Sommaire
INTRODUCTION
Changement de statut de l’économie politique au milieu du XVIII° siècle – Incidence philosophique – Exemplarité de l’œuvre d’Adam Smith pour l’étude de ce problème – Valeur scientifique de la Richesse des Nations – Caractère encyclopédique du projet philosophique d’Adam Smith.
Chapitre I : ECONOMIE POLITIQUE ET PHILOSOPHIE MORALE
Introduction : Thèse de Buckle – Séparation méthodique entre la Richesse des Nations et la Théorie des sentiments moraux – Critique de cette analyse.
Egoïsme et sympathie ne s’opposent pas nécessairement – Propension plus grande à la sympathie avec la joie qu’avec la douleur – Le désir de sympathie entraîne indirectement l’accroissement des richesses – Continuité entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des Nations.
Permanence de la problématique d’Adam Smith – Rapport entre Smith et Mandeville – Critique logique et sémantique de la Fable – L’œuvre de Smith est par elle-même une réponse à Mandeville.
Identité de la méthode dans les domaines économiques et moraux – Continuité des solutions – Spontanéité, naturalité des comportements des hommes.
Conclusion : L’œuvre de Smith tend à lever l’opposition entre théorie économique et théorie morale – Différence par rapport à Quesnay – Réfutation de Mandeville.
Chapitre II : ECONOMIE ET POLITIQUE
Introduction : L’avènement de l’économie politique nécessite une nouvelle pensée de l’Etat – Inachèvement de l’œuvre de Smith sur ce point – Possibilité de tirer des divers ouvrages de Smith les éléments d’une philosophie politique – L’objet de Smith est le rapport entre économie et politique.
Bonté des institutions économiques spontanées – La théorie du placement des capitaux – La réalisation de l’intérêt général n’est pas l’affaire de la volonté réfléchie – Le concept de « main invisible » – Naturalité des processus sociaux – Absence d’opposition tranchée entre nature et culture.
Définition de la « liberté naturelle » – Ses fondements – Secondarité du politique – L’ordre naturel est déjà dominant – Différence par rapport aux physiocrates – Analogie du domaine économique et du domaine moral – Justice et bienveillance – Critique du mercantilisme.
Les tâches propres de l’Etat – Les oppositions d’intérêt dans la société – La distinction des classes sociales – Les conflits n’infirment pas le « système de la liberté naturelle », mais proviennent au contraire d’un manquement à la liberté.
Conclusion : Un libéralisme mesuré et un optimisme raisonné. L’intérêt personnel coïncide avec l’intérêt général lorsqu’il est l’instrument de la « nature sociale », ce qui est généralement vrai et le serait absolument dans le « système de la liberté naturelle ».
Chapitre III : ECONOMIE POLITIQUE ET PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
Introduction : Le projet d’Adam Smith est celui d’une science totale de l’homme – Celle-ci est une science historique – Le naturalisme s’applique au développement historique – Smith présente les éléments d’une « philosophie de l’histoire », sans qu’ils aient une forme rigoureuse et achevée.
Les Considérations sur l’origine et la formation des langues – La formation des langues est un processus historique naturel, fondé sur les tendances fondamentales de la nature humaine – Formation des langues et formation de la monnaie – Division du travail et division du langage.
Les Essais philosophiques – La philosophie réalise l’homogénéité de l’homme et du monde, la suppression de l’étonnement – Ce besoin détermine le progrès des sciences – Division du travail et origine des sciences – Nature du plaisir esthétique – Etonnement et admiration.
La « philosophie de l’histoire » d’Adam Smith – L’histoire comme réalisation des virtualités de la nature humaine – L’idée de progrès chez Smith – Différence par rapport à la conception rationaliste – Continuité de l’histoire.
Conclusion : Il n’y a pas d’opposition non seulement entre nature et société, mais entre nature et histoire – Les principes de la nature humaine sont par eux-mêmes historiques – L’histoire révèle et prouve la nature de l’esprit.
CONCLUSION
Signification de l’avènement de l’économie politique – Position centrale du concept de spontanéité – Unité de l’œuvre de Smith – Situation historique de Smith – Redéfinition de la philosophie.
