Enjeux théoriques
En 1985 un informaticien du nom de Jaron Lanier emploie pour la première fois le mot « virtuel » - terme chargé d’une longue histoire et de profondes implications philosophiques - pour qualifier le champ des nouvelles technologies. Plus précisément Lanier utilisait ce concept pour désigner la réalité en jeu dans les expériences sensorielles complètes - c’est à dire les expériences où tous les sens sont impliqués - à l’aide d’un médium électronique. Cette réalité - puisqu’il s’agit bien d’une réalité dont on fait l’expérience - se différencie évidemment de celle à laquelle on se rapporte habituellement. C’est pourquoi on sentait le besoin d’employer un adjectif pour la caractériser : il s’agit d’une « quasi-réalité », d’une « réalité virtuelle ». Jaron Lanier ne pensait peut-être pas que ce mot - qu’il n’utilisait probablement que comme synonyme de « fictif », ou bien d’« imaginaire » - avait des significations philosophiques complexes et caractérisait d’une façon inattendue les mots auxquels il se referait. Ce concept de « virtuel » renferme en effet une signification à la fois plus vaste et plus précise que celle de presque-réalité ou pseudo-réalité.
Cependant, dès 1985, le terme jouit d’un énorme succès et tout ce qui a trait aux nouvelles technologies est inévitablement accompagné de l’adjectif « virtuel » : on parle de réalité virtuelle, mais aussi de communication virtuelle, de commerce virtuel, de société virtuelle, de conférences virtuelles, etc. L’impressionnant développement d’internet a joué le rôle de catalyseur quant à l’utilisation du terme. La présence presque constante de ce médium dans nos vies quotidiennes nous pousse à parler très souvent de « virtualité ». Cependant, plus le terme de « virtualité » s’impose dans notre quotidien, plus son sens exact semble nous échapper. C’est pourquoi une analyse attentive des différents sens du terme s’avère des plus nécessaires.
Constatons d’emblée que l’emploi constant de « virtuel », dans le domaine des nouvelles technologies, a eu une double conséquence : d’une part, la signification philosophique originaire du mot a changé et s’est enrichie de nouveaux sens ; d’autre part, ce que virtuel signifiait lors de sa première apparition par rapport aux nouvelles technologies s’est modifié au fur et à mesure que s’imposait sa valeur sémantique proprement philosophique. Une analyse du concept de virtuel doit démarrer par une étude épistémologique du terme et un approfondissement de son sens philosophique : son emploi en rapport aux nouvelles technologies représente-il seulement une mésinterprétation conceptuelle, ou bien cet emploi permet-il de rendre compte de certains aspects de la société des nouveaux médias ?
Autrement dit, il convient de se demander si les nouvelles technologies sont vraiment virtuelles ou, plus précisément, il convient de s’interroger sur la teneur virtuelle des nouvelles technologies. Faute de place, on se limitera ici à étudier internet sans considérer les autres formes de technologie, car internet est désormais présent dans la vie de chacun - plus que ne l’est la réalité virtuelle dans son sens le plus strict ou d’autres phénomènes liés aux nouvelles technologies ; de plus, c’est probablement à cause de ce développement d’internet que le terme virtuel a acquis une telle importance.
La question que l’on se posera au long de ces pages sera donc : qu’y a-t-il de virtuel dans internet ? Ou mieux : la virtualité dont on parle à propos d’internet et celle dont parlent les philosophes, sont-elles comparables ? Pour répondre à cette question il faudra d’abord essayer de donner une définition du concept de virtuel à partir de son origine philosophique. Il s’agira, ensuite, d’interpréter à la lumière de cette définition les aspects d’internet pour lesquelles on parle de virtualité et, en particulier, la structure hypertextuelle et la communication synchrone ou asynchrone.
