×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Apprendre à enseigner l’Europe : un jeu de piste dans les champs disciplinaires

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (16)
Texte

Dans cette communication, je vais prendre la parole en tant que formateure d’enseignants, membre du réseau Istepec (Intercultural Studies in Teacher Education to Promote European Citizenship) et je vais essayer d’expliciter la logique qui a sous-tendu notre démarche tout au long des trois années de réalisation du programme. Je donnerai, au passage, quelques exemples d’activités menées avec les stagiaires, pour illustrer la manière dont nous avons mis en œuvre les principes conducteurs. D’autres communications au cours de ce colloque apporteront des éclairages différents et complémentaires. Les publications en ligne et sur papier qui vont clore notre projet donneront un panorama beaucoup plus complet des actions réalisées.

Apprendre à enseigner l’Europe, tel est l’un des objectifs de notre projet Istepec, un programme Comenius 2.1, financé par la commission européenne, qui se termine à la fin du mois de septembre 2007 après trois années de mise en œuvre, au sein d’un partenariat de dix institutions. Le partenariat a ceci de remarquable qu’il rassemble des pays de l’Europe du nord, de l’Europe centrale et de l’Europe de l’ouest et du sud : un échantillon assez représentatif des vingt sept états de l’Union et de ses différentes zones culturelles. Les modules de formation de futurs enseignants que nous avons conçus et réalisés pendant ces trois années ont permis aux étudiants et aux stagiaires de nos institutions de se retrouver, en groupes plurinationaux, plurilingues, pluridisciplinaires et pluriculturels pour travailler ensemble sur des problématiques liées aux questions de l’éducation des futurs citoyens européens que sont les élèves dans nos pays respectifs.

Dans un article publié en 2001 à l’issue d’un autre programme Comenius (ES 41063), j’avais développé la notion de citoyenneté éclairée et critique, inspirée par les textes de Arendt (1972), Ricœur (1995), Davidson (1996) et bien que le contexte mondial ait évolué depuis, les concepts de responsabilité du monde, de biens communs et de citoyenneté inclusive restent des idées centrales sur lesquelles se fonde toute démocratie effective, qui, comme le dit Kemp (1997), « n’est pas un concept statique et rigide, mais un principe actif et dynamique qui doit être continuellement cultivé, adapté et revitalisé ». C’est de la responsabilité des adultes, et donc, en partie, des enseignants, de faire que les enfants deviennent capables, à leur tour, le moment venu, de cultiver, d’adapter et de revitaliser la démocratie, un bien si fragile qu’il faut constamment être vigilant pour qu’elle ne s’étiole pas ; il faut donner aux jeunes générations un accès aux savoirs, il faut les aider à développer des savoir-faire et à adopter des attitudes qui permettront « l’effectuation de ce qui mérite d’être appelé, avec Kant, disposition à l’humanité. » (Ricœur, 1995).

Notre projet étant un projet européen, nous avons ancré notre réflexion et notre démarche dans l’espace européen, en insistant pour dire que le citoyen européen n’est pas enfermé sur lui-même et sur son espace, mais bien au contraire, ouvert sur l’extérieur et impliqué dans les questions vives du monde moderne. Il s’agit en effet de trouver la synergie entre l’éducation à la citoyenneté, introduite dans la plupart des curriculum scolaires des pays démocratiques à partir de la fin du 20e siècle, et la dimension européenne de cette citoyenneté ; de construire une compréhension commune de la citoyenneté qui réunisse les habitants des 27 états de l’union autour d’un même projet de « vivre ensemble » dans la « cité » Europe, malgré les diversités culturelles.

La construction de l’Europe est l’une de ces questions vives et elle nécessite, en ce début du 21e siècle, que les éducateurs y participent...

La culture de la citoyenneté européenne

Toute culture est contextualisée. Si dans un premier temps, l’enfant s’imprègne naturellement de la culture familiale, il découvrira au fil des ans les cultures des groupes de copains, les cultures scolaires, professionnelles et corporatistes ; en vivant en couple, il fera la découverte de l’univers culturel de son compagnon ; en voyageant, en travaillant à l’étranger, il sera confronté à d’autres systèmes culturels. Tout cela tissera, métissera sa culture d’origine de manière plus ou moins profonde, plus ou moins consciente.