Introduction
C’est en vain que l’on chercherait un acte de naissance de l’économie politique : il ne peut manquer de varier, d’une part selon la nature et l’extension accordée au concept d’économie politique, d’autre part selon les différentes écoles de la pensée économique. Sans prétendre trouver dans une œuvre précise une origine déterminée de l’économie politique, on peut avancer cependant que, dans le cours du 18e siècle, les préoccupations économiques ont changé de statut. La science économique conquiert son autonomie en renversant le rapport qui l’assujettissait à la théorie politique : elle renouvelle la position du problème moral qui entravait son développement ; elle accède enfin à une « dignité » philosophique nouvelle. Pour saisir cette mutation, il convient de revenir quelque peu en arrière, afin d’analyser la problématique vis-à-vis de laquelle, vers le milieu du 18e siècle, s’est effectuée une rupture décisive. Au 17e siècle et encore au début du 18e siècle, l’économie politique – l’expression apparaît chez Montchrestien dès 1615 – reste essentiellement subordonnée et dépendante. Elle n’a pas d’autonomie réelle, d’objet propre, en ce sens que ses fins sont les fins de l’État. C’est moins d’économie politique que de politique économique qu’il s’agit : l’analyse du réel économique se présente comme un détour nécessaire en vue d’isoler des moyens propres à augmenter la puissance de l’État.
Certes, les mercantilistes refusent la formule de Machiavel selon laquelle « dans un gouvernement bien organisé, l’État doit être riche et les citoyens pauvres » 1 : ils défendent, au contraire, l’enrichissement des citoyens. Montchrestien écrit :
« Le bonheur des hommes, pour en parler à notre mode, consiste principalement en la richesse, et la richesse dans le travail. » 2
Cette valorisation de la richesse, corrélative d’une apologie du travail (« L’homme, écrit-il encore, est né pour vivre en continuel exercice et occupation » 3 ) marque un renversement des perspectives médiévales : l’économique, après le politique, secoue la tutelle de la théologie. Dans cette redéfinition des valeurs sociales, on peut remarquer l’émergence du commerce : le marchand, affirme Montchrestien, est au corps social ce que le cerveau est à l’individu : et le commerce est la véritable fin de la vie sociale, puisque les arts travaillent pour lui :
« Comme les philosophes disent que la fin est la cause des causes, le commerce est en quelque façon le but principal des divers arts, qui ne travaillent que pour autrui par son moyen : d’où il s’ensuit qu’il a quelque chose de plus exquis (…) que les arts mêmes, tant à raison qu’ils s’emploient pour lui que pour autant que la fin n’est pas seulement le dernier point de la chose, mais le meilleur. » 4
Cependant, cet éloge de l’enrichissement, du commerce, du travail ne doit pas tromper : si le commerce est la fin des arts, et la richesse la fin de l’homme, ils ne sont pas les fins dernières de l’économie politique. Si les mercantilistes défendent l’enrichissement des citoyens, c’est parce qu’il accroît la puissance de l’État : l’économie reste un instrument de la politique. D’autant que, réciproquement, l’enrichissement n’est possible que par les interventions rationnelles de l’État, dont la détermination constitue alors l’« objet » de l’économie politique. On en a l’illustration en examinant les deux principales thèses mercantilistes : les thèses démographiques et les thèses monétaires. Les mercantilistes justifient leur populationnisme par l’intérêt même de l’État : pour John Hales 5 l’augmentation de la population, et sa mise au travail, auraient certes pour effet d’enrichir la « classe marchande » et « les manufacturiers », mais surtout elles permettraient au royaume de disposer d’une armée nombreuse et de rester en état de paix civile 6 . D’autre part, les mercantilistes sont favorables au développement de la masse monétaire intérieure. L’abondance de monnaie apparaît certes comme la condition de l’extension de l’aire commerciale : mais surtout, elle permet à l’État de constituer des réserves monétaires pour soutenir sa politique extérieure. Hales écrit :
« Si Sa Grâce avait besoin en temps de guerre d’un trésor destiné à payer les armures, les armes, les agrès des navires, les canons et l’artillerie dont on use pendant les hostilités, elle ne pourrait, en aucune façon, tirer de ses sujets les moyens de paiement nécessaires. (…) Et c’est pourquoi la monnaie et les trésors sont appelés par les sages nervi bellorum (…). » 7
La richesse des citoyens s’obtient donc par les moyens mêmes qui assurent la puissance de l’État, et c’est ce qui la légitime. On voit que si les mercantilistes refusent la formule de Machiavel, ils se placent sur le même terrain que lui, c’est-à-dire du point de vue de l’intérêt de l’État, dont les interventions s’avèrent, d’autre part, à la fois nécessaires et décisives 8 .
