« L’amour est un enfant à qui tout rend hommage
C’est le tyran d’un fou, c’est l’esclave d’un sage. »
Claude Adrien Helvétius
Si le cinéma documentaire se met en quête de faire connaître des œuvres d’art, et en particulier de peinture, il se heurte à une difficulté. Son matériau repose sur un contenu visuel circonscrit associé à une élaboration conceptuelle, et non sur la réalité démesurée et polysémique du monde. A la différence du cinéma direct, qui s’appuie sur le réel, le documentaire sur l’art se trouve confronté à la modestie de sa source. La perspective intellectuelle et l’austérité naturelle d’un film d’art n’exposent-elle pas d’emblée ce type de films à tomber dans le bavardage, et à être rejeté par le public ? Comment attiser la curiosité du spectateur, et la maintenir tout au long du film, dès lors que l’ambition est de parler d’une image peinte, c’est-à-dire de quelque chose qui, en principe, n’a rien de spectaculaire ? Un film d’introduction à l’art ne peut rivaliser avec un texte écrit, support privilégié de connaissance. Mais en même temps, il a pour vocation de faire découvrir l’art à un public large. Comment articuler alors ces deux termes ? La nature même de ce type de film n’est-il pas tout simplement contradictoire ? N’est-il pas en soi paradoxal de fabriquer un film sur l’art censé instruire et divertir en même temps ?
L’unanimité de la critique, de la communauté enseignante, et du grand public pour les films de la série Palettes, atteste qu’Alain Jaubert a apporté, à sa façon, une réponse à ce problème 1 . Cette série, rappelons-le, se donne pour objectif d’initier le grand public à l’histoire de l’art, et consacre chaque épisode à l’analyse d’un tableau de maître. Qui aurait pu imaginer que des films de ce genre puissent rencontrer un tel succès ? Jamais jusque-là des analyses de tableaux, avec leurs énumérations fastidieuses de dates, de tailles, de symboles, leurs innombrables références de spécialistes, ou encore leurs laborieux retours sur des procédés de restauration, n’avaient été conçus comme des récits susceptibles de captiver les foules. Et pourtant, les films de l’émission Palettes, sans déroger à la tradition des règles du commentaire portant sur une œuvre plastique, constituent une réussite exemplaire de cet effort paradoxal d’introduction à l’art par le cinéma.
Naturellement, toute œuvre de qualité appelle une analyse, destinée à prolonger le plaisir du spectateur et à éclairer, sans jamais en épuiser le mystère, son processus de fabrication. Pour tenter de comprendre comment s’opère ce renversement d’un discours fastidieux d’historien d’art en récit fantastique, nous nous sommes penché sur le documentaire de la série Palettes consacré au Verrou de Fragonard, intitulé L’Amour dans le plis. Cet épisode nous a paru particulièrement instructif, car en plus d’avoir pour vocation la description d’un tableau du XVIIIème siècle, il se consacre aux détails de la parade amoureuse de deux amants. Il y a là une complication supplémentaire, car comment filmer une représentation à forte connotation sexuelle, sans être trivial ? Passer sous silence ce qui fait le sujet du tableau serait avouer son incapacité à en traiter, et pourtant en parler, c’est à chaque instant glisser vers la grossièreté, en insistant sur ce que le peintre n’a fait que suggérer. L’Amour dans les plis ajoute donc au problème esthétique (paradoxe du film sur l’art), une question éthique (comment décrire une scène sexuelle avec pudeur).
Un tableau transformé en personnage
Dès le départ, la série Palettes s’est constituée à contre-courant d’une pratique consistant à raconter la vie passionnée d’un peintre et à favoriser par là l’anecdote et la petite histoire. Elle s’est également opposée aux grandes synthèses sur une période artistique, qui, par leur généralité, favorisent l’oubli. Les documentaires d’Alain Jaubert, à la différence des autres, se concentrent sur un tableau individuel, et en racontent l’histoire. Au fond, le tableau est transformé en personnage. A chaque fois, il s’agit de le décrire précisément, d’en souligner les secrets de fabrication, et d’aborder, lorsque le tableau y invite, des thèmes généraux d’histoire de l’art (méthode de fabrication de la peinture, développement de la perspective à la Renaissance, situation sociale des peintres à une époque précise etc.).