Mais, à la différence de ces cultures tricotées par l’expérience de la vie, la culture citoyenne, ‘citizenship literacy’, est une culture raisonnée, consciemment construite ; elle est faite de savoirs, de capacités de jugement et de discernement, de savoir-faire en communication et d’interaction, d’attitudes d’écoute, de compréhension et de participation volontaire à la vie de la cité. Tout cela peut, en partie, s’apprendre à l’école ; et nous avons voulu, par nos modules Istepec, donner quelques outils conceptuels (intellectuels, interculturels et méthodologiques) aux futurs enseignants, pour qu’ils puissent aborder avec confiance l’éducation de leurs élèves dans le domaine de la citoyenneté et de la citoyenneté européenne, à travers l’enseignement des différentes disciplines scolaires.

Il nous a semblé important d’insister particulièrement sur les outils conceptuels, plus que sur les connaissances factuelles, dans la mesure où les enseignants qui sont formés aujourd’hui vont, pour la plupart, enseigner jusqu’aux environs de 2050 et qu’il serait illusoire de penser que des connaissances factuelles acquises en 2005 garderaient une validité incontestée pendant une quarantaine d’années de carrière. S’inscrivant dans une logique de formation tout au long de la vie, préconisée dès 2000, lors du conseil européen de Lisbonne, notre démarche trouve toute sa justification dans les textes publiés en 2006 : « Recommandations du parlement européen et du conseil du 18 décembre 2006 sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » et « Common European Principles for Teacher Competences and Qualifications » du programme « Education and Training 2010 ».

Dans le texte du J.O. de l’Union européenne du 18 décembre 2006, comme d’ailleurs dans les textes nationaux qui décrivent les « compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie », les compétences sont montrées comme composées de « connaissances, aptitudes et attitudes ». Ce qui manque dans l’exposé des compétences ainsi décrites, c’est la mention de l’interconnexion qui existe entre les trois composantes : les connaissances, les aptitudes et les attitudes ne sont pas tout simplement juxtaposées ; elles sont, au contraire, intimement liées dans un processus qui devient opérationnel à partir du moment où il y a réflexion, conscientisation et verbalisation ; toute action de formation doit prendre en compte cette dimension réflexive.

C’est dans cette perspective que nous avons construits les modules de formation initiale d’enseignants du programme Istepec, au croisement entre deux problématiques : celle des liens entre enseigner et apprendre et celle des liens entre citoyenneté et citoyenneté européenne. La combinatoire de ces deux problématiques s’est jouée entre l’accès aux connaissances, le développement des aptitudes, l’observation des attitudes et la réflexion, verbalisée dans des groupes multinationaux. La composition même des groupes a constitué l’un des axes essentiels de cette formation européenne de par les confrontations qu’elle a suscitées.

Dans notre tentative pour promouvoir la citoyenneté européenne, nous avons pris appui sur ce que nous disent Ricœur (1995) et Davidson (1996). Ricœur insiste sur les points de rencontres entre les diversités :

« Un minimum de consensus est nécessaire pour qu’une cité existe. Si nous pouvons vivre ensemble malgré tout, c’est que nos traditions multiples ne peuvent éviter de s’entrecroiser en des points qui deviennent des lieux communs. Il faut se rendre attentif à ces points d’entrecroisement, provoquer des lieux de rencontres, car les traditions de pensée ne sont pas uniquement conflictuelles. Elles créent aussi des biens communs. […] les points d’entrecroisement ne restent eux-mêmes des carrefours vifs que si chacun apporte ses convictions, mais aussi les sources à partir desquelles il les alimente. Par exemple, des thèmes comme le respect, la tolérance, les droits de l’homme peuvent être pensés à partir de sources philosophiques différentes. »

Davidson (1996) propose de résoudre le dilemme grâce à la notion de « consensus procédural minimum », qui « suffit pour maintenir et préserver les identités culturelles en raison du besoin limité que l’on a de partager les normes culturelles, les pratiques, les croyances, les valeurs et l’histoire. » (Dudley, Robinson & Taylor, 1999)

En faisant travailler ensemble, dans les modules Istepec, les stagiaires venus de plusieurs pays de l’Union Européenne, nous avons, en effet, mis en pratique les propositions de Ricœur et de Davidson :