Il faudra attendre le milieu du 18e siècle pour que cette secondarité de l’économique à l’intérieur du discours économique lui-même soit renversée, ou plus exactement pour que ce renversement soit mené jusqu’au bout. Certes, au début du siècle apparaissent les premières critiques du mercantilisme. Mais lorsque Cantillon montre les limites de l’enrichissement par le commerce, il conclut non pas à la possibilité d’un libéralisme qui possèderait en lui-même le principe de son développement, mais à un pessimisme économique 9 . Boisguillebert va beaucoup dans le sens de la formation du « système » libéral. Il critique l’assimilation mercantiliste de la richesse privée et de la richesse publique : les impôts indirects, les douanes intérieures et extérieures, assurent la puissance financière de l’État, mais, en limitant la consommation, ils laissent l’économie exsangue : seule la liberté des marchés peut donc permettre d’atteindre le plus haut degré de prospérité du royaume 10 . Boisguillebert fonde cette analyse, dans sa Dissertation sur la nature des richesses, sur l’idée que la création des richesses dépend de la formation de « prix normaux », résultant « de l’équilibre du vendeur et de l’acheteur », auquel « l’un et l’autre sont également forcés de se soumettre ». De plus, il développe l’idée que cet équilibre des prix traduit une autre réalité fondamentale : l’interdépendance des diverses professions, qui se servent mutuellement du débouché pour leurs productions :
« Il faut convenir d’un principe, qui est que toutes les professions, quelles qu’elles soient dans une contrée, travaillent les unes pour les autres, et se maintiennent réciproquement, non seulement pour la fourniture de leurs besoins, mais même pour leur propre existence. » 11
La création incessante de débouchés mutuels et la formation de prix normaux sont présentées par Boisguillebert comme des lois naturelles, régissant la totalité de la sphère de la production et de l’échange. Elles permettent d’assurer la prospérité générale, à la condition qu’aucune intervention extérieure ne vienne entraver leur action :
« La nature, ou la Providence 12 peut seule faire observer cette justice, pourvu encore une fois que qui que ce soit ne s’en mêle. » 13
Les analyses de Boisguillebert marquent à l’évidence une étape importante dans la formation de la doctrine classique. Cependant, elles ne consomment pas le changement de statut de l’économie politique. Les considérations de politique économique restent prépondérantes ; et Boisguillebert ne présente ni une théorie systématique des phénomènes économiques, ni a fortiori cette approche conjointe des phénomènes économiques, politiques et moraux que l’on peut trouver chez Quesnay et chez Smith. Ce n’est que vers le milieu du siècle que l’économie politique va acquérir une dimension et une importance nouvelles. Vers 1750, Voltaire écrit :
« La nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. » 14
Cet intérêt nouveau pour la science économique est visible dans la place qui est accordée à celle-ci par les philosophes : une période s’ouvre où les philosophes seront économistes, et les économistes philosophes. Les Discours politiques de Hume, publiés en 1752, tout comme l’Esprit des lois , en 1748, intègrent des raisonnements économiques ; d’autre part, la première publication de Quesnay, l’Essai sur l’économie animale (1747), développe une théorie de la connaissance et une analyse du droit naturel ; et c’est en 1751 que paraît le premier tome de l’Encyclopédie. Corrélativement, le statut philosophique de la science économique s’est modifié : elle n’est plus un détour ou un moyen dans le discours politique ou moral, ou bien une simple collection d’études particulières et séparées, mais bien une discipline à part entière dans ce qu’on appelle alors en Angleterre la « moral philosophy ».