Alain Jaubert ne recherche cependant pas l’exhaustivité : il ne s’agit pas d’énumérer toutes les thèses élaborées par les historiens d’art afin de laisser le spectateur se débrouiller avec un déluge d’idées. Agissant en réalisateur et pas seulement en chercheur, Alain Jaubert veille à élaborer une histoire, à ménager un suspense, ce qu’il appelle une « narration à l’intérieur d’un certain savoir » 2 . Il amène le spectateur à découvrir la fascination exercée par le tableau, et à s’intéresser à la façon dont le peintre s’y est pris pour « construire » cette fascination. Il agit en romancier et en généalogiste : en romancier, il met en scène un mystère qu’il dévoile progressivement, mystère qui porte sur l’origine du choix du peintre quant aux couleurs, au cadrage, à la gestuelle des personnages… « L’emboîtement de tous ces mystères, écrit Alain Jaubert, engendre automatiquement toute une série de récits, comme dans Les Mille et Une Nuits. » 3 . En généalogiste, il retrace le parcours du tableau depuis sa naissance, déniche les signes de son influence sur la peinture postérieure, le tableau ayant « lui-même engendré, au fil des années, une multitude d’images » 4 . Ainsi la disparition du Verrou au XIXe siècle et les polémiques sur l’authenticité du tableau, servent-elles à aménager dans le film un moment de suspense.
Conscient également que la jouissance du spectateur passe essentiellement par la beauté plastique du tableau décrit, Alain Jaubert s’efforce de maintenir un contact continu avec le tableau en le faisant réapparaître après chaque développement. Et, aspect non négligeable, il s’abstient d’imposer ses goûts ou ses opinions, « (laissant) la possibilité à d’autres théories, à d’autres hypothèses, et à d’autres interprétations de s’exprimer » 5 .
La palette graphique comme instrument analytique
Une autre innovation de la série Palettes, réside dans l’utilisation de techniques vidéographiques modernes — palette graphique, régie à effets spéciaux — à des fins pédagogiques : au lieu, comme on le voit dans les émissions télévisées, de faire tournoyer un objet ou une personne pour le simple plaisir de faire de l’effet, l’idée est de faire de la technique un outil complémentaire au service de l’analyse formelle, chromatique et technique : duplication d’image, découpage, détourage, superpositions, détours, changement d’axes de symétrie, suppression d’éléments etc. clarifient le discours scientifique. « On peut faire l’analyse complète des formes et des lignes du tableau dans la mesure où il suffit de tirer les traits et de prolonger les lignes, d’obtenir le point de fuite, et de voir un peu comment était fabriqué le tableau. On peut superposer au tableau sa propre image aux rayons X et donc voir les repentirs. » 6 « La palette graphique permet de transformer les images, c’est-à-dire de masquer telle ou telle partie, de faire apparaître toutes les lignes de composition et de révéler ainsi la géométrie secrète du tableau. Elle permet aussi d’intervenir en direct sur la photographie de la toile comme la craie sur un tableau noir. » 7
Dans L’Amour dans les plis, la palette graphique sert à plusieurs reprises : pour comparer l’esquisse préparatoire de Fragonard au tableau final, pour rendre compte de l’orchestration des courbes et des lignes, pour énumérer les couleurs employées, pour invalider les arguments faisant du tableau une simple copie (par l’analyse des craquelures et des couches successives de peinture).
