Lors de la campagne présidentielle de 2008, Barack Obama a milité pour un programme progressiste très marqué qui comprenait la promesse d’une assurance maladie universelle, une évolution spectaculaire vers une économie faible en émission carbone et un investissement historique dans le domaine de l’éducation - ce, en plus d’indices évidents suggérant que des dépenses fédérales substantielles et de la régulation seraient requises pour traiter les crises économique et financière. Il a également promis une approche nouvelle et plus coopérative en matière de relations internationales. Obama a reçu 53% du vote populaire contre 46% pour son adversaire John McCain et a emporté le collège électoral par une marge de 365 à 173 votes encore plus significative.
Les 53% d’Obama représentent la plus large part du vote populaire remportée par un président en vingt ans. Le dernier candidat à avoir reçu un tel niveau de soutien fut le conservateur George H.W. Bush, qui a gagné par une marge identique de 53 à 46%. De fait, séparées par deux décennies, on a là deux élections qui sont pratiquement le miroir l’une de l’autre, mais avec des conservateurs pour vainqueurs de la première, et des progressistes pour la seconde.
Que s’est-il passé ? Comment les conservateurs ont-ils pu faire si bien dans une élection et les progressistes autant lors d’une autre ? La réponse : dans l’intervalle de ces vingt années, une nouvelle Amérique progressiste a émergé, emportée par une nouvelle démographie et une nouvelle géographie.
La nouvelle démographie fait référence à cette collection de groupes démographique en croissance aux États-Unis qui se sont alignés sur les progressistes et ont renforcé leurs rangs. La nouvelle géographie est une référence à la relation étroite entre les changements politiques pro-progressistes et les régions à croissance dynamique, particulièrement dans les États contestés.
Tout cela s’ajoute au grand changement qui est en train de conduire les États-Unis dans une direction fondamentalement progressiste. Considérez quelques-unes des composantes de la nouvelle démographie. Entre 1988 et 2008, la part des minorités parmi les électeurs a augmenté de 11 points de pour-cent, quand la part des électeurs blancs diplômés de l’université de plus en plus progressistes a augmenté de 4 points. Mais la part de la classe ouvrière blanche, qui est restée conservatrice dans ses orientations politiques, a reculé de 15 points.
C’est là une tendance qui s’est reproduite État après État, et qui a permis de les positionner à gauche. Ainsi, en Pennsylvanie, la classe ouvrière blanche a décliné de 25 points entre 1988 et 2008, quand les diplômés d’université blancs ont crû de 16 points et les minorités de 8 points. Et dans le Nevada, la classe ouvrière blanche a décru de 24 points au cours de cette même période, quand les électeurs issus des minorités ont augmenté d’un incroyable 19 points de pour-cent et les diplômés blancs de 4 points.
Ces tendances vont se poursuivre. Les États-Unis seront une population majoritairement constituée de minorités à partir de 2042. En 2050, le pays sera à 54% peuplé de minorités, quand les Hispaniques seront passés de 15 à 30% de la population, les Asiatiques de 5 à 9% et les Afro-américains de 14 à 15%.
D’autres tendances démographiques vont accentuer l’avantage des progressistes. La génération du Millénaire 1 - ceux nés entre 1978 et 2000 -, qui a voté de manière frappante à 66% contre 32% en faveur d’Obama, ajoute 4,5 millions d’adultes à l’électorat chaque année. Les professionnels constituent désormais le groupe de métier le plus progressiste et renforcent leur soutien à chaque élection. Certains segments en forte croissance parmi les femmes, comme les célibataires ou les diplômées de l’université, préfèrent les progressistes aux conservateurs par d’importantes marges. Et l’accentuation de la diversité religieuse, particulièrement affirmée chez les non-affiliés, favorise également les progressistes. Lors de l’élection de 2016, il est vraisemblable que les États-Unis ne seront plus en majorité une nation blanche chrétienne. Davantage encore, en 2040, les chrétiens blancs ne seront plus que 35% de la population et les conservateurs chrétiens blancs plus qu’un tiers de ce pourcentage - une minorité au sein d’une minorité.
