en général 8 . Il s’agit de nuances dans des mouvements de toute façon multiformes. Elles expliquent sans doute en partie, néanmoins, les réserves de Schmid vis-à-vis des tentatives de Hambourg. On peut faire l’hypothèse qu’il a choisi une interprétation à la fois plus utilitariste et plus égalitaire de la pédagogie contre une éducation qui valorise l’originalité individuelle en tant que ferment du génie de la communauté. Cette apologie de la liberté individuelle qui conduit si l’on veut à une forme d’anarchisme ressort bien chez Wilheim Paulsen :

« L’école solidariste revendique la liberté absolue, elle libère la jeunesse de toute contrainte, même de celle d’une conception de la vie trop exclusivement orientée vers les préoccupations économiques et politiques. C’est en construisant sa propre vie que l’enfant prend conscience de lui-même » 9 .

Suivant cet idéal d’émancipation individuelle au sein de la communauté, aucune habitude ne semble être restée à l’abri de la remise en cause : programmes, horaires, division en classes, organisation matérielle, tout s’est prêté à innovation. C‘est ainsi que certaines descriptions exhumées par Schmid font état d’élèves qui arrivent à l’école en déclarant leur choix d’activité pour la matinée, le rôle du maître étant alors d’accompagner le projet de commentaires et de fournir le matériel nécessaire. Pendant la réalisation des travaux d’aménagement de jardins, ou de dessins, par exemple, choisis par les élèves, le maître est disponible pour conseiller et aider. Les élèves l’appellent par son prénom, c’est un « maître camarade ». En 1919, les maîtres rédigent d’ailleurs une proclamation affirmant leur appartenance à la communauté scolaire, renonçant ainsi à se situer à part du groupe, même si leur position institutionnelle les y incite.

La discipline est complètement subvertie dans un tel contexte : l’inévitable chaos est vite remplacé à l’initiative des élèves eux-mêmes par une répartition des responsabilités et une prise en charge des contrôles d’absences. « Ayons le courage du chaos » est une formule citée par Schmid : il faut prendre ce risque pour parvenir à l’autonomie du groupe. Les bulletins et examens, parce qu’ils favorisent la compétition individualiste et l’ambition égoïste, disparaissent,. Le travail de groupe ou la complémentarité dans un projet commun sont favorisés.

Le point fort et en même temps la source des plus grandes polémiques est la notion de « maître camarade » abondamment discutée par Schmid. En effet, certains pédagogues ont voulu réduire totalement la relation d’autorité au profit de la notion d’accompagnement de l’élève, tandis que d’autres sont restés persuadés du caractère incontournable de l’autorité de l’adulte, en dépit des changements qualitatifs de la relation maître-élèves. Pour certains, lorsque la relation d’autorité s’efface, elle peut être relayée par la relation d’amour, tandis que la communauté scolaire se trouve exaltée en lieu et place de la relation « verticale » liée à l’exercice d’une autorité. Les pédagogues de Hambourg, lorsqu’ils ont mis en avant cette alternative à l’autorité, n’ont pas toujours évité l’écueil du risque pédophile, en voulant réitérer l’Eros Paidikos platonicien 10 .

Ce dernier point est l’un des principaux reproches adressés par Schmid à cette expérimentation. Une autre vise l’idéalisation de l’enfance qui préside à cette organisation. Les pédagogues novateurs vont parfois jusqu’à nier la notion d’un but de l’éducation, et à considérer, comme y autorisent d’ailleurs certains propos de Jean-Jacques Rousseau, que l’enfance est un âge idéal qu’il faut vivre pour lui-même. Cette citation de Deines Wesens retenue par Schmid est particulièrement éloquente :

« Qu’est-ce qui nous empêche d’admettre aujourd’hui que l’enfance est le faîte de l’existence et de considérer l’âge mûr comme une descente, un decrescendo dans la vie ? Et peut-être allons-nous vers une époque qui verra ce renversement de l’appréciation des âges de la vie : tandis que jusqu’à présent notre manière d’être, notre vie publique ont été sous l’influence intellectuelle de l’âge mûr, elles seraient à l’avenir influencées par l’esprit de la jeunesse. Peut-être, espérons-le ! » 11 .