« ... pour réitérer la démonstration de Davidson, ‘la citoyenneté est une pratique plutôt qu’un statut’. Nous partageons son postulat que c’est à travers la participation réflexive que le citoyen peut appartenir. […] On peut donc montrer que la citoyenneté n’est ni neutre ni statique, mais située, dynamique et qu’elle se construit en outre à partir de l’expérience vécue et des interventions humaines. […] Il démontre que c’est par l’intermédiaire de pratiques démocratiques partagées qu’un certain sens de cohésion - d’appartenance - peut être atteint. C’est la pratique qui constitue la démocratie... La démocratie est une création, pas une condition, et donc, parallèlement, la citoyenneté est une pratique plutôt qu’un statut. La participation, la délibération, la prise de décision et l’engagement dans l’action aux côtés d’autres citoyens, sont elles-mêmes des pratiques éducatives. Ainsi, c’est la participation - dans la société civile, dans le domaine politique, et la pratique de la citoyenneté - qui, d’une manière réflexive engendrent cette appartenance, cette solidarité sociale qui constitue la citoyenneté. » (Dudley, Robinson & Taylor, 1999)

Les stagiaires Istepec ont donc travaillé ensemble, pendant deux semaines, sur des thèmes et des questions qui se posent aux enseignants de l’Union Européenne, afin de trouver ensemble des points d’entrecroisement, des réponses en termes de pratiques professionnelles : comment faire pour enseigner la citoyenneté européenne à nos élèves, en Slovaquie, en Pologne, en Suède, en Espagne ou en France, quand on est professeur de sciences physiques, d’arts plastiques, de langues ou encore, professeur d’école ?

Dans les pays concernés par le projet Istepec, les disciplines scolaires sont parfois regroupées de manières différentes : les champs de savoirs sont découpés différemment, telle question sera abordée en géographie dans un pays et en sciences de la vie et de la terre dans un autre, par exemple... Par souci de lisibilité, j’ai choisi de regrouper mes réflexions en quatre grands domaines disciplinaires, correspondant plus ou moins aux différents chemins que l’homme a utilisés pour interroger, interpréter et reconstruire sa relation au monde : approches scientifique, linguistique, artistique et idéologique. Bien que tout aussi importantes dans le cursus scolaire et dans la vie de la cité, les disciplines techniques et professionnelles ne sont pas prises en compte dans cette communication, pour la simple raison que les stagiaires Istepec appartenaient tous aux filières de l’enseignement général. Mais j’ai également travaillé aux questions liées à la citoyenneté européenne avec des enseignants de lycées professionnels, dans d’autres programmes et dans d’autres lieux.

Les disciplines scientifiques

Elles permettent de développer un certain mode d’approche du monde. La démarche scientifique repose sur l’observation du réel, accompagnée d’un questionnement pour dépasser les apparences de surface ; la formulation d’hypothèses, l’expérimentation contrôlée, la confrontation des interprétations ; et, au final, le respect de conditions rigoureuses pour la validation des conclusions.

L’éducation scientifique des jeunes leur donne des outils pour aborder le réel avec curiosité et lucidité. L’exigence de rigueur qu’elle suppose devrait leur permettre de ne pas se laisser prendre par les discours à la mode, les déclarations hâtives parfois diffusées par les médias grand public, comme par exemple l’affirmation que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté aux frontières du territoire français, pour ne citer qu’un exemple caricatural. Habitués à remettre en question l’évidence et à comparer les solutions proposées en fonction de critères scientifiques, les citoyens devraient être mieux armés pour effectuer des choix, pour les justifier et pour agir en conséquence.

Bien sûr, les disciplines scientifiques apportent aussi des savoirs, indispensables à toute réflexion sur le monde moderne : la biogénétique, les recherches sur les énergies renouvelables, les nanotechnologies et les procédés de plus en plus subtils de traçage et de marquage, pour ne mentionner que quelques unes des questions auxquelles nos enfants seront confrontés. Mais beaucoup plus encore que les savoirs sur l’état actuel des connaissances dans ces domaines, il faut que les jeunes aient développé suffisamment leur capacité de questionnement et d’investigation pour aller eux-mêmes à la recherche de nouvelles données, une fois qu’ils auront quitté le système scolaire, et qu’ils sachent les évaluer avec toute la rigueur des protocoles scientifiques.

Pour illustrer ce propos, je vais donner un exemple d’activité mise en œuvre dans un module Istepec, à Exeter, UK : un débat sur l’énergie nucléaire, les choix énergétiques des différents pays représentés ainsi que la question de la mise en place d’une politique européenne sur cette question. Chaque stagiaire a dû, préalablement au débat, faire des recherches sur la situation dans son propre pays et étudier quelques publications présentant des points de vue opposés ; puis, répartis en six groupes de deux ou trois, représentant des entités variées : consommateurs ordinaires, ingénieurs atomiciens civils et militaires, fournisseurs d’électricité, groupes écologiques, élus locaux, députés européens, ils ont préparé leur argumentation. Le but n’était pas d’arriver à une conclusion sommaire et catégorique pour ou contre le nucléaire, mais bien de mettre en évidence la complexité du problème et la nécessité d’une démarche reposant sur l’éducation de chacun, la mutualisation des solutions et l’obligation d’une vision européenne inscrite dans un contexte mondial plus ou moins stable.

