Il y avait comme quelque chose de prophétique dans les propos tenus avant l’élection présidentielle de 2008 par le républicain Stuart Stevens, spécialiste des médias ayant concouru à l’élection de George W. Bush par deux fois.
« Personnellement, je pense que la profondeur du réalignement dû à Obama est sous-estimée. En fait, ils [l’équipe d’Obama, NDLR] ont inventé leur propre parti, compatible avec le Parti démocrate mais plus grand que le Parti démocrate », observait-il, avant d’ajouter : « Leur liste d’emails est plus puissante que celle du DNC ou du RNC. Sur le fond, Obama serait élu en tant qu’indépendant avec un soutien démocrate […] ».
Lors des primaires démocrates, ouvertes le plus souvent à tous les Américains peu importe leur couleur politique, l’on avait vu le candidat Obama, alors jeune outsider plein d’espoir, se positionner assez près du centre, notamment sur l’enjeu de la couverture maladie, face à une Hillary Clinton, figure de l’establishment, qui entendait faire le plein de voix à gauche pour remporter l’investiture démocrate, dans l’idée de se repositionner au centre par après. L’on sait depuis que la posture stratégique choisie par le David métis lui donna l’avantage face une Goliath de la politique. Mais Barack Obama ne s’est pas arrêté là. L’investiture démocrate en poche, il n’a pas manqué de se réapproprier solidement le centre pour empocher les voix des indépendants et des républicains modérés qu’ont effrayés les dérives d’une administration Bush qui a divisé le pays pendant huit ans. Surtout, sa campagne a été portée par des millions d’individus à travers l’Amérique qui ont su lui offrir leur bras et leurs finances, conférant au candidat Obama une indépendance exceptionnelle à l’égard de son parti 1 .
La suite de l’histoire est connue. Barack Obama a été élu avec 53% des voix contre 46% pour son rival John McCain, porté au pouvoir par la frange modérée de l’électorat : le plébiscite pour des réformes a été clair, mais sans placer l’Amérique à gauche de la gauche sur l’échiquier politique.
Aujourd’hui, les républicains sont anéantis, l’opposition quasi inexistante pour le moment. Et, fort du soutien des minorités hispanique et afro-américaine, ainsi que de la frange éduquée de la population et de la jeunesse américaine, Barack Obama s’est d’ores-et-déjà assuré l’allégeance des forces vives du Parti démocrate. Mais, à l’inverse de beaucoup, il a tôt pris toute la mesure du poids des indépendants dans le paysage politique contemporain - un phénomène analysé avec précision par certains spécialistes de la politique, comme Douglas Schoen - et appris à composer avec cette réalité. Ce sont ces mouvements profonds inscrits dans les soubassements électoraux de la société américaine qui incitent aujourd’hui le président Obama à mettre en œuvre un projet de société pragmatique et de centre gauche. C’est aussi ce qui lui permet de rester plus populaire dans les sondages que ses propres politiques publiques, comme si le personnage se distinguait de son agenda progressiste, jugé dispendieux par bien des Américains. Ou encore, d’apparaître comme au-dessus d’un Congrès pourtant dominé par ses camarades démocrates. C’est enfin, et aussi, ce qui le pousse régulièrement à fuir prudemment toute étiquette politique.
Ces tendances sont désormais confirmées par le prestigieux institut de sondages Pew Research Center. Après celle publiée en mars 2007, qui décrivait un paysage politique alors très favorable aux démocrates pour les élections de 2008 2 , la nouvelle enquête politique du Pew, publiée fin mai et compilant 22 ans de données, annonce le retour en force des indépendants dans l’ère Obama. Mais des indépendants qui affirment se reconnaître plus facilement dans les idées et les valeurs démocrates que républicaines (voir tableau 1).