Les pédagogues de Hambourg vont jusqu’au bout de l’idée de développement autonome de l’enfant, qui débouche sur une conception radicale elle aussi de la neutralité scolaire : ils vont jusqu’à nier la notion de but de l’éducation, en tout cas c’est une virtualité contenue dans leur conception de l’éducation, même si elle ne s’exprime qu’avec difficulté dans la pratique.

Un échec et une alternative

Il y a une simplification des aspects théoriques des expérimentations de Hambourg et de leur histoire qui reporte la réflexion de Schmid sur les principes contenus dans leurs pratiques. Contrairement à ce qui se passe souvent quand un théoricien contredit une doctrine différente de la sienne, Schmid a le souci de présenter l’adversaire sous son meilleur jour, un peu comme les Grecs anciens lorsqu’ils faisaient l’éloge des Perses, mettant un point d’honneur à vaincre un ennemi estimable. Il décrit de manière précise les expérimentations et justifie même leur principe: à une époque, considère-t-il, où la scolarisation gagne du terrain, l’emprise éducative risque d’engendrer des réactions de révoltes chez les jeunes. Méconnaître ce mouvement inéluctable, et vouloir maintenir les traditions scolaires en l’état n’est certainement pas la cause à laquelle Schmid veut se rallier. Le pouvoir de révélation des pédagogies de Hambourg lui paraît devoir être pris en compte pour toute pensée éducative appropriée à la modernité.

Cependant, cette négation même de l’acte éducatif et l’optimisme placé dans l’autonomie précoce de l’enfant lui paraissent devoir être dénoncés comme une illusion et remplacés par une autre solution, à savoir l’éducation nouvelle proprement dite, ressourcée et revivifiée dans ses principes, clarifiée à la suite du défi lancé à Hambourg. Pourquoi ces tentatives ont-elles finalement échoué ? Au-delà des circonstances historiques, de la crise économique, de la montée du national-socialisme, facteurs qui doivent évidemment être pris en compte, Schmid avance une explication de fond : une telle espérance placée dans l’enfant fait peser sur lui une charge trop lourde. Les adultes qui attendent tant de l’enfant ignorent finalement son altérité, sa spécificité. Les pédagogues de Hambourg ont eu finalement une approche exclusivement politique de l’éducation, ils ont voulu remplacer une oppression par une émancipation, mais, quand il s’agit de l’enfant, ces deux mots ne peuvent avoir le même sens que quand il s’agit des adultes. Avec une argumentation qui anticipe sur celle d’Hannah Arendt 12 , il considère que la spécificité de l’enfant consiste en une dépendance préalable incontournable à toute émancipation future. L’enfant a une représentation du monde, un usage du langage, une psychologie qui lui sont propres. C’est pourquoi la psychologie de l’enfant doit être prise en compte par la pédagogie car elle attire l’attention sur cette spécificité. Autrement, un certain nombre d’erreurs surgissent, comme de compter sur le jeu pour motiver au travail, ou de confondre les produits de l’imagination enfantine avec l’œuvre d’art. Au fond, Schmid n’est pas éloigné du philosophe Alain lorsque ce dernier déclare par exemple qu’ « on n’apprend pas la musique au concert » 13 et rappelle la place de l’effort et de la discipline dans l’apprentissage.

Les critiques les plus acerbes de Schmid concernent la personnalité morale du maître, et ce que l’on nommerait aujourd’hui sa « posture » dans l’institution scolaire et vis-à-vis de l’enfant. Il lui reproche en effet d’exercer une autorité d’autant plus pernicieuse qu’elle est déniée. Comme elle repose sur son autorité et sur sa séduction, la personnalité du maître nuit profondément à l’autonomie morale de l’enfant. Pire, Schmid considère que l’attitude qui consiste à refuser d’avoir un but est profondément infantile.