Une recherche littéraire et théâtrale
À eux seuls, la démarche narrative et l’usage de la régie vidéo ne suffiraient pas à rendre raison de la qualité de réalisation des films documentaires de la série Palettes si ne s’y ajoutaient pas la très grande valeur littéraire de ses commentaires, et la voix de Marcel Cuvelier pour les lire. Ce comédien savoure les mots qu’il prononce, et par contagion transmet au spectateur l’exaltation de l’amateur d’art. Avec l’Amour dans les plis, cet émerveillement s’accompagne d’une intensité sensuelle, la description de la parade des amants prenant elle-même une légère connotation érotique. Ainsi, alors que l’image possède dans bien des films documentaires une sorte de supériorité naturelle sur le son, les deux composants audiovisuels sont ici à égalité. Texte littéraire et représentations du tableau de Fragonard se soutiennent mutuellement, le texte littéraire appuyant la mise en scène du tableau, autant qu’inversement, la beauté de l’image renforce la pertinence et le charme du texte. « Seule la jouissance des mots transcrit celle des images » 8 , précise Alain Jaubert, parfaitement conscient de l’importance de la musicalité de ses textes et de la théâtralité à l’œuvre dans la lecture qui en est faite.
La dimension littéraire du commentaire dans L’Amour dans les plis ne fait donc pas défaut 9 ; il permet à Alain Jaubert d’évoquer joyeusement la « fine toison pubienne en flammèches dansantes » d’une jeune fille, les draps qui « sculptent en pleine lumière la figure même de ce qui reste pourtant bien caché », « la queue du chien (qui) se fait caressante », le lit « théâtre de tous les théâtres », « la fente et les plis des rideaux, les pétales de roses (qui) évoquent tout ce que le désir peut imaginer », « l’ultime pas de la parade sexuelle » des deux amants, la dimension feminine et masculine du lit « avec ses plis de chair rouge ourlant des profondeurs d’ombre, et son relief pointé en pleine lumière ». L’élégance du mot autorise ici toutes les audaces, et Alain Jaubert peut ainsi se délecter en racontant, à son tour, « l’histoire naturelle de l’amour ».
Le commentaire de tableau
Ces principes de réalisation innovateurs (personnification du tableau, originalité de la palette graphique, théâtralisation du commentaire), n’occultent bien entendu pas le travail pédagogique de fond, mais au contraire servent à le valoriser. Chaque numéro de la série Palettes répond à l’exercice traditionnel de l’histoire de l’art : le commentaire de tableau.
Les documentaires de la série Palettes répondent ainsi tous à un schéma traditionnel que l’on peut ramener à trois phases : phase de description, phase d’analyse, et phase d’interprétation. « En 26 minutes, tout ou presque est passé au crible : la description du tableau, le choix des matériaux du support, le système chromatique de chaque peintre, la construction de l’image, la place du tableau dans la vie du peintre, etc. » 10 . Suivant les particularités de chaque tableau cependant, le commentaire s’attarde davantage sur un aspect, soit historique, soit sociologique, soit technique.
Dans L’Amour dans les plis, Alain Jaubert s’étend sur les polémiques autour du Verrou, et introduit le spectateur, par-delà l’histoire particulière de ce tableau, aux débats qui agitent les spécialistes sur la question de l’attribution des toiles et celle de leur authenticité. Il prend également prétexte des tableaux de Fragonard pour détailler la mode vestimentaire de l’époque. Alain Jaubert est ainsi conduit à découper plus particulièrement son documentaire de la façon suivante :
Le film démarre sur une reconstitution visuelle de la pièce et énumère tous les objets qui s’y trouvent (lit à baldaquin, vase, pomme, chaise etc.). Se succèdent : un plan d’ensemble d’une chambre à coucher, un travelling avant sur une porte s’ouvrant, un panoramique circulaire qui nous ramène à la porte, désormais fermée. Le fond sonore comporte un grincement de porte, des rires de femmes, le chuintement d’étoffes, un souffle saccadé, des paroles murmurées : « non, non ». Le spectateur comprend qu’un couple vient d’entrer dans la chambre…
Alain Jaubert entreprend ensuite l’analyse historique et technique du tableau. Sont abordés :