Les tendances géographiques sont également saisissantes. Les gains des progressistes depuis 1988 n’ont pas été largement concentrés seulement dans les cœurs urbains des grandes zones métropolitaines, mais également dans les banlieues en croissance autour d’elles. Même dans les « exurbia » (grandes couronnes), les progressistes ont bénéficié de gains importants. Ce n’est que dans les plus petites zones métropolitaines ou dans l’Amérique des petites villes rurales que leurs gains ont été minimes. Et ce n’est que dans les plus isolés, les moins peuplés des counties ruraux que les progressistes ont perdu du terrain.
Parmi les États, il y a une tendance persistante caractérisée par des changements pro-progressistes dans les zones métropolitaines à rapide croissance. Dans le Colorado, Obama a amélioré sa marge par rapport à John Kerry (en 2004) de 14 points de pour-cent à Denver et fait ses meilleurs scores dans les banlieues de Denver, qui ne cessent de s’étendre très rapidement. Dans le Nevada, Obama a remporté Las Vegas par 19 points, soit 14 points de mieux que Kerry en 2004 et 35 points de mieux que Michael Dukakis en 1988. En Floride, Obama a remporté Orlando dans le corridor central I-4 par 9 points, un gain de 17 points par rapport à 2004 et d’un impressionnant 48 points par rapport à 1988. En Virginie, au nord, Obama a dominé les banlieues de Washington, DC, les moteurs de croissance de l’État, par 19 points, 15 points de mieux que Kerry et 38 de mieux que Dukakis. Il y a beaucoup d’autres exemples, mais l’histoire est la même État après État : là où l’Amérique croît, les progressistes ont gagné des forces, et rapidement.
C’est de la sorte qu’Obama a été élu avec une majorité et un agenda progressistes. Et depuis qu’il a été nommé à la présidence le 20 janvier 2009, il a accompli ou réalisé de sérieux progrès sur une bonne part de son agenda. Voyez le plan de relance de 787 milliards de dollars qui comprenait des investissements significatifs dans l’éducation et l’énergie propre. Ces dépenses, combinées à des interventions extensives pour stabiliser le système bancaire, a repoussé l’économie américaine loin d’un échec catastrophique et l’a remise sur un sentier de croissance qui, quoique lente actuellement, devrait s’accélérer considérablement dans le futur.
Ensuite, il y a la réforme de la santé, quelque chose que les progressistes américains ont essayé de réaliser depuis près d’un siècle. Ce fut un processus long, et ardu, mais le passage final et sa signature par le Président Obama semblent maintenant garantis. Elle couvrira plus de 30 millions d’Américains qui ne sont pas assurés actuellement, transformera le marché de l’assurance de telle sorte que, par exemple, des individus avec des pré-conditions ne se voient plus refuser une couverture, et bien davantage encore. Les détails sont byzantins, mais le fait le plus important est le suivant : pour la première fois, le principe selon lequel chacun, en Amérique, devrait avoir accès à une couverture bon marché sera gravé dans le marbre de la loi. La loi devra être étendue et modifiée à l’avenir, mais la nature exceptionnelle de cette réussite ne peut être niée.
Obama a également réalisé des progrès sur la question du changement climatique. Au-delà des investissements dans les énergies propres mentionnés plus haut, il a fait avancer une proposition de loi sur une Bourse carbone dans la Chambre des représentants et au Sénat, où elle attend des avancées (généralement jugées comme complexes) en 2010. Et Obama a voyagé à Copenhague, où il a aidé à négocier un accord préliminaire qui devrait, avec un peu de chance, conduire à un accord international contraignant sur les émissions de CO2 dans un futur proche. Le contraste avec une administration Bush totalement désintéressée par le combat contre le réchauffement climatique ne pouvait pas être plus marqué.
Le contraste est également très affirmé par rapport à l’administration Bush sur la manière d’approcher les relations internationales. Obama a minutieusement remis en valeur la manière américaine de travailler avec les autres pays et les institutions internationales, remplaçant l’unilatéralisme de l’administration Bush par un multilatéralisme ouvert et coopératif.
