A la page 710 de son travail, en comparant les propos de Husserl et de Sartre sur la portée de la réflexion pure, l’auteur constate :
« C’est d’ailleurs un problème de comprendre pourquoi deux descriptions réflexives rigoureuses peuvent aboutir à des résultats aussi différents ».
Deux cent pages plus loin, il remet en travail les manuscrits de Sartre comme s’ils s’écrivaient sous notre regard, et l’ouvrage s’achève sur des sentences radicales :
« Portée par une parfaite mauvaise foi existentielle où toute coïncidence avec soi s’autodétruit (…) la métaphysique de la réalité-humaine s’effondre sur elle-même en éclatant ek-statiquement et sans retour (…). Le vertige envahit le philosophe égaré dans les couloirs de verre de sa pensée comme Stilitano prisonnier du palais des glaces dans le Journal du Voleur. Le voici au point mort » (913-914).
L’ouvrage imposant d’Alain Flajoliet peut se lire selon plusieurs perspectives simultanées. Comme une plongée dans les incertitudes d’un penseur de trente ans ; comme le fragment d’une monographie portant sur une décennie philosophique en France, celle des années trente ; et certainement, comme un exercice de haut vol testant une méthodologie exigeante pour aborder la dynamique des pensées. Les textes du jeune Sartre en notre possession sont en effet habités par des polarités affectives et symboliques qui, tout en attirant un esprit, renforcent sa réceptivité à des intuitions et à des configurations synthétiques, sans lesquelles il serait impossible de comprendre ces constantes souterraines, ces argumentations orientées, ces revirements instinctifs, ces affirmations aventurées. Aux prises avec les textes et les idées, le philosophe débat autant avec lui-même et ses hantises. Sartre ne fait pas exception. Il portera même cette « hantiso-logie » à son terme. L ’ Idiot de la Famille montre que cette projection sur l’œuvre des confusions de son auteur crée une herméneutique : la raison d’être des textes peut tenir autant des contradictions propres de celui qui écrit qu’à sa maitrise des conditions de production d’une vérité textuelle. Voici la raison philosophique tributaire de conditions empiriques auxquelles elle s’identifie malaisément... Le souci de vérité doit donc être relevé, au sens de l’Aufhebung hégélienne, par l’intégration des multiples dimensions « incrémentielles » qui expliquent le cours d’une création intellectuelle.
Les attracteurs métaphysiques et la pensée de Sartre
Le paradoxe qui rend si captivant l’ouvrage d’Alain Flajoliet tient à sa manière de conjoindre une érudition exemplaire et l’observation très fine des conditions les plus concrètes de mise en œuvre des arguments mobilisés par la pratique sartrienne. Concernant les conditions intellectuelles d’où procède la pensée sartrienne, l’approche de l’auteur combine élégamment les méthodes de Paul Ricoeur, Jean-Toussaint Desanti et Bernard Besnier - excusez du peu. Il en résulte un tissu impeccable de références et d’interprétations. Après une dense introduction, la première partie traite de la relation tout à la fois centrale et fluctuante établie par Sartre entre métaphysique et littérature, qui l’engagera dans une orientation anti-aristotélicienne qui valorise systématiquement l’acte par rapport à la puissance et la contingence par opposition à la finalité. Une seconde partie examine la manière dont Sartre se fraye un chemin entre les écoles de pensée contemporaines traitant de l’image et de l’imagination. Enfin, l’enquête porte sur sa manière d’aborder la phénoménologie à partir de son refus de l’Égo transcendantal husserlien et de son appréhension d’une intentionnalité qui le rapproche en apparence de Heidegger, au moment où il entreprend d’écrire L’Être et le néant. Tout au long de l’ouvrage, Alain Flajoliet nous plonge dans le climat intellectuel où baignaient Sartre et ses contemporains.