- les traces historiques du tableau : évocation d’un dessin préparatoire ; lecture d’une présentation du tableau datant de 1785 ; dates clés d’achat et prix de vente avec mise en valeur des hésitations quant à l’origine exacte du tableau (« En 1933, il est vendu sous l’étiquette « attribué à Fragonard ». En 1969, il repasse en vente au Palais Galliera sous la mention « Ecole de Fragonard » ») ;
- les polémiques sur le Verrou : raisons d’un doute sur l’authenticité du tableau ; explications des contradictions à l’origine des polémiques à l’aide de la régie vidéo (« La pomme est traversée par les mêmes craquelures d’âge profondes que le reste de la toile. Elle n’a donc pu être peinte ni agrandie récemment. ») ;
- l’analyse de la composition : diagonale du tableau marquée par la lumière ; combinaison de torsions ascendantes et de lignes géométriques strictes (« Les plis principaux de la robe se concentrent vers le ventre de la femme et semblent se poursuivre dans le pli de la chemise de l’homme. ») ;
- l’étude des couleurs : teintes chaudes et sombres ; exploitation de toute la gamme du jaune (« Le Verrou est composé à l’aide de cette seule palette très réduite : noir, blanc, jaune, vermillon, ocre, vert. ») ;
- le contexte artistique et vestimentaire : influence peinture vénitienne, hollandaise, et du style rococo et néo-classique ; présentation d’autres tableaux de Fragonard sur le thème de l’Amour (« Le peintre, contemporain de Buffon et des encyclopédistes, raconte l’histoire naturelle de l’amour. ») ; détail de la mode vestimentaire de l’époque.
Enfin, l’auteur termine par le travail d’interprétation. Il reconstitue la scène décrite : un jeune homme a entraîné une jeune femme dans sa chambre, vers le lit. La jeune femme se ressaisit soudain et s’élance vers la porte, mais le jeune homme la rattrape (« Le lit est grand ouvert derrière elle. Elle va céder… Elle a déjà cédé. »). Suit une présentation des nombreuses images reprenant le thème du Verrou. Alain Jaubert ne manque pas non plus de repérer les symboles : la pomme, fruit du péché originel ; le vase, métaphore du sexe féminin, etc. Il souligne l’opposition classique entre amour sacré et amour profane, Le Verrou servant de pendant à L’adoration des bergers (« L’innocence de la Vierge et de l’Enfant nouveau-né serait ainsi opposée à la passion amoureuse. »). La conclusion, élégante, note l’omniprésence du lit dans les tableaux de Fragonard (« Le lit, théâtre de tous les théâtres »), et émet l’hypothèse, provocante, que le lit serait peut-être le vrai personnage de la scène.
La reproduction impossible
Bien qu’Alain Jaubert se livre avec rigueur et talent à une analyse de haut niveau, et en dépit de ses trouvailles pédagogico-cinématographiques, il reste confronté à une difficulté de fond. Comme tous les films portant sur l’art, les épisodes de la série Palettes sont ontologiquement équivoques. Un tableau, ou une sculpture, ne peuvent en effet pas être reproduits sur pellicule (ou sur bande vidéo), sans que le rapport à l’objet d’art soit faussé, et ce pour au moins deux raisons. Primo, la copie est toujours un moindre être par rapport à l’original. La reproduction du Verrou ressemble au Verrou, mais le Verrou ne ressemble pas à sa reproduction dans le sens où le Verrou peut exister sans elle, alors que les reproductions n’existent que par le Verrou, ne sont arrivées à l’existence que par lui. La reproduction est l’image du Verrou, mais n’est pas lui, n’est que son reflet. En ce sens l’image sur pellicule est un moindre être qui marque son statut d’image relativement à l’original et met en évidence une relation non réciproque de l’image au modèle. L’image est semblable au modèle, mais le modèle n’est pas semblable à son image. Secondo, la démarche du cinéaste qui filme une œuvre d’art est nécessairement suspecte : n’y aurait-il pas négation de l’œuvre ? Eclairer de nouveau ce qui l’était déjà, recadrer ce qui a déjà été cadré, et substituer sa narration à une autre, n’est-ce pas, remarque Alain Jaubert, manifester le « retour vengeur du médium pauvre sur l’image originelle » ? N’est-ce pas en outre « figer les latences d’une image, la couper de ses infinies potentialités narratives » ? « Lire un tableau avec un appareil photographique et avec la caméra n’est pas un exercice innocent » 11 .