Pour une définition de « virtuel »
Le terme « virtuel » (du latin virtualis) naît au Moyen-Âge comme traduction du mot aristotélicien dunaton. Il s’agit d’un concept qui, comme le dit Aristote, a plusieurs sens 1 . En ce qui nous concerne, nous nous limiterons ici à expliciter la première acception de ce terme dans Métaphysique 5 2 . « Puissance (dunamis), dit Aristote, s’entend du principe du mouvement ou du changement placé dans un autre être, ou dans le même être, mais en tant qu’autre ». Dunaton est donc ce qui a un principe de mouvement qui permet de faire quelque chose ou bien de subir quelque chose. Par exemple, l’architecte a le pouvoir, dunamis, de bâtir une maison qui est donc « virtuelle », dunaton, en lui. Cette virtualité, continue Aristote, ne se trouve ni dans l’agent ni dans le patient : la maison virtuelle n’est pas proprement dans l’architecte, ni dans la maison actuelle qu’il bâtira.
Le virtuel n’a donc rien à voir avec le fictif ou l’imaginaire, il ne manque pas de réalité. Parce qu’il équivaut à un principe de mouvement concret, il n’est en rien une représentation (la maison virtuelle n’est pas l’image d’une maison, mais la maison qui a un principe de mouvement qui pousse à la production de quelque chose, à savoir : une maison en acte).
C’est donc cette acception aristotélicienne de dunaton que traduit le mot virtualis au Moyen-Âge. Toutefois, la richesse du réseau conceptuel à disposition des philosophes pour traduire dunaton (possibilis, potentialis, virtualis) impose au terme virtualis une signification bien plus précise et limitée que celle du terme greque. On peut mieux comprendre le sens de virtualis en se référant à deux exemples que Thomas d’Aquin nous fournit dans la Summa Theologiae 3 . Le premier se trouve dans la Pars 1, Questio 1 à l’article 7 ; Saint Thomas explique le rapport qu’il y a entre une science et ses principes et dit que toute science est contenue virtuellement dans ses principes. Virtuel a ici le même sens qu’il avait chez Aristote, mais une précision s’ajoute : le virtuel est ce qui est contenu dans une cause qui a la capacité de le produire. Thomas explique alors que dans ce cas (le rapport des principes à la science de laquelle ils sont principes) la science virtuelle contenue dans les principes est moins parfaite que la science actuelle. La dernière est plus développée, elle montre explicitement et clairement ce qui est seulement implicite dans la science virtuelle. Mais il y a un cas ou le contraire est vrai : dans la Questio 4 article 2, Thomas affirme que la création est virtuellement en Dieu. Dans ce cas c’est la création virtuelle qui est plus parfaite puisque la matérialité de la création en acte implique une imperfection qui n’affecte pas la création virtuelle.
On peut déduire de ces définitions que le virtuel garde durant la période scolastique le sens du dunaton aristotélicien : mais le concept de virtualis insiste sur la réalité de ce qui est virtuel. Le virtuel est réel puisqu’il a la capacité de déterminer l’actualisé. Le fait que le virtuel puisse être plus parfait que l’actuel qui en dérive démontre que l’on ne peut pas admettre que le virtuel soit moins réel que l’actuel - car dans la scolastique la réalité est un attribut essentiel pour la perfection.
À partir de cette brève analyse, il est plus facile de comprendre l’éclaircissement terminologique opéré par Gilles Deleuze. Dans Différence et répétition 4 , il commence par dire que le virtuel ne s’oppose pas au réel puisqu’il est réel. Il s’oppose, par contre, à l’actuel. Il en dérive un carré conceptuel : possible-réel, virtuel-actuel. Le virtuel est une partie du réel qui se trouve, pour ainsi dire, derrière l’actuel et le structure. Tout actuel est entouré par un brouillard de virtualité. Cela fait comprendre un nouveau rôle que le virtuel acquiert chez Deleuze par rapport aux philosophes scolastiques : le virtuel est la cause de la différentiation ; sa multiplicité originaire, en passant à l’acte, demeure comme un réservoir de différence. Plus qu’un principe de mouvement, le virtuel témoigne d’un principe de différentiation ; le virtuel est la source de la multiplicité. Deleuze insiste sur le fait que le virtuel ne disparaît pas lors du passage à l’acte : sa multiplicité reste derrière l’actuel même - et surtout - après l’actualisation. Cette structure résulte évidente dans l’idée deleuzienne du concept : celui-ci est multiplicité de multiplicité, à savoir chacune des ses actualisations est telle qu’elle est, en fonction de l’unité de l’acte qui se structure sur la multiplicité du virtuel qui lui donne une forme. Bref, le virtuel chez Deleuze reste ce qui a un principe de mouvement qui pousse à la production de quelque chose d’actuel, mais ce qui importe c’est que ce principe de mouvement n’est pas unitaire mais multiple et qu’il ne s’épuise pas dans l’actualisation. Il continue son oeuvre de structuration de l’actuel en restant derrière celui-ci comme garantie de différentiation.