Dans le domaine de l’énergie comme dans les autres domaines, les élèves d’aujourd’hui, adultes de demain, devront être capables de suivre les évolutions des sciences et des technosciences qui affectent le fonctionnement des sociétés, afin de discerner ce qui apporte des améliorations de ce qui peut devenir une menace pour l’intégrité de l’humain. Pour ce faire, il sera aussi nécessaire qu’ils aient acquis des compétences dans le domaine de la recherche et du traitement de l’information : tout document, toute publication doit être soigneusement identifié. Ce sont des compétences qui font également partie des objectifs visés dans l’enseignement des disciplines linguistiques.

Les disciplines linguistiques

Dans les disciplines linguistiques, nous englobons non seulement l’enseignement des langues étrangères, mais également celui de la langue maternelle et de la langue de scolarisation. En quoi ces enseignements peuvent-ils contribuer à l’éducation du futur citoyen européen ? A cette question, on peut apporter plusieurs types de réponses tant les champs d’application en sont riches et multiples : accéder au patrimoine commun de la connaissance ; apprendre à décoder, à décrypter les messages et les textes ; apprendre les techniques de la négociation, de l’argumentation et du débat ; comprendre la langue des voisins européens et découvrir leurs cultures...

1. Accéder au patrimoine commun de la connaissance : savoir lire et entendre une ou plusieurs langues est le moyen d’accéder en toute autonomie au trésor mondial des savoirs. Il conviendrait de développer ces capacités dans un minimum de trois langues appartenant à des ‘familles linguistiques’ différentes, de façon à bénéficier d’un accès direct à un nombre assez varié de documents originaux, par delà les subtilités de traduction et, surtout, en dépit de certaines restrictions ou censures plus ou moins avouées ici ou là. A partir de ces trois langues-racines, un travail sur les familles de langues permet de donner des clés pour la compréhension des langues voisines et désamorce la peur de l’inconnu, en développant la confiance dans la capacité de chacun à surmonter les obstacles linguistiques. Les enseignants de toutes disciplines ne devraient pas hésiter à utiliser dans leurs cours, de temps en temps, des documents en ‘version originale’, adaptés, bien sûr, à ce que les élèves sont en mesure d’appréhender 1 , pour les familiariser avec cet exercice d’exploration du sens.

A ces langues ‘naturelles’, nous ajouterons évidemment le langage informatique et les techniques de recherche sur Internet, qui nécessitent aussi une éducation dès la formation initiale.

2. Apprendre à décoder, à décrypter les messages et les textes. L’analyse linguistique, structurée par les théories de la linguistique énonciative interactive et de la pragmatique fournit des outils utiles : qui parle ? A qui ? Dans quel contexte ? Avec quelles intentions ? Toutes ces questions doivent être posées dès que l’on se trouve face à un ‘texte’, qu’il soit oral, écrit ou iconographique. Sans vouloir faire de tous les enseignants des spécialistes de linguistique, il est nécessaire de leur apporter un certain nombre de repères qui leur permettront d’aider leurs élèves à démêler les implicites de tout message. Il faut mettre en évidence le fait qu’aucun ‘texte’ ou ‘artefact’ n’est jamais, comme on le prétend quelque fois, ‘objectif’. La notion d’objectivité est un leurre qu’il faut dénoncer le plus rapidement possible. Tout message, quel qu’il soit, est forcément ancré dans une subjectivité. Il a toujours été produit par quelqu’un, dans certaines circonstances, avec une certaine intention. Ce qui est vital, c’est d’être capable d’identifier toutes les références de l’ancrage énonciatif. Une fois ces références mises à jour, alors le texte peut être étudié, analysé et entendu, par rapport à la perspective dans laquelle il fut produit. C’est la seule manière de se prémunir contre la perversion du langage et le mensonge institutionnel, si bien illustrés par Orwell dans 1984 ; mensonge institutionnel d’autant plus perfide et dangereux aujourd’hui qu’il peut être véhiculé, en mots et en images, à travers le monde entier sur les réseaux Internet. On pourrait citer ici quelques exemples récents en politique internationale...