Les jeunes normaliens étaient alors fortement invités à s’impliquer dans des recherches de psychologie : fréquentant des séminaires à l’hôpital Sainte-Anne, ils en conçurent un vif intérêt pour la question de la variabilité de nos capacités d’exprimer et de maîtriser nos affects et nos sentiments. Les registres émotionnels, l’imprégnation de la pensée par des récurrences impossibles à exclure, la puissance des formes d’un inconscient symbolique (à défaut d’être clairement freudien), la lecture des travaux des chercheurs allemands en psychologie et la fréquentation de leurs homologues parisiens expliquent que Sartre, dès 1927, ait développé, dans le cadre d’un mémoire dirigé par Henri Delacroix, son intuition relative à la spontanéité des vécus imaginaires. Il rejette d’emblée les présupposés réalistes des écoles psychologiques, qui, en observant la relation entre les conditions psychologiques internes et les types de productions imaginaires, manquent absolument, selon lui, la tension métaphysique qui place la contingence et l’irruption d’une spontanéité sans cause assignable au foyer d’une vie psychique authentique. Sa pensée de la liberté, comme rupture instantanée qui transforme le sens subjectif d’une situation, pourrait bien provenir d’une reformulation de cette première incursion théorétique dans un champ qui échappe à la positivité dans l’expression de la vie intérieure. Sartre n’a pas vingt-cinq ans. Il lui faudra dix ans, un séjour studieux en Allemagne, dix ans d’enseignement, la publication de plusieurs livres et articles, et le choc de Munich avant même l’entrée en guerre pour mettre définitivement en crise les certitudes qui furent d’abord les siennes.
Alain Flajoliet nous offre donc une lecture symptomale des travaux de Sartre. Sa connaissance rigoureuse des lectures de Sartre comme de ses interprétations des travaux de ses prédécesseurs lui permet d’aborder la créativité propre de Sartre. Sur ce fond de connaissances dont Sartre devait se démarquer, et dont il nous donne les clés, Alain Flajoliet nous fait comprendre comment le jeune Sartre se lance à stylo perdu dans diverses aventures et confrontations dont il attend toujours qu’elles lui permettent de trouver un point fixe pour engager une description apaisée de la spontanéité psychique, clé pour la compréhension de l’inventivité humaine. Las, ses critiques successives des orientations qu’il étudiait ont débouché à plusieurs reprises sur des ébauches dont la solidité laissait toujours à désirer. Nous pénétrons les arcanes d’une créativité philosophique faite d’intuitions, d’images, de convictions parfois mal étayées, d’approximations portées par des expressions prises ici ou là, de hasardeux glissements entre des thèses elles-mêmes douteuses, pour finir par esquisser diverses hypothèses aux implications parfois contradictoires : « Glissez, mortels, n’appuyez pas »...
La démarche de l’auteur clarifie les positions exprimées par Sartre sur la métaphysique dans L’Être et le néant. « Attracteurs », ainsi nomme-t-il les thèmes structurants posés avant toute systématisation, qui viennent perturber les descriptions phénoménologiques en les soumettant par exemple de manière récurrente à l’intuition de « l’affaissement de l’existence chosique ». De là provient le surgissement caractéristique du pour-soi, et quelques autres postulats. La facticité serait donc une condition métaphysique de la surrection du pour-soi et de la réflexivité : ces deux pôles du dégoût de l’incarnation et de l’infini de la spontanéité seraient notablement anté-philosophiques chez Sartre. L’orientation vers le soi comme totalisation possible des déterminations en extériorité de l’existence personnelle, reprise et synthèse des conditions initiales de l’expérience, constituerait un second « attracteur ». Poser la liberté absolue ferait alors échapper « magiquement » la réalité-humaine à la contingence dont elle est issue : il s’agit en quelque sorte d’une transposition métaphysique de la mauvaise foi...