Dans ces positions s’exprime la préférence de Schmid pour l’Éducation nouvelle, dans sa version, si l’on peut dire, modérée, celle de l’école de Genève, selon laquelle le centrage de l’éducation sur l’enfant et son activité n’implique pas le retrait du maître ni l’absence d’un projet pour l’éducation. Elle préconise bien un changement important dans la relation, un changement de style, qui autorise l’activité et l’initiative de l’enfant, pendant que le maître devient observateur et conseiller. Loin de reposer sur une suggestion obscure entre maître et élèves, l’action du maître doit être légitimée par sa rationalité, qui peut, par exemple, être puisée dans la science, au premier chef, la psychologie de l’enfant. Il conserve ainsi une autorité, qui s’exprime certes de manière tout à fait différente de la relation frontale héritée des Pères et telle qu’elle demeure, par exemple dans l’école républicaine française. Invisible, dans l’idéal, en tant que contrainte, coercition, comme le voulait Rousseau, cette autorité se traduit dans la responsabilité des activités proposées, dans l’attention à l’individualité des élèves et les sollicitations de leur activité, dans sa recherche de la justice, quand bien même des responsabilités seraient confiées aux élèves. Ce rôle central du maître reste garant d’un but de l’éducation qu’il cherche à traduire, au niveau de l’élève, en activités intéressantes et pourvues de sens. Science, psychologie, réflexivité, sont intrinsèquement liées à cette conception de l’éducation. Pour Schmid, défendre l’Éducation nouvelle, c’est prendre le parti de l’évolution contre la révolution. La pédagogie libertaire « couronne, ou mène à l’absurde, peu importe pour le moment tous les principaux efforts pour rapprocher le maître de l’élève et pour substituer à une pédagogie de l’autorité une attitude nouvelle-tendance qu’on peut appeler générale et typique de notre époque » 14 . Ici se trouve le cœur du malentendu. Ce que défend Schmid, c’est une version modérée de la réforme pédagogique, fondée sur la base rassurante de la science et qui préserve l’initiative du pédagogue, conforté dans ses projets par la connaissance de l’enfant.

L’introduction de Boris Fraenkel

Comment cette position critique de la radicalité, à partir d’un débat interne à la rénovation pédagogique issue du début du 20e siècle, a-t-elle pu fonctionner comme un manifeste en faveur de l’éducation libertaire, comme une proclamation antiautoritaire univoque, dans la méconnaissance de sa véritable nature ? Il est possible de faire plusieurs hypothèses, mais dans tous les cas, l’introduction à la réédition du livre, par Boris Fraenkel, a joué un rôle important.

A cette époque, les données du débat interne à l’Éducation nouvelle étaient devenues inintelligibles à cause du reflux de ce mouvement, dont, paradoxalement, 1968 a concrétisé certaines aspirations au moment même où la mémoire de cette histoire basculait dans l’oubli 15 . Dans ce contexte, l’argumentation complexe de Schmid peut paraître secondaire par rapport aux faits qu’il relate. Ensuite, nous l’avons dit précédemment, sa critique de la pédagogie libertaire n’est pas exempte de sympathie. Il s’agit d’un mouvement qui, après tout, porte une certaine logique à son terme et affronte ses contradictions potentielles. La tentative a donc un effet cathartique par rapport à l’Éducation nouvelle. Enfin, de quelle manière Boris Fraenkel présente-t-il ce livre, et, dans quelle philosophie de l’éducation prend-il place ?