3. Développer les compétences de communication et d’interaction ; apprendre les techniques de la négociation, de l’argumentation et de la délibération. Il existe de nombreuses méthodes dans ce domaine ; nous avons, dans notre module, beaucoup utilisé les techniques proposées par E. de Bono et les outils de compréhension des interactions issues de l’analyse transactionnelle exposés par E. Berne. Les cours de langues se prêtent particulièrement bien à cet entraînement, puisque les thèmes abordés et la nature des documents utilisés sont d’une infinie variété et, en général, laissés au libre choix des enseignants : en effet, dans les programmes officiels, seuls les éléments purement linguistiques font l’objet d’instructions ministérielles, les objets culturels choisis pour effectuer ces apprentissages n’étant pas codifiés. C’est le lieu où l’on peut aborder des questions sous des perspectives inhabituelles, étrangères ; où l’on peut faire découvrir et apprécier le point de vue du voisin. Le Cadre européen commun de référence pour les langues (2001) fournit un outil de praxéologie didactique sur lequel les enseignants peuvent s’appuyer pour organiser les apprentissages des élèves dans ces différents domaines.

4. Comprendre la langue des autres pays européens et découvrir leurs cultures. Apprentissage de quelques langues : au moins deux en plus de la langue de scolarisation dans la majorité des pays de l’union. Cet apprentissage approfondi donnera l’occasion de faire réfléchir les élèves sur les liens intimes entre langues et cultures et stimulera leur curiosité pour appliquer cette réflexion dans d’autres lieux et d’autres temps.

Dans les modules Istepec organisés à Rennes, nous avons consacré quelques ateliers à cette démarche. Utilisant le livre d’Emma Damon, All Kinds of People, et ses traductions dans huit des langues du partenariat, nous avons fait travailler les stagiaires, dans un premier temps, sur les pages de titre et la manière dont chaque traduction avait privilégié, pour un même contenu (texte et illustrations), soit la diversité, l’unicité ou la différence : Tous différents ! en français, Róźni, najróźniejsi en polonais, Cada uno es especial, en espagnol, En ik, en ik, en ik en néerlandais ou I bambini del mondo en italien, pour ne citer que quelques exemples. La réflexion sur ces choix avait amené quelques considérations, prudentes, sur la perception de l’individuel et du multiple dans les pays concernés. Par la suite, les stagiaires avaient exploré les pages d’accueil du moteur de recherche Google dans une vingtaine de langues pour constituer des groupements de ‘familles’ de langues. Enfin, la visite du site internet du Parlement européen dans plusieurs langues avait permis des exercices de compréhension dans des langues non familières.

Cependant, la citoyenneté européenne ne doit pas être refermée sur le seul espace européen, c’est pourquoi il serait bon de ne pas se limiter aux langues d’Europe, mais de commencer à développer de manière plus volontariste dans nos instituts de formation d’enseignants et dans les établissements scolaires l’initiation à d’autres langues du monde, sans oublier les langues d’Afrique... Ceci va sembler certainement entièrement utopique et totalement irréalisable ; mais il est sûr que la reconnaissance de l’existence des autres commence par la reconnaissance de la langue qu’ils parlent. Si l’on pouvait au moins développer une certaine prise de conscience de l’existence de multiples langues, ne serait-ce qu’en faisant chanter aux petits des comptines du monde, on éviterait de les enfermer dans la croyance que leur langue maternelle est la langue universelle.

Les disciplines artistiques

Elles affinent la perceptivité et la capacité à interpréter le monde ; elles donnent accès à un langage intime et universel à la fois et c’est précisément cette alchimie qui permet, mieux que toute autre, le métissage interculturel. Qu’il s’agisse de musique, de cinéma, de danse, de poésie, de peinture ou d’architecture, l’expression artistique donne à voir ou à entendre une représentation transcendée de l’homme dans le monde. Les psychanalystes utilisent d’ailleurs souvent ce type de médium pour accéder à l’indicible de l’humain. La créativité et l’imagination suggèrent souvent des solutions inattendues aux problèmes.

Un minimum de connaissances d’histoire des arts, des différentes ‘écoles’ qui ont façonné l’expression artistique en Europe est nécessaire aux enseignants de toutes disciplines pour mieux comprendre leur environnement et aider les élèves à découvrir leur héritage et à y contribuer. Pour les enseignants de disciplines artistiques, l’étude contextualisée du patrimoine européen et des créations actuelles doit fournir l’occasion de mettre en évidence des points de vue singuliers à partir desquels il est possible de comprendre une histoire commune et des valeurs partagées.