Passer de la situation à la motivation est au centre du projet sartrien. Ce dernier, montre Alain Flajoliet, est conditionné en intériorité par des positions dont son auteur ne rend raison qu’a posteriori, par les fondements argumentatifs et descriptifs qu’il leur procure, dussent-ils demeurer problématiques pour engager la suite de ses réflexions. Comment penser l’historicité à partir de la liberté ? Le pour-autrui à partir de la spontanéité ? L’authenticité à partir de la facticité ? Ces problèmes internes à la pensée sartrienne sont examinés de près par l’auteur. Ils seraient la raison principale de son engagement dans un travail littéraire et de fiction qui, tout en activant des thèses philosophiques, évite le plan de la démonstration pour demeurer sur celui de l’esquisse. Sartre se serait ainsi doté d’un laboratoire où les formulations conflictuelles issues de sa connaissance de la psychologie positive passeraient comme autant d’expressions des difficultés philosophiques qui lui restaient à résoudre. Loin de constituer la transposition d’une philosophie constituée ou d’anticiper ses formulations, la littérature serait alors une aporétique, un ensemble d’énigmes intellectuelles dont la résolution reste à déterminer par des travaux ultérieurs. Cette manière de voir correspond bien à une écriture toujours en avant d’elle-même (Derrida) et pour laquelle une question résolue ne mérite plus qu’on s’y attache ou qu’on la glose. C’est ce qui rend la pensée de Sartre toujours stimulante quand bien même on lui trouverait des expressions trop rapides, synthétiques à l’excès et fusionnant des questions dont on voit mal comment elles s’appellent l’une l’autre.
Le face à face d’une liberté inconditionnelle et d’une existence facticielle serait donc l’effet d’une détermination ancienne des recherches sartriennes, et ne serait pas fondamentalement motivée par les discussions de travaux dont son œuvre est le fruit : Bergson, Proust, Husserl, Binet, Spaier ou Jaspers seraient autant d’occasions pour clarifier des thèmes encore à peine esquissés, plutôt que des partenaires en vue de synthétiser le « certain ». Le Sartre d’Alain Flajoliet est aux prises avec des expériences préréflexives - celle de la gratuité de la liberté, celle de la chute dans la matière des choses où cette liberté s’englue. La plupart des manuscrits de jeunesse sur lesquels peut aujourd’hui s’appuyer notre compréhension du parcours sartrien relèvent de ces expériences.
Si « une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier » (citation extraite de l’article de Sartre sur Faulkner), Flajoliet est autorisé à voir dans la littérature sartrienne le terrain de prédilection pour l’expression de sa métaphysique. Les résultats sont saisissants. Ils contribuent fortement à nous faire comprendre la manière dont la théorie du salut par la création esthétique, comme arrachement libre à la contingence, forme un fonds constituant sur lequel se détache bientôt l’écriture plus précise des paradoxes de cette liberté. Se donnant impérieusement ses propres buts, la théorie reste cependant impuissante à revenir sur les déterminations originelles d’une existence qui nous laisse à jamais à distance de nous-mêmes. Reprise à partir des Mots, cette expérience littéraire se confond chez Sartre avec une naissance à l’écriture qui associe à la fois la comédie familiale des Schweitzer et le sentiment de voir le monde se former en même temps que les mots d’un dictionnaire nous l’enseigne. « J’écris toujours. Que faire d’autre ? », conclura le Sartre de 1964.
En cinquante ans, l’écriture aura accompagné de nombreuses transformations de l’écrivain. Tantôt professeur, tantôt polémiste, philosophe, chroniqueur radiophonique ou éditeur, Sartre a incarné une pluralité de figures puisées dans la panoplie des possibles de l’écrivain : son récit autobiographique situe les premiers tourniquets dans les contorsions d’un enfant talentueux de dix ans. Avant d’avoir vingt ans, selon des formes romanesques où il revisite des appréhensions existentielles développées par les auteurs qu’il approfondit au lycée, Sartre esquisse les schèmes et les polarités entre lesquelles il construira sa philosophie. Cette navigation au jugé semble bien requise pour tout créateur qui passe par un atelier lui permettant de se familiariser avec ses propres postulats. Sur ce point, le travail effectué pour La Nausée constitue un changement radical d’ambition qu’annoncent les conduites de Roquentin : rompre avec l’aventure, cesser l’écriture d’une biographie historique, appréhender l’existence brute, tenir ses contemporains pour analogues à des insectes et se voir soi-même dans la soumission aux contraintes matérielles, dans l’état de déchéance qui marque les choses. Ce vaste mouvement contraint Sartre à expliciter la dimension métaphysique de son approche de la liberté. Engluée, là-pour-rien, celle-ci se confond avec une existence morose et sans orientation. Le vécu existentiel, l’orientation métaphysique et la forme romanesque convergent donc, et Sartre s’y livre avec une certaine immédiateté.