Boris Fraenkel 16 fut le traducteur d’Éros et civilisation de Herbert Marcuse et de La lutte sexuelle des jeunes de Wilhelm Reich. Il milita dans le mouvement trotskyste, un temps aux côtés de Pierre Lambert, et fut animateur dans les CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes actives), important vecteur de l’Éducation nouvelle dans la formation des animateurs. Il est possible de dessiner à partir de ces éléments la philosophie qui inspire l’enthousiasme militant de l’introduction à Schmid, à partir de telles phrases : « L’expérience "pédagogique" la plus radicale, sinon du 20e siècle, du moins du monde bourgeois, restera dans la conscience de tous ceux pour qui la défense de l’enfant (et de l’écolier) fait partie du bon combat » 17 . Pour Fraenkel, l’Éducation nouvelle est couronnée par la radicalité de certains mouvements connexes dont les expériences de Hambourg font partie. Le maître-camarade, la disparition de l’éducation, accomplissent une révolution qu’une évolution progressive du statut de la jeunesse ne fait qu’annoncer. L’émancipation de la jeunesse, par ailleurs, ne passe pas que par la subversion pédagogique, mais également par l’émancipation sexuelle. Radical là encore, Fraenkel ne pense pas seulement à la liberté de la relation entre hommes et femmes, mais à l’émancipation des normes mêmes du genre. C’est ce que signale son intérêt pour Éros et la libération sexuelle de Reich. Parallèlement à cela, on peut supposer que l’esprit des CEMEA est un élément du travail de longue haleine qui remet en cause l’autorité. Selon une telle logique, la différence entre Éducation nouvelle et éducation libertaire, axe du livre de Schmid, perd de son importance ; ce qui compte, c’est la résurrection des expériences de Hambourg, parenthèse qui devient un programme. Le parti pris émancipateur occulte la pédagogie, ses controverses, sa philosophie de la liberté de l’élève. Comme le dit Fraenkel, ce qui compte, c’est le « bon combat ».

Un clivage est donc dissimulé par ce texte, au profit d’une confusion. Ce qui est dissimulé, c’est la profonde différence qui sépare, au sein même de la rénovation pédagogique, les partisans d’une modification des méthodes et de la relation pédagogique, que l’on peut regrouper sous le vocable d’ « Éducation nouvelle », et les partisans d’une disparition de l’éducation proprement dite, que l’on peut dire libertaire. Si l’éducation comporte l’institution d’un certain lien avec le passé, une certaine hiérarchie ou dissymétrie entre adulte et enfant, ainsi que des repères par rapport aux identités de genres et aux interdits sexuels, alors, la pédagogie libertaire remet en cause l’éducation, et ce sont bien des implications virtuelles de la pédagogie de Hambourg, dénoncées par Schmid, que Fraenkel pousse à leurs limites. Une confusion dans les mentalités peut alors apparaître : dorénavant, il ne sera plus guère possible de défendre une conception active de la pédagogie, une évolution des relations adultes-jeunes dans un sens moins autoritaire, sans en même temps miner le principe même de l’éducation...

En 1936, c’est un livre d’histoire de l’éducation, de bilan et de critique très pertinent qui paraît. Il vise surtout à distinguer l’Éducation nouvelle de la pédagogie libertaire malgré leur identité de principes et de références. Il opte pour les formes modérées, progressives, de la réforme pédagogique, en maintenant le principe de l’autorité du maître, il est vrai, sous des formes libérales. Le « maître camarade » est un titre qui attire l’attention sur le principal élément d’une controverse interne à l’Éducation nouvelle, à un moment où cette dernière a une vingtaine d’années d’existence en tant que mouvement, sans compter qu’elle se réclame de sources beaucoup plus anciennes. Au moment de la réception de sa réédition, les esprits ne sont plus au fait de ces enjeux. Boris Fraenkel peut, sans rencontrer d’obstacles, imposer dans sa préface l’idée que le livre promeut l’idéal libertaire. Aujourd’hui, alors que les « pour » et les « contre » soixante-huit tendent parfois à s’opposer, comme si quarante ans ne nous séparaient pas de cette date symbolique, il est temps de restaurer la mémoire de la modernité pédagogique, des enjeux auxquels elle s’est confrontée avec un sérieux que ne permet pas de percevoir le ton de polémique qui s’y est attaché après-coup. Il faut s’arracher au carcan de représentations inadéquates, de concepts approximatifs, pour retrouver le sens des problèmes pédagogiques d’aujourd’hui.