Les collègues espagnols et hongrois, à Cordoue et à Kecskemet, ont fait travailler les stagiaires sur la danse ; à Poznan, en Pologne, c’est la peinture qui a fait l’objet d’un atelier ; à Rennes, nous avons choisi l’architecture. L’architecture n’étant pas une discipline scolaire, où trouvera-t-elle sa place dans le programme des élèves ? Dans le cours de langues, bien sûr, mais aussi en géographie, ‘aménagement de l’espace urbain’, en histoire ou en sciences économiques et sociales. La première question visait à faire apparaître la valeur symbolique de l’architecture institutionnelle : quels sont les monuments qui vous semblent le mieux représenter l’idée d’Europe ? Chaque groupe de stagiaires devait se mettre d’accord sur cinq monuments et venir présenter et expliquer leurs choix aux autres. Du Parthénon au Parlement européen en passant par l’Atomium de Bruxelles, la Porte de Brandebourg, le Tunnel sous la Manche, la Mosquée de Cordoue ou la Frauenkirche à Dresde (pour ne citer que quelques exemples), la variété des monuments sélectionnés a donné à l’ensemble du groupe la possibilité de découvrir des repères historiques qu’ils ignoraient, d’entrevoir des points de vue variés sur les évènements, de comparer les valeurs symboliques des monuments et de projeter leur vision d’une Europe où les portes, les tunnels et les ponts parlaient d’ouverture et de rencontres, où les bâtiments parlaient de réalisations collectives, d’espoir et de démocratie, où tous les citoyens pouvaient avoir leur place et faire entendre leur voix, grâce à l’élection des députés européens au suffrage universel...

Un deuxième atelier avait comme objectif de faire percevoir, à travers l’étude de paysages urbains, la similitude des préoccupations et des enjeux, par delà les différentes manières d’envisager la vie quotidienne aux quatre coins de l’Europe. Chaque groupe avait reçu une planche de six cartes postales représentant des rues de villes ou de villages, sans indication de lieu. Chaque planche était différente. Dans un premier temps, les stagiaires devaient essayer de deviner où les photos avaient été prises et repérer les indices qui leur permettaient de justifier leurs suppositions. La mise en commun des résultats a donné lieu à des commentaires sur les styles de toitures et d’ouvertures, sur les matériaux utilisés dans les constructions et le lien entre ces données, le climat, la géologie et l’environnement plus ou moins industrialisé. Les personnages éventuellement présents, les véhicules, les enseignes et les panneaux de signalisation ont conduit à des réflexions sur les actes quotidiens dans une perspective écologique de développement durable.

La troisième activité, qui a débouché sur un débat, est partie d’une photo d’un terrain vague, accompagnée d’une chanson de Gilbert Lafaille, La Maison du Passage. Il s’agissait de simuler une réunion de conseil municipal visant une décision concernant l’utilisation future d’un terrain vague, en plein centre ville, suite à la démolition d’un vieux quartier. Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’une décision à dimension européenne, mais bien de pratiquer le ‘consensus procédural minimum’ dans un groupe multinational et multiculturel dont parle Davidson (1996), chaque stagiaire apportant à la discussion son expérience locale nourrie de son histoire et de ses convictions. Plus importante encore que la discussion elle-même fut l’échange qui suivit sur le fonctionnement du groupe, les modalités de prise de parole, les obstacles et les éléments facilitateurs. La dernière question relève de la transposition de ce type d’activité dans la classe : dans quelles disciplines, avec des élèves de quel âge, à partir de quels documents ?

Les disciplines idéologiques : éducation civique, politique, sociale, religieuse et philosophique

Le terme ‘idéologique’ risque de choquer certain d’entre vous ; je l’ai retenu, par défaut. Par ‘idéologique’, j’entends les disciplines qui abordent les systèmes conceptuels théoriques, c’est-à-dire ceux qui sont construits entièrement par l’esprit humain, sans prendre appui sur des objets concrets. Ces systèmes intellectuels ont un impact fort sur les fonctionnements collectifs et sur les attitudes individuelles ; il s’agit du système des institutions, des organisations sociétales, des croyances religieuses, des courants philosophiques. Dans les parcours scolaires des 27 pays de l’union, ces domaines sont abordés dans des disciplines variées que chacun pourra identifier.