Le phénomène n’est pas inédit, et le Pew le met d’ailleurs en évidence dans le tableau 2 : Depuis les années 1980, les Américains n’ont jamais été totalement acquis à un parti plus qu’un autre au point de vouloir lui offrir une majorité permanente, donnant régulièrement la Maison Blanche ou les chambres du Congrès aux adversaires du parti en place. Très souvent, les élections se jouent donc au centre. Sur le fond, les Américains constatent, depuis les grandes transformations des années 1970, l’échec de leurs dirigeants à récréer une économie stable et prospère comme du temps de l’après-guerre, et sanctionnent donc régulièrement les dirigeants au pouvoir, indépendamment de leur idéologie. Seulement, si le cycle conservateur initié par Ronald Reagan en 1981 était générateur d’inégalités, celui que souhaite initier Barack Obama pourrait y remédier et apparaître meilleur pour l’ensemble des Américains, inaugurant alors une ère politique en faveur des démocrates. En attendant, les indépendants (en vert) forment la plus large part de l’électorat américain cette année, un pic sans précédent depuis que le candidat indépendant Ross Perot avait tenté de se faire élire en 1992.
Les idéologies démocrates et républicaines n’ont encore guère évolué dans les esprits et les cœurs. L’enquête du Pew fait d’ailleurs ressortir que démocrates et républicains sont très divisés, en dépit des appels de Barack Obama à travailler main dans la main de manière « bipartisane ». Mais le centre ne sait que trop penser du rôle du gouvernement - et quoi de plus normal, au sortir de près de trente ans de « révolution conservatrice » au cours desquelles il n’a cessé d’être décrié ? - tout en restant méfiant de cette économie de marché qui a généré une crise de très grande ampleur.
Ces indépendants continuent à apprécier un Barack Obama qui, par sa modération, a beaucoup fait jusqu’à présent pour les ménager. Mais l’extension d’un filet de sécurité pour les plus faibles ou une plus forte implication du gouvernement dans le secteur privé, deux éléments au programme d’Obama, n’est pas toujours de leur goût, précise le Pew. En ce sens, les dépenses faramineuses engagées par l’administration démocrate doivent également donner le tournis à plus d’un Américain. Aussi, de 39% en décembre 2008, les individus se déclarant démocrates sont passés à 33% en avril 2009. Cela n’est rien face à l’hécatombe que connaissent les républicains, qui chutent à 22% ce printemps (contre 26% en décembre), l’affiliation la plus faible en un quart de siècle - soit depuis l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir. Enfin, les indépendants sont passés de 30 à 39%. De fait, le spectre de George W. Bush ne pesant plus autant sur la vie politique, les raisons qui pouvaient pousser certains Américains à se déclarer démocrates sont plus faibles.
Ces indépendants penchent (« lean ») cependant davantage en faveur des démocrates (à 17%) que des républicains (12%). Cela se traduit par exemple dans l’idée, partagée par une très large majorité d’Américains, que le gouvernement doit rendre la couverture maladie accessible et abordable pour le plus grand nombre. Ou, comme la gauche, le centre estime qu’une économie de marché doit être davantage régulée par le gouvernement afin de servir l’intérêt public. Au final, les opinions des démocrates et des républicains restant bien tranchées, ce sont bien, selon le Pew, les indépendants qui peuvent influencer le débat politique de manière déterminante aujourd’hui.
Que l’on ne s’étonne donc point si le président américain apparaît moins radical qu’espéré par certains, lui qui vient pourtant de la gauche de l’échiquier politique, comme l’atteste son passé. Son projet présidentiel reste de centre gauche, et il n’est qu’à voir les conseillers économiques - de nombreux disciples de l’ancien secrétaire au Trésor Robert Rubin - qui l’entourent pour le comprendre. Au reste, Barack Obama n’a pas encore eu à faire face à des tests majeurs à ce stade de son mandat, à part peut-être pour passer son plan de relance, et son capital politique est donc resté quasiment intact. Le chantier de la santé, qui est en tête de sa « to do list », est lancé mais le président n’a pas encore eu à intervenir dans le débat.
Pour autant, gouverner en composant avec des sondages d’opinion a souvent été une excellente recette pour l’immobilisme. S’il entend vraiment initier un cycle progressiste durable, Barack Obama devra également savoir s’affranchir un rien de l’influence des indépendants. Les dépenses faramineuses qu’il a déjà engagées - une révolution, aux États-Unis - pour mettre en œuvre son programme démontrent d’ailleurs qu’il ne craint pas d’agir au nom de ses convictions, et cela seul devrait rassurer. Alors que de grandes défis - emploi, santé, environnement, fiscalité, éducation - se profilent sur les semaines, les mois et les années à venir, l’on espère que l’homme qui voulait incarner le changement continuera à se montrer audacieux à chaque fois qu’il le faudra.