D’après ce que l’on a dit, il semblerait donc que la signification philosophique du virtuel n’a rien à voir avec celle des nouveaux médias, puisque elle renvoie toujours à quelque chose de réel et de concret tandis que celle propre aux nouvelles technologies semble renvoyer, au contraire, à quelque chose d’éthéré et d’abstrait, une image à la limite de la non-existence. Tous les philosophes qui ont utilisé la notion de virtuel s’accordent sur le fait que celui-ci n’a rien d’irréel et ne ressemble aucunement à une image. Du coup, comment relier ce virtuel avec celui auquel faisait allusion Jaron Lanier en 1985 ?
Pierre Lévy peut nous aider à tisser ce lien. Dans son ouvrage Qu’est-ce que le virtuel ? 5 il essaie d’utiliser l’analyse conceptuelle de Deleuze pour l’appliquer à l’idée de virtuel en relation aux nouvelles technologies. Lévy veut considérer le virtuel en relation aux nouvelles technologies tout en en mettant en relief la valeur purement philosophique : le mouvement de virtualisation sera considéré non seulement comme un phénomène lié aux technologies de l’information et de la communication, mais plus généralement comme la continuation d’un mouvement plus vaste qu’il appelle « hominisation ». Au fond, Lévy prend moins en charge le virtuel que ce qu’il définit comme « virtualisation » : c’est-à-dire le mouvement de retour de l’unité figée d’une réponse (l’actuel) à la dynamicité multiple et ouverte d’une question. En ce sens, par exemple, la roue serait une virtualisation de l’espace : elle ouvre la structure de l’espace en donnant la possibilité de l’interpréter différemment ; ce qui est loin peut devenir proche. L’informatisation du XXème siècle relèverait donc de la même caractéristique : l’hypertexte, par exemple, serait un retour au texte avant sa structuration horizontale. L’actuel serait une réponse non contenue dans la virtualité du problème et qui cependant dérive de celle-là : un hypertexte, dont la structure de pagination peut être actualisée de différentes manières serait le retour d’une structure figée à la multiplicité de l’absence de structure.
Lévy retient donc l’idée de virtuel comme multiplicité que Deleuze avait proposée, mais il y ajoute la notion que la virtualisation serait l’attitude normale de l’homme face au monde : une attitude qui consiste à ouvrir ce qui se présente comme figé dans sa structure pour pouvoir en donner des interprétations différentes. Or, la diffusion des technologies de l’information témoignerait seulement d’un moment de ce processus de virtualisation - même s’il s’agit du plus frappant - qui caractérise depuis toujours la façon humaine d’habiter le monde. Le problème dans cette façon d’interpréter le virtuel est que cela ne permet pas de saisir la particularité du virtuel par rapport aux nouvelles technologies : la définition de Lévy doit être précisée pour qu’elle puisse aider à comprendre ce qui nous arrive au moment de la digitalisation de l’information.
Le chercheur italien Ventimiglia 6 a essayé de limiter la définition de virtuel de Lévy en la rapprochant de l’idée commune de la virtualité au sens informatique du terme : l’ouverture générique provoquée chez Lévy par la virtualisation se concrétise, d’après Ventimiglia, dans les caractères d’interactivité et de multimédialité qui structurent la virtualité des nouveaux médias. Alors que dans l’actuel chaque sens a une fonction unique, le virtuel, à l’oeuvre dans les expériences médiatisées par des moyens informatiques, engage plusieurs sens en les démultipliant et en rendant l’expérience plus complète : chaque sens y prend en effet une fonction multiple. Un exemple peut clarifier cette affirmation : admettons qu’un chirurgien doive juger la santé d’un organe en le touchant pour voir si les tissus sont élastiques. Si ces tissus sont virtualisés, on peut imaginer que l’ordinateur colore en bleu les tissus élastiques et en blanc les autres ; ce qui avait une valeur seulement pour le touché en acquiert une pour la vue. Par ailleurs le virtuel démultiplie les possibilités d’interaction entre l’utilisateur et le médium : si devant un texte sur papier on est presque obligé de suivre la structure de la numérotation, devant un hypertexte c’est l’utilisateur qui décide l’ordre des pages au fur et à mesure qu’il le lit.