Si la spontanéité rompt si nettement avec la nature inerte des choses, sa motivation sera en rapport à un « Pourquoi ? », ainsi qu’à des hypothèses relatives à ce que Sartre nommera bientôt la réalité-humaine (reprenant une traduction de Heidegger par Corbin). Sartre réinvestit alors ses connaissances en psychopathologie : il fait de l’angoisse un moment révélateur, selon un schème qui ne doit guère aux tonalités affectives de Heidegger, auquel Sartre ne s’est d’ailleurs pas encore confronté. Flajoliet y voit bien davantage la submersion « de l’intuition métaphysique initiale dans un flot de schèmes de pensée fortement marqués existentiellement - faisant retour à la sexualité du sujet singulier Sartre » (p. 234, note 52). Elle conduit à une volonté de désubjectivation plus radicale que celle exprimée par Être et Temps, dont les conditions philosophiques sont partiellement formulées dans la Note sur l ’ intentionnalité husserlienne rédigée durant le séjour berlinois de Sartre (et qui paraîtra en 1939, remaniée, dans la NRF). La différence avec Heidegger se laisse voir notamment en ceci que l’angoisse ne conduit Roquentin ni à un « Soi » authentique ni à une considération de l’être-pour-la-mort, mais à une césure de toute subjectivation et à l’assomption de la spontanéité d’une existence sans finalité propre. Cela situe le projet métaphysique de Sartre dans un écart absolu avec le mouvement aristotélicien. Pour l’essentiel, ces orientations relèvent davantage du développement interne des recherches sartriennes que d’une confrontation explicite avec Heidegger. Nous comprenons ainsi que les deux penseurs ne se sont pas véritablement rencontrés. Heidegger, pour sa part, ne prit pas la peine d’étudier la manière dont Sartre tenta, vers 1940, une ontologie phénoménologique qui se passerait de toute focalisation sur un Soi authentique. C’était avant que Sartre en vienne à des questions liées au sens de l’action en situation, orientation vers une Morale qui ne pouvait qu’indisposer Heidegger. Et ce moment particulier de la recherche sartrienne n’eut pas son équivalent une fois L’Être et le néant publié.