  1.  Le maître camarade et la pédagogie libertaire François Maspéro 1979. Postface de l’auteur 1973. 1e ed. Neuchâtel, Delachaux, 1936 ; nouvelle édition, Paris, Maspéro, 1971.

  2. Jacob Robert Schmid, Le maître camarade et la pédagogie libertaire, Paris, Maspéro, 1971, p.7.

  3. Dominique Ottavi, De Darwin à Piaget, Paris CNRS éditions, 2001.

  4. Voir Annick Ohayon, Dominique Ottavi, Antoine Savoye, L’Éducation nouvelle, enjeux, histoire et devenir, Berne, Peter Lang, 2004.

  5. Nous faisons allusion au titre de l’ouvrage d’Alain Renaut, La libération des enfants, Paris, Calmann-Lévy, 2002.

  6. Wilhelm Paulsen, Die Ueberwindung der Schule, Leipzig, 1926.

  7. Wilhelm Paulsen, l’Ecole solidariste, Centrale du PES de Belgique, préface d’Adolphe Ferrière, p.9.

  8.  Telle est la différence repérée par Jürgen Helmchen entre la reformpädagogik allemande et l’Éducation nouvelle francophone, « L’Éducation nouvelle et la Reformpädagogik », in L’Éducation nouvelle et les enjeux de son histoire, Daniel Hamelin, Jürgen Helmchen, Jürgen Oelkers, dir., Berne, Peter Lang, 1995, p.1-29.

  9. Wilhelm Paulsen, l’École solidariste, Centrale du PES de Belgique, p.27.

  10. Voir sur cette question Annick Ohayon, in L’éducation nouvelle, op.cit., et Danielle Milhaud-Cappe, Freud et le mouvement de pédagogie psychanalytique, Paris, Vrin, 2007.

  11. J.R. Schmid, Le maître camarade, op.cit., p.51.

  12. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1954.

  13. Alain, Propos sur l’éducation (lecture en ligne), LVI : « On n’apprend point la musique au concert. Ce n’est pas que l’intérêt manque, mais l’intérêt n’est pas le tout. J’irais même jusqu’à dire que nous ne nous instruisons jamais à ce qui nous passionne. »

  14. Schmid, Le maître camarade...op.cit., p.60.

  15. Voir Antoine, Savoye, « L’Éducation nouvelle en France, de son irrésistible ascension à son impossible pérennisation », in l’Éducation nouvelle, enjeux, histoire et devenir, Annick Ohayon, Dominique Ottavi, Antoine Savoye, dir. Berne, Peter Lang, 2004, p.235-269.

  16. Né en 1921, Boris Fraenkel s’est suicidé en 2006. Le Monde du 01 05 06, a, à cette occasion rappelé des éléments de sa biographie. Nous remercions Jean-François Bacot de nous avoir communiqué cet article.

  17. Jacob Robert Schmid, Le maître camarade...op.cit. p.7.

Ottavi Dominique
Premat Christophe masculin
Dely Carole masculin
Wormser Gérard masculin
A propos de Jakob Robert Schmid
Ottavi Dominique
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2009-02-16
Les héritages de Mai 68 ?

Jakob Robert Schmid a publié Le maître camarade et la pédagogie libertaire en 1936, les éditions François Maspéro l’ont réédité en 1971. Cette réédition, en elle-même utile, n’engendre-t-elle pas de méconnaissance ? La présentation de l’ouvrage faite par Maurice Fraenkel après 68 en infléchit en effet le sens, en laissant entendre que la pédagogie libertaire peut se ressourcer au moyen de ce livre, alors que l’examen attentif de son contenu montre qu’il est critique vis-à-vis du projet de rendre les enfants autonomes. Au-delà du sujet traité, il s’agit donc de mettre en évidence un procédé de relecture de l’histoire au profit d’une attitude militante.

Histoire
Éducation et enseignement
Éducation nouvelle, pédagogie libertaire, histoire de l’éducation, enfant, autonomie