À la lumière de cette analyse on peut donner une définition de virtuel qui tienne compte aussi bien des aspects proprement philosophiques du mot que de ceux liés aux nouvelles technologies.
1. Le virtuel est ce qui a un principe de mouvement conduisant à la production de quelque chose de nouveau : c’est ce qui ressort de la définition aristotelicienne de dunaton et qui reste présent dans l’emploi scolastique du terme virtualis. Cet aspect est d’ailleurs présent dans l’idée de virtuel par rapport aux nouvelles technologies car le virtuel est toujours pensé comme une force qui pousse vers la production d’un actuel différent du virtuel duquel il provient.
2. Le virtuel est extérieur à ce dont il est virtualité et il reste virtuel après l’actualisation : l’actuel n’est jamais une cristallisation du virtuel : ce dernier est donc la force qui permet sa production mais il reste toujours là en tant que force, même après le passage à l’acte.
3. Sa caractéristique première est la multiplication de ce qui dans l’actuel a une fonction unique car un élément virtuel a en soi des fonctions multiples qui ne peuvent pas être réduites à l’unité : c’est l’idée qui naît chez Deleuze avec des implications strictement philosophiques mais qui s’adapte bien au virtuel des nouveaux médias comme on le voit dans la définition de Lévy et dans l’idée d’interactivité et multimédialité de Ventimiglia.
4. Après le passage à l’acte, le virtuel conserve sa multiplicité : le virtuel ne s’épuise pas dans une actualisation ; la capacité de l’architecte de bâtir des maisons est toujours présente comme force de production de multiplicité après la construction d’une maison. Ainsi l’ouverture impliquée par la virtualisation reste-t-elle identique lorsqu’un actuel est produit.
Les éléments virtuels d’internet
La définition que l’on vient de donner essaie d’assembler les caractéristiques du virtuel qui ressortent de son histoire en tant que concept philosophique et le besoin de tourner cette notion vers les exigences d’une virtualité qui est censée décrire les nouvelles technologies. Il reste évidemment des aspects peu clairs qui seront précisés si l’on essaie d’appliquer concrètement la définition de ce qu’on appelle virtuel à internet. Pour ce faire l’on mettra à l’épreuve les analyses précédentes en les rapportant aux aspects d’internet qui nous paraissent les plus pertinents pour notre propos.
Le premier parmi eux est sans doute la structure hypertextuelle du web qui peut être conçu comme un énorme livre digital. Quelles sont les caractéristiques du web qui le rendent « virtuel » par rapport à ce qui serait un grand livre avec le même nombre de pages ? La première caractéristique virtuelle de l’hypertexte - soulignée à juste titre par Pierre Lévy - est l’ouverture de sa structure. Autrement dit, le rapport d’une page à l’autre est radicalement modifié. Dans un livre la numérotation des pages est figée et invariante ; et même s’il est possible de passer de la première page à la quatrième, un rapport privilégié demeure malgré tout entre une page et celle qui la suit. L’ordre est donné, la structure est unique. Dans un hypertexte la structure se multiplie : le rapport entre une page et l’autre est créé par l’utilisateur qui numérote les pages le long de sa lecture selon les hyperliens qu’il décide de choisir.
On peut donc appliquer la définition de virtuel de la façon suivante : l’hypertexte est un texte virtuel puisqu’il a un principe de mouvement qui permet de générer des textes différents, c’est-à-dire qui relèvent de structures hétérogènes. L’hypertexte est par ailleurs différent des textes qui sont produits à partir de lui et il reste un hypertexte après tout passage à l’acte : on peut produire un nombre très élevé de textes - même s’il s’agira toujours d’un nombre fini, puisque le nombre des pages est fini - mais l’hypertexte sera toujours là avec sa virtualité. L’opération de l’hypertexte, enfin, consiste à multiplier ce qui dans un texte a une fonction unique : l’interactivité est signe de virtualité parce qu’elle parvient à actualiser la virtualité de l’hypertexte de manières multiples.
