Un certain nombre de nos institutions sont aujourd’hui « réformées, chamboulées, mises à mal ». Certains nous disent que c’est pour leur plus grand bien et pour une plus grande efficacité ; d’autres nous disent qu’il s’agit d’étendre l’espace du marché et de la marchandisation ; d’autres y voient la traduction du fait que nous sommes de moins en moins riches dans l’ouest européen, et qu’il va nous falloir en rabattre de nos habitudes luxueuses.
Reste qu’il n’est pas facile d’évaluer réellement ces réformes, c’est-à-dire de les déterminer à l’aide de catégories moins générales et de trouver le ou les points où il revient au pouvoir de chacun de les influencer.
Je voudrais ainsi avancer que dans ces évolutions est mise à mal une disposition individuelle essentielle à la vie relationnelle et à la légitimité des services publics. Pour reprendre cette expression de la philosophe Judith Butler, je dirai que ce qui est menacé c’est la capacité à « rendre compte de soi » que l’on peut effectivement exiger de chacun et tout particulièrement et spécifiquement, des « fonctionnaires » dans leur relation au public. Qu’est-ce à dire ?
Rendre compte de soi et de son action c’est tout d’abord et en premier lieu, cette fermeté consistant à pouvoir dire ce que l’on fait ou a fait, en exposer les raisons, tout en sachant que ces raisons ne sont pas forcément et toujours absolument complètes. Fermeté car tout en pouvant soutenir que l’on n’agit pas sans raison, l’on sait également et l’on dit par le fait même, que d’autres raisons pourraient être prises en compte, que l’on n’a pas forcément tout vu, bien que l’on s’y soit efforcé.
Ainsi par exemple, je suis rassuré et surtout confiant, lorsque l’enseignant de mes enfants me dit, non pas qu’il contrôle tout, non pas non plus bien sûr qu’il ne contrôle rien, mais lorsqu’il « expose ses raisons de faire ainsi et ainsi », tout en suggérant par là même que certaines choses ou informations peuvent lui manquer. De la même façon, un médecin, un juge, un maire ou un policier, un infirmier qui me diraient qu’ils contrôlent parfaitement la situation, m’inquiéteraient, autant que s’ils me semblaient ne rien dire qui vaille sur leurs actions. La confiance autrement-dit se crée parce qu’il y a des individus susceptibles de rendre compte d’eux-mêmes dans la situation. Pourquoi « d’eux-mêmes », et pourquoi introduire ici une référence au soi ? Pour la raison qu’est en question ici un rapport de soi à soi-même autant qu’aux autres, où l’on ne cherche plus à se cacher derrière un supposé savoir ou une supposée maitrise, une supposée position d’autorité qui ne devrait des comptes à personne sinon au chef, mais où l’on se pose soi-même du fait même de savoir quelque chose d’une part, d’avoir comme on dit un peu réfléchi, et de ne savoir pas tout d’autre part, et donc de requérir l’avis d’autrui, ou plus nettement de lui prêter la possibilité de nous éclairer, et cela quel qu’il soit. C’est ainsi dans le même geste que l’on expose ses raisons et que l’on s’expose. Je nommerai parole cette capacité à parler à la fois sur son savoir et sur son non-savoir devant d’autres.
Une telle disposition n’a pas pour premier et exclusif interlocuteur le chef ou comme on dit aujourd’hui, le n+1, comme si c’était essentiellement au chef que l’on devait rendre des comptes, et tout à fait secondairement et même pas du tout, au public ou encore aux usagers. Au contraire, elle est immédiatement tournée vers le public auquel chacun a affaire, vers le type d’usagers que son action concerne. Pour reprendre mon exemple du professeur de mes enfants : si j’avais l’occasion de sentir que ce qui l’inquiète vraiment c’est de rendre des comptes à ses chefs du résultat de son action, pour que ces chefs ensuite eux-mêmes rendent compte à leurs chefs, et qu’enfin le ministre en tirent toutes les conséquences, que pourrais-je penser de cette longue boucle ? Et pourrait-elle se substituer effectivement à ce que j’attends de la parole de cet enseignant ? Ce n’est pas sur l’État et ses mécanismes que je compte, c’est sur cette personne, et sur sa capacité de parole. Si l’on doit interroger les mécanismes de l’État, c’est en tant qu’ils rendent possibles ou au contraire excluent une telle capacité, non en tant qu’ils prétendraient s’y substituer.
Il en va de même pour un médecin ou un infirmier dans un hôpital, pour un juge qui me juge, pour un policier qui m’arrête, pour un maire qui gère des services collectifs, pour un enseignant en université : si l’on me dit qu’il y a des mécanismes abstraits et invisibles qui prennent en charge la qualité du service et « ne vous inquiétez pas on s’en occupe », et si par là l’individu est ainsi dépossédé de sa capacité à rendre compte de soi dans son action, si je sais seulement qu’il « aura des comptes à rendre » à son n+1, alors c’en est fini du service public, c’en est fini d’un rapport entre égaux qui s’entendent et peuvent chercher à s’entendre autant qu’entrer en relation, c’en est fini de la responsabilité. Place à la peur, place à la peur à l’intérieur de chacun comme à l’intérieur de leur service.
Or c’est me semble-t-il cette disposition et le souci de la rendre possible et effective chez tous les agents du service public qu’écrase ou que rend impossible l’opposition brute entre l’irresponsabilité et la culture du résultat. Aussi bien à l’hôpital, que dans les universités, qu’à l’école et dans la formation des enseignants, que pour la police et les juges, et du fait même que le principe hiérarchique s’y impose partout au mépris de la responsabilité individuelle devant d’autres, c’est vers un État de la plus grande irresponsabilité et de la plus grande peur que l’on s’achemine Crainte de la hiérarchie, plutôt que courage de s’exposer devant d’autres avec son savoir et son non-savoir.