C’est principalement dans le champ de ces disciplines que les enseignants vont pouvoir faire découvrir à leurs élèves l’évolution de l’idée d’Europe, que ce soit dans les cours d’histoire, d’études politiques et juridiques, en éducation civique, en cours d’éducation au fait religieux, ou en philosophie.

Les grands courants de pensée qui ont traversé l’Europe depuis l’antiquité et qui ont façonné notre paysage intellectuel ne s’arrêtent jamais aux frontières d’un état et l’histoire, au sens le plus large du terme, doit rendre compte de ces vastes mouvements et des cocktails variés qu’ils ont produits en rencontrant les spécificités locales. Les histoires nationales ne peuvent pas se comprendre si l’on reste à l’intérieur des frontières ; il faut prendre de la distance et se regarder d’ailleurs, se regarder autrement. A ce propos, il faut citer la récente publication du conseil de l’Europe : Crossroads of European Histories (2006) qui présente des points de vue variés sur cinq moments clés de l’histoire de l’Europe : 1848, 1912-13, 1919, 1945 et 1989. Dans chacun de ces chapitres, un panel d’historiens de différents pays européens exposent les points de vue nationaux sur le même événement. Cette volonté de ‘multiperspective’, adoptée par le conseil de l’Europe dès 1990, constitue une avancée particulièrement significative dans la construction des « points de convergence » indispensables au « vivre ensemble » des citoyens européens. De même, les romans, ou les films, qui présentent des points de vue spécifiques, en contrepoint ou en miroir, peuvent apporter des éclairages originaux qui enrichissent notre compréhension. C’est dans cette optique que nous avons fait travailler les stagiaires sur deux films ancrés dans des contextes historiques et qui en montrent des points de vue inhabituels : Good Bye, Lenin de Wolfgang Becker pour la chute du mur de Berlin et l’Anglaise et le Duc, d’Eric Rohmer pour la révolution française et le début de la terreur

Pour comprendre le présent et préparer l’avenir en Europe, il faut étudier la charte européenne des droits fondamentaux ; connaître les institutions européennes et leur fonctionnement ; prendre l’habitude de consulter le site du parlement européen et celui de la commission pour suivre les débats en cours sur les questions brûlantes : OGM, technosciences, énergies, politique internationale ; essayer de comprendre pourquoi le ‘Non’ français et néerlandais au référendum de 2005 sur le projet de texte constitutionnel semble avoir porté un coup fatal à la construction d’une Europe politique digne de ce nom ; chercher à éclairer son jugement sur la question de l’adhésion de la Turquie... Il est particulièrement utile de sensibiliser les enseignants aux divergences - et aux distorsions - qui apparaissent dans les médias nationaux lorsqu’ils relatent une décision ‘de Bruxelles’. On peut facilement, aujourd’hui, télécharger des premières pages ou des sommaires de journaux de divers pays, un même jour, et faire faire une étude comparative de la manière dont une même directive sera présentée et commentée, ici ou là, dans des journaux de tendances variées, sans oublier de présenter en même temps le texte original produit par la commission ou par le parlement ; cela permet de mieux comprendre les manipulations d’opinion dont nous sommes souvent la cible.

De nombreux ateliers dans les modules Istepec ont abordé ces questions et les stagiaires ont ensuite proposé des activités à mettre en œuvre dans leurs futures classes ; plusieurs communications vont en faire état, au cours de ce colloque de Banská Bystrica.

Conclusion

Pour construire une citoyenneté européenne, il faut trouver les « biens communs » qui permettront d’élaborer le cadre politique dans lequel cette citoyenneté pourra s’exprimer et imprimer sa volonté de « revitaliser la démocratie » (Davidson, 1996). Pour trouver les indispensables « biens communs », il faut apprendre aux futurs citoyens à « se rendre attentifs » aux « points d’entrecroisement », qui « ne restent eux-mêmes des carrefours vifs que si chacun apporte ses convictions, mais aussi les sources à partir desquelles il les alimente. » (Ricœur, 1995).

Apprendre aux jeunes enseignants à identifier les « sources de leurs convictions », les valeurs sous-jacentes de tous les actes éducatifs et pédagogiques de leurs pratiques professionnelles quotidiennes ; c’est en général un axe fort des curriculum, dans les instituts de formation d’enseignants. Pour que cette réflexion atteigne une dimension européenne, il est important de permettre aux futurs enseignants ou aux enseignants débutants de se rencontrer et de comparer leurs pratiques et les principes qui les sous-tendent, en travaillant ensemble sur des objets professionnels. Il n’est pas question de vouloir que tous fonctionnent de la même manière, il n’est pas question d’essayer d’imposer un format unique d’enseignant européen, mais il est possible d’atteindre une certaine cohésion grâce au consensus procédural minimum, qui préserve les diversités...