Mais la structure hypertextuelle n’est pas la seule caractéristique virtuelle du web. La multiplication de ce qui dans l’actuel a une fonction unique est bien plus vaste : on peut dire que l’acte même de cliquer, et donc de choisir un lien pour créer une nouvelle structure actuelle, « prend des significations différentes d’un écran à l’autre et d’un lecteur à l’autre » 7 . Si la lecture d’un texte traditionnel prend - au moins dans le rapport à un objet qui est toujours le même et qui a des fonctions uniques - une seule signification, la lecture de l’hypertexte change selon la situation. Ne serait-ce qu’en fonction de la façon dont les logiciels de navigation décodent l’hypertexte : une page - et remarquons bien, c’est de la page et non de la façon de la lire dont on parle - se présente de façon différente selon le browser que l’on utilise pour la voir. C’est le langage html qui se montre dans sa virtualité puisque entre une page écrite en langage html et la visualisation de la même page avec un browser il y a la même différence qu’il y avait chez Thomas d’Aquin entre les principes d’une science et la science elle-même.
Un autre aspect contribue à la virtualisation du texte opérée par l’hypertexte : sa multimédialité qui fait en sorte que ce qui dans un texte n’est que de l’écriture puisse devenir dans un hypertexte quelque chose de complètement diffèrent, du son, des images, des vidéos. Le web se présente donc comme ayant un principe de mouvement qui pousse à produire quelque chose de différent et de nouveau : il est une multiplicité qui crée de la différence et qui reste toujours comme principe présent derrière toute actualisation.
Mais le web n’est pas le seul aspect d’internet à avoir à faire avec la virtualité ; la communication électronique, synchrone et asynchrone, est un autre outil dont l’emploi est devenu de plus en plus important et elle présente des traits qui renvoient à notre définition de virtuel. Commençons par le cas de la communication asynchrone. Quelle différence rend « virtuelle » la communication électronique par rapport à la communication asynchrone traditionnelle ? Quelle sorte de virtualisation la communication électronique opère-t-elle sur la communication traditionnelle ? On peut interpréter la communication asynchrone traditionnelle - selon le modèle basique de communication qui peut nous convenir ici - comme constituée par trois éléments : un émetteur, un message et un destinataire. Imaginons le cas de quelqu’un qui écrit une lettre à quelqu’un d’autre. Dans la communication virtuelle c’est d’abord l’émetteur qui est virtualisé : il n’est plus une personne actuelle qui occupe un espace déterminé. À partir du moment où il utilise l’ordinateur comme canal de communication, il se multiplie, il assume une position qui n’est rien d’autre que la capacité d’apparaître n’importe où, de prendre n’importe quelle position. L’émetteur virtuel a un principe de mouvement qui pousse à la création de choses nouvelles : dans ce cas il s’agit de plusieurs émetteurs disséminés dans l’espace. La virtualisation du destinataire est de la même espèce. Le même message - exactement le même et pas un double - peut être envoyé à plusieurs personnes et peut être vu par la même personne en plusieurs lieux. Le destinataire acquiert une fonction multiple au sens où il peut générer des actualisations différentes du destinataire selon le lieu qu’il occupe, l’ordinateur qu’il utilise, etc. Il y a, en plus, une virtualisation de l’adresse qui n’est plus liée à un endroit déterminé.
C’est donc l’espace qui est virtualisé en premier. Du coup, il s’agit plutôt d’une virtualisation au sens où l’entendait Lévy : cette tendance virtualisante existe depuis toujours et elle n’est pas liée aux nouveaux médias 8 . En quelque sorte, le rôle de la poste traditionnelle était déjà de virtualiser l’espace : la différence dépendrait donc du niveau et de la force de virtualisation qui s’impose de façon beaucoup plus frappante avec les nouveaux média. Par ailleurs, il est vrai que le message est lui-même virtualisé de façon plus intense : on peut interpréter la virtualisation opérée sur le message exactement comme celle que l’hypertexte opère sur le texte, soit parce qu’il se structure comme un hypertexte - on envoie par mél des fichiers son ou vidéo, ou autre - soit parce qu’il subit la même virtualisation à cause du processus de codage et de décodage.