On pourrait faire cependant à cette affirmation une importante objection : dès 1690 et 1691, avec les Deux Traités sur le gouvernement civil et les Considérations sur l’abaissement de l’intérêt et l’élévation de la valeur de la monnaie, Locke n’a-t-il pas démontré certaines des thèses, appelées à devenir « classiques », de l’économie libérale, tout en les intégrant à une démarche philosophique ? Certes, en un certain sens, et sur certains points, Locke ne dit pas autre chose qu’Adam Smith, qu’il a d’ailleurs influencé. Mais les limites de la comparaison n’en sont pas moins évidentes, à la fois quant aux théories économiques de Locke, et quant aux statuts de ces théories. Tout d’abord, Locke reste largement marqué par le mercantilisme 15 : ainsi, il fait dépendre de l’abondance de la monnaie les variations du taux de l’intérêt 16 , alors que Hume et Smith les font dépendre du montant des profits. L’abondance de la monnaie reste pour lui la mesure de la richesse des nations. En général, il pose les problèmes économiques
« dans la bonne tradition du mercantilisme, en termes de politique nationale et commandés par le souci d’accumuler la plus grande quantité possible de monnaie au sein de la nation » 17 .
De plus, le statut philosophique de l’économie politique reste chez Locke un statut de subordination : l’analyse économique n’est pas envisagée en vue de sa propre nécessité, mais en vue de résoudre un problème de philosophie politique ou de politique économique. Dans les Deux traités , la théorie de la valeur-travail n’apparaît que pour fonder le droit de propriété. L’homme est propriétaire de lui-même, et donc « le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui » 18 . La théorie de la valeur-travail est ce qui permet de passer du « travail de son corps » à « l’ouvrage de ses mains », « car c’est bien le travail qui donne à toute chose sa valeur propre » 19 . Locke écrit :
« Je croirais proposer une évaluation très modérée si je disais que, parmi les produits de la terre qui servent à la vie de l’homme, neuf dixièmes proviennent du travail. »
L’homme étant propriétaire de son travail, et le travail étant ce qui crée la valeur, l’homme est donc, en droit naturel, propriétaire de ce à quoi il a conféré la valeur comme il est propriétaire de lui-même. Ce que Locke entend montrer par là, c’est qu’il n’y a pas contradiction entre le thème biblique du monde donné en commun aux hommes et le thème de la propriété comme droit naturel, mais au contraire un passage immédiat, naturel, de l’un à l’autre. La théorie de la valeur-travail constitue donc, avant tout, un maillon d’un raisonnement sur la propriété, et non pas, comme chez les économistes « classiques », le fondement d’une théorie de l’échange. Cette secondarité de l’économie politique se retrouve jusque dans les théories monétaires de Locke. Celles-ci continuent à se situer dans le cadre d’une théorie de la propriété :
« Pour Locke – et il faut le souligner – l’invention de la monnaie résout donc d’abord un problème de conservation et d’appropriation des biens, tandis que pour Adam Smith, qui part du fait de la division du travail, elle résout, comme pour les économistes classiques, et depuis Aristote, d’abord un problème d’échange. » 20
D’autre part, les Considérations entendent résoudre un problème de politique économique, plus qu’ébaucher une théorie générale : Locke ne semble s’être soucié ni de systématiser ses analyses économiques, ni même de relier rigoureusement les Considérations et le Second Traité .
L’analyse des théories économiques de Locke confirme donc a contrario que c’est bien du milieu du 18e siècle qu’il faut dater le changement du statut philosophique de l’économie politique. C’est que ce changement de statut n’est lui-même pas fortuit : il correspond à une « rupture épistémologique » à l’intérieur de la science économique elle-même. Dupont de Nemours écrit :
« Jusqu’à Quesnay, la science économique n’avait été encore qu’une science conjecturale dans laquelle on ne pouvait raisonner que par induction (…) depuis l’ingénieux inventeur de la formule du Tableau économique , cette même science est devenue une science exacte, dont tous les points sont susceptibles de démonstrations aussi sévères et aussi incontestables que celles de la géométrie et de l’algèbre. » 21
Il n’est pas besoin de souligner à quel point il peut être ici nécessaire de faire la part de l’enthousiasme du disciple ; et ce n’est pas sans ironie qu’Adam Smith 22 cite Mirabeau affirmant que « depuis l’origine du monde il y a eu trois grandes découvertes qui ont donné aux sociétés politiques leur principale solidité », l’invention de l’écriture, celle de la monnaie, et celle du Tableau économique. Mais Marx est à peine en retrait de Mirabeau lorsqu’il écrit 23 que le
« deuxième tiers du 18e siècle est proprement "l’enfance de la science économique", et que le Tableau économique fut une idée extrêmement géniale, sans conteste la plus géniale que l’on doive, jusqu’à présent, à l’économie politique ».