La phénoménologie chez Sartre, entre la psychologie et la morale
Dans un second temps, l’ouvrage étudie le contexte dans lequel Sartre a entrepris un travail d’élucidation de ses motifs philosophiques. Il s’agit en particulier de comprendre comment l’ENS d’alors orientait ses élèves les plus prometteurs vers des thèmes de recherche les orientant non seulement vers des thématiques novatrices, assez éloignées de l’histoire de la philosophie, mais plus fondamentalement encore, vers des pratiques de recherche côtoyant des champs d’empiricité qui donnent lieu à des débats relatifs à leur statut méthodologique. Ainsi en va-t-il de la psychologie expérimentale, dont la relation à la philosophie est loin d’être fixée en 1930 (p. 359, sqq.). Entre la psychologie clinique et le Gestaltisme, entre la psychanalyse et les théories du symbolisme, la psychologie des foules, l’appropriation des travaux venus d’Allemagne, des revues d’obédience variées se disputent les traductions et les dossiers thématiques en psychologie. Ainsi du Journal de psychologie normale et pathologique où Ignace Meyerson fait à ce moment ses premières armes aux cotés d’Alfred Binet, de Janet, de Dumas et de quelques autres. A l’instar d’autres publications de cette époque, les Recherches philosophiques de Jean Wahl par exemple, les publications et les séminaires donnent le ton dans une université qui n’a pas encore été structurée entre champs disciplinaires distincts jusqu’à devenir étanches. Pour produire une pensée originale, les philosophes investissent une expérience dans un champ de connaissances positives déterminées. Cette formation pousse les normaliens à s’approprier les questions en débat, et à prendre ces dernières pour norme au moment de réfléchir aux travaux de leurs devanciers. Il leur est naturel de marquer leurs ambitions en examinant sans concession les thèses de leurs devanciers immédiats - Bergson par exemple - ou plus anciens, ainsi de Descartes ou de Kant. Sans cette orientation, prise dès les premières années d’études, d’une ouverture à la nouveauté intellectuelle et de la mise en débat des apports contemporains, on ne comprendrait pas l’aptitude montrée par cette génération philosophique pour s’approprier successivement les apports de la phénoménologie, de l’idéalisme allemand, du marxisme, de la psychanalyse ou de la linguistique. A coté du formalisme kantien, les philosophes français de l’entre-deux-guerre apprennent vite à lester la conscience de son poids de déterminité psychique et à penser la liberté en termes de spontanéité ouverte sur un mode que ne vient pas nécessairement réguler une relation directe à la rationalité.
Parmi les écoles en présence, Sartre privilégie nettement, au détriment de la psycho-pshysiologie, une voie introspective et réflexive qui deviendra la psychologie eidétique attachée à Husserl - et dont il se déprendra au seuil des années quarante (p. 343, sqq.). De même que Flaojoliet avait décrit les divers protagonistes de la psychologie française en les situant relativement à l’usage qu’en fait Sartre, il remonte aux sources allemandes de Sartre concernant l’image mentale. Messer et Bühler privilégient, chacun à sa manière et durant une certaine phase de leurs travaux respectifs, une forme d’association libre visant à recueillir des matériaux et des images « spontanées » de sujets priés de relater le cours de leurs évocations mentales. Ces deux auteurs se situent dans une proximité relative vis à vis de Husserl, même si leur perspective d’une visée sensible de contenus eidétiques ne s’approche pas de l’intuition catégoriale, point central de la phénoménologie après les Recherches logiques (p. 428, note). Ce faisant, Flajoliet montre Sartre à l’ouvrage. Il indique comment ses réserves à l’encontre de la Denkpsychologie schématisent des prises de position que les auteurs évoqués par Sartre n’adoptent qu’avec d’explicites réserves ou hésitations de méthode - ainsi sur la possible attestation d’une conscience « vide » de contenus de signification.
La question se focalise, au fond, sur le point de comprendre ce que peut être un schème, une esquisse de pensée. Là où Messer tente d’observer des sujets évoquant de pures coordinations proto-grammaticales n’incluant pas une relation à un sensible déterminé, Sartre objecte dans son Diplôme de 1927, l ’ Image dans la vie psychique, qu’il n’est pas de rapport logique qui ne s’appuie sur une réceptivité sensible. Cette thèse semble le maintenir dans un certain voisinage du schématisme kantien. Flajoliet appuie sa démonstration sur des citations toujours précises qui permettent de retrouver le cheminement intellectuel du Sartre de 22 ans aux prises avec la Critique de la raison pure. Il peut en effet y justifier l’importance qu’il accorde à la spatialisation pour toute représentation, là où le temps est requis pour une schématisation des catégories de la pensée (p. 437).
De là, Alain Flajoliet montre comment se forgent les thèses de l ’ Imaginaire relatives à la dimension de jeu avec la représentation perceptive incluse dans toute l’activité d’imagination :
« On n’a pas conscience de l’impossible : on a conscience d’un mur qui vous arrête. (…) C’est le corps qui enseigne par l’image ».