Mais c’est évidemment dans la communication synchrone que le virtuel s’impose : à partir des chats, en passant par les jeux électroniques, la communication synchrone triomphe partout sur internet, en témoigne le récent succès de Second life. Si, ici aussi, l’espace est virtualisé de la même façon que dans la communication virtuelle asynchrone, cette première virtualisation n’est pas la plus importante : c’est l’identité de ceux qui participent à la communication qui devient absolument virtuelle. Dans un salon de chat on peut être ce que l’on veut ; on peut avoir n’importe quel sexe, n’importe quel âge, n’importe quel aspect. Dans un chat, l’identité des participants est simplement la capacité de l’usager de générer un nombre très élevé d’identités actuelles qui n’épuisent jamais le mouvement de la virtualité.
Conclusion
Répondons à présent à nos questions de départ. Nous avions affirmé qu’il y a bien des aspects d’internet que l’on peut définir comme virtuels. Mais, paradoxalement, il faut préciser que ceux-ci ne correspondent pas aux caractéristiques des nouveaux médias que l’on a l’habitude de définir par le terme de « virtuel ». La virtualité ne relève pas de quelque chose d’abstrait, d’immatériel, d’imaginaire ou d’irréel, elle témoigne au contraire de quelque chose de concret, d’un principe de mouvement.
La définition de virtuel en tant que représentation ou création d’espaces imaginaires ne nous semble donc pas acceptable. Bien qu’internet présente des aspects - qui, d’ailleurs, ne sont pas omniprésents - liés à la simulation (les jeux vidéos électroniques en témoignent), ce ne sont pas ceux-là dont on parle quand on évoque la virtualité. Il est peut-être opportun, en conclusion, de revenir sur les raisons de cette erreur qui consiste à approcher le concept de virtuel avec l’idée de quelque chose d’abstrait, voire d’irréel. La source de cette mésinterprétation remonte, probablement au fait que l’on croit identifier dans l’espace d’internet, un élément d’immatérialité 9 : après coup s’institue le lien entre immatérialité et irréalité. La cause de cette sensation d’immatérialité dépend probablement de trois éléments : la « déterritorialisation » opérée par internet, le fait que les objets d’internet ne semblent pas avoir de matière, et, enfin, le fait que le corps semble être complètement exclu de l’espace des nouveaux médias.
Or, suite aux analyses développées dans les pages précédentes, il est facile de démontrer que ces trois impressions sont fausses. Si internet opère indéniablement une déterritorialisation - ce qui est ici peut bien être en même temps là-bas -, cette déterritorialisation, comme le montre de façon très claire Lévy, n’est pas une prérogative d’internet et n’implique pas son irréalité. La déterritorialisation est simplement ce qui dérive d’une virtualisation de l’espace. Elle a été donc à l’œuvre depuis que les hommes ont commencé à habiter le monde : l’invention de la roue étant la première des actions de déterritorialisation.
L’image des objets qui peuplent le réseau denués de matière est induite en erreur, puisque en réalité ces objects sont fait de la matière que sont les câbles, les signaux électriques, les processeurs etc. Bref, la matérialité du virtuel est différente de celle de l’actuel : tout simplement parce que la première est caractérisée par la multiplicité alors que la deuxième est liée à l’unicité. Un exemple : dans une boutique on ne peut vendre un vêtement qu’une fois, puisqu’il est unique, pour en vendre un deuxième il faut en avoir fait deux ; sur Second life on peut construire un seul vêtement et le vendre mille fois. La fonction matérielle est multipliée, mais le vêtement ne perd pas pour autant sa matérialité : il est toujours fait de données électroniques sauvegardées sur un disque ; si le disque se casse le vêtement disparaît avec lui. D’ailleurs une telle multiplication de la matière avait déjà été opérée à l’ère de l’industrialisation : lorsque, comme le remarque Walter Benjamin, l’oeuvre d’art perd son unicité et devient reproductible, on ne peut pas affirmer qu’elle devient immatérielle pour autant.