Et Obama n’en a pas encore fini. L’un des ses objectifs législatifs qu’il devrait assurément promouvoir cette année est une loi de régulation pour le secteur financier, qui a déjà franchi l’étape de la Chambre des représentants. Cette loi devrait être la plus significative des législations réglementant la finance depuis les années 1930, mettant en place des autorités de régulation fédérale pour mettre de l’ordre sur les marchés financiers et protéger les consommateurs, et pour mettre un frein au marché des produits dérivés qui sont au cœur de la crise financière. Il s’est engagé à prendre des initiatives fortes dans ce domaine durant la campagne présidentielle, et ici encore, essaie de tenir ses promesses et, à mon avis, y parviendra vraisemblablement.
Voilà où nous en sommes dans l’agenda progressiste. Mais qu’en est-il de la majorité progressiste d’Obama ? Là, les nouvelles ne sont pas si bonnes. La popularité d’Obama a atteint un pic à 67% dans les sondages de Gallup au moment de son inauguration en janvier 2009. Depuis, elle a décliné considérablement, à 50% dans les mêmes enquêtes - un peu plus bas parmi tous les sondages - au moment où ces lignes sont rédigées 2 . Sa popularité est encore plus basse sur l’économie, le déficit et la santé. Et le projet de loi sur la santé au Congrès bénéficie d’un appui faible, ceux qui soutiennent la proposition étant considérablement surpassés en nombre par ceux qui y sont opposés.
Alors, qu’est-il arrivé à la coalition progressiste d’Obama ? Tout d’abord, la popularité d’Obama, quoique bien plus réduite qu’en janvier 2009, n’est pas loin des niveaux de l’élection de novembre 2008. Et quoiqu’il ait perdu du soutien parmi quelques groupes démographiques qui lui étaient favorables, tout le déclin enregistré depuis l’élection peut être attribué au soutien en berne au sein de la classe ouvrière blanche. Auprès de cette dernière, il faut d’abord noter qu’Obama était faible, et il est descendu à 35% de soutien, contre 40% lors de l’élection.
Cela tient à deux raisons. D’abord, ce groupe est très sensible aux conditions économiques, et celles-ci ont été terribles. Obama a peut-être réussi à prévenir un cataclysme économique mais il n’a pas pu empêcher la hausse tenace du taux de chômage depuis son élection (quoiqu’il y ait des signes que cette hausse puisse finalement être enrayée). En novembre 2008, le taux de chômage était à 6.8%. Un an plus tard, il était à 10%.
Deuxièmement, la classe ouvrière blanche, encore plus que l’opinion américaine dans son ensemble, est encline à voir avec suspicion les interventions et les dépenses de l’État, lesquelles ont été massives depuis l’élection. Cette hostilité à l’encontre d’un « gros gouvernement » (big government) était vouée à être embrasée par l’échec présumé de ses actions (si nous dépensons tant d’argent pour arranger les choses, pourquoi l’économie est-elle dans un si piteux état ?) et par les attaques incessantes contre l’administration Obama, de l’opposition républicaine, au Congrès, aux activistes issus du mouvement « tea party », sur le terrain.
Il est également important de noter que l’opposition aux politiques d’Obama, notamment au sein de la classe ouvrière blanche, ne se traduit pas par un soutien pour les idées conservatrices. Dans le domaine de la couverture maladie, les sondages ont montré que l’opposition à la réforme au Congrès est conduite par la perception qu’elle ne va pas assez loin dans son intervention sur le marché des assurances, plutôt que par l’idée qu’elle va trop loin. Bien sûr, ceux qui soutiennent la proposition et ceux qui s’y opposent (à ce stade) parce qu’elle ne va pas assez loin dépassent en nombre ceux qui s’y opposent parce qu’elle va trop loin. Et la plupart des enquêtes continuent à révéler un soutien fort pour des composantes clés du projet de réforme de la santé - aider financièrement ceux qui ne peuvent actuellement payer pour une couverture maladie, empêcher les compagnies d’assurance de refuser de couvrir ceux qui ont des pré-conditions, et ainsi de suite - même si la législation elle-même n’a pas le vent en poupe.