Dans cette première phase de son travail, Sartre se trouve donc loin de ses thèses futures concernant l’irréalisation et la vacuité propres à l’imagination. Mais il déploie le soubassement d’une réflexion herméneutique concernant l’engendrement littéraire en fonction de « quasi-consciences » engagées dans le monde. Les premiers textes littéraires de Sartre comportent ainsi une tension entre une imagination symbolique conservant quelque chose de la spontanéité d’une expression subjective et une imagination schématisante tournée vers l’intellection des attitudes intellectuelles (p. 453) : Er l ’ Arménien et La Nausée incarnent ainsi deux postures littéraires opposées.
Sartre poursuit son étude sur l’image par celle des mystiques chrétiens dont les visions et les textes anticipent imaginairement sur des perceptions à venir. Il en sera nourri quant à l’usage futur qu’il fera pour évoquer le parcours de Genet, voire celui de Flaubert. La genèse des préoccupations littéraires de Sartre apparaît donc centrale dans le travail d’Alain Flajoliet, comme si les préoccupations proprement philosophiques ne devaient l’emporter que pour déployer une cohérence plus forte que celle exigée par des développements littéraires. Et l’on pourrait se dire que ce souci de cohérence interne n’est pas permanent chez un auteur comme Sartre : sa capacité d’écriture, à tout le moins, ne se laissera jamais circonscrire par des astreintes de cohérence qui s’imposeraient à lui comme de l’extérieur.
Précisément orientée par cette question de la cohérence interne des développements philosophiques qui mèneront Sartre de la Transcendance de l’Égo à L ’ Esquisse d ’ une théorie des Emotions et à L ’ imaginaire avant L’Être et le néant, la troisième partie du livre étudie de près la manière dont Sartre, durant son séjour berlinois, engagea son propos phénoménologique dans une confrontation aux Ideen... I de Husserl. Conformément à son travail sur l’image, Sartre s’approche de l’intentionnalité husserlienne en lui demandant de caractériser la relation de la conscience et d’une objectivité qui lui reste extérieure. C’est d’emblée se trouver fort loin des vécus immanents auxquels s’attache Husserl. Ceux-ci doivent clarifier chez Husserl le rapport de la conscience à ses « contenus ». Le monde n’y est nullement « présent » sous l’épochè, mais il importe que les cadres d’appréhension de ce qui est transcendant puissent relever de la conscience pure : c’est là une condition de possibilité de la connaissance, dont le primat reste fortement affirmé chez Husserl. Il ne s’agit donc pas pour Husserl de rapporter une visée à la chose transcendant la connaissance que nous en avons et telle qu’elle se donnerait dans une appréhension affectée. Alors que cette question du rapport d’une conscience, vide et néantisante, à un en-soi, devient centrale chez Sartre. Si ce dernier s’emploie à fonder la relation de connaissance sur une dimension plus originaire, cette question résiste aux efforts de Husserl qui s’y engage avec prudence, au point de rencontrer les difficultés abondamment relevées dans la Cinquième Méditation cartésienne. « L ’objectivité elle-même n’est rien (…) car elle est transcendante à l’acte », écrit Husserl (cité par Flajoliet, p. 552, note).
A l’opposé du primat du cognitif chez Husserl, Sartre tente d’établir une relation à la chose « préservée » de toute contamination par nos représentations. Flajoliet montre le jeune Sartre soucieux de purifier la conscience de tout « contenu hylétique ». Ce n’est nullement l’orientation husserlienne. Pour ce dernier, l’épochè des éléments extérieurs permet au contraire d’apercevoir le lien indéfectible et nécessaire de la conscience intentionnelle aux schèmes d’objectivation qui constituent notre relation au monde dans ce qu’elle a d’original (par opposition à la contingence des Abschattungen particulières). Chez Sartre, en revanche, à la contingence du coté du monde, qui deviendra bientôt l’inertie propre à la chose et à l’en-soi, fait face une autre contingence, celle de la conscience sans justification, sans fondement nécessaire. Cette question que n’aborde nullement Husserl relève bien d’une posture métaphysique. Flajoliet en conclut que Sartre, dès 1933, s’orientait vers une métaphysique toute personnelle. Il ne se soumettrait pas aux considérations méthodologiques issues d’une interprétation littérale des Ideen...1. Nous pouvons donc le suivre dans sa tentative pour saisir, dans des textes ultérieurs de Sartre (cf : p. 582), comment ce point de vue trouverait une justification forte, en constatant l’emprise que le monde exerce sur mes états de conscience, induisant comme un envoutement passionnel, selon l ’ Esquisse d ’ une théorie des émotions.