En second lieu, ce souci de rendre compte de soi et de son action est compréhensible en fonction d’une autre caractéristique qui concerne cette fois le rapport à ce que je nommerai la matérialité de l’action. Rendre compte de soi dans son action, c’est savoir que l’action n’est pas tout à fait ou complètement sous notre contrôle, et qu’en ce sens elle n’est pas à la hauteur des attentes, et que cela est tout à fait normal, autant qu’il est normal d’en être déçu. C’est là que l’on peut analyser la différence entre services publics et entreprises.
Dans les entreprises la décision sur les conditions et la situation, le souhait autant que la possibilité (infinie) de maîtriser les conditions et l’environnement (de production, du marché, de l’employabilité, etc.) est la règle. C’est ce que Galbraith avait montré en son temps, et je ne crois pas que sur ce point les nouveaux modes de gouvernance qui laissent plus de place aux actionnaires, aient vraiment changé quelque chose : une entreprise cherche toujours à contrôler son environnement. Y arrive-t-elle, c’est une autre question. Et toutes ont-elles la même exigence, c’est ce dont on pourrait douter. Le service public quant à lui prend les choses et les êtres comme ils viennent, et veut les prendre comme ils viennent. Le professeur ne choisit pas ses élèves, et de même le médecin, ou le juge ; ils ne décident pas des conditions et cela n’a pas de sens qu’ils puissent en décider. Accepter de rendre compte de soi dans la situation suppose ainsi la prise en compte de toute une situation que l’on ne peut choisir.
Qu’est-ce qui se passe dès lors qu’un service public veut contrôler ses conditions et son environnement ? On se choisit : on choisit ceux que l’on accepte de traiter, parce qu’ils sont biens, parce qu’ils sont sages et ne posent pas particulièrement de problème, parce qu’ils « sont bons », parce qu’ils correspondent à ce que l’on veut. D’abord on tente d’écarter les immigrés, qui vont forcément poser des problèmes. Après on écarte les délinquants mineurs, et puis très vite les catégories bizarres, les maladies singulières, les élèves à problème. Le service public est ainsi par définition exposé à la contingence, et ne peut avoir pour but de la réduire.
En ce sens, il accepte la situation et ses aléas, ce que je nomme sa matérialité. Cela ne veut pas dire qu’il y trouve des excuses ou des motifs d’excuses. Vouloir se défausser en fonction de ce qu’est la situation et du fait que l’on n’a pas choisi, c’est encore laisser penser qu’il serait souhaitable de la maîtriser tout à fait. En un sens, le service public se réjouit du fait que ce à quoi il a affaire soit informe, pas forcément prêt, aléatoire : là il trouve l’occasion de son inventivité et de sa patience, et non dans la maîtrise des conditions. En revanche, faire en sorte et laisser croire qu’il serait normal, et donc exigible, que tous les justiciables soient sympathiques, que tous les hospitalisés soient sympathiques, que tous les étudiants soient de bons étudiants, que tous les élèves soient sages et d’emblée adaptés à la formation disciplinaire, que tous les criminels soient des anormaux et que tous les anormaux soient potentiellement des criminels, cela nous fait sortir d’une logique de service public.
Et l’on a bien le sentiment aujourd’hui que toutes les politiques vont bien dans ce sens là : faire en sorte que tous les usagers du service public soient d’emblée préformés, déjà et préalablement mis aux normes, conformes à ce que l’on attend d’eux; nous faire croire autrement-dit que la norme est le normal.
On a aussi le sentiment, et en apparence particulièrement les maires, qu’est imposé un jeu pervers qui dit ceci : « débrouillez vous avec le tout venant, mais soyez efficace ! », en sorte qu’on laisse chacun tirer la conclusion : « contrôlez votre environnement ».
Contre de telles injonctions, on aurait envie de dire : « qu’importe l’excellence, les savoirs pointus et les technologies de pointe, les services impeccables, mon problème est ailleurs : qui sont-ils, où en sont-ils ? », car là est bien le réel, et même le réel du savoir comme des techniques. Car en effet le savoir comme le soin difficile à faire passer et entendre sont précisément le savoir et le soin réels, ceux dont les individus manquent effectivement dans leur majorité. Qu’importe l’excellence, du moment que je me rends capable de construire effectivement un travail sérieux et inventif à la fois, avec tel ou tel de mes pairs. Et qu’importe encore si nous ne sommes pas « les prodiges dont nous pourrions rêver et dont nous rêvons effectivement », car ce qui compte et ce qui effectivement vaudra, c’est le lien que nous aurons construit et la possibilité effective d’apprendre et d’agir à notre sens.
Pour reprendre les analyses de Hayek, et alors qu’il est un penseur dont se revendique le parti actuellement au pouvoir, on confond donc État et Organisation, ce qui était pour lui exactement la définition de la tyrannie.
Selon toute apparence, il est difficile de penser une action qui laisse autant la place à cette parole qu’à cette matérialité. C’est pourtant ce que les politiques devraient savoir. Pourquoi ne le savent-ils pas ? Pourquoi s’inspirent-ils des modes de management propres aux entreprises, alors qu’il devient clair pour tous aujourd’hui qu’au sein même des entreprises, la vie devient parfois impossible ?