La rupture, si nettement perçue, qu’introduit Quesnay, se manifeste dans deux aspects, d’ailleurs liés : l’autonomie et la systématicité qu’acquiert la science économique. Le Tableau économique entend rendre compte de la totalité du réel économique, et il entend le faire abstraitement et déductivement : et le corrélat de cette systématicité, c’est l’affirmation de l’économie politique comme science autonome. Gide et Rist écrivent :
« Les physiocrates ont été les premiers qui ont eu une vision d’ensemble de la science sociale, dans le sens plein de ce mot, c’est-à-dire qui ont affirmé que les faits sociaux étaient liés par des rapports nécessaires et que les individus et les gouvernements n’avaient qu’à les apprendre pour y conformer leur conduite. » 24
La physiocratie a donc inauguré une forme nouvelle de l’économie politique, qui entraîne avec elle un renouvellement de la philosophie et de la configuration du savoir. Si l’on considère d’autre part, que l’insistance de l’économie est devenue l’une des composantes de la modernité, on est amené à rechercher la signification de cette rupture dans l’évolution du savoir économique et de cette émergence de l’économique dans le champ philosophique lui-même. Or, s’il est certes nécessaire de poser cette question aux œuvres des physiocrates, ne serait-ce qu’en raison de leur primauté chronologique, c’est une œuvre qui leur est légèrement postérieure, celle d’Adam Smith, qui paraît ici à bien des égards topique. On peut avancer dans ce sens deux raisons principales.
Tout d’abord, Adam Smith a réalisé une synthèse scientifique incontestablement plus large que celle qui est présentée dans le Tableau économique. Certes, Smith lui-même ne manque pas de souligner la valeur du « système agricole » :
« avec toutes ses imperfections, néanmoins, ce système est peut-être, de tout ce qu’on a encore publié sur l’économie politique ce qui se rapproche le plus de la vérité, et sous ce rapport il mérite bien l’attention de tout homme qui désire faire un examen sérieux des principes d’une science aussi importante. » 25
Cependant, il n’a pas de peine à mettre en évidence les erreurs et les lacunes du système physiocratique, notamment en ce qui concerne la théorie de la « classe stérile ». Alors que les limites de la physiocraties sont donc apparues rapidement 26 , la postérité de la Richesse des nations va être considérable, et il faudra attendre 1817 pour qu’avec la publication par Ricardo des Principes de l’économie politique et de l’impôt soit présentée une œuvre d’une envergure comparable à celle d’Adam Smith 27 , qui en est d’ailleurs le point de départ. L’attitude d’un J.B. Say est significative, qui pensera qu’il ne s’agit plus désormais que d’exposer les analyses de Smith sous une forme plus rigoureuse 28 . Alors que, devant les progrès de l’industrie, la physiocratie semble le reflet d’un passé révolu, la Richesse des nations apparaît comme l’Organon de la nouvelle science, se plaçant
« du premier coup au centre des phénomènes au point le plus élevé, et d’où la vue était le plus large et la plus étendue » 29 .
D’autre part, Smith a cherché à embrasser l’ensemble du domaine philosophique, et il l’a fait en vue de l’unité de la philosophie. Le projet d’Adam Smith était encyclopédique 30 : il comprenait outre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations une théorie du langage, de la rhétorique et des belles-lettres ; une histoire du droit et de la jurisprudence, qui s’ouvrait sur une analyse critique de l’ Esprit des lois ; enfin une histoire générale des sciences et des arts. L’ambition était à la fois théorique et historique : Smith entendait étudier l’ensemble de l’esprit humain en le dégageant et en le prouvant par l’histoire. Smith lui-même a jugé ne pas avoir mené à bien ce projet : et le jour même de sa mort, il a brûlé la quasi-totalité de ses manuscrits, ne laissant que les fragments relatifs à l’histoire des sciences et des arts 31 . Il reste que l’ampleur du projet d’Adam Smith témoigne d’une volonté de penser cette transformation de la philosophie et de la configuration du savoir qu’impliquait la nouvelle connaissance de l’homme introduite par l’avènement de l’économie politique. Quel que soit le domaine abordé, la continuité des préoccupations et la volonté d’unité d’Adam Smith sont évidentes. C’est une même démarche que l’on retrouve, que ce soit vis-à-vis de l’économie ou du langage, de la morale ou de la politique.