Flajoliet approche avec la même précision les différences existant entre le Sartre de la Transcendance de l’Égo et le Husserl des Ideen... 1. Il confirme ainsi l’indépendance des deux penseurs sous leur accord de fond pour dissocier l’étude du psychisme de l’empiricité naturaliste. Parallèlement aux travaux ultérieurs de Husserl, mais indépendamment d’eux (il ne les connaissait pas alors), Sartre reviendra à une réflexion sur l’incarnation et la présence du corps dans les enchainements de vécus psychiques. Le projet interrompu de La Psyché eût été dans ce sens et se serait trouvé sans doute en dialogue explicite avec Husserl. Sartre, dans des phrases adressées à Simone de Beauvoir en 1939, précise comment, selon lui, à l’infini du monde correspond un infini de la conscience que ne vient délimiter que la contingence du corps, et de ce qu’il nommera bientôt « réalité-humaine ». Ainsi de la démonstration par Sartre de l’inutilité, même d’un point de vue husserlien, de recourir à un Ego transcendantal pour lier entre eux les états de conscience intentionnels sous épochè. Ce rejet, en effet, ne contredit même pas la propension idéaliste qui peut être encore aperçue chez Sartre. Ce dernier tient une liberté absolue d’ouverture au monde pour le propre d’une liberté pure dont les limitations expriment la contingence liée à une situation.
Le philosophe volatilisé
Parcourant le détail des textes husserliens à la lumière des interprétations divergentes qu’en donne Sartre, Flajoliet nous permet de saisir une pensée philosophique à l’état naissant. Le philosophe doit se faire confiance pour inventer, dans des contextes déjà fortement balisés, de nouveaux « coups » à jouer (Desanti) dont les conséquences se révèlent au fur et à mesure de la recherche d’une intégration plus systématique. Cela ne va pas sans réaménagements doctrinaux dont le détail mérite d’être donné. Comment penser l’unité d’une conscience ? Quel statut donner au flux immanent d’une temporalité interne ? Pourquoi dissocier l’individualité de la conscience de toute ipséité (p.672) ? Comment dépasser le postulat husserlien d’une continuité concrète du Soi pour accéder à une identité (de) soi forgée à même l’éclatement pluralisé des éléments d’une situation dans le monde ? Ces questions orientent Sartre vers ce qui constituera la position de l’irréfléchi dans L’Être et le néant. Ainsi, selon des perspectives réellement différentes, certaines positions peuvent rester communes entre Husserl et Sartre. La réflexion objectivante qui justifiait le recours à l’Égo transcendantal chez le premier vient à livrer chez le second un accès à la spontanéité irréfléchie anonyme. Cet irréfléchi chez Sartre constitue le site propre de la conscience et son mode d’être central. Il est chez Husserl une indication susceptible de passer à la réflexion objectivante d’un Égo.