Il paraît donc nécessaire d’exercer une méfiance de principe à l’égard de films portant sur une œuvre plastique. Mais comment alors repérer la démarche « légitime » et au nom de quoi la déclarer telle ? La réponse n’est pas aisée, mais on peut avancer l’hypothèse suivante : l’intérêt du cinéma pour la peinture est « juste » dès lors qu’il y a un élan créateur, c’est-à-dire dès l’instant que le film élabore du sens à partir de l’œuvre filmée. C’est, nous semble-t-il, le cas chez Alain Jaubert, qui ne fait pas qu’inventer des procédés d’exposition du savoir, mais interprète de manière très personnelle les tableaux, et compose un style dans sa manière de filmer l’art. Certes, il ne s’agit pas d’une réappropriation totale de l’œuvre plastique par le cinéaste, d’un détournement artistique comme celui de Clouzot filmant Picasso dans Le mystère Picasso. L’ambition d’Alain Jaubert est plus modeste, plus didactique, puisqu’il s’efface au profit du tableau, et que le pédagogue soucieux de se faire comprendre de son public l’emporte sur l’artiste imposant au spectateur sa réécriture du monde. Mais les choix de réalisation, la qualité du commentaire, et le ton de la série témoignent néanmoins d’une présence d’auteur. En d’autres termes, la série Palettes compense bien la simple reproduction d’images plastiques par une véritable mise en scène des tableaux et des savoirs élaborés sur eux.
Une mise en scène de l’immobile
A sa manière donc, humble et réservée, Alain Jaubert fait acte de création. Les principes de réalisation que nous avons mis en évidence témoignent de son imagination. Le détail de sa réalisation permet également de mesurer cette part d’inspiration au service de l’œuvre analysée, fantaisie raisonnée mais néanmoins réelle.
Le découpage de l’interprétation de la scène érotique est ainsi très instructif. Après avoir offert au spectateur tous les outils nécessaires au déchiffrage des éléments constitutifs du tableau, Alain Jaubert se risque à l’exercice délicat de l’explicitation de la scène. Il prend le parti de ne plus montrer d’images extérieures au tableau (le film jusque-là présente des extraits de revue, des pages de catalogue, d’autres tableaux de Fragonard, ainsi que des œuvres de moindre envergure reprenant le même thème). L’auteur se concentre sur des plans du tableau, (jouant sur la variété des valeurs de plan : plan américain, plan poitrine, gros plan, plan large, plan d’ensemble), la musique, le commentaire et le montage (plans « cuts » et rapport étroit entre le passage d’un plan à l’autre et les phrases prononcées). Cf. Document A.
Pour accompagner son texte et les images filmées, Alain Jaubert utilise judicieusement des extraits d’opéras ou de concertos de Mozart, c’est-à-dire, rappelons-le, une musique d’époque (Les Noces de Figaro datent de 1786, Don Giovanni de 1787, Cosi fan tutte de 1790, etc.). Comme on le voit dans ce découpage technique, il sait interrompre la musique afin de créer un silence qui renforcera l’effet de sa réintroduction. Il sait réunir des indices pour exciter l’intelligence et l’imagination du spectateur. La musique fait écho, de manière particulière, au commentaire : le passage commence sur un air chanté par une voix de femme, puis la musique est suspendue, comme doit l’être le souffle du spectateur. La musique peut alors reprendre, cette fois sur le chant commun d’un homme et d’une femme... À plusieurs reprises au cours du film, la musique est ainsi soigneusement réglée sur l’image, et contribue à créer l’atmosphère si caractéristique des documentaires d’Alain Jaubert.