La prise de conscience de l’existence d’un projet commun et l’adhésion à la démarche est le point de départ à partir duquel nous avons tous travaillé dans le partenariat Istepec et les centaines de stagiaires, qui pendant trois années, ont participé aux différents modules, ont tous témoigné de l’efficacité du dispositif.

ANGEL, B. et LAFITTE J. (1999) L’Europe, petite histoire d’une grande idée, Paris, Gallimard, coll. Découvertes

ARENDT, H. (1972) La crise de l’éducation, in La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. Folio, n° 113

BECKER, W. (2003) Good Bye Lenin ! DVD-vidéo, Paradis Distribution

BERTHOUD, A.C. (1996) Paroles à propos, approche énonciative et interactive du topic, Paris, Ophrys

CAUTRÈS B. (2004) La citoyenneté européenne, Paris, La documentation française, coll. Problèmes politiques et sociaux, n° 901

CULIOLI, A. (1978) Linguistique du discours, discours sur la linguistique, Paris, P.U.F. Revue philosophique n°4

DAMON, E. (1995) All Kinds of People London, Tango Books

DAVIDSONN, A. (1996) The Citizen who does not Belong : Multiculturalism, Citizenship and Democracy, Conference proceedings, Geelong, Deakin University, Centre for Citizenship and Human Rights

DE BONO, E. (1985) Six Thinking Hats, London, Penguin Books

DUDLEY J., ROBINSON, J. & TAYLOR, A. (1999) Educating for an Inclusive Democracy : Critical Citizenship Literacy in Discourse, Studies in the cultural Politics of Education, Vol. 20, n° 3, Carfax Publishing

GOULARD, S. (2007) Le coq et la perle, cinquante ans d’Europe, Editions du Seuil

ISHIGURO, K. (2005) Never Let Me Go, London, Faber and Faber

MAILHOS, M.-F. (2006) Cultures scolaires, cultures professionnelles ; la formation initiale des enseignants dans l’espace européen, actes du colloque ALDIDAC, Paris, Manuscrit Université

RICOEUR, P. (1995) Publication de l’entretien pour le Monde de l’éducation et du post scriptum, Paris, P.U.F.

ROHMER, E. (2000) L’Anglaise et le duc, DVD-vidéo, Pathé Image

STANLEY, D. (2006) A Reflection on the Function of Culture in Building Citizenship Capacity, Strasbourg, Council of Europe Publishing

STRADLING, R., ed. (2006) Crossroads of European Histories, Strasbourg, Council of Europe Publishing

TESTART, J. (2006) Le vélo, le mur et le citoyen - Que reste-t-il de la science ? Paris, Editions Belin

VIGNAUX, G. (1988) Le discours acteur du monde. Argumentation et Énonciation, Paris, Ophrys

Note


  1. Penser à la notion de ‘zone proximale de développement' mise en évidence par Vygotsky.

Mailhos Marie-France
Chovancova Katarina masculin
Sperkova Paulina masculin
Wormser Gérard masculin
Apprendre à enseigner l’Europe : un jeu de piste dans les champs disciplinaires
Mailhos Marie-France
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2009-10-22
Enseigner l'Europe / Teaching Europe

Après un bref aperçu de ce que peut signifier « enseigner l’Europe » aujourd’hui en termes de savoir, savoir-faire et attitudes, le travail montre comment cet enseignement utilise tous les domaines disciplinaires dans leurs contenus, leurs méthodologies et leurs approches. L’exposé si situe dans le cadre du projet Istepec : « Études interculturelles dans la formation des enseignants pour promouvoir la citoyenneté européennes ».

After a quick survey of what it might mean to “Teach Europe” today, in terms of knowledge, skills and attitudes, this paper shows how this teaching draws upon all subject areas, in their contents, methodologies and approaches. This exposé is contextualized within the framework the Istepec project: ‘Intercultural Studies in Teacher Education to Promote Citizenship’.

Politique et société
Europe
Identité
Diversité culturelle
enseignement, citoyenneté européen, Union éuropéenne, éducation, méthodologie, champs disciplinaire
teaching, european citizenship, European Union, education, methodology, sphere of science