Flajoliet poursuit ces échanges en s’intéressant au statut de le personne chez le premier Sartre, qui ignore les réflexions symétriques présentes dans Ideen... 2 de Husserl : il élabore de lui-même une réflexion concernant la sphère du psychique comme transcendant une conscience pure de tout contenu. Le psychique renvoie alors à un ensemble d’états et à des qualités venues du monde, qui déterminent notre insertion en lui. C’est ainsi que Sartre se rapproche quelque peu de Heidegger et sera bientôt en mesure d’y confronter ses idées. Mais il le fera après 1938 en fonction d’une élaboration déjà très poussée de sa propre voie de pensée. Marquée par la distance de l’Égo psychique et de la spontanéité infinie qui demeure à l’horizon de ses recherches, son approche se sera que très partiellement colorée par les lectures heideggeriennes qu’il approfondit alors. Insaisissable en tant que spontanéité, l’Égo ne se livre qu’à travers des modalités dégradées qui disent sa relation à une mondanéité contingente. Les comparaisons texte à texte entre Sartre et Husserl ou Heidegger livrent ici une grille continue de solutions possibles, mais non compatibles entre elles, pour appréhender les modalités effectives d’apparition de l’Égo comme intuition d’une identité personnelle au cœur du monde.
Cette lecture extrêmement précise des premiers textes philosophiques de Sartre assume donc un parti-pris de méthode qui met une approche déconstructiviste au service d’une explicitation « intégrale » des thèses d’un auteur. Celui-ci, intégré et extrait tout à la fois du contexte précis de sa création, redevient un auteur qui découvre ses propres pensées, un peu comme Sartre disait des personnages des Chemins de la liberté qu’ils devaient donner au lecteur le sentiment d’ignorer la suite des événements qu’ils allaient rencontrer, de n’y être pas préparés. Montrer un penseur traversé de contradictions et de postulations adverses entre elles, c’est empêcher le lecteur d’y trouver une icône abstraite, une momie embaumée par la vertu du commentaire. Au terme de ce parcours, Alain Flajoliet montre que les réajustements permanents de sa philosophie ont un pendant chez Sartre dans sa vie personnelle. Durant l’hiver 1939-1940, Sartre s’attache à la fois à démêler ce qui, dans ses recherches antérieures, ouvre la voie de l’ontologie phénoménologique dont il est porteur, et ce qui, dans ses engagements personnels, ouvre sur une morale de situation dont l’incertitude va croissant : « Jamais, écrira-t-il bientôt, nous n’avons été aussi libre que sous l’Occupation allemande ». Par-delà les intrications d’une vie personnelle toujours en sursis, cette simplicité d’un temps qui donnait à la moindre parole une valeur libératoire, parce qu’elle s’enlevait sur le fond de l’ordre de se taire et de subir qui accompagnait la défaite, restituait à la spontanéité une portée que l’approche sartrienne du psychisme accolait à la liberté.
Nous pouvons ainsi comprendre, en suivant Alain Flajoliet, que l’éthique des Cahiers pour une Morale fasse retour, dans une configuration résolument historicisée, vers une conception de l’action comme création et assomption d’un Soi qui n’existe qu’en elle. Ce que Sartre nomme alors « Conversion » après avoir récusé le terme heideggerien d’authenticité, dans lequel il redoute le maintien d’une identité à soi dont ses ouvrages des années trente, puis son expérience des années quarante, ont aboli les privilèges : « Un homme, fait de tous les hommes », et une aventure de l’être aux significations provisoires, locales, portée par des situations qui nous engagent plus qu’elles ne nous définissent. Sartre aurait ainsi maintenu plus longtemps qu’on ne pourrait le penser, par-delà ses élaborations phénoménologiques, des postures métaphysiques qui demeurent des « attracteurs » déterminant pour partie ses interprétations intellectuelles. Il nous semble donc que cet ouvrage virtuose restitue à la première philosophie de Sartre la pluralité de ses possibles. Une fois soumise au crible d’un ensemble de schèmes et de symbolisations incarnées, l’autonomie dont se targue souvent la philosophie se présente soudain comme l’impensé des philosophes. Est-ce une illusion constitutive de son ambition de maîtrise ? Ou bien l’effet d’une projection rétroactive, qui comprend le début d’une œuvre à partir de sa fin ? Se déprenant de ces deux écueils, La première philosophie de Sartre nous permet d’observer le déploiement inventif dont procède la création philosophique.