Le passage sur les traces historiques du tableau caractérise également fort bien le souci d’Alain Jaubert de puiser dans toutes les ressources de l’image audiovisuelle : plans « cuts », fondus enchaînés, fondus au noir, panoramiques, etc. Chaque procédé déjà employé une première fois contient une variante (une page filmée par un mouvement de caméra de haut vers bas est suivie d’un mouvement en sens inverse par exemple). Cf. Document B.
Alain Jaubert réussit, avec sa série de documentaires d’art, et notamment avec le film L’Amour dans les plis, à maintenir le spectateur attentif, sans négliger le contenu technique (composition, couleurs, style, contexte, symbolique), et en s’offrant même le plaisir d’une réinterprétation audacieuse de la scène. Les éléments à l’aide desquels Alain Jaubert suscite la curiosité du spectateur sont repérables : lyrisme littéraire, distinction de la voix, splendeur artistique, perfection musicale, technologie vidéo, montage rigoureux, et variété des plans d’un même tableau. Mais leur mise en évidence n’épuise ni le tableau, ni le film. Tout au plus pouvons-nous constater que l’auteur-réalisateur a élaboré une méthode de production de films qui fascinent le spectateur autant qu’ils l’instruisent, et qu’il montre ainsi la pertinence d’une démarche associant art et cinéma. Plus largement, il participe à la conviction qu’il est possible de faire du cinéma sans occulter les nécessités du divertissement (un film n’est pas un traité académique), ni abandonner la rigueur de l’exposé intellectuel.
Le principe cardinal de la série est sans conteste de privilégier le tableau et de construire à partir de lui une analyse sous la forme d’un éloge sonore et visuel. Sa force tient dans la délimitation d’un espace hors du réel, dans la fabrication d’un ailleurs où l’on est à tout moment « dans la fascination des yeux » 12 , loin de la dégradation de l’être. Tout contribue en tout cas, à nous rapprocher d’un absolu dans l’art, d’un intelligible que manifesteraient les uns après les autres, chaque tableau faisant l’objet d’un film. On comprend dès lors mieux pourquoi Alain Jaubert se refuse de tourner des scènes de l’extérieur, fussent-elles de paysages aussi merveilleux que la Toscane, Venise, ou Bruges. « Dès que l’on sort de l’univers du tableau, c’est désastreux. La fascination du tableau ne supporte pas la confrontation avec le réel. » 13 On touche peut-être aussi là, au cœur de ce qui fait leur force, à la limite de ces films. À l’écart de l’agitation des hommes, ils ne prennent pas le risque de décrire leur misère, leur déréliction ou leur violence, pas plus que leur joie ou leurs espoirs ; à l’écart du réel, ils ne restituent du monde ni sa laideur, ni sa beauté. Ils correspondent au contraire à la volonté d’entraîner le spectateur dans une rêverie poétique, et par-delà toute contingence, vers l’innocence d’une communion dans l’Art.
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Il n’existe guère de série, remarque Alain Jaubert, qui ait ainsi dépassé la dizaine d’années, sauf peut-être dans la production privée, avec les films de Cousteau. Voir l’Entretien d’Alain Jaubert réalisé par Anne Gross et Emmanuel Heyd (rédaction multimédia d’ARTE GEIE). ↩
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Entretien d’Alain Jaubert, op. cit. ↩
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Voir le texte de présentation de la série Palettes rédigé par Alain Jaubert. Il est également disponible sur Internet. ↩
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Ibid. ↩
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Entretien d’Alain Jaubert, op. cit. ↩
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Ibid. ↩
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Texte de présentation, op. cit. ↩
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Voir l’Avant-propos d’Alain Jaubert à son ouvrage Palettes, recueil des textes des films de la série. Gallimard, coll. L’Infini. ↩
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Les citations qui suivent sont toutes extraites du film. ↩
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Texte de présentation, op. cit. ↩
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Palettes, Avant-propos, op. cit. ↩
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Entretien, op. cit. ↩
-
Ibid. ↩