Par rapport au corps et son apparente absence de l’espace d’internet le discours est un peu plus complexe. C’est sur cet élément que Hubert L. Dreyfus se base pour démontrer dans son On Internet 10 , l’irréalité d’internet. Internet serait irréel parce qu’il implique des expériences dans lesquelles le corps n’est pas engagé. Mais cette absence du corps dans l’expérience informatique n’est que fictive. En effet il s’agit sûrement d’un autre emploi du corps, mais celui-ci reste toujours présent et impliqué dans l’exploration de l’espace virtuel. C’est ce que démontre une recherche exposée dans Lire écrire récrire 11 où, après l’observation des attitudes des utilisateurs, les chercheurs arrivent à affirmer que « le dispositif médiatique implique toujours un engagement physique fort de la part de son utilisateur » 12 ; des positions différentes du corps correspondent à différentes façons de chercher quelque chose dans un hypertexte ou à différents moments de la lecture et de l’esprit de l’utilisateur, exactement comme dans les attitudes corporelles que l’on a dans la réalité « actuelle ».
Face aux nouvelles technologies le sens de virtuel se rapproche de sa signification strictement philosophique. De cette façon il est inévitable d’inscrire le changements opérés par les nouveaux médias - au moins pour les aspects de virtualisation - dans un processus plus généralisé et plus ancien, comme le faisait Pierre Lévy. Cela ne doit d’ailleurs impliquer une perte des caractéristiques particulières qui structurent ce domaine. Il faut reconnaître qu’avec les nouveaux médias la virtualisation a atteint un niveau auquel elle n’avait jamais abouti jusque là. Il ne faut pas non plus oublier que ce qui différencie les nouvelles technologies et qui caractérise les changements qu’elles impliquent dans la société ne dépend pas seulement de la virtualité.
Reste que la valeur strictement philosophique du concept s’est enrichie grâce à l’apport des nouveaux médias. L’étude et l’approfondissement des significations qu’un tel concept peut prendre par rapport aux catégories modales de possibilité et nécessité ou par rapport à l’idée de réalité et d’imagination s’avère de plus en plus nécessaire et semble riche de promesses pour des possibilités de structures théoriques nouvelles.
Bibliographie de Marcello Vitali-Rosati, docteur en philosophie
Riflessione e trascendenza. Itinerari a partire da Levinas, ETS, Pisa 2002
Corps et virtuel, L’Harmattan, Paris à paraitre
Réflexions pour une résemantisation du concept de virtuel, dans Pourquoi des théories, Solitaires intempestifs, Besançon 2009
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Pour une analyse plus détaillé des signification de dunaton chez Aristote, cf. par exemple G. Agamben, On Potentiality, dans Potentialities : Collected Essays in Philosophy, Stanford, Stanford 1999., pg. 182. ↩
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Cf. Aristote, Métaph. 5, 12, 1019a 15-23. ↩
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Summa theologica. Cum textu ex recensione Leonina. De Rubeis, Billuart et aliorum notis selectis ornata., Roma 1948. ↩
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G. Deleuze, Différence et répétition, Puf, Paris 1968 ↩
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Pierre Levy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Ed. La Découverte, Paris 1995. ↩
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Ventimiglia, « Ontologia e etica del virtuale », Teoria, XXIV/2004/1, pp. 119-148. ↩
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E. Souchier, Y. Jeanneret, Le Marec, Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, BPI, 2003 p. 100. ↩
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C’est la thèse que l’on peut trouver dans P. Rigaut, Au-delà du virtuel, Harmattan, Paris 2001, p. 104 et suivantes. ↩
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Sur ce sujet cf. P. Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication & langages, n. 140, p.55-68, 2004. ↩
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H. L. Dreyfus, On Internet, Routledge, London 2001. ↩
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Y. Jeanneret, et al. « Formes observables, représentations et appropiation du texte de réseau » dansLire écrire récrire, op. cit. ↩
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Ibid., p. 102. ↩