Donc, du double point de vue de son achèvement scientifique et de son unité philosophique, l’œuvre d’Adam Smith se prête à la question du rapport nouveau entre économie et philosophie qu’introduit l’avènement de la science économique. Comme celui-ci s’est d’abord traduit par une rupture vis-à-vis des problématiques morales et politiques antérieures, nous étudierons en premier lieu le rapport entre économie politique et philosophie morale, puis nous élargirons l’analyse à la philosophie politique ; enfin, puisque la connaissance de l’homme est pour Smith historique 32 , nous tenterons de dégager les éléments de la « philosophie de l’histoire » d’Adam Smith.
-
Discours sur la première décade de Tite-Live. ↩
-
Traité de l’économie politique , p. 99. ↩
-
Op. cit., p. 21. ↩
-
Op. cit. , p. 137. ↩
-
Discours sur la prospérité publique de ce royaume d’Angleterre. ↩
-
Op. cit. , p. 137. L’argument est repris par Montchrestien, Traité…, pp. 99-100. ↩
-
Hales, John, op. cit. , p. 131. ↩
-
Conquête des colonies, augmentation de la population, élévation de barrières commerciales, développement de la masse monétaire : ces propositions n’ont de sens que par l’intervention de l’État, même si elles possèdent une dynamique propre. ↩
-
« La trop grande abondance d’argent qui fait tandis qu’elle dure, la puissance des États, les rejette insensiblement, mais naturellement, dans l’indigence » ( Essai sur le commerce en général , p. 102). ↩
-
« Le détail de la France », in Économistes financiers du 18e siècle, p. 342. ↩
-
Op. cit. , p. 404. ↩
-
On retrouve cette expression dans la plupart des écrits économiques du siècle. ↩
-
Économistes financiers , p. 412. ↩
-
Dictionnaire philosophique , au mot « Blé ». ↩
-
Keynes estime qu’il a un pied dans le mercantilisme et un pied dans l’économie classique. ↩
-
Ce qui lui vaut l’estime de Keynes. ↩
-
Polin, Raymond, La politique morale de John Locke , p. 288. ↩
-
Deuxième traité du gouvernement civil , trad., p. 91. ↩
-
Op. cit. , p. 38. ↩
-
Polin, Raymond, La politique morale de John Locke , p. 283. ↩
-
Avis au lecteur , en tête de l’ Analyse du Tableau économique . ↩
-
Richesse des Nations , livre IV, chapitre IX. ↩
-
Théorie sur la plus-value , tome I, p. 399. ↩
-
Histoire des doctrines économiques , p. 2. ↩
-
Richesse des Nations , livre IV, chapitre IX. ↩
-
Condillac critique également un certain nombre de points de la doctrine physiocratique. ↩
-
Même si, au début du 19e siècle, Malthus et Fichte introduisent des problématiques nouvelles. ↩
-
cf. Gide, Charles & Rist, Charles, op. cit., p. 118. « Quand on lit la Richesse des Nations on s’aperçoit qu’il n’y avait pas d’économie politique avant Smith », écrit. J. B. Say. ↩
-
Gide, Charles & Rist, Charles, op. cit., p. 61. ↩
-
cf. Delatour, Albert, Adam Smith, sa vie, ses travaux, ses doctrines, 1ère partie. ↩
-
Publiés par Dugald Stewart sous le titre d’Essays on philosophical subjects. ↩
-
Sans qu’il y ait pour cela un « historicisme » de Smith : l’histoire n’offre pas une suite de vérités relatives, mais révèle au contraire une permanence qui a besoin de l’histoire pour se réaliser comme telle. ↩