En tenant compte de tous ces éléments, quel est le pronostic pour la majorité progressiste émergente d’Obama si l’on se projette dans l’avenir ? Sur le court terme - 2010 -, il semble probable que la coalition d’Obama souffre de quelques pertes. L’économie, quoiqu’elle reprenne des couleurs, ne reprendra des forces que graduellement ; il est donc peu probable que le taux de chômage retombe assez bas ou assez vite pour générer des sentiments positifs au sein de l’opinion lors des élections de mi-mandat, en novembre. Et la réforme de la santé, malgré un passage assez tôt en 2010, ne produira pas d’effet avant plusieurs années, décalant les dividendes politiques pour les démocrates. Plus encore, les tendances en termes de participation aux élections de 2010 devraient favoriser les républicains, tout à la fois parce que c’est d’ordinaire le cas dans les années d’élections non présidentielles et parce que le « fossé d’enthousiasme » favorise les républicains (remontés contre les politiques « socialistes » d’Obama) contre les démocrates.
L’échelle des pertes, quoiqu’il en soit, ne sera pas d’un ordre propre à mettre en danger le contrôle démocrate du Congrès - 40 sièges à la Chambre et 10 au Sénat. Comme indiqué plus haut, Obama continue à avoir un taux de soutien considérable parmi les groupes démographiques en croissance et l’opposition à ses politiques - par opposition au mécontentement général à l’égard de la situation économique - n’est pas aussi profonde que les conservateurs voudraient le croire. Aussi, les pertes en 2010 devraient être considérablement moindres, et non pas beaucoup plus élevées, que celles attendues du parti présidentiel lors de ses premières élections de mi-mandat. A ce stade, et en se fondant sur les tendances historiques et les modèles de projection standards, une perte de 20 à 25 sièges à la Chambre et de 1 à 4 au Sénat semble plausible.
Cependant, sur le plus long terme - l’élection présidentielle de 2012 -, je pense que les perspectives pour la majorité progressiste émergente d’Obama sont bien plus radieuses. A cet égard, l’exemple de Ronald Reagan est très instructif. Reagan avait à faire avec une sévère récession, tout comme Obama - bien sûr, pour Reagan, le taux de chômage a atteint un pic à 10.8%, plus élevé que celui dont Obama a fait l’expérience. Vers ce moment du premier mandat de Reagan - le début de 1982 -, sa popularité était pour l’essentiel identique à celle d’Obama actuellement. Son taux d’approbation est finalement tombé à près de 40% et son parti a perdu 26 sièges à la Chambre des représentants dans les élections de mi-mandat de 1982. Mais 1983 et 1984 ont été des années de forte croissance économique et le taux de chômage a décliné sur cette période, atteignant 7.2% le jour de l’élection, en 1984. Lors de celle-ci, Reagan emporta une victoire écrasante, avec 59% du vote populaire.
Je pense que le premier mandat d’Obama poursuivra une trajectoire similaire. Son parti perdra des sièges en 2010, très largement en conséquence d’une situation économique médiocre et suivant une tendance historique qui veut que les partis au pouvoir perdent des sièges lors d’élections de mi-mandat. Mais en 2012, la situation économique sera bien meilleure et le taux de chômage bien plus bas - sa version à lui du « matin en Amérique » 3 . Bien plus, Obama sera avantagé par quatre années de croissance supplémentaire au sein de sa coalition démographique, en sus d’une élection (présidentielle) pour laquelle celle-ci devrait se mobiliser en masse. Le résultat, me semble-t-il, sera une victoire écrasante pour Obama et un élargissement considérable de la majorité progressiste que nous avons observée lors de l’élection présidentielle de 2008.
Traduit de l’anglais par Niels Planel
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Lire « Quand les enfants des baby-boomers redessinent le futur de l’Amérique ». ↩
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Noël 2009. ↩
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Message d’optimisme promu lors de la seconde campagne de Ronald